N° 239
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2020-2021
Enregistré à la Présidence du Sénat le 16 décembre 2020
RAPPORT D'INFORMATION
FAIT
au nom de la commission de la culture, de
l'éducation
et de la communication (1) par la mission
d'information sur les
restitutions
des
biens
culturels
appartenant
aux
collections
publiques
(2),
Par MM. Max BRISSON et Pierre OUZOULIAS,
Sénateurs
(1) Cette commission est composée de : M. Laurent Lafon , président ; M. Max Brisson, Mmes Laure Darcos, Catherine Dumas, M. Stéphane Piednoir, Mme Sylvie Robert, MM. David Assouline, Julien Bargeton, Pierre Ouzoulias, Bernard Fialaire, Jean-Pierre Decool, Mme Monique de Marco , vice-présidents ; Mme Céline Boulay-Espéronnier, M. Michel Savin, Mmes Marie-Pierre Monier, Sonia de La Provôté , secrétaires ; MM. Maurice Antiste, Jérémy Bacchi, Mmes Annick Billon, Alexandra Borchio Fontimp, Toine Bourrat, Céline Brulin, Nathalie Delattre, M. Thomas Dossus, Mmes Sabine Drexler, Béatrice Gosselin, MM. Jacques Grosperrin, Abdallah Hassani, Jean Hingray, Jean-Raymond Hugonet, Mme Else Joseph, MM. Claude Kern, Michel Laugier, Mme Claudine Lepage, MM. Pierre-Antoine Levi, Jean-Jacques Lozach, Jacques-Bernard Magner, Jean Louis Masson, Mme Catherine Morin-Desailly, MM. Philippe Nachbar, Olivier Paccaud, François Patriat, Damien Regnard, Bruno Retailleau, Mme Elsa Schalck, M. Lucien Stanzione, Mmes Sabine Van Heghe, Anne Ventalon, M. Cédric Vial .
(2) Cette mission est composée de : Mme Catherine Morin-Desailly, présidente ; MM. Max Brisson, Alain Schmitz*, Pierre Ouzoulias, rapporteurs ; MM. André Gattolin*, Jean-Raymond Hugonet, Mmes Claudine Kauffmann*, Sonia de La Provôté, Françoise Laborde*, M. Jean-Pierre Leleux*, Mmes Claudine Lepage, Vivette Lopez*, Colette Mélot*, Marie-Pierre Monier, M. Philippe Nachbar.
* Ces sénateurs ont changé de commission ou leur mandat a pris fin avant l'adoption du présent rapport.
AVANT-PROPOS
Le Sénat a perçu dès le tournant des années 2000 l'enjeu d'une plus grande gestion éthique et d'une conception plus dynamique des collections pour éviter que celles-ci ne meurent ou ne soient l'objet de contestations sous l'effet de leur figement excessif.
À l'initiative de la Haute assemblée, la loi n° 2002-5 du 4 janvier 2002 relative aux musées de France a ainsi ménagé la possibilité d'un déclassement des biens des collections publiques, sous réserve de recueillir l'avis conforme préalable d'une commission scientifique de manière à ne pas porter d'atteinte excessive au principe d'inaliénabilité des collections.
Avant même que ne soit organisée à Athènes en mars 2008 la conférence internationale sous l'égide de l'Unesco consacrée au retour des biens culturels à leur pays d'origine, la Haute assemblée avait déjà été à l'initiative d'une proposition de loi pour restituer à l'Afrique du Sud les restes de la dépouille mortelle de Saartjie Baartman, dite la « Vénus hottentote », conservée dans les collections du musée de l'homme après son décès à Paris en 1815 1 ( * ) .
Quelques années après, une loi 2 ( * ) visant à restituer à la Nouvelle-Zélande les têtes maories présentes dans l'ensemble des collections publiques fut adoptée à l'initiative de Catherine Morin-Desailly, présidente de la présente mission d'information, pour surmonter l'obstacle lié à l'annulation par le tribunal administratif de la décision du conseil municipal de la ville de Rouen autorisant la restitution de la tête momifiée conservée dans les collections du muséum municipal d'histoire naturelle. Cette loi fut l'occasion de réactiver l'idée d'une commission scientifique en matière de déclassement et de cession des biens des collections publiques, celle créée par la loi « musées » de 2002 ne s'étant jamais saisie de questions de déclassement malgré sa compétence. La Commission scientifique nationale des collections était née, avec pour missions non seulement de se prononcer par un avis conforme sur les déclassements de biens des collections des musées de France, mais également de définir une « doctrine » générale en matière de déclassement et de cession.
En dépit de la création de ce nouvel outil, le ministère de la culture et les institutions muséales n'ont pas profité de l'occasion pour se saisir de la réflexion en matière de restitution . Sans doute n'ont-ils pas alors réalisé l'importance que prenait peu à peu cette question chez nos partenaires étrangers et dans les enceintes internationales et le danger qu'il y avait à faire preuve d'immobilisme plutôt que d'engager rapidement une analyse prospective pour éviter de se retrouver au pied du mur.
Le discours du 28 novembre 2017 du Président de la République, Emmanuel Macron, devant les étudiants de l'université de Ouagadougou, a contribué, depuis trois ans, à relancer la réflexion en France sur les restitutions, même s'il l'a curieusement circonscrite au seul patrimoine africain. Si les propositions du rapport de Felwine Sarr et Bénédicte Savoy ont eu le mérite d'ouvrir très largement le débat, leur caractère pour le moins radical a contribué, non seulement à cliver, mais aussi à fausser celui-ci. En l'absence de clarification de la position française en matière de restitution - ni le Président de la République ni le Gouvernement n'ont indiqué leur point de vue concernant ces propositions -, c'est ce document qui est aujourd'hui invoqué comme référence par les pays demandeurs, alors qu'il s'agit d'un travail d'experts, sans valeur légale. Outre la demande du Bénin, présentée en 2016 et relancée par l'annonce le 23 novembre 2018 du Président de la République de restituer vingt-six objets culturels béninois, six pays africains ont soumis des demandes depuis 2019 : le Sénégal 3 ( * ) , la Côte d'Ivoire 4 ( * ) , l'Éthiopie 5 ( * ) , le Tchad 6 ( * ) , le Mali 7 ( * ) et Madagascar 8 ( * ) .
Face à la multiplication des demandes de restitution et à l'isolement croissant de la France au sein de l'Unesco sur ces questions, sous l'effet d'une contestation de plus en plus forte des musées universels, notre pays n'a plus d'autre choix que de s'emparer du sujet . C'est ce constat qui a conduit la commission de la culture du Sénat à décider, en décembre 2019, de lancer une mission d'information pour dresser le bilan de la situation de notre pays en matière de restitutions et formuler des propositions permettant aux autorités françaises de se saisir de cette question complexe en toute transparence et d'engager à son sujet une réflexion prospective, susceptible de subsister au gré des fluctuations de majorités politiques. La question n'est pas simple tant elle exige de concilier des objectifs contradictoires, à savoir faciliter le droit de chacun à avoir accès, dans son pays, à son propre patrimoine et au patrimoine commun de l'humanité sans obérer les capacités de nos propres musées à remplir leurs missions. Cette question pose, en fin de compte, celle de la conception que l'on peut avoir des musées, et la légitimité des musées universels.
La crise sanitaire n'a pas permis de mener à bien les travaux de la mission d'information avant le renouvellement sénatorial de septembre 2020. La présidente et les rapporteurs de cette mission tiennent à rendre hommage au travail réalisé en son sein par tous ses membres, dont ceux qui n'ont pas conservé leurs fonctions au Sénat à l'issue du renouvellement ou qui ont rejoint depuis une autre commission permanente, en particulier Alain Schmitz, qui en était initialement l'un des deux co-rapporteurs.
I. LE BILAN : OÙ EN EST LA FRANCE EN MATIÈRE DE RESTITUTIONS ?
A. UN SUJET EN PLEINE ÉBULLITION AUQUEL LE DROIT NE PERMET PAS VÉRITABLEMENT DE RÉPONDRE
1. Une question aiguë que la France ne peut pas éluder
Les demandes en faveur d'un accès universel aux chefs d'oeuvres de l'humanité sur tous les continents et du retour des biens culturels dans leurs pays d'origine se sont multipliées ces dernières années au niveau international. Elles répondent à une préoccupation éthique , renforcée par la déclaration universelle de l'Unesco sur la diversité culturelle de 2001 et la reconnaissance des droits culturels. La culture est aujourd'hui de plus en plus perçue comme un marqueur d'identité, conduisant les pays à rechercher les moyens de se réapproprier leur patrimoine pour permettre à leurs populations de se reconnecter à leur histoire, leur mémoire culturelle et leurs savoirs traditionnels.
De plus en plus exigeante en ce qui concerne la bonne prise en compte des enjeux éthiques dans tous les domaines de l'action du législateur, l'opinion publique est aujourd'hui demandeuse d'une gestion plus éthique des collections . Elle ne comprend plus aujourd'hui, par exemple, que l'on puisse exposer des restes humains au public si aucune raison d'ordre scientifique ne le justifie.
Cette question n'est pas propre à la France. L'ensemble des anciennes puissances coloniales est aujourd'hui confronté à la question du retour des biens culturels issus du patrimoine de leurs anciennes colonies et à la nécessité de se pencher conjointement avec ces pays sur leur histoire commune. L'ensemble des musées dits « universels » reçoit régulièrement des réclamations émanant de pays tiers.
L'enjeu semble avoir été jusqu'ici davantage pris en considération dans les pays du Nord de l'Europe . L'Allemagne a ainsi lancé un vaste programme en matière de recherche de provenances susceptible de déboucher sur la restitution d'objets dont l'acquisition s'est faite d'une manière qui n'est plus défendable aujourd'hui d'un point de vue légal ou éthique. La Belgique a mis en place, à la fin de l'année 2018, un groupe de travail, composé de Belges, de représentants de la diaspora africaine, et d'Africains, afin de définir des critères précis pour d'éventuelles restitutions d'objets et de restes humains appartenant aux collections nationales. Aux Pays-Bas, quatre musées réunis sous l'égide du Nationaal Museum van Wereldculturen ont intensifié les études sur l'origine des pièces étrangères qu'ils conservent pour préparer, le cas échéant, des restitutions que pourrait décider le gouvernement néerlandais et une commission a été constituée pour travailler à l'élaboration d'un rapport afin d'établir un cadre de gestion pour le patrimoine colonial.
Au Royaume-Uni, la question des restitutions est traitée au niveau de chaque musée, les musées publics étant gérés par des administrateurs privés qui disposent d'une grande autonomie. Le British Museum se montre jusqu'ici très fermé sur ce sujet, du fait de son engagement à préserver l'intégrité et la valeur publique globale de sa collection.
Même si des contacts se nouent entre les institutions muséales européennes autour des questions de restitution et que notre pays a pris l'initiative d'organiser, en juillet 2019, un forum consacré à la mise en place d'une nouvelle coopération culturelle dans le domaine des patrimoines africains avec ses partenaires européens et africains, il apparaît peu probable que se dégage une solution européenne conjointe. Les retombées diplomatiques liées au geste d'une restitution sont telles que chaque État préfère traiter cette question sur un plan bilatéral .
2. Une rigidité du droit et de la pratique
L'impuissance des mécanismes juridiques sur le plan international et l'obstacle créé par le principe d'inaliénabilité des collections au niveau national expliquent très largement le fait que la France se soit jusqu'ici peu penchée sur cette question.
Au niveau international, la convention de l'Unesco de 1970 concernant les mesures à prendre pour interdire et empêcher l'importation, l'exportation et le transfert de propriété illicites des biens culturels n'a pas de portée rétroactive. Elle s'applique à chaque État partie à compter de la date à laquelle il l'a ratifiée, ce qui fut le cas de la France, en 1997. Son application est par ailleurs indirecte, les États restant libres de définir au niveau national les mesures nécessaires pour lutter contre le trafic illicite de biens culturels.
La convention d'Unidroit (Institut international pour l'unification du droit privé) de 1995 sur les biens culturels volés ou illicitement exportés est venue compléter ce dispositif, en l'étendant notamment aux aspects de droit privé. Elle pose notamment le principe selon lequel le possesseur d'un bien volé doit dans tous les cas le restituer, avec la possibilité d'une indemnité équitable s'il prouve avoir agi avec la « diligence requise » au moment où il en a fait l'acquisition. La France, qui l'avait signée en 1995, ne l'a cependant jamais ratifiée. Le processus législatif visant à permettre sa ratification s'est interrompu en janvier 2002 après son examen en première lecture au Sénat, les marchands d'art et les collectionneurs privés y ayant fait valoir leur opposition. Au demeurant, la France a depuis transposé en droit national plusieurs mesures résultant d'une directive européenne de 2014 qui s'inspirent de cette convention, mais celles-ci ne concernent que les biens sortis illicitement du territoire d'un autre État membre de l'Union européenne.
Au niveau national, le principe à valeur législative d'inaliénabilité des collections , prévu à l'article L. 451-5 du code du patrimoine, s'oppose à ce que la propriété d'un bien conservé dans lesdites collections puisse être transférée . L'ensemble des biens appartenant aux collections publiques françaises sont des trésors nationaux, au sens de l'article L. 111-1 du code du patrimoine.
L' autorisation du législateur est indispensable pour faire exception à ce principe et permettre qu'un bien qui conserve son intérêt public puisse définitivement sortir des collections. La procédure de déclassement n'a jamais été utilisée pour répondre à des demandes de restitution . Le déclassement n'est en effet prononcé qu'à la condition que le bien concerné ait perdu son intérêt public à figurer dans les collections, ce qui n'est pas le cas des biens revendiqués par un État étranger en vue de leur restitution - la simple demande de restitution d'un bien aurait plutôt tendance à en accroître l'intérêt. L'article L. 451-7 du code du patrimoine interdit par ailleurs le déclassement des biens incorporés dans les collections publiques par dons ou legs, ce qui correspond souvent à la situation des biens réclamés.
À ces obstacles juridiques s'ajoutent des freins liés à la pratique de leur mission par les conservateurs de musées , encore aujourd'hui essentiellement formés à la conservation des collections au sens strict et peu, voire pas sensibilisés, au cours de leurs études, aux enjeux en matière de recherche de provenances. Ceci les conduit bien souvent à considérer l'objet dont ils sont le gardien seulement à partir du moment où il est entré dans les collections, comme en témoigne la faible documentation de la plupart des objets inscrits sur les inventaires.
D'où le faible nombre de restitutions auxquelles notre pays a procédé jusqu'à présent. Outre les deux lois de restitution que celui-ci a adoptées à l'initiative du Sénat concernant les restes de la dépouille mortelle de Saartje Baartman et les têtes maories, auxquelles devrait s'ajouter prochainement une loi visant au retour de vingt-six biens culturels au Bénin et au Sénégal, on peut citer différents cas de restitution intervenus en application de la convention de 1970 de l'Unesco : la restitution en 2002 de trois statuettes nok achetées de bonne foi par le Louvre après leur exportation illégale du Nigeria, finalement restées sur le territoire français et exposées au musée du Quai Branly-Jacques Chirac suite à un prêt consenti par le Nigeria pour une durée de vingt-cinq ans, la restitution en 2009 de cinq fragments de fresques de la tombe de Tekity acquis de bonne foi par le ministère de la culture pour le compte du musée du Louvre après leur exportation illégale d'Égypte, ou la restitution en 2015 à la Chine de plaques chinoises conservées par le musée Guimet.
Hors application de la convention de 1970, la nécessité d'obtenir l'autorisation préalable du législateur, qui repose sur un processus long, complexe et aléatoire, et la volonté de faire plier les institutions dépositaires des biens concernés ont pu conduire les gouvernements à recourir à la formule ad hoc du dépôt pour procéder à des restitutions. C'est notamment la formule qui a été utilisée par plusieurs gouvernements pour rendre à la Corée du Sud les « manuscrits coréens »: après un prêt de longue durée pour un premier manuscrit mis en place en 1993, le reste des 297 manuscrits a été retourné en 2011 dans le cadre d'un prêt pour une période de cinq ans renouvelable, avec la garantie d'un maintien de l'accès aux manuscrits pour la Bibliothèque nationale de France. Le ministère de la culture a indiqué à la mission d'information que l'accord intergouvernemental entre la France et la Corée du Sud, signé en février 2011, précisait que « cette opération revêtait un caractère unique, non susceptible d'être reproduit en une quelconque autre circonstance et ne créait en rien un précédent ».
* 1 Loi n° 2002-323 du 6 mars 2002 relative à la restitution par la France de la dépouille mortelle de Saartjie Baartman à l'Afrique du Sud, sur l'initiative du sénateur Nicolas About (dépôt de la proposition de loi le 4 décembre 2001).
* 2 Loi n° 2010-501 du 18 mai 2010 visant à autoriser la restitution par la France des têtes maories à la Nouvelle-Zélande et relative à la gestion des collections, sur l'initiative de la sénatrice Catherine Morin-Desailly (dépôt de la proposition de loi le 22 février 2008).
* 3 La demande du Sénégal, présentée le 8 août 2019, porte sur les objets issus du butin de guerre de Ségou et conservés au musée du Quai Branly-Jacques Chirac, au musée de l'Armée et au muséum d'histoire naturelle du Havre.
* 4 La demande de la Côte d'Ivoire, en date 10 septembre 2019, concerne le tambour du peuple Atchan, premier objet sur la liste des 148 objets communiquée à la branche africaine du Conseil international des musées (ICOM).
* 5 L'Éthiopie a revendiqué, le 20 février 2019, 3 081 biens culturels éthiopiens, conservés dans les collections publiques françaises et affectés au musée du Quai Branly-Jacques Chirac.
* 6 Le Tchad a présenté, le 17 mai 2019, une demande de restitution de l'ensemble des pièces tchadiennes présentes dans les collections du musée du Quai Branly-Jacques Chirac, soit près de 10 000 objets.
* 7 La demande du Mali, transmise le 29 janvier 2020, concerne seize biens culturels.
* 8 La demande de Madagascar, remise le 20 février 2020, porte sur la couronne de la Reine Ranavalona III et l'intégralité des biens culturels malagasy présents sur le territoire français.