N° 199
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2020-2021
Rapport remis à M. le Président du Sénat le 8 décembre 2020
Enregistré à la Présidence du Sénat le 8 décembre 2020
RAPPORT
FAIT
au nom de la commission d'enquête (1) pour
l'évaluation des politiques publiques
face aux
grandes
pandémies
à la lumière de la
crise sanitaire
de la
covid-19
et de sa
gestion
,
Président
M. Alain
MILON,
Rapporteurs
Mme Catherine DEROCHE,
M. Bernard JOMIER
et Mme Sylvie VERMEILLET,
Sénateurs
Tome II - Comptes rendus
(1) Cette commission est composée de : M. Alain Milon , président ; Mme Catherine Deroche, M. Bernard Jomier, Mme Sylvie Vermeillet, rapporteurs ; M. René-Paul Savary, Mme Angèle Préville, M. Martin Lévrier, Mmes Véronique Guillotin, Éliane Assassi, M. Emmanuel Capus, Mme Raymonde Poncet Monge , vice-présidents ; MM. David Assouline, Arnaud Bazin, Mmes Céline Boulay-Espéronnier, Laurence Cohen, M. Vincent Delahaye, Mmes Annie Delmont-Koropoulis, Jacky Deromedi, M. Jean-Luc Fichet, Mme Jocelyne Guidez, MM. Olivier Henno, Jean-François Husson, Mmes Victoire Jasmin, Muriel Jourda, MM. Alain Joyandet, Roger Karoutchi, Mmes Marie-Pierre de La Gontrie, Michelle Meunier, MM. Olivier Paccaud, Didier Rambaud, Jean-François Rapin, Damien Regnard, Jean-Claude Requier, Jean Sol, Mme Nadia Sollogoub, M. Jean-Marie Vanlerenberghe.
TRAVAUX
DE LA COMMISSION
D'ENQUÊTE
___________
I. COMPTE RENDUS DES AUDITIONS DES MINISTRES
Audition
de Mme Marisol Touraine,
ancienne ministre de la santé
M. René-Paul Savary , président . - Nous poursuivons nos travaux avec l'audition, ce matin, de Mme Marisol Touraine.
Madame, mes chers collègues, je vous prie tout d'abord d'excuser l'absence de M. Alain Milon, président de cette commission d'enquête, retenu dans son département.
Vous avez été, madame Touraine, ministre de la santé de mai 2012 à mai 2017 et vous êtes actuellement présidente de l'organisation internationale Unitaid. Vous avez été entendue, le 1 er juillet dernier, par la commission d'enquête de l'Assemblée nationale. Votre mandat a précédé celui du gouvernement actuel et vous avez eu à connaître des crises sanitaires, notamment celle d'Ebola.
Nous aurons l'occasion de revenir sur certains points, qu'il s'agisse de la réorganisation des agences sanitaires, de la doctrine applicable en matière de masques - nous avons eu une discussion de plusieurs heures à ce sujet, hier - et du contrôle de son application ou encore de l'affectation des masques en cas de plan d'urgence.
Je vais vous donner la parole pour un propos introductif, mais, au préalable, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, je vais vous demander de prêter serment.
Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Marisol Touraine prête serment.
Mme Marisol Touraine, ancienne ministre de la santé. - Mon propos liminaire sera bref car l'essentiel de mon audition consistera, je crois, en nos échanges ultérieurs, afin que je puisse vous apporter les précisions que vous me demanderez sur tel ou tel point.
J'ai été ministre de la santé de 2012 à 2017. Au cours de cette période, même si nous n'avons pas connu de crise sanitaire aussi intense que celle que nous connaissons aujourd'hui - crise tout à fait exceptionnelle en raison de son caractère mondial et durable -, j'ai été amenée à traiter d'un certain nombre de situations : un coronavirus - le MERS-CoV, en 2013, beaucoup moins agressif que celui de la covid-19 -, la crise d'Ebola, qui a été particulièrement intense et qui m'a amenée à traiter de la question des stocks stratégiques, et des crises touchant les territoires ultramarins, dont les répercussions commencent à arriver en métropole : Zika, la dengue et le chikungunya. Par ailleurs, les attentats terroristes de 2015 et de 2016 ont également sollicité, bien que de manière différente, les services hospitaliers et le ministère ; ils ont posé la question de la réaction d'urgence et ont conduit à compléter la composition des stocks stratégiques.
La sécurité sanitaire a été pour moi une priorité constante depuis le premier jour de mes fonctions. Par-delà les crises d'ampleur, un ministre de la santé est confronté de manière quasi hebdomadaire à des situations de crise liées à des produits sanitaires ou à des procédures en cours - je pense par exemple à des essais cliniques - ; ce ministère est donc devenu un ministère de crise, qui doit gérer des urgences et des crises de diverses natures et qui doit mettre en place des protocoles, variables selon les situations, de prise en charge d'urgence de personnes, de situations et d'organisations.
Quand je suis arrivée au ministère, j'ai indiqué que la sécurité sanitaire serait l'une de mes priorités - pas la seule, évidemment - puisque j'avais été affectée par la crise de la grippe H1N1. À l'occasion de cette crise, la question de la nature et des modalités d'approvisionnement des stocks à détenir avait été posée ; j'ai donc soulevé, dès 2012, le sujet de la procédure d'acquisition, non des masques, qui ne posaient pas de difficulté particulière à ce moment-là, mais des vaccins antigrippaux.
Ainsi, la question des stocks stratégiques a été présente à mon esprit dès le départ et elle l'est restée tout au long du mandat. Je l'ai examinée périodiquement à l'occasion de crises ou d'interrogations stratégiques, quant à la manière d'envisager la réponse à apporter à certaines situations, comme l'épidémie de variole, sujet majeur de 2012 à 2017.
Quand je me suis trouvée confrontée aux enjeux de sécurité sanitaire et, au-delà, de santé publique - il me semble en effet important de resituer la question de la sécurité sanitaire dans le cadre plus général de l'approche de santé publique -, il m'est apparu que l'une des faiblesses du système français résidait dans l'éparpillement des agences chargées de questions de santé publique. C'était particulièrement frappant quand on procédait à des comparaisons internationales ; la France n'a pas une histoire, une culture, une tradition de santé publique, contrairement à certains autres pays et cette culture doit être rattrapée.
J'ai consacré beaucoup d'énergie et d'engagement, y compris devant vous, mesdames, messieurs les sénateurs, pour réorganiser notre système d'agences sanitaires - je vous remercie d'ailleurs de votre soutien sur cette démarche, puisque ma réponse à l'éparpillement des agences a résidé dans la création de créer Santé publique France, adoptée à l'unanimité des deux chambres - et pour lancer des actions de santé publique et de prévention par rapport au tabac, à l'alimentation ou à d'autres sujets.
Il faut l'avoir à l'esprit, la sécurité sanitaire s'inscrit dans une démarche globale de santé publique, dans une démarche populationnelle ; c'est le troisième point sur lequel je veux insister pour conclure mon propos. Ainsi, la question des doctrines est évidemment un enjeu majeur. Le ministre doit solliciter des organismes compétents - Haut Conseil de la santé publique (HCSP), sociétés savantes et structures internationales, comme l'Organisation mondiale de la santé (OMS) - pour définir le cadre de déploiement, de mise en oeuvre opérationnelle, d'une action ou d'une politique.
La création de Santé publique France visait précisément à rassembler dans une même structure l'expertise scientifique, l'analyse de la recherche médicale et scientifique, la mise en place de messages de santé publique et de prévention et la déclinaison opérationnelle des politiques. La question de la doctrine en matière de santé publique est donc importante ; elle relève d'organismes dont la compétence scientifique est reconnue. Cela ne signifie pas que cette doctrine ne peut pas être remise en cause par les responsables politiques - c'est même leur responsabilité et leur rôle -, mais l'analyse et la proposition initiale doivent procéder des organismes compétents.
La doctrine est un sujet de réflexion pour vous, je le sais. En matière de masques, elle a été fixée en 2011, mais la réflexion date de 2010 ; c'est très clair dans les documents qui existent. Elle se poursuit jusqu'à aujourd'hui, puisque l'avis du Haut Conseil de la santé publique de mars 2020 ne remet pas en question la doctrine d'utilisation des masques. Cela dit, la question des masques n'est, pour moi, qu'un élément parmi d'autres ; je voulais surtout indiquer le cadre général dans lequel j'ai inscrit mon action, dans lequel j'ai traité de questions importantes de sécurité sanitaire.
M. Bernard Jomier , rapporteur . - Nous avons passé beaucoup de temps, hier, sur la question des masques.
Ma première question est presque anecdotique : je souhaite comprendre la gouvernance du ministère. On nous a parlé d'une lettre datée d'octobre 2018, émanant du directeur de Santé publique France et adressée au directeur général de la santé, qui n'avait été transmise ni au cabinet ni à la ministre elle-même. Selon vous, est-ce de bonne gouvernance qu'une information de cette nature soit traitée directement par la direction générale de la santé ? Le ministre est confronté à des dossiers multiples et de grande ampleur ; le niveau de traitement de cette information se situe-t-il bien à l'échelon d'une direction générale ?
Par ailleurs, pouvez-vous nous aider dans notre réflexion sur l'organisation de la réponse à une crise sanitaire et sur notre organisation de santé publique ? François Bourdillon nous a indiqué, lors de son audition d'hier, que vous aviez voulu créer une grande agence de santé publique. Or, depuis le début de la crise, on constate que cette agence ne paraît pas occuper une place si importante ; nombre d'acteurs se sont plaints de ne pas avoir affaire à elle, de ne pas avoir d'interlocuteurs déconcentrés, de ne pas comprendre son rôle dans cette crise. Quelle devrait être sa place ? Est-elle complètement déployée ou est-elle encore en construction ? Quel doit être son rôle dans la gestion d'une crise sanitaire ?
De façon plus générale, au regard de l'organisation d'autres pays, comment résoudre les questions essentielles du pilotage d'une épidémie et de l'articulation de ce pilotage avec la décision politique ? Prenons l'exemple de la stratégie des tests. Où doit se décider la stratégie d'utilisation des tests ? On réalise plus de 1 million de tests par semaine, c'est beaucoup, en effet, mais on a le sentiment qu'il n'y a pas eu de définition d'une stratégie en la matière. Où et comment devrait s'élaborer un processus de stratégie des tests ?
M. René-Paul Savary , président . - C'est une question précise...
Mme Marisol Touraine . - C'est aussi une question très globale, car il ne s'agit de rien de moins que de l'organisation institutionnelle de la gestion d'une crise.
Santé publique France est une agence assez jeune, car elle a 5 ans. Elle est encore en phase, sinon de croissance, du moins de maturation et de définition d'une culture à diffuser dans l'ensemble du pays.
Disons-le d'emblée, la taille et le périmètre d'action de Santé publique France me paraissent aujourd'hui satisfaisants. Je suis très dubitative face à certaines propositions d'élargissement du périmètre de cette agence. J'ai ainsi entendu évoquer l'idée d'un regroupement avec l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses) ; je vous préciserai, si vous le souhaitez, le fondement de mes réserves structurelles fondamentales par rapport à ce rapprochement institutionnel. En tout état de cause, Santé publique France me semble être une structure bien installée et reconnue.
Quel doit être son rôle ? Santé publique France dispose de petites antennes au sein des agences régionales de santé (ARS). Depuis sa création, un débat oppose les partisans d'une autorité administrative indépendante et ceux, dont je suis, qui souhaitent placer clairement cette agence sous la tutelle du ministère de la santé ; c'est d'ailleurs ainsi dans les autres pays. En effet, lorsque l'on est confronté à des enjeux de souveraineté sanitaire et de protection de la population, il n'est pas envisageable que les décisions ultimes dépendent d'une autorité administrative indépendante et non du responsable politique.
Ma position à cet égard est très claire, peut-être est-elle aussi très traditionnelle : selon moi, en démocratie, ceux qui décident in fine doivent être ceux qui sont élus, ceux qui ont reçu un mandat de la population directement ou de façon déléguée, via le Président de la République. Le responsable politique doit assumer les décisions ; les agences et les administrations sont là pour éclairer, informer, suggérer et éventuellement - veuillez me pardonner cet anglicisme - challenger l'orientation du ministre.
Quelle place Santé publique France ou toute agence sanitaire doit-elle occuper dans la gestion d'une crise comme celle que nous connaissons ? Elle doit avoir une place de premier rang dans le conseil, y compris physiquement. En temps normal, Santé publique France, pour la période de 2015 à 2017, et les agences regroupées dans cet organisme - l'Institut de veille sanitaire (InVS), l'Institut national de prévention et d'éducation pour la santé (INPES), l'Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (EPRUS) et Addictions Drogues Alcool Info Service -, pour la période de 2012 à 2015, se réunissaient une fois par mois, autour du directeur général de la santé, pour traiter de l'ensemble des questions qui les intéressaient.
Par ailleurs, entre 2013 et 2017, peut-être dès 2012, il y avait une instance spécifique centrée sur le directeur général de la santé, le comité d'animation sanitaire des agences (CASA). J'ai renforcé l'importance de cette structure informelle, en l'inscrivant dans la loi du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé ; c'est donc devenu un dispositif officiel. Il est présidé par le directeur général de la santé, voire, si les circonstances l'exigent, par le ministre chargé de la santé et il se réunissait, lorsque j'étais aux affaires, selon un rythme hebdomadaire autour du directeur général de la santé.
Par ailleurs se sont tenues des réunions régulières entre mon directeur de cabinet et les directeurs d'agence et j'ai moi-même rencontré ces derniers en période de crise. Ainsi, j'ai reçu, de façon très fréquente, lors de crises, le directeur de l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) et François Bourdillon m'a rencontrée lors d'épisodes de grippe, à propos du virus Zika, de la dengue et du chikungunya.
Ce fonctionnement peut, peut-être, être amélioré ou précisé, mais le fait qu'une agence fasse des propositions sur ses compétences à une autorité politique, laquelle arbitre et décide, me semble être le bon dispositif.
Vous m'interrogez spécifiquement sur les tests ; je n'ai pas été amenée à mettre en place ce genre de dispositifs, mais la définition d'une stratégie générale relève, à mon sens, de l'autorité politique, sur proposition, le cas échéant, d'une agence ou de la direction générale de la santé ; ensuite, sa déclinaison est confiée à des organismes spécifiques.
M. René-Paul Savary , président . - Quid de la lettre non transmise sur la stratégie des stocks ?
Mme Marisol Touraine . - Je vais vous indiquer la façon dont j'avais, pour ma part, défini les choses. Je viens de vous le dire, j'ai toujours considéré qu'il appartenait au ministre, au Premier ministre, au Président de la République, de décider ; les administrations sont là pour identifier les sujets qui relèvent de la décision politique. Voilà l'enjeu.
La question n'est pas : « est-ce que tout doit remonter au ministre ? » ; la réponse serait évidemment : « non », car, eu égard au nombre de décisions à prendre et d'arbitrages à rendre dans un ministère, notamment au ministère de la santé, dans lequel se posent quotidiennement des questions difficiles, tout ne peut remonter au ministre. L'enjeu est donc de définir clairement l'articulation entre le ministre et ses services.
Pour ma part, je l'ai indiqué à l'Assemblée nationale, je n'aurais pas imaginé qu'une décision jugée stratégique par mes services ne me soit pas soumise ; je ne peux évidemment pas dire que ce n'est pas arrivé, par définition. Ainsi, le lien de confiance que j'ai établi avec mes deux directeurs généraux de la santé successifs - Jean-Yves Grall d'abord, puis, pendant plus longtemps, Benoît Vallet, lequel a été, pour moi, un appui constant et d'une très grande fiabilité - a été un atout précieux. En effet, Benoît Vallet et moi nous accordions sur ce qui devait être arbitré à son niveau et ce qui devait remonter au mien. Cela dit, rien n'est écrit, rien n'est gravé en la matière, et un ministre peut faire des choix différents de son prédécesseur ou de son successeur.
J'avais clairement indiqué - et je crois avoir été entendue - que je devais être informée des choix stratégiques à opérer, mais tout cela relève du réglage quotidien, de l'informel ; c'est la vie d'une administration, ce ne sont pas des protocoles écrits. J'avais un lien direct avec Benoît Vallet, qui poussait facilement la porte de mon bureau et que j'appelais tout aussi facilement, sans protocole écrit.
Mme Sylvie Vermeillet , rapporteur . - Je veux revenir sur Santé publique France. La création de cette agence a été la réponse que vous avez apportée à l'éparpillement des structures existant antérieurement ; vous souhaitiez qu'elle rassemble l'expertise, l'analyse de la recherche scientifique et d'autres missions. Vous avez déclaré que, selon vous, cette agence est aujourd'hui une structure bien installée et bien reconnue. Pourtant, il est ressorti des auditions que nous avons menées précédemment que, au contraire, Santé publique France n'est pas du tout reconnue. Les acteurs que nous avons entendus - responsables politiques, chefs de service ou autres - nous ont dit n'avoir quasiment jamais de contact avec Santé publique France, voire qu'ils n'en connaissaient pas l'existence. Pourquoi donc Santé publique France est-elle si peu connue ?
Par ailleurs, si Santé publique France a vocation à rassembler l'expertise et l'analyse de la recherche scientifique, pourquoi avoir eu besoin de constituer un conseil scientifique ? Quel est le défaut dans l'organisation actuelle ?
Enfin, quel est votre avis sur l'équilibre, ou le déséquilibre, que nous avons constaté, dans la gestion de cette crise, entre la médecine de ville et l'hôpital, sur la gestion très hospitalo-centrée de l'épidémie ?
Mme Marisol Touraine . - J'entends votre observation sur le caractère méconnu de Santé publique France pour certains observateurs ou acteurs. Je ne sais pas si ceux-ci avaient une meilleure connaissance des organismes antérieurs, mais l'installation des structures, des institutions, prend forcément un certain temps. Cinq ans, c'est peu, d'autant que l'agence a été préfigurée en 2015 mais qu'elle a été mise en place en 2016 et que ses premiers mois ont été consacrés à réunir, à rassembler, à organiser. Ainsi, au fond, cette agence a 3 ans de vie active ; elle est donc jeune et il faudra du temps.
Si l'on identifie, à l'occasion de cette crise, des manques, il faudra y répondre et étudier la façon de mieux installer Santé publique France dans le paysage, mais ma conviction demeure : Santé publique France est nécessaire. Son fonctionnement peut-il être amélioré ? Peut-être. Son identification par les partenaires peut-elle être renforcée ? Peut-être. Toutefois, a-t-on besoin, en France, d'une telle structure ? Clairement, oui.
Je le précise, sa création n'a pas été décidée sur un coup de tête. En 2013, j'ai demandé une étude comportant une comparaison internationale à Benoît Vallet, directeur général de la santé, et Françoise Weber, directrice générale de l'InVS ; ces deux personnes n'avaient pas de parti pris, puisque l'un était directeur général d'administration et que l'autre dirigeait une structure qui a été ensuite absorbée par Santé publique France.
Or il est apparu que la France était le seul pays de l'OCDE n'ayant pas de structure de cette nature. L'absence de cette structure exprimait bien sûr quelque chose : que la santé publique n'était pas l'approche privilégiée par la France. Nous sommes un très grand pays de médecine ; la culture médicale française, la culture du soin, est l'une des plus performantes et des plus remarquables au monde, parce qu'elle s'inscrit dans une histoire de plusieurs siècles ; la culture de la clinique a tout de même été inventée dans notre pays.
La culture de la santé publique a pris ses racines dans les pays anglo-saxons. Ce n'est pas parce que nous ne voulons pas que la médecine française ressemble à celle qui existe aux États-Unis ou au Royaume-Uni que nous ne devons pas prendre en considération la capacité des Britanniques, notamment, à conduire, depuis 1945, des études de santé publique sur des cohortes importantes. Quand on entend parler d'études portant sur 600 000 ou 900 000 individus, on réalise la marche à franchir. C'est pourquoi je maintiens que, si nous voulons que la France devienne aussi un grand pays de santé publique - et cela ne se fera pas du jour au lendemain -, nous avons besoin de Santé publique France.
Par conséquent, les éventuelles faiblesses de la perception ou de l'inscription dans le paysage sanitaire français de Santé publique France se résoudront non pas par le démantèlement de celle-ci mais par son amélioration. La difficulté de Santé publique France à s'imposer provient aussi de notre difficulté à penser à partir des catégories de santé publique. J'en avais fait une priorité ; cela fut une préoccupation constante pour moi.
Vous me demandez, en second lieu, pourquoi créer un conseil scientifique. Je peux comprendre que le Président de la République, auprès duquel est placé ce conseil, ait souhaité disposer d'un comité rassemblant des personnalités reconnues et d'horizons divers, pour éclairer sa décision. Cela ne me paraît pas choquant ni gênant dans le contexte de la crise très particulière que nous connaissons.
Il est toujours difficile de savoir comment on aurait soi-même agi dans telle ou telle situation. Néanmoins, indépendamment de la création du conseil scientifique - lequel, je le répète, me semble être une démarche intéressante -, il m'aurait également paru intéressant de constituer un comité de liaison entre les agences impliquées, comme le CASA, c'est-à-dire l'utilisation des ressources des agences existantes, autour du ministre de la santé ou du directeur général de la santé.
En tout état de cause, je ne souhaite pas porter de critique, car on est dans l'à-peu-près. On aurait pu imaginer un modèle différent, dans lequel le conseil scientifique aurait compté, outre les personnes qui le composent, des représentants des agences institutionnelles. Je l'ai dit à Jean-François Delfraissy - ce n'est d'ailleurs pas lui qui en est responsable -, dans une telle crise, il faut embarquer les acteurs des administrations, pour leur éviter de sentir abandonnés, délaissés. Toutefois, ce n'est pas une critique ; je le répète, je l'ai indiqué à l'Assemblée nationale, je ne me sens pas en mesure de donner des leçons. Il vous appartient de tirer des enseignements de vos auditions.
Cela m'amène à la question sur les tests. Certaines décisions prises pour de bonnes raisons peuvent avoir des effets négatifs inattendus, qui n'étaient pas voulus. On peut dire ensuite « ce n'est pas bien », mais, sur le moment, d'autres facteurs peuvent l'expliquer.
En ce qui concerne la balance entre médecine de ville et hôpital, il y a sans doute un tropisme hospitalier dans notre pays ; ce point pourra probablement être amélioré. Il n'en reste pas moins que l'enjeu majeur résidait dans les cas graves. Or, dès lors qu'il y avait cas grave, il y avait nécessairement recours aux établissements hospitaliers. Je ne sais pas comment cela s'est passé ni s'il y a, en particulier, des progrès possibles dans l'articulation entre public et privé. Par ailleurs, le développement de la télémédecine, des téléconsultations, est de nature à marquer durablement notre paysage sanitaire et à faciliter la participation de nos professionnels de ville à la gestion de crise.
Je veux citer, pour finir, le dispositif de crise ORSAN (organisation de la réponse du système de santé en situations sanitaires exceptionnelles). Quand j'ai institutionnalisé ce mécanisme, qui existait depuis un certain temps mais qui a été installé en 2014, a été inscrit dans la loi courant 2016 et a fait l'objet des décrets d'application en Conseil d'État en octobre 2016, nous avons produit un guide. Comme tous les guides, celui-ci est imparfait et il s'améliore au fil du temps, mais il identifie cinq situations de crise et il précise systématiquement trois procédures à suivre territorialement pour la formation et la mobilisation : l'une avec les établissements hospitaliers, la seconde avec les professions libérales, notamment médicales, et la troisième avec les établissements médicosociaux et les Ehpad (établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes). Le directeur général de la santé et moi-même avions voulu cette structuration et ce guide précise très clairement que, dans la gestion d'une crise, ce sont les trois axes de mobilisation qui doivent être suivis.
M. René-Paul Savary , président . - Si j'ai bien compris, vous n'auriez donc pas forcément créé un conseil scientifique, madame Touraine.
Mme Marisol Touraine. - C'est une décision du Président de la République ; moi, j'étais ministre de la santé. Je ne sais pas ce qu'aurait fait le Président de la République de l'époque.
M. René-Paul Savary , président . - Lorsque les agences ont été regroupées au sein de Santé publique France, certains s'en souviennent, il y avait aussi une volonté de rationaliser et de mettre en commun les fonctions support. Par conséquent, les moyens regroupés n'ont pas été aussi importants que ceux des agences prises séparément. Cela m'avait marqué à l'époque...
Mme Marisol Touraine. - Les fonctions support de l'agence ont effectivement été rationalisées ; il n'était pas utile d'avoir un responsable des finances, un responsable de la communication et un responsable des ressources humaines pour chaque agence fusionnée. Du reste, si vous vous reportez au rapport du sénateur Francis Delattre de 2015, intitulé L'Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (EPRUS) : comment investir dans la sécurité sanitaire de nos concitoyens ?, abondamment cité à l'appui de thèses qui ne figurent pas dans ce rapport - celui-ci défend la création de Santé publique France et l'intégration de l'EPRUS au sein de cette dernière -, il est indiqué, à la page 31, qu'il est souhaitable que cette création se fasse de manière respectueuse des deniers publics et soit l'occasion de rationaliser certaines dépenses.
Sur toutes les travées, ici et à l'Assemblée nationale, s'était exprimée la volonté que les dépenses publiques des agences de santé soient maîtrisées. Il ne faudrait donc pas que ceux qui demandaient, alors, une maîtrise plus forte des dépenses de santé que celle que je proposais déplorent aujourd'hui que cette maîtrise soit excessive. Certains ont été constants dans leur position, mais, quand j'entends les autres, je me dis que j'aurais aimé bénéficier de leur appui quand je devais me battre pour obtenir des ressources...
M. René-Paul Savary , président . - Vous avez raison, mais le rapport Delattre émanait de la commission des finances, non de la commission des affaires sociales.
Mme Catherine Deroche , rapporteur . - En effet, même si l'on peut émettre quelques critiques, il est vrai que l'on disait beaucoup, à l'époque, qu'il y avait une multitude d'agences et qu'il fallait procéder à des regroupements.
Vous avez répondu clairement sur les règles de communication entre les services et le ministre ; si j'ai bien compris, c'est à la direction générale, une fois les règles établies, de juger de la nécessité de transmettre ou non une information.
Ma première question a trait au conseil scientifique. Vu votre description du rôle de Santé publique France - on voit bien que, au Royaume-Uni ou ailleurs, les études de santé publique ne portent pas sur des situations de crise pandémique très violente telles que celle que nous avons connue -, on peut comprendre la volonté de constituer une instance supplémentaire comme le conseil scientifique. Ce qui est peut-être gênant, en revanche, c'est la part très médiatique qu'on lui a donnée. On a pu avoir l'impression que ses avis étaient quasi publics. Il aurait peut-être été préférable que ce conseil fournisse des éléments au Premier ministre et au Président de la République, à charge pour eux de les communiquer ensuite. Cela aurait engendré, à mon sens, moins de confusion. Partagez-vous cet avis ?
Ma seconde question porte sur le pilotage de la crise. Certaines des personnes que nous avons entendues en audition ont souvent déploré une gestion essentiellement sanitaire de la crise au détriment, peut-être, de la logistique ; les ARS ne sont pas faites pour la logistique, d'où certaines difficultés. Selon vous, aurait-il fallu mettre en place un système de commandement reposant sur un partage des rôles plus grand entre le ministère de la santé et le ministère de l'intérieur ?
On nous a aussi fait part de difficultés de coordination, voire de contradictions, entre les ARS et les préfectures, dans certains territoires. Selon vous, quelle serait l'organisation correcte ?
Il y a également eu une faiblesse à l'échelon européen. Lorsque l'épidémie s'est intensifiée en Italie, les différentes agences ne se sont pas coordonnées sur le stock d'équipements de protection. Pourquoi ? Pourquoi n'y a-t-il pas eu de communication commune sur le port du masque ou les tests ? Comment améliorer cela ?
J'ai également une question sur l'alerte. Si vous aviez été ministre de la santé en janvier dernier, sur quels organismes vous seriez-vous appuyée pour avoir une alerte ? Agnès Buzyn a déclaré, le 24 janvier dernier, que le virus avait très peu de risque d'arriver en France ; je me demande sur quelles études elle se fondait pour dire cela, même si les connaissances ont évolué par la suite. S'agissait-il de modélisations de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) ? Quels sont les organismes chargés de donner l'alerte lorsqu'apparaissent des signaux dans un pays comme la Chine ?
Enfin, pourquoi n'est-il pas opportun d'intégrer Santé publique France à l'Anses ?
Mme Marisol Touraine . - Pour ce qui concerne le conseil scientifique, ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit. Je ne dis pas que je n'aurais pas souhaité la création d'un tel conseil. Dans une crise si décisive, il est évident que la décision ne dépend pas uniquement du ministre de la santé ; je veux le marteler, quelles que soient les organisations, que l'on ait affaire à une agence sanitaire, à une préfecture, ou autre, le caractère interministériel de la décision est évidemment fondamental dans une crise de ce type. Lors d'une crise comme celle d'Ebola ou comme celle dite « des bébés de Chambéry » ou d'essais cliniques, le ministre de la santé avait un contact plus qu'étroit avec Matignon, le chef d'orchestre de l'interministériel, et avec les conseillers du Président de la République. Donc, que l'on crée un conseil scientifique placé auprès du Président de la République ne me trouble pas, ne me choque pas.
Personnellement, je pense qu'il est nécessaire d'associer, sous une forme ou sous une autre, dans le conseil ou ailleurs, des structures institutionnelles qui continueront d'exister au-delà de la crise, parce que le conseil scientifique ne fait pas la même chose que Santé publique France.
La question de l'opinion publique est majeure et le sujet que vous abordez a dû être débattu au sein de ces instances. La structure à peu près équivalente qui a été mise en place au Royaume-Uni rendait, au début, des avis confidentiels au pouvoir politique ; l'autorité politique prenait ses décisions ensuite. Cela a d'autres inconvénients. Je ne sais pas si c'est toujours le cas aujourd'hui, mais cela pose le problème inverse, celui de la transparence de la décision.
La difficulté consiste donc à associer l'opinion publique, à l'heure où les réseaux sociaux et où les chaînes d'information en continu dominent tout. Les débats entre scientifiques ne datent pas d'aujourd'hui, il y en a toujours eu ; j'en ai connu sur nombre de décisions importantes : certains disaient « noir », d'autres « blanc », d'autres encore « gris » et il faut arbitrer entre des positions différentes. Or ce qui se passait autrefois à huis clos, dans un congrès ou dans le cabinet du ministre, se passe aujourd'hui en direct à la télévision ou sur les réseaux sociaux.
Face à cela, il faut trouver les mécanismes permettant à l'opinion publique d'être informée de la décision, d'y participer, mais c'est plus facile à dire qu'à faire. On n'imagine pas, dans une situation d'urgence, des conseils comme celui qui a été mis en place pour l'écologie - une bonne démarche à mon sens - ou comme les comités citoyens que j'avais institués pour la vaccination et que j'avais placés sous la responsabilité d'un professeur de médecine reconnu de Necker. Peut-être faudrait-il réfléchir, maintenant, aux dispositifs pouvant être activés, en situation d'urgence, pour associer l'opinion publique, afin que celle-ci se sente éclairée sur les décisions prises et qu'elle n'ait pas le sentiment, que j'ai moi-même eu, d'être noyée sous l'information.
Dès lors qu'un sujet est considéré comme stratégique, c'est au ministre de prendre les décisions. C'est, à mon sens, l'enjeu majeur du pilotage et du suivi.
Pour les stocks stratégiques, j'ai été conduite - malheureusement - à prendre des décisions régulières, du fait des réorientations et des choix à opérer.
Avant même ma prise de fonctions, on m'avait dit que les procédures d'acquisition des vaccins antigrippaux étaient un sujet de préoccupation. On avait acheté beaucoup de vaccins lors de l'épidémie de grippe H1N1 et ils se périmaient. J'ai travaillé à des procédures d'acquisition groupées à l'échelle européenne. Nous sommes parvenus à les créer, mais ce travail a pris du temps. En attendant, nous avons, dès 2012, mis en place des procédures nationales de marchés de réservation, qu'il s'agisse de la production ou de l'acquisition auprès des laboratoires pharmaceutiques, pour le marché français. Les négociations menées en parallèle avec l'Union européenne ont abouti à un accord, ratifié par le Parlement fin 2016 ou tout début 2017.
Plusieurs alertes avaient été émises, en particulier par l'OMS, au sujet de la variole : on craignait une épidémie d'origine terroriste. Nous avons demandé l'avis confidentiel du HCSP, qui a recommandé l'achat de vaccins de troisième génération. J'ai acheté exactement le nombre préconisé de doses de nouveaux vaccins, mais j'ai également maintenu les anciens vaccins, de première et de deuxième générations. Le HCSP suggérait de cibler des populations particulières, mais, à mes yeux, nous ne pouvions pas renoncer à tous les vaccins que nous avions et qui pouvaient servir à protéger une population plus large. Le débat a été intense entre le cabinet et la direction générale de la santé, mais aussi avec Bercy.
De même, pour le Tamiflu, nous avons été placés face à une difficulté : le service de santé des armées a réduit la durée de validité de cet antiviral. Du jour au lendemain, des produits ont été considérés comme périmés. Je ne suis pas sûre qu'ils fussent devenus, de ce fait, moins utilisables, mais il a fallu prendre un certain nombre de décisions en conséquence.
La gestion d'une crise sanitaire sur le territoire exige une articulation entre le préfet et l'ARS. Il me paraît inconcevable que, dans de telles circonstances, l'ARS n'ait pas une responsabilité clairement identifiée.
Je suis une défenseur des ARS. J'ai voté pour leur création lorsque Mme Bachelot l'a proposée via la loi du 21 juillet 2009 portant réforme de l'hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires, dite loi HPST. Aujourd'hui, les directions générales de ces agences sont toutes de très haut niveau. Reste une difficulté à l'échelle des départements : les délégations départementales des ARS sont inégales, faute d'un corps dédié, à l'image de la préfectorale. Les personnes concernées n'ont pas toutes la même capacité ou la même habitude de travailler avec les élus. Mais cette organisation peut être trouvée.
Manuel Valls, alors ministre de l'intérieur, et moi avons pris, en août 2013, une circulaire détaillant la manière dont devrait s'organiser le circuit de distribution des stocks stratégiques en cas de crise sanitaire majeure, notamment de pandémie. Cette organisation reposait, de manière très claire, sur une articulation entre l'ARS et le préfet. Avant même la directive prise par Xavier Bertrand en 2011, il était très clair que les ARS avaient une responsabilité à l'échelle des zones de défense, également en lien avec les préfets.
De plus, dans notre circulaire, Manuel Valls et moi-même indiquions la nécessité d'une ligne stratégique définie nationalement et d'un circuit opérationnel défini localement. Cette circulaire décrit les circuits, notamment pour les masques, entre autres équipements de protection individuelle, en distinguant les circuits de droit commun - à savoir les pharmacies - et les circuits spécifiques - à savoir les collectivités territoriales.
En 2013, l'organisation stratégique était donc définie et la déclinaison locale était prévue. Tout est écrit noir sur blanc.
Pour ce qui concerne l'alerte, il y a incontestablement une faiblesse européenne : ce constat fait consensus. Je le regrette d'autant plus que la France s'est beaucoup engagée, en 2012 et 2013, pour la signature du règlement sanitaire international, sous l'égide de l'OMS, et, à l'échelle européenne, pour la mise en place d'un comité de liaison entre les pays en cas de crise sanitaire.
Il existe une structure d'alerte, basée à Stockholm : le centre européen de prévention et de contrôle (ECDC). Des améliorations peuvent lui être apportées, dans le cadre de cette Europe de la santé que la présidente actuelle de la Commission européenne appelle de ses voeux.
Cela ne signifie pas que la politique de santé doit être uniquement définie à l'échelle européenne et déclinée de la même manière dans tous les pays ; il faut prendre en compte l'enjeu de souveraineté sanitaire et de protection de la population et, évidemment, cette politique est aussi du ressort des gouvernements nationaux. Toutefois, qu'il s'agisse de l'alerte, de la constitution de stocks d'appui ou encore de la circulation de l'information, qu'il convient de rendre plus régulière, il y a un enjeu.
Qui alerte ? L'OMS a un rôle fondamental à cet égard et la direction générale de la santé est la structure où convergent les informations portées à la connaissance du ministre. Le directeur général de la santé a donc un rôle tout à fait central.
Au sujet de l'Anses, j'émets deux réserves structurelles.
Premièrement, l'Anses est une structure d'autorisation ; elle autorise des produits dont, le cas échéant, Santé publique France évalue ensuite l'impact sur la santé des populations. Il n'est pas sain que l'agence d'autorisation et l'agence d'évaluation soient réunies dans une même structure.
Deuxièmement, l'Anses dépend de cinq ministères : la santé, l'agriculture, l'environnement, la consommation et le travail. Je ne suis pas certaine que ce soit un élément facilitateur.
Mme Laurence Cohen . - La décision doit effectivement revenir au politique ; les agences sont là pour l'éclairer, le conseiller et l'accompagner. Néanmoins, au fil des auditions, nous avons l'impression d'une déperdition d'énergie entre, d'une part, les conseils et les expertises des agences et, de l'autre, la prise de décision politique, laquelle n'a pas toujours été au rendez-vous. S'agit-il d'un manque de coordination ? Y a-t-il eu trop d'experts ? Ou s'agit-il d'une responsabilité du directeur général de la santé ?
Comme ministre, vous avez bel et bien suivi une démarche de maîtrise des dépenses de santé. Vous avez été soutenue par un certain nombre de membres de cette assemblée. Certains voulaient même que vous alliez plus loin dans la restriction des budgets de la sécurité sociale. À l'opposé, avec mon groupe, j'ai dit avec constance qu'il s'agissait d'une erreur politique lourde. Vous avez réduit l'objectif national de dépenses d'assurance maladie (Ondam) et fermé bon nombre d'établissements et de lits. Or, face à cette pandémie, on a manqué considérablement de lits d'hospitalisation. Pouvez-vous nous éclairer sur cette question ?
Enfin, au sujet des masques, je n'arrive toujours pas à comprendre : comment notre pays est-il passé d'une position de pointe, avec un objectif de 1 milliard de masques nécessaires pour la population, de 117 millions de masques chirurgicaux et de 600 millions d'unités pour les soignants en cas d'épidémie, à la situation que nous avons vécue ? Pourquoi cette baisse des stocks ? Je la comprends d'autant moins que, de 2013 à 2015, le Pr Salomon était votre conseiller chargé de la sécurité sanitaire. Il a donc, me semble-t-il, une responsabilité dans la gestion des stocks, et peut-être aussi au sujet des stocks de masques périmés dont il s'est séparé. Je lui ai posé la question hier, mais il ne m'a pas répondu.
Mme Victoire Jasmin . - On peut déplorer un manque d'évaluation des mesures prises. Dans une autre vie, j'ai été responsable d'un laboratoire en Guadeloupe, qui a connu de nombreuses épidémies - le H1N1, la dengue, Ebola, le chikungunya, le virus Zika, etc . J'ai constaté combien la gestion de proximité était nécessaire pour dresser les inventaires et procéder aux ajustements. Il faut donc revoir les différentes doctrines d'évaluation, à chaque niveau et à chaque stade.
Mme Angèle Préville . - Premièrement, vous affirmez que le but assigné à Santé publique France était, notamment, de « challenger » l'orientation du ministre. En outre, vous avez évoqué l'enjeu de gestion d'une crise à l'échelle interministérielle. Mais avez-vous prévu l'articulation avec le conseil de défense et, dans l'affirmative, comment la concevez-vous ?
Deuxièmement, les décès en Ehpad ont été très nombreux. En Allemagne, ces structures ont déploré bien moins de morts. Les personnes âgées y font l'objet d'une priorité absolue. On sait de longue date que, face à de telles épidémies, elles sont particulièrement fragiles. Comment mettre en oeuvre cette priorité ? Pourquoi n'existe-t-elle pas dans notre pays ?
M. René-Paul Savary , président . - Le 3 mars, le Gouvernement a décidé des réquisitions de masques. Était-ce le bon choix ?
Mme Marisol Touraine. - Madame Cohen, les conseils des agences se sont-ils perdus ? Honnêtement, je n'en sais rien. En tout cas, lorsque j'étais ministre, je réunissais ou consultais les directeurs d'agence que je devais voir, ainsi que le directeur général de la santé.
Oui, nous avons assuré une maîtrise des dépenses, mais les dépenses hospitalières n'ont cessé d'augmenter, y compris entre 2012 et 2017, ce qui m'a d'ailleurs valu un certain nombre de critiques. De plus, les fermetures de lits n'ont pas été un enjeu majeur dans tous les secteurs.
Contrairement à ce que j'entends parfois, l'emploi a augmenté à l'hôpital entre 2012 et 2017 : pendant ces cinq années, les hôpitaux publics ont gagné 36 000 soignants et, globalement, 56 000 agents. C'est une augmentation significative.
Quant au nombre de lits, il doit être manié avec précaution. Le nombre de lits en médecine a connu une légère augmentation - 700 lits ont été créés entre 2012 et 2017. Quant à la baisse significative en chirurgie, elle s'explique par le développement de la chirurgie ambulatoire. Ce mouvement se poursuit. Il correspond à une réalité internationale. La volonté est que les patients puissent rentrer chez eux plus rapidement, que des opérations aujourd'hui moins lourdes que par le passé se déroulent dans des conditions différentes. Je pense au déploiement de l'hospitalisation à domicile, ou encore aux hôtels hospitaliers - leur nombre est encore insuffisant, mais j'espère qu'il augmentera -, où l'on peut suivre les personnes pendant vingt-quatre heures.
On ne peut pas, d'une part, affirmer qu'il faut impliquer davantage la médecine libérale et renforcer la médecine ambulatoire et, d'autre part, considérer que l'on doit continuer à faire à l'hôpital ce qui peut aussi se faire en ville.
Je le maintiens, la baisse du nombre de lits en chirurgie s'explique par le développement de la chirurgie ambulatoire. À cet égard, la France était en retard par rapport à ses voisins. En France, en 2011-2012, 36 % d'actes de chirurgie étaient réalisés en ambulatoire, contre 50 % dans les pays du Nord. Évidemment, ces chiffres ont dû évoluer depuis lors.
Pour ce qui est de la réanimation, il faut également faire preuve de beaucoup de précautions. Les comparaisons peuvent être trompeuses. L'Allemagne affiche des nombres de lits de réanimation très élevés, mais, dans cette catégorie, elle comprend des lits que nous n'incluons pas dans cet ensemble.
Grosso modo, en 2009, la France dénombrait 6 200 lits de réanimation au sens strict, moins de 5 000 en 2012 et un peu plus de 5 000 en 2013. Puis, le chiffre s'est stabilisé jusqu'en 2017. Pour ce qui concerne les lits, nous distinguons la réanimation, les soins intensifs et les soins de surveillance continue. J'ai lu dans la presse des déclarations de certains responsables de sociétés savantes et de syndicats dans le domaine de la réanimation. Selon eux, le nombre juste de lits de réanimation au sens strict s'établirait aux alentours de 6 000.
Il faut aussi savoir reconnaître ce qui a fonctionné. Un des grands succès que nous avons connus lors de cette crise, c'est la montée en puissance du nombre de lits dans les hôpitaux, assurée en lien étroit avec les ARS. À ce titre comme pour les transferts de malades, ces agences ont beaucoup travaillé avec les hôpitaux. La France a fait preuve d'un esprit d'innovation tout à fait remarquable.
Mme Laurence Cohen . - Le personnel hospitalier !
Mme Marisol Touraine . - Tous les pays n'ont pas été capables d'en faire autant et, à l'étranger, on regarde avec intérêt ce que la France a accompli.
Je suis très humble ; je ne dis pas que tout était parfait lorsque j'étais ministre, ou encore que tout est parfait aujourd'hui - je n'en sais rien. Je dis simplement que, dans les hôpitaux, on n'a pas forcément besoin de 20 000 lits de réanimation au sens strict ; je ne suis pas en responsabilité et je ne suis pas à même de dire combien de lits seraient nécessaires en permanence.
Le niveau, le renouvellement et la qualité des stocks sont trois questions qui doivent être appréciées ensemble. Quand j'ai quitté le ministère de la santé, il existait un stock de 754 millions de masques chirurgicaux. On peut dire que ce n'est pas assez, mais je le maintiens : si ces stocks avaient été opérationnels en 2020, la perception du début de la crise aurait été très différente. La gestion de la crise l'aurait-elle été ? Je ne peux pas le dire, et je ne me permettrai pas de le dire.
Les masques laissés en 2017 étaient-ils utilisables ? Pendant toute la période où j'étais ministre, la question de la qualité des masques a été évoquée et évaluée de manière régulière, et une évaluation plus large a été demandée par le directeur général de la santé.
L'idée de base était que les masques chirurgicaux ne se périment pas. C'est la responsabilité des fabricants d'indiquer, ou non, une date de péremption : il n'y en avait pas. Malgré tout, la qualité des stocks de masques faisait l'objet d'un suivi régulier par des sondages aléatoires ; aucune alerte ne m'est jamais remontée à cet égard. Un pharmacien-chef, issu de l'Eprus, est chargé de ce travail au sein de Santé publique France. Il a précisément pour mission d'assurer ce suivi. Il a fait remonter des alertes sur d'autres sujets, mais jamais sur les masques.
Il n'y a pas eu de gestion lointaine des stocks par principe ; il y a eu des remontées, sur des sujets qui appelaient des décisions stratégiques - je les ai évoqués : il s'agit du Tamiflu, des antigrippaux ou encore de la variole -, et des alertes au titre de la péremption. Mais la question des masques n'est jamais remontée.
Entre 2017 et 2020, certains de ces équipements avaient-ils vieilli au point de devenir inutilisables ? Je n'en sais rien. Ce que je sais, c'est que tous les lots de masques envoyés à la destruction en 2018 et 2019 n'ont finalement pas été détruits, pour des raisons sur lesquelles il serait trop long de revenir. À ce moment-là, le Gouvernement a demandé une nouvelle étude à la direction générale de l'armement (DGA) et à l'ANSM. Cette étude sort en mars 2020 et conclut : « Ces essais montrent que les masques testés présentent toujours des performances de filtration d'aérosols proches de leur qualité initiale. » En conclusion, ils peuvent être employés, non dans un environnement sanitaire, mais par le grand public.
Or les stocks stratégiques étaient principalement destinés à la population générale - les malades et leur entourage. L'Eprus et la direction générale de la santé ont dû considérer que le maintien des stocks stratégiques élevés était une priorité, ce qui n'était pas une évidence : un pays comme l'Allemagne n'avait pas de stocks stratégiques. Pourtant, l'Allemagne a bien géré la crise de la covid. À l'évidence, les faits doivent être analysés de manière plus fine.
À aucun moment l'on n'a pris la décision de réduire les stocks stratégiques. Certains déclarent qu'il n'y avait aucun masque, ou qu'il y en avait 100 millions. Contrairement à ce qu'ils affirment, les stocks étaient de 754 millions de masques. Ont-ils été évalués entre 2012 et 2017 ? La réponse est oui. Étaient-ils tous utilisables ? Je ne le sais pas. Une partie a été détruite et je ne suis pas en mesure de me prononcer sur la qualité des stocks détruits. Ce que je sais, c'est que certains stocks qui devaient être détruits et ne l'ont pas été se sont révélés utilisables par le grand public.
À aucun moment l'on n'a remis en cause la doctrine selon laquelle nous devions tendre vers 1 milliard de masques. Nous n'en avions pas autant, mais nous en avons acquis 140 millions pendant les cinq années que j'ai passées au ministère de la santé - 100 millions de masques pour adulte et 40 millions de masques pédiatriques - et nous avons toujours eu pour objectif d'accroître ce stock.
Des décisions stratégiques ont dû être prises à d'autres moments. Elles ont conduit, entre l'Eprus et la direction générale de la santé, à des arbitrages qui ne me sont pas remontés. Ils ont conduit à ne pas augmenter tout de suite davantage le stock de masques. Mais, s'ils ont été possibles, c'est parce que, selon nos analyses, nous avions suffisamment de masques pour faire face au début d'une crise, et même au-delà ; notre responsabilité, c'était la protection de la population générale. Nous devions donc avoir des masques chirurgicaux, et, pour ce qui concerne la qualité des masques dont nous disposions, nous n'avions aucune raison d'avoir des interrogations ou des doutes.
J'y insiste : en 2017, les stocks étaient en ordre de marche.
Les conseils de défense permettent au Président de la République d'animer une réunion spécifique ; j'ai moi-même participé à des conseils de défense où les questions de santé étaient en jeu, notamment lors des attentats de 2015.
Enfin, pour ce qui concerne les Ehpad, il s'agit largement d'une question de culture. Avec Michèle Delaunay et Laurence Rossignol, nous avons travaillé à un projet de loi d'adaptation de la société au vieillissement. Ce texte portait principalement sur les personnes âgées à domicile. L'idée fondamentale était que la prise en charge des personnes âgées, à domicile ou en Ehpad, suppose une acculturation de la société : la société tout entière doit comprendre que des réajustements sont nécessaires face au vieillissement de la population, dans la manière de concevoir les villes, les transports, ou encore les relations entre les générations. De telles évolutions prennent du temps.
M. René-Paul Savary , président . - Merci de vos réponses, madame la ministre.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .
Audition de Mme Roselyne
Bachelot,
ancienne ministre de la santé
M. René-Paul Savary , président . - Nous poursuivons nos travaux avec l'audition de Mme Roselyne Bachelot, ministre de la santé de mai 2007 à novembre 2010.
Je vous prie d'excuser l'absence du président Milon, retenu dans son département.
Comme ministre de la santé, vous avez eu à gérer une crise sanitaire pour laquelle les reproches qui vous ont été adressés, à l'époque, sont sans doute inverses de ceux qui ne manqueront pas d'être adressés au Gouvernement, quant à l'état de préparation du pays. Nous aurons à nous en souvenir, en toute humilité, mais ce n'est pas l'essentiel de notre propos aujourd'hui.
Vous avez été auditionnée par la commission d'enquête de l'Assemblée nationale le 1 er juillet dernier. Vous y avez fait entendre une voix originale, notamment sur la question de la responsabilité des différents acteurs en matière d'équipements. Nous y reviendrons.
Nous souhaitons aussi vous entendre sur les ARS, qui concentrent les critiques, sur les agences sanitaires ou encore sur la place de la médecine de ville dans la gestion de cette crise.
Je vous invite à résumer votre propos liminaire en cinq minutes environ, afin de laisser le maximum de temps aux questions de nos trois rapporteurs, puis de nos commissaires.
Je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment.
Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Bachelot prête serment.
M. René-Paul Savary , président . - Madame la ministre, vous avez la parole.
Mme Roselyne Bachelot, ancienne ministre de la santé. - En qualité de ministre de la santé, j'ai été confrontée à l'épidémie de grippe H1N1. Il ne s'agit pas de rouvrir une commission d'enquête sur cette pandémie, qui date de 2009. L'Assemblée nationale y a consacré des travaux extrêmement fouillés, à l'instar du Sénat, dont la commission d'enquête était présidée par le regretté François Autain, Alain Milon étant rapporteur - c'est dire si ces travaux ont été exhaustifs et pugnaces.
Les nombreuses auditions ont été complétées par le témoignage d'un grand nombre de responsables, et mes services ont transmis tous les documents nécessaires. Dans les dix années qui ont suivi ces deux commissions d'enquête, décennie riche en interrogations et en mises en cause, aucun élément n'a pu inspirer le moindre soupçon quant à mes déclarations de l'époque. Elles n'ont seulement pas pu être considérées comme incomplètes, ou invalidées a posteriori, bien au contraire.
Ma conduite et mes décisions ont été guidées par plusieurs principes.
Premièrement, conduire une politique, ce n'est pas suivre une croyance. C'est encore moins faire un pari. Face à une pandémie infectieuse, il ne peut y avoir qu'une seule conduite : la précaution maximale, appuyée sur des mesures denses et larges. Toute déchirure dans le cordage de la raquette sera la porte d'entrée d'un virus, toujours sournois, quel qu'il soit.
Deuxièmement, si la décision doit être scientifiquement étayée, je reprendrai volontiers ce que John Maynard Keynes disait des économistes : « Il convient de ne pas les mettre au volant, mais de les installer sur la banquette arrière du véhicule. » L'expertise doit donc être pluridisciplinaire. En particulier, elle doit faire largement appel aux sciences humaines et sociales.
Troisièmement, aucune pandémie ne ressemble à une autre. Il faut donc se méfier comme de la peste des leçons du passé et des fameux « retours d'expérience » dont nous sommes si friands. Les plans de lutte imaginés à froid sont des brodequins d'acier qui contraignent la décision politique. Nous avons besoin d'outils, nous n'avons pas besoin de procédures.
Dans ce cadre, je ne donne aucune leçon à mes successeurs. Je ne juge pas leur action, tant je connais la difficulté de leur tâche. Je ne suis pas devant vous pour faire des commentaires ou exprimer des positions, mais bien pour expliquer, si vous le souhaitez, la genèse de certaines décisions.
J'en appellerai à votre indulgence. Ces faits se sont déroulés il y a onze ans. Vous m'excuserez de ne pas avoir consulté tous les matins les documents y afférents. Parmi les collaborateurs qui m'accompagnaient dans cette action gouvernementale, certains sont morts, d'autres occupent des fonctions éminentes ailleurs, d'autres encore sont à la retraite. Ils ne peuvent m'assister dans cette tâche.
Pendant cette pandémie, j'ai reçu le soutien sans faille du Président de la République, Nicolas Sarkozy, et du Premier ministre, François Fillon. Ils ont appuyé et guidé mes choix sans jamais les entraver ou les ralentir par des considérations budgétaires. Cette commission d'enquête me donne une nouvelle occasion de leur rendre hommage.
L'enjeu, maintenant, c'est de bâtir ensemble une société résiliente face aux risques sanitaires, technologiques ou encore environnementaux. Cette lutte ne pourra résulter de la seule action des partenaires publics. Elle devra impliquer l'ensemble de la société par la diffusion d'une véritable culture du risque, au sens large.
Il n'y a pas, d'un côté, des politiques vilipendés, mis en accusation, et, de l'autre, des citoyens parés de toutes les vertus et quasiment sanctifiés. J'ai pu mesurer les sacrifices, l'ingéniosité, le sens du bien commun de beaucoup de Français, qu'ils soient soignants, agents des administrations, ministres ou membres de leurs cabinets. Je pense à tous ceux qui assurent notre vie au quotidien, et ce propos liminaire me permet de leur exprimer ma reconnaissance.
Mme Catherine Deroche , rapporteure . - Premièrement, lorsque vous avez eu à faire face à l'épidémie de grippe H1N1, avez-vous ressenti le besoin de vous entourer d'une expertise scientifique indépendante, comparable à l'actuel conseil scientifique ? Quels sont les agences, organismes et directions qui vous accompagnaient dans la prise de décision, laquelle est, effectivement, toujours politique ?
Deuxièmement, comme ministre de la santé, vous avez lancé un grand chantier au titre de la dépendance. C'est un sujet auquel vous êtes attachée et, à cet égard, votre regard nous intéresse. En tant que citoyenne, que vous ont inspiré la gestion passée des Ehpad et la prise en compte des personnes âgées ? Certains éléments doivent-ils être corrigés ?
Troisièmement, les relations entre les agences régionales de santé, les élus et les préfets ont parfois été marquées par des dissensions, en particulier dans les régions restées de taille modeste. Certaines antennes départementales des ARS se sont révélées absentes. Selon vous, quelles modifications doit-on apporter au fonctionnement actuel de ces agences ?
Mme Roselyne Bachelot . - Je tiens à rappeler une position de principe : on me demande des comptes pour ma gestion de l'épidémie de 2009, sur des faits et rien que des faits.
Je ne suis pas là en tant que citoyenne pour apporter des opinions. Ce n'est pas le rôle d'une commission d'enquête. Je ne suis pas là pour vous indiquer les transformations que je voudrais apporter aux ARS. Ce n'est pas ma fonction actuelle. Je répondrai donc sur l'épidémie de 2009 et sur ma politique : soyons clairs.
M. René-Paul Savary , président . - Cette commission d'enquête porte sur le covid ; votre expérience peut être utile à l'analyse des membres de cette commission, qui ont déjà consacré des dizaines d'heures de réflexion à ce sujet.
Notre rapporteure vous a posé des questions précises. Elle vous interroge notamment sur le besoin d'une organisation scientifique pour la prise de décision d'un ministre. Vous avez pris des décisions quant aux réorganisations territoriales du système de santé ; vous pouvez répondre. Au sujet des Ehpad, votre expérience peut également nous être utile, en plaçant la manière dont on traite la crise d'aujourd'hui au regard des décisions d'hier, et nous souhaitons connaître votre sentiment en tant qu'ancienne ministre de la santé.
Bien sûr, compte tenu de l'évolution actuelle de l'épidémie, il s'agit d'un exercice délicat. Nous pouvons comprendre que vous fassiez preuve de réserve. Néanmoins, les questions de Catherine Deroche sont tout à fait pertinentes et relèvent de notre commission d'enquête.
Mme Roselyne Bachelot . - Bien sûr, je vais répondre à certaines questions.
Pour ce qui concerne l'expertise scientifique, je n'ai pas constitué de commission ad hoc . Je n'ai pas à juger du fonctionnement retenu au titre de l'épidémie actuelle ; n'étant pas ministre de la santé, je ne dispose pas des éléments me permettant d'en juger finement.
Tout d'abord, je me suis tournée vers les analyses de l'Organisation mondiale de la santé. En effet, c'est l'OMS qui a qualifié l'épidémie et son niveau de dangerosité. C'est l'OMS qui, de manière extrêmement rapide - en quelques semaines, si ma mémoire est bonne -, a fixé le niveau de gravité de l'épidémie, pour le porter au niveau 6b sur une échelle de 7.
Ensuite, je me suis tournée vers un ensemble d'organisations scientifiques, notamment la Haute Autorité de santé (HAS) et le comité technique des vaccinations. J'ai veillé à réunir régulièrement, presque tous les soirs, des experts de différents niveaux autour de moi : infectiologues, épidémiologistes, pneumologues, réanimateurs, mais aussi médecins généralistes et spécialistes en sciences humaines. Une épidémie est un objet non seulement médical, mais aussi social et politique. Dans mes contacts, j'ai toujours veillé à convoquer les sciences que l'on appelle sottement « molles » et que je préfère appeler les sciences humaines.
J'ai également pris l'avis du Comité consultatif national d'éthique (CCNE). La vaccination, en particulier, pose des questions éthiques. Doit-elle être coercitive ? C'est sur l'avis du CCNE que nous avons décidé que la vaccination ne pouvait en aucun cas être obligatoire, même pour certaines personnes plus exposées. C'est aussi sur l'avis du CCNE que nous avons décidé que ne pouvions pas choisir des publics cibles et que nous devions, autant que possible, être à même d'offrir la vaccination à l'ensemble de la population. Cette expertise a toujours été à la fois scientifique, sociale et presque philosophique.
Je me suis penchée sur la situation des personnes âgées en Ehpad à différents moments de ma vie, et c'est effectivement un sujet qui m'anime. Encore maintenant, même si j'ai été obligée de renoncer à mes fonctions exécutives à ce titre, je m'occupe d'une association qui organise des concerts pour les personnes atteintes d'Alzheimer - je crois à l'efficacité de la musique sur les fonctions cognitives des personnes âgées.
Lors de l'épidémie, nous avions porté une attention toute particulière aux personnes âgées en Ehpad. En vous référant à mes auditions de l'époque, vous constaterez que ces personnes ont été spécialement protégées. Nous avons fait en sorte qu'elles soient les premières vaccinées, puisque nous disposions de vaccins.
Les ARS n'étaient pas encore en fonction lors de cette épidémie. La loi qui les a créées date de juillet 2009. Nous avons installé des préfigurateurs d'ARS de 2009 à 2010 et ces structures sont devenues opérationnelles en 2010.
Cela étant, la nécessité d'une organisation administrative sanitaire est apparue au cours de cette épidémie et - j'en suis convaincue - les ARS auraient été fort utiles dans ces circonstances. Elles nous ont sans doute manqué pour organiser l'action de la meilleure façon, en particulier pour décloisonner le système de santé.
Le précédent système était en tuyaux d'orgue - la médecine de ville, l'hôpital et le médicosocial étaient cloisonnés. Le décloisonnement est au coeur de la philosophie des ARS ; c'est leur ADN. Cet objectif a-t-il été atteint ? Je n'ai pas les éléments d'analyse fine permettant de le dire. C'est vous qui la ferez : je ne vais pas, pour ma part, tenir des propos de comptoir.
On peut trouver des défauts dans toutes les organisations humaines : j'en conviens volontiers. Lors d'une crise, on peut même constater, ici ou là, des défaillances. Un bilan d'étape peut être utile et vous le ferez certainement.
Ce qui est sûr, c'est qu'une nouvelle administration a besoin de temps pour s'installer. Or les ARS ont subi de plein fouet la réforme territoriale alors qu'elles étaient encore des administrations adolescentes. Cette réforme a été, pour elles, un véritable coup de poignard. Elle leur a imposé des réorganisations territoriales compliquées.
J'ai gardé beaucoup de liens avec mes anciens directeurs d'ARS. Peut-on faire une confidence devant une commission d'enquête ? Je les appelle mes bébés. (Sourires.) C'est dire si nous avons gardé des liens affectifs extrêmement puissants...
À mon sens, une ARS décloisonnée est une absolue nécessité pour gérer une telle crise. J'y insiste, l'organisation peut certainement être améliorée ; mais, selon moi, ce constat ne met en cause ni le modèle ni le concept.
Je l'ai dit publiquement et je le répète : je n'ai conçu la création des ARS que comme une première étape vers une régionalisation beaucoup plus forte du système de santé. Pour moi, elles préfiguraient les objectifs régionaux de dépenses d'assurance maladie, les Ordam, en vertu d'un modèle auquel le Sénat est très attaché, à savoir une territorialisation beaucoup plus intense.
Mme Sylvie Vermeillet , rapporteure . - Madame la ministre, vous avez dit qu'aucune pandémie ne ressemblait à une autre et qu'il fallait se méfier « comme de la peste » des enseignements des crises précédentes. Nous avons auditionné des représentants de la Corée du Sud : ils nous ont confirmé qu'ils avaient beaucoup appris des crises précédentes pour la gestion de la crise du covid-19.
Vous avez également dit : « Nous n'avons pas besoin de procédures, nous avons besoin d'outils. » Pourriez-vous développer cette observation ? Peut-être que, en cas de crise, et seulement dans ce cas, il faut faire table rase des procédures existantes et qu'il revient au ministre de la santé de donner l'impulsion à une dynamique différente ?
Mme Roselyne Bachelot . - Quand je suis arrivée au ministère de la santé en 2007 et que j'ai eu à gérer cette crise de 2009, nous avions un outil formidable, c'était la grippe H5N1. À partir de cette grippe a été bâti tout un système administratif et procédural conçu pour un virus extrêmement virulent et très peu contaminant ; or nous nous sommes trouvés face à une pandémie due à un virus moins virulent, mais extrêmement contaminant. On comprend tout à fait, au vu de cette simple qualification, que la démarche politique et sanitaire soit très différente.
Les procédures mises en place lorsque l'on craignait l'arrivée de la grippe H5N1 ont donc représenté plutôt une gêne pour moi, je le dis en toute franchise. Par exemple, il était entendu que, à partir du passage au niveau 4, le pilotage de la gestion de l'épidémie quittait le ministère de la santé pour rejoindre le ministère de l'intérieur. En effet, il est aisément compréhensible que, face à un virus extrêmement virulent, les troubles à l'ordre public surplombent le risque sanitaire. Or, en cas de passage au niveau 4, j'aurais souhaité, en tant que ministre de la santé, garder le pilotage de la crise puisqu'il me paraissait qu'elle était surtout sanitaire et que les troubles à l'ordre public n'étaient pas dirimants. Mais il y avait le modèle de gestion de la grippe H5N1 et on m'a dit que, si l'on passait au niveau 4, le pilotage serait confié au ministre de l'intérieur. C'est en cela que je dis que les modèles sont à prendre avec précaution et qu'aucune épidémie ne ressemble à une autre : s'enfermer dans des modèles et des procédures très compliqués peut vous faire commettre des erreurs, mais surtout vous prive de la souplesse du pilotage, d'une indispensable capacité d'adaptation.
Cela n'empêche pas de préparer des outils, c'est-à-dire une politique de masques, de stocks, d'organisation des systèmes de santé. Il ne s'agit plus de procédures, mais bien d'outils.
M. Bernard Jomier , rapporteur . - Je vais essayer de limiter mes questions pour respecter les conditions que vous avez rappelées, mais aussi parce que vous êtes membre du Gouvernement. Votre parole est attendue, parce que vous avez exercé les fonctions de ministre de la santé il y a suffisamment longtemps pour ne pas avoir été mêlée à des décisions en lien avec la crise actuelle. C'est ce recul qui nous intéresse.
À l'Assemblée nationale, vous avez évoqué la place de la médecine de ville dans une crise de ce type. Vous avez dit qu'il fallait qu'il y ait un contrat avec les soignants de ville, qu'ils prennent leurs responsabilités - il faut aussi établir clairement quelles sont ces responsabilités dans l'anticipation d'une telle crise. Comment se préparer à affronter une prochaine crise, sans que la médecine de ville soit écartée comme nous l'avons vu au début de l'actuelle pandémie ?
Je souhaite également aborder un sujet assez peu évoqué jusqu'à présent, la place de la parole publique en cas d'épidémie. Celle-ci est essentielle, dans la création du lien de confiance, ou de défiance, pour mobiliser la société face à l'agression qu'elle subit. Face au besoin de partage d'informations, de protection, de mobilisation, l'incarnation est primordiale. Sylvie Vermeillet faisait référence à l'audition des représentants de la Corée du Sud et de Taïwan : le ministre de la santé de Taïwan, me semble-t-il, est intervenu tous les jours à la télévision et, à la fin de la crise, il recueillait plus de 85 % d'opinions positives ! Pouvez-vous nous donner votre avis sur cet aspect ?
Ma dernière question porte sur le pilotage de la crise sanitaire. Vous nous dites très clairement que celui-ci doit revenir au ministre de la santé. Dans ce cas, comment assurer la coordination interministérielle, qui est très importante ? Comment organiser, en amont, le conseil du décideur ?
Mme Roselyne Bachelot . - Vos questions sont presque philosophiques, ou du moins sociétales.
Je vous remercie de me permettre de continuer ma réflexion sur la place des soignants de ville. Ceux-ci n'ont jamais été écartés lors de la crise de la grippe H1N1.
En revanche, nous avons rencontré des difficultés logistiques, en raison de la présentation des vaccins - flacons multidoses conditionnés dans des boîtes de 500. Contrairement à ce que pouvait laisser croire le charmant dessin de Plantu publié dans Le Monde, où j'apparaissais juchée sur des caisses de vaccins, je n'ai eu que des difficultés d'approvisionnement. Je souhaite bon courage à mes successeurs qui auront sans doute à gérer une campagne de vaccination : c'est très compliqué, surtout parce qu'il s'agit de produits fragiles.
Je m'étais enquise auprès d'un grossiste important de la possibilité de déconditionner ces boîtes pour armer l'ensemble des médecins de ville et des pharmaciens. En fait, c'était impossible : pour déconditionner des boîtes de 500, il fallait avoir le statut de laboratoire pharmaceutique, disposer de chambres froides à +4 C, équiper les personnels et assurer des lotages de produits. C'était évidemment infaisable. J'étais donc dans l'impossibilité d'armer les médecins de ville, et je le regrette. Comme j'eusse aimé pouvoir le faire !
Le deuxième problème était l'acceptabilité du vaccin pour les médecins. Bien sûr, ils étaient en majorité disposés à vacciner, mais on ne peut pas oublier qu'une minorité importante, d'environ 40 %, ne voulait pas vacciner. Cela posait donc des problèmes d'organisation, d'autant que la méfiance vaccinale que l'on connaît bien dans la population n'épargne pas le corps soignant.
Ces difficultés considérables nous ont amenés à ne pas faire appel aux médecins de ville, mais ceux-ci n'ont pas été exclus et nous n'avons jamais mis en doute leur capacité à vacciner - dans les centres de vaccination, nous avons fait appel à des infirmières et à des infirmiers en premier semestre d'études ; tout un chacun est capable de vacciner après dix minutes de formation. Dire que nous ne leur avons pas fait confiance pour vacciner est donc une absurdité !
Un autre élément est venu perturber le dialogue avec la médecine de ville : nous étions à une encablure des élections professionnelles, ce qui n'a pas arrangé les choses. Il y a eu une forme de surenchère sur le thème de la méfiance à l'égard du Gouvernement, sur l'augmentation des tarifs, etc . Il faut dire que les syndicats de médecins qui ont soutenu notre politique l'ont chèrement payé aux élections qui ont suivi.
Une fois la pandémie passée, j'étais encore ministre de la santé. Je me suis alors demandé quel type d'organisation aurait permis à la médecine de ville de nous aider. J'ai donc préconisé une organisation « dormante » qui permettrait de vacciner la population en mettant la médecine de ville au premier rang. Il s'agissait de repérer, dans un maillage territorial, un certain nombre de cabinets médicaux dont la topographie - deux portes d'accès -, le matériel - système de réfrigération, certains vaccins pouvant demander des températures plus basses, de l'ordre de - 20°C, groupe électrogène, etc . - et les équipements de protection permettraient d'organiser une opération de vaccination. Ce réseau aurait dû être animé sur le terrain, il aurait permis un référencement.
Je n'ai pu mener cette réflexion à terme, puisque les aléas de la vie politique ont fait que j'ai quitté le ministère de la santé. Néanmoins, voilà comment, pour ce qui concerne les outils à mettre en place, je voyais les choses en avril 2010, à la sortie de l'épidémie.
À l'occasion de cette épidémie - et, en tant que citoyenne, je le déplore encore aujourd'hui -, je n'ai pu que constater que l'on avait terriblement baissé la garde sur un autre aspect : dans le pays de Pasteur, les notions fondamentales de l'asepsie paraissent avoir été oubliées. Voit-on les pharmaciens porter des masques au moment de l'épidémie de grippe saisonnière ? Non. Dans les cabinets médicaux, les médecins portent-ils une blouse ? Très rarement. Les médecins portent-ils un masque lorsqu'ils auscultent à domicile un malade atteint d'une angine à streptocoque ? Non. Il suffit d'aller dans les hôpitaux pour voir des blouses largement ouvertes. Il n'y a pas si longtemps, le port de la barbe était interdit dans les blocs chirurgicaux ; il est devenu courant. Je ne peux que regretter cette situation, et c'est en cela que j'ai appelé à la responsabilité de tous, lorsque j'ai été auditionnée à l'Assemblée nationale. J'espère que la pandémie actuelle permettra de revenir à ces précautions qui me paraissent totalement indispensables, et pas seulement en période d'épidémie.
Vous avez parlé de la parole publique. Ce sujet dépasse largement la crise sanitaire actuelle. La dévalorisation de la parole publique sous les coups de boutoir de l'information en continu, d'internet, des réseaux, de tous les acteurs latéraux qui ont pris le manche, est extrêmement préoccupante et rend très difficile la gestion d'une crise pandémique. Comme le disait un éminent spécialiste de la désinformation : « Dire une contre-vérité prend une minute, la démonter prend dix heures. » Vous avez cité Taïwan, où plus le ministre de la santé prenait la parole, plus sa cote de popularité montait. Je ne sais si l'on peut transposer à la France les habitudes culturelles de ce pays ; je le souhaiterais, mais c'est peut-être illusoire !
Vous avez parlé du rôle du ministre de la santé. Bien entendu, il est responsable du pilotage opérationnel. Il pilote aussi la communication. Tout au long de la crise, j'ai tenu des rendez-vous réguliers sur l'évolution scientifique de l'épidémie : je ne crois pas avoir fait preuve une seule fois d'un excès de tranquillité ou de gravité ; j'ai toujours essayé de tenir le discours le plus factuel possible. En revanche, les décisions lourdes - achats de vaccins, éventualité d'un confinement, etc . - étaient prises dans le bureau du Président de la République, avec le Premier ministre et tous les ministres concernés. Les décisions structurantes étaient toujours prises dans un cadre interministériel et sous l'égide du Président de la République, mais le pilotage opérationnel revenait au ministre de la santé.
M. René-Paul Savary , président . - Nous allons passer aux questions des membres de la commission.
M. Olivier Henno . - Si votre intervention à l'Assemblée nationale a été qualifiée d'originale, à la fois par notre président de séance et par Bernard Jomier, c'est en raison de ce que vous avez dit sur la responsabilité. Selon vous, la question des stocks de masques et de surblouses relève-t-elle de la seule responsabilité de l'État ou pourrait-on imaginer de confier aux Ehpad, aux hôpitaux ou aux médecins généralistes le soin de se doter d'outils en cas de pandémie ?
Lorsque vous avez eu à gérer cette crise, avez-vous eu beaucoup d'échanges avec vos homologues européens ?
Enfin, les scientifiques se sont-ils exprimés à l'époque d'une façon aussi multiple et variée qu'aujourd'hui ? Je ne m'en souviens pas, pour être honnête.
M. Roger Karoutchi . - En 2009, nous avons eu droit à des reportages tout à fait cinglants, à des polémiques, à des commentaires : c'est le jeu de la démocratie. En cas de pandémie, les gens inquiets ont besoin de faire confiance. À la limite, l'opinion attend presque un discours unique. Le débat médiatique, scientifique, la multiplication des experts autoproclamés inquiète. Or la confiance est essentielle pour la vie de tous les jours. Comment trouver un équilibre entre la démocratie, qui doit continuer, et la nécessité d'un discours rassurant et clair pour aider la population à se protéger ?
Mme Laurence Cohen . - Pensez-vous que le coût de l'entretien et du renouvellement des stocks de masques ait été sous-estimé lors de la création de l'Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (Eprus) ? Pensez-vous que le transfert du financement des stocks stratégiques de l'assurance maladie au budget de l'État peut expliquer le recul des stocks que nous avons constaté ?
Vous avez été à l'origine d'une loi très controversée et qui continue de l'être, la loi portant réforme de l'hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires, dite loi HPST. Cette loi continue de structurer notre système de santé et a entraîné l'introduction de la tarification à l'activité (T2A)...
Mme Roselyne Bachelot . - Non !
Mme Laurence Cohen . - ... qui a fait entrer la santé et l'hôpital dans le secteur marchand et a conduit à des restructurations encore en cours aujourd'hui, avec la fermeture d'un certain nombre d'établissements et de lits. Pouvez-vous nous éclairer sur ce point, puisque nous ne partageons visiblement pas le même point de vue ?
Enfin, vous avez rappelé que vous aviez été à l'origine de la mise en place des ARS, que vous avez défendues en expliquant que, dans votre esprit, elles ne constituaient qu'une première étape. La mise en place s'est faite avec des directeurs d'ARS tout-puissants - vous avez évoqué notre ancien collègue François Autain, il faut rappeler que, à l'époque, comme tous les membres de notre groupe, il parlait de « préfets ». Ces directeurs sont placés directement sous l'autorité du ministre, ce qui se traduit par la mise à mal de la démocratie sanitaire. Dans nos auditions, nous pouvons constater la souffrance de nombre de personnes auditionnées, parce qu'il n'y a pas d'écoute des prises de position de l'ensemble des personnels, des usagers et des élus - je ne parle pas du pouvoir médical, qui continue d'avoir une place importante.
Mme Roselyne Bachelot . - Je tiens à rectifier tout de suite une erreur factuelle majeure : la T2A n'a pas été créée par la loi HPST, mais par la loi n° 2003-1109 du 18 décembre 2003. Vous pouvez vous y référer. Je souhaite tordre le cou à ce canard. Dans une assemblée parlementaire, citer la bonne loi est un minimum ! La loi HPST n'est pas une loi financière, c'est une loi d'organisation. J'accepte toutes les critiques, mais il faut être exact dans ses affirmations.
Monsieur Henno, vous m'avez demandé s'il fallait décentraliser la gestion des masques ou s'il fallait qu'elle reste sous la coupe de l'État. Si l'on considère que la gestion d'un type de produit ne doit se faire qu'en temps de crise, la gestion doit être centralisée. En revanche, et c'est ma théorie, si l'on adopte une autre vision de la santé publique, dans laquelle l'ensemble des acteurs, tout au long de leur exercice médical, doivent être en position de s'équiper pour faire face en tout moment à une situation de crise, alors il faut évidemment décentraliser cette gestion - on ne peut pas imaginer que chacun vienne se fournir dans les établissements de l'État. Un tel schéma a l'immense avantage de débloquer un marché qui peut être extrêmement fragilisé par une gestion trop centralisée. Il faut, par exemple, que chaque cabinet médical détienne des masques, des surblouses, etc ., quitte à ce qu'une dotation financière complémentaire de l'assurance maladie contribue au financement. La décentralisation est utile à condition que ses acteurs soient eux-mêmes mobilisés. Si, dans l'administration de l'hôpital, les stocks utiles ne sont pas gérés, on est en difficulté. Si, dans une administration publique, la question des masques est subalterne, on va se retrouver avec des stocks périmés. Si je peux tirer une leçon de mon expérience, il faut à l'évidence responsabiliser et décentraliser, à condition de changer les comportements : si l'on ne porte le masque ou la surblouse qu'une fois tous les dix ans, cela ne peut pas marcher.
En réponse à votre deuxième question, oui, j'ai eu une interaction très forte avec mes homologues européens. Pour ne rien vous celer, la France a exercé la présidence de l'Union européenne au deuxième semestre de 2008, et j'ai donc organisé, à cette occasion, un exercice informel de gestion d'une épidémie de type respiratoire. J'ai mis mes collègues en position de réagir et nous avons échangé sur nos expériences de préparation. Ensuite, tout au long de la crise, j'ai tenté de faire passer l'idée de commandes groupées de vaccins à l'échelon européen. J'ai rencontré une écoute intéressante de la part des Allemands et des Belges. Il est difficile d'avoir une action groupée, parce que les organisations territoriales sont très différentes. Par exemple, l'organisation provinciale est extrêmement forte en Espagne : quand vous discutez avec le ministre espagnol, il vous écoute avec intérêt, puis vous explique qu'il n'est pas compétent pour passer la commande. D'autres partenaires, comme la ministre polonaise, ont tenu des propos obscurantistes sur les vaccins, en niant leur efficacité. De nombreux obstacles rendent donc difficiles les commandes groupées, mais j'ai eu d'innombrables contacts téléphoniques avec mes homologues européens tout au long de la crise.
Y avait-il un bruit médiatique lors de cette crise ? Oh, que oui ! Les polémiques ont été innombrables. Comme nous avons eu la chance d'avoir assez vite un vaccin, les anti-vaccins sont montés au front. La polémique d'une violence inouïe contre la vaccination a été particulièrement alimentée par Mme Rivasi, qui est aujourd'hui députée européenne. Le bruit médiatique a donc été très intense.
Monsieur Karoutchi, vous posez une question de fond sur le discours unique en cas de crise. Pour gérer une crise dans une situation de tension, le concept de l'émetteur unique est tout à fait primordial. J'entends parfois parler de couacs au sein du Gouvernement - je l'ai vécu souvent dans mes huit ans de carrière journalistique.
Chacun a sa façon de s'exprimer et le discours unique est quasiment impossible en démocratie. Tant mieux si le ministre de la santé de Taïwan était le seul à parler, mais cela va être difficile en France ! Quoi qu'il en soit, en période de crise, l'émetteur unique est la meilleure façon de communiquer et de rassurer.
Madame Cohen, concernant l'Eprus, vous m'avez demandé si le passage de son financement de l'assurance maladie à l'État remettait en cause son budget. Tout dépend de la volonté politique exprimée. En soi, ce n'est pas un problème. Toutefois, dans un État très endetté comme le nôtre, qui doit toujours trancher entre des priorités immédiates et des priorités à long terme, on comprend bien qu'un tel changement représente une fragilité, parce que vous trouverez toujours des personnes pour lesquelles il vaut mieux panser les plaies du moment que songer à panser des plaies futures. Vous posez une vraie question philosophique et je ne dispose pas, aujourd'hui, des outils pour trancher complètement sur ce sujet.
Sur la loi HPST, j'ai déjà répondu. En ce qui concerne les directeurs d'ARS, il faut qu'ils soient puissants. Les organisations des ARS permettent aussi le dialogue approfondi avec les collectivités territoriales. En tout cas, il faut qu'il y ait un chef au moment de la crise. Quand on mène une guerre, il faut un général, mais cela n'empêche pas la discussion ni la démocratie sanitaire.
M. René-Paul Savary , président . - Il faut qu'il y ait des barreurs, mais il faut aussi des rameurs pour pouvoir avancer...
Mme Laurence Cohen . - Madame la ministre, s'agissant de la loi HPST, vous avez peut-être raison sur le plan juridique, mais sur le plan politique, je maintiens que ce texte a généralisé la T2A. Nous avons sur ce point un désaccord politique.
Mme Roselyne Bachelot . - Je suis obligée de vous contredire de nouveau. La loi HPST n'a pas élargi la T2A. Une loi de 2003 prévoyait déjà un cadencier de la T2A, lequel n'a rien à voir avec la loi HPST. Je m'inscris en faux contre vos propos.
J'ai voulu, en tant que ministre de la santé, organiser le pilotage le plus fin possible de la T2A. C'est ainsi que, dans la onzième variante de celle-ci, j'ai introduit deux modulations, l'une sur la gravité et la difficulté des actes, l'autre sur la précarité des personnes accueillies. La tarification à l'activité, au fond, c'est un peu comme la démocratie, le pire des systèmes à l'exception de tous les autres... Il est vrai qu'en cherchant à améliorer le système, on le rend parfois encore plus complexe, plus obscur. Ce n'est pas facile, je le reconnais volontiers.
Quoi qu'il en soit, la loi HPST n'est pas une loi de financement, et je vous renvoie à sa lecture. Je ne vois pas à quel article vous vous référez.
Mme Victoire Jasmin . - Madame la ministre, vous avez évoqué la résilience des populations face aux différentes crises et aux différents risques. Mais que pensez-vous de la cacophonie engendrée par une succession de messages discordants ? Comment rassurer la population dans ces conditions ?
Concernant les vaccins, vous avez rappelé les problèmes de conditionnement et de déconditionnement que vous avez rencontrés lorsque vous étiez ministre. Était-il pertinent, notamment pour des questions de traçabilité, de déconditionner des vaccins pour les répartir dans les cabinets médicaux ?
Mme Angèle Préville . - Je vous interrogerai sur le sujet récurrent des décès dans les Ehpad, car nous devons tâcher de trouver des pistes d'amélioration. Lors de son audition, le professeur Antoine Flahault nous a dit que l'Allemagne avait accordé une priorité absolue à sa population âgée, ce qui pouvait notamment expliquer les meilleurs résultats de ce pays. Il est sans doute difficile de comparer ce qui s'est passé en France et en Allemagne, mais, après l'épisode de la canicule et les 15 000 morts de la covid enregistrés chez les personnes âgées, le plus souvent dans un isolement complet, comment pourrions-nous mettre en oeuvre cette priorité absolue ? Comment faire pour que les choses changent ?
M. Jean-François Rapin . - Je veux apporter un complément à la réponse que vous avez faite à Olivier Henno sur les équipements des professionnels de santé. J'ai déposé une proposition de loi permettant aux professionnels de santé de proximité d'être équipés, avec également un renouvellement de leur matériel tous les cinq ans. En tant que médecin généraliste, je reçois des messages réguliers de la direction générale de la santé, estampillés « urgent » ; l'un d'entre eux, daté du 1 er août dernier, m'annonçait que, à partir du 5 octobre, la logistique nationale ne suivrait plus et que ce serait aux professionnels de s'équiper.
On peut considérer que c'est normal, mais cela ne répond pas à une situation de crise. Mon idée serait donc que ce matériel à la disposition des professionnels de santé soit utilisé en cas de diffusion d'un message d'alerte par le ministère. Cette proposition est le fruit de mon expérience dans cette crise. En effet, quand nous avons compris qu'il fallait s'équiper, il n'y avait plus d'équipements disponibles. De nombreux professionnels ont donc rouvert la petite boîte « Bachelot-Bertrand » qui nous avait été fournie à l'époque. Certes, elle était périmée, mais elle nous a bien servi au départ.
M. Jean Sol . - Je voudrais solliciter votre avis sur cette notion de discours unique, importante à mes yeux. Le partage d'un message et d'un cap uniques, compréhensibles et intelligibles pour tous les Français, empreints bien entendu de pédagogie, serait de nature à rassurer.
Mme Roselyne Bachelot . - Vous posez, chère Victoire Jasmin, une question importante sur la résilience et les messages discordants. Je crois y avoir déjà répondu. Comment, dans notre société, peut-on brider la parole publique ? Comment peut-on l'empêcher d'exprimer des peurs, des craintes ? Comment empêcher que le débat public ne soit occupé par des personnes ignorantes ou mal intentionnées ? Je ne pourrai malheureusement pas vous répondre aujourd'hui.
Une chose me paraît importante, toutefois : l'exigence d'un haut niveau d'éthique des responsables publics. C'est une condition absolument nécessaire, même si elle n'est pas suffisante, pour retrouver la confiance de nos concitoyens. Toutes les règles qui vont dans le sens d'un haut niveau d'éthique et de morale dans la politique sont les bienvenues, et nous ne serons jamais assez exigeants dans ce domaine.
La question du déconditionnement des vaccins s'est en effet posée très vite. Nous avions reçu une commande d'un million de vaccins en boîtes de 500... Comment équiper dès lors les 100 000 cabinets médicaux ? Les règles de l'industrie pharmaceutique - température à respecter, équipement des personnels, lotage - s'imposent bien entendu au déconditionnement. Il est impossible de déconditionner rapidement dans une arrière-cuisine !
Nous nous sommes tout de suite rendu compte que le déconditionnement n'était pas possible, et c'est aussi un élément fort qui a conduit à privilégier les centres de vaccination. Les flacons multidoses doivent en effet impérativement être utilisés dans la journée après ouverture. La perte moyenne est de 10 % environ. Si les flacons avaient été répartis dans l'ensemble des cabinets médicaux, nous aurions pu envisager des pertes de 20 % à 30 %. Évidemment, dès que j'ai pu avoir des dispositifs unidoses, j'ai tout de suite indiqué aux médecins généralistes qu'ils pouvaient être mis dans la boucle, mais l'affaire était déjà presque réglée.
Les décès dans les Ehpad soulèvent une question philosophique sur la place des personnes âgées dans notre société. La France est le pays d'Europe qui compte le plus grand nombre de personnes âgées dans les Ehpad, un chiffre que l'on ignore parfois. J'ai voulu que la campagne de vaccination soit réservée en priorité aux personnes âgées, et je ne doute pas que le même critère sera retenu s'il faut également fixer des priorités pour la covid, nos anciens étant ceux qui paient le tribut le plus terrible à cette maladie.
Je ne peux pas vous répondre sur ce qui s'est passé précisément en Allemagne. Il sera certainement utile de regarder très finement les différentes organisations. Des auteurs parlent de facteurs génétiques qui pourraient expliquer certains écarts, mais je n'ai pas les outils conceptuels et scientifiques pour vous répondre, et je ne veux pas tenir de propos de comptoir.
Monsieur Rapin, je sais qu'il faut changer nos méthodes et nous équiper, mais pas seulement en prévision des crises. Les cabinets médicaux comprennent déjà certains équipements, mais il faudra prévoir plus de masques, de blouses et, de manière générale, de matériel permettant d'assurer la protection des malades et des professionnels de santé.
Enfin, monsieur Sol, je crois avoir déjà répondu sur le message unique. J'espère avoir été la plus complète possible.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .
Audition de M. Gérald
Darmanin,
ministre de l'intérieur
M. René-Paul Savary , président . - Nous poursuivons nos travaux avec l'audition de M. Gérald Darmanin, ministre de l'intérieur. Je vous prie d'excuser l'absence de notre président Alain Milon, retenu dans son département.
Nous souhaiterions vous interroger sur le pilotage interministériel de la crise sanitaire.
Je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment. Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Gérald Darmanin prête serment.
M. Gérald Darmanin, ministre de l'intérieur . - C'est évidemment respectueux du pouvoir parlementaire et très obéissant aux pouvoirs de votre commission d'enquête...
M. René-Paul Savary , président . - Je vous prie de m'excuser, monsieur le ministre, nous avons la rigueur de porter le masque en permanence...
M. Gérald Darmanin, ministre . - D'accord. (M. le ministre remet son masque.)
M. René-Paul Savary , président . - Je vous en remercie.
M. Gérald Darmanin, ministre . - C'est conscient de votre pouvoir d'audition que je me réponds à votre convocation. Mais vous avez devant vous un ministre de l'intérieur qui n'est en fonctions que depuis le 6 juillet et qui ne peut répondre que des actes qu'il a commis, même s'il peut être éclairé par ses directions et par l'histoire du ministère de l'intérieur en matière de gestion de crise sur le travail accompli.
Vous le savez, la crise que nous connaissons est à la fois exceptionnelle et inédite par son ampleur. Elle n'a épargné aucun territoire. Sa durée est exceptionnellement longue. C'est une crise sanitaire au cours de laquelle le ministère de l'intérieur a beaucoup innové. Ce ministère est un ministère de gestion de crise, notamment par l'intermédiaire du corps préfectoral. Il a dû appliquer un certain nombre de dispositions décidées par le Parlement, singulièrement lorsque les policiers et les gendarmes ont dû verbaliser. Ce ministère est également intervenu, grâce aux agents de la sécurité civile, pour contribuer à dispenser les bons soins au moment de la propagation de l'épidémie.
Quelques chiffres témoignent de l'ampleur de cette crise : plus de 29 millions de cas dans le monde et 404 888 cas confirmés en France. Au 14 septembre, le nombre de décès était de 31 045. C'est donc une crise globale que le Gouvernement, et singulièrement le ministère de l'intérieur, ont dû affronter.
Dans mes fonctions précédentes, je n'ai pas eu à gérer la crise autrement qu'économiquement, avec Bruno Le Maire, dans le soutien à l'activité économique. Mais bien entendu, le ministère de l'intérieur a contribué, sous l'autorité du Premier ministre, au travail interministériel. Je tiens à souligner que, depuis son émergence, la gestion de cette crise a été véritablement interministérielle. L'organisation du ministère de l'intérieur a été pleinement mobilisée dans cette optique. Cette dimension interministérielle s'est incarnée, dès le lendemain du confinement, dans le centre interministériel de crise (CIC) que les Français ont vu à la télévision, qui vise à apporter une réponse nationale unifiée et qui a coordonné l'ensemble de l'action des ministères. Qu'il s'agisse de la santé, des transports, de l'économie, de l'agriculture, de l'outre-mer, et bien évidemment de la sécurité, ces ministères se sont réunis quotidiennement, à l'occasion de réunions thématiques interministérielles, notamment au début de la crise. Parallèlement, la cellule situations du CIC accueille les officiers de liaison des ministères, afin d'établir des points de situation quotidiens, de préparer et d'éclairer les décisions des autorités politiques.
L'objectif premier de cette gestion interministérielle a été clair : la mobilisation totale de tous les services de l'État, au niveau central comme au niveau déconcentré, sans interruption depuis janvier, soit plus de neuf mois d'action continue. C'est une durée sans équivalent dans l'histoire de la gestion de crise du ministère de l'intérieur. Mais l'État s'est montré résilient et a su répondre aux défis nombreux et originaux qui ont été les siens. Le CIC, dont la création a coïncidé avec le déconfinement dans le prolongement des travaux menés par le délégué interministériel à la stratégie du déconfinement, a permis de gérer la crise dans sa durée et il continue à le faire dans une difficulté accrue tant la crise est longue et les éléments d'information différents de semaine en semaine.
Au sein de cette organisation interministérielle, le ministère de l'intérieur a bien évidemment joué un rôle pivot dans la gestion de crise, conformément à la tradition qui veut que ce soit lui qui gère et coordonne les crises que nous avons pu connaître. Il est en effet responsable de l'anticipation et du suivi des crises : il est chargé de la conduite opérationnelle des crises sur le territoire de la République en application de l'article L. 1142-2 code de la défense. Il doit également, au titre de la préparation de la gestion de crise, s'assurer de la transposition et de l'application au niveau déconcentré, notamment par l'intermédiaire du corps préfectoral, des plans gouvernementaux.
Dans le cadre de cette crise, le ministère de l'intérieur a mobilisé trois niveaux. D'abord le niveau central : il a, par exemple, organisé, au début de la crise, le retour sur le territoire national des Français de Wuhan, en liaison avec le ministère des affaires étrangères et celui de la santé ; il a aussi armé à titre principal avec ses personnels - la majorité des postes du CIC, tout en veillant au maintien en condition opérationnelle de cet organe. Au niveau opérationnel, les forces de l'ordre ont la charge du contrôle du respect des règles sanitaires - notamment le port du masque -, avec plus de 45 000 verbalisations depuis début mai, mais elles doivent également assurer la sécurité de nos concitoyens dans un contexte de grande tension : les sapeurs-pompiers par exemple, au travers de l'activité des services départementaux d'incendie et de secours (SDIS) et des moyens nationaux de la direction générale de la sécurité civile ont été pleinement mobilisés : parmi plus de 123 000 interventions liées au covid, on compte 326 prises en charge par les hélicoptères de la sécurité civile pour l'évacuation sanitaire de plus de 182 personnes. Sans oublier l'action des associations agréées de sécurité civile. Enfin, au niveau territorial, les préfets et les sous-préfets ont été au rendez-vous, en lien avec les acteurs économiques, mais aussi les conseils départementaux et les maires. La gestion de cette crise a reposé, et repose encore, sur le couple préfet-maire ; les maires constituant en effet, depuis le début, des partenaires essentiels et incontournables, dont le travail a été renforcé par celui des présidents de conseils départementaux et régionaux.
Cette crise sans précédent doit nous conduire à nous interroger - c'est la réflexion que j'ai souhaité engager devant le corps préfectoral dès mon arrivée au ministère de l'intérieur - sur les perspectives d'évolution des gestions de crise dans notre pays. Même si le retour d'expérience n'est pas encore tout à fait total - puisque le ministère de l'intérieur, comme tout le Gouvernement, est encore mobilisé sur la gestion de la crise du coronavirus -, nous devons nous interroger ensemble sur les leçons de cette crise inédite.
Sans me livrer à cet exercice aujourd'hui - parce qu'il est bien trop tôt pour le faire et que je n'ai pas assez de remontées -, je voudrais vous faire partager quelques pistes de réflexion.
D'abord, cette crise met en exergue la multiplication des crises dans notre société. Leur ampleur, leur caractère polymorphe et leurs conséquences sur notre organisation doivent nous permettre d'anticiper les prochaines crises, qu'elles soient sanitaires ou autres. Il me semble que c'est bien à Beauvau que peut être le centre de réflexion pour les mois et les années à venir. Nous devons aussi réfléchir aux moyens de renforcer notre organisation et de l'adapter à des crises globales et durables. C'est un axe stratégique majeur de la feuille de route du ministère de l'intérieur que j'ai proposée au Premier ministre.
Plusieurs pistes peuvent être évoquées.
La gestion territorialisée de la crise me semble être le seul modèle pertinent pour adapter la réponse de l'État aux réalités du terrain et singulièrement à l'échelon départemental. À cet égard, les prérogatives du couple préfet de département-élu local pourraient être davantage consolidées en s'inspirant des retours d'expérience de la crise du coronavirus. Il s'agit également d'affermir le rôle central de la cellule interministérielle qui est placée à Beauvau en renforçant nos outils d'anticipation et de planification, en intégrant davantage les dimensions technologiques et en confortant le ministère de l'intérieur comme le ministère de la gestion de crise. Enfin, il s'agit de consolider l'offre de service du ministère pour l'ensemble de l'État pour le compte du Premier ministre, qu'il s'agisse de l'aide aux victimes, de leur information, de la logistique de crise, de la fourniture d'équipements de protection à la population. Le ministère de l'intérieur doit renforcer ses instruments, notamment à destination des autres ministères. C'est ce qu'il a fait, à l'exception de l'éducation nationale et de la santé : il a été le ministère qui a fourni notamment les masques et un certain nombre d'éléments dont l'État avait besoin au début de la crise sanitaire.
Veuillez par avance m'excuser si je frustre un peu votre commission en ne répondant pas forcément à toutes les questions, notamment sur le déroulement de la crise avant mon arrivée. Mais je suis certain que je vais pouvoir apporter, avec les directeurs qui m'accompagnent, ces réponses et nous sommes bien évidemment à votre disposition pour toute information complémentaire.
M. Bernard Jomier , rapporteur . - Je vous remercie pour votre exposé liminaire. Nous avons bien conscience que vous n'occupiez pas les mêmes fonctions au début de la crise. Mais vous êtes ministre de l'intérieur aujourd'hui et nous nous intéressons au regard que le ministère de l'intérieur porte sur l'organisation de la réponse à la crise.
Nous constatons actuellement des difficultés dans la mise en oeuvre de la stratégie « tester-tracer-isoler », qui suscite beaucoup d'interrogations. Conformément aux dispositions du code de la santé publique, ce sont les préfets qui sont chargés de la distribution et du recueil des fiches de traçabilité. Comment organisent-ils cette responsabilité ?
La crise a reposé sur le couple maire-préfet et s'est enrichie de cette collaboration. Mais, s'agissant d'une crise de santé publique, quid du lien avec les institutions sanitaires ? Il me semble évident qu'il faut dépasser ce couple territorialisé, qui doit travailler avec les autres acteurs. Nous avons pu observer des modes de fonctionnement très différents selon les territoires - souvent pour des facteurs humains. Comment pensez-vous l'institutionnalisation de ce lien entre les élus locaux, le préfet - il a des prérogatives de pilotage au titre du code de la santé publique -, les acteurs sanitaires et les autorités de santé ?
M. Gérald Darmanin, ministre . - Vous avez bien raison : les préfets sont ceux qui coordonnent, mais le préfet n'est pas que l'homme ou la femme du ministère de l'intérieur : il est, par définition, celui qui agit au nom du Gouvernement et donc pour chacun des ministres. Le ministère de la santé a bien évidemment un rôle particulier avec la gestion des ARS qui sont, comme vous le savez, des agences régionales, alors que le préfet de département est à l'échelon départemental. C'est donc avec le ministre de la santé que j'ai publié avant-hier une circulaire - je pourrai vous la faire parvenir - pour organiser la gestion des tests, car plus d'un million de tests sont gérés par le corps préfectoral. La généralisation des tests telle que souhaitée par le Gouvernement pose évidemment un certain nombre de questions d'organisation. Ce sujet sera vu par le ministre de la santé avec les représentants préfectoraux dans chacun des départements.
Le rapport maire-préfet a été extrêmement efficace pour l'échange d'informations au début de la crise, pendant le confinement puis le déconfinement, notamment s'agissant des services publics gérés par les maires, indépendamment du rapport politique qui existe entre un maire et le préfet. Le préfet de département - et c'est son travail premier - noue des relations particulières tant avec l'association départementale des maires qu'avec les maires eux-mêmes - et c'était une bonne chose de le faire au niveau politique, comme au niveau organisationnel.
La relation préfet-ARS est naturelle dans bien des cas, mais l'ARS est, par définition, régionale et le préfet en charge de la gestion de crise est départemental. Les préfets de région ont été informés, mais c'est en leur qualité de préfet du département le plus important qu'ils ont été consultés. Il n'y a pas de compétences reconnues ni affirmées des préfets de région dans la gestion de crise : les préfets concernés étaient soit les préfets de zone, soit les préfets de département. Cette difficulté d'organisation ne tient pas au ministère, à des combats administratifs ou technocratiques ou à des luttes de pouvoir, mais au fait qu'il existe des échelons départementaux qui ont peu de contacts avec l'ARS. Il faut donc sans doute réfléchir à une meilleure articulation : les compétences ne sont pas contradictoires - il s'agit bien pour le préfet de gérer la crise, avec des administrations qui relèvent de l'ARS et qui doivent éclairer les décisions du corps préfectoral -, mais il y a une différence d'échelon qui a pu, ici ou là, poser des difficultés. Nous l'avons tout de suite vu sur nos territoires - je suis élu local moi-même ; j'étais maire pendant cette crise.
Je tiens également à souligner le rôle prédominant de l'assurance maladie pour la traçabilité des cas contacts et le lien du ministre de la santé avec le préfet.
M. Bernard Jomier , rapporteur . - Antérieurement à la circulaire que vous avez signée avant-hier, y avait-il un texte organisant le recueil des fiches de traçabilité et la mise en oeuvre de ce processus ?
M. Gérald Darmanin, ministre . - D'après le secrétaire général du ministère, les préfets disposaient d'un texte prévoyant l'hébergement des cas contacts, mais non la traçabilité telle que vous l'évoquez, qui relevait de l'assurance maladie.
M. Bernard Jomier , rapporteur . - Votre nouvelle circulaire est-elle claire sur ce point ?
M. Gérald Darmanin, ministre . - Absolument.
Mme Sylvie Vermeillet , rapporteure . - Je veux revenir sur les rapports entre ARS et préfets. Vous n'êtes en fonctions que depuis le 6 juillet ; toutefois, êtes-vous au courant de dysfonctionnements antérieurs sur certains territoires ? Avez-vous déjà pris des dispositions pour clarifier ce fonctionnement ?
Le Premier ministre a déclaré que des plans de reconfinement territoriaux et globaux étaient prêts. Comment seraient-ils déclinés localement ?
M. Gérald Darmanin, ministre . - Sur le deuxième point, les préfets ont la responsabilité, dans le cadre défini par la législation et les décrets applicables, de mettre en place les plans territorialisés souhaités par le Premier ministre ; c'est ce qu'ils ont fait dans les Bouches-du-Rhône, ou encore la Gironde, très récemment. Le ministère de l'intérieur accepte très largement les adaptations territoriales proposées par les préfets, dès lors qu'elles respectent le cadre légal et réglementaire. Nous menons des échanges réguliers autour du préfet Denis Robin, qui est chargé de répondre aux questions des préfets au sein de la cellule interministérielle ; ceux-ci prennent la responsabilité de leurs actes réglementaires.
Quant au premier point, je ne suis en poste que depuis le 6 juillet. Je n'ai pas eu à connaître de dysfonctionnements antérieurs dans mon département. S'il y a eu des difficultés de compréhension, elles découlent de cette territorialisation, mais les textes sont clairs : c'est bien le préfet qui est chargé de la veille et de la gestion de crise ; il est aidé par l'ARS. Je suis certain que votre commission saura soulever les dysfonctionnements qui auraient pu avoir lieu.
M. René-Paul Savary , président . - Que le préfet décide des mesures adaptées à son territoire et à sa population est une évolution récente. Il y a quelques mois, les directives étaient nationalisées, ce qui pouvait poser certains problèmes. Une vraie adaptation de terrain est désormais visible.
M. Gérald Darmanin, ministre . - Quand le confinement était généralisé, les préfets n'avaient que peu de marges de manoeuvre, par définition. Dans cette deuxième phase, nous avons choisi, plutôt que de reconfiner, d'adapter localement les mesures pour freiner la propagation du virus. Il apparaît dès lors normal que le préfet de département puisse prendre des décisions déconcentrées dans un cadre légal et réglementaire défini nationalement. Cela nous a d'ailleurs été reproché lors des dernières questions d'actualité au Gouvernement à l'Assemblée nationale, mais le Premier ministre y a répondu.
Mme Catherine Deroche , rapporteure . - Le retour d'expérience relatif à la réorganisation du système et à l'architecture de la gestion de crise n'a pas encore été complètement fait ; je n'insisterai donc pas sur ce point.
Quel rôle ont les préfets de zone par rapport aux préfets de région et de département ? Dans certains cas, des conflits ont pu se produire avec les ARS : comment les résoudre ?
Nous nous sommes déplacés à l'aéroport de Roissy pour observer l'arrivée des passagers venant de pays dits « écarlates ». Nous avons vu qu'ils étaient soumis à un circuit bien identifié pour se faire tester. Je n'ai à exprimer que deux bémols. Le premier concerne les fiches de traçabilité. En règle générale, une fois remplies par les passagers, elles sont recueillies par les compagnies aériennes et entreposées dans les aéroports ; après quoi, l'ARS peut les récupérer en cas de besoin. Pourquoi ne pas avoir utilisé les données des dossiers passagers, dites « PNR » ? Cela aurait peut-être été plus simple. Mon deuxième bémol concerne le caractère différé des résultats de ces tests : entre-temps, les arrivants sont libres de leurs mouvements.
Au début de la crise, on déplorait un manque de protection global des soignants, mais aussi des forces de l'ordre. Sont-elles mieux dotées aujourd'hui en équipements de protection pour les missions qui leur sont confiées ?
Enfin, je m'interroge sur le relatif échec de l'application StopCovid.
M. Gérald Darmanin, ministre . - Ce dernier point ne dépend pas de moi.
Concernant l'équipement des forces de l'ordre, mon prédécesseur pourra vous répondre quant au début de la crise. Aujourd'hui, il y a assez de masques pour les forces de l'ordre qui interviennent sur l'ensemble du territoire. À ce propos, pendant le confinement, 21 200 000 personnes ont été contrôlées ; 1,3 million de personnes ont été verbalisées. Depuis le déconfinement et jusqu'au 15 septembre, on relève 44 929 verbalisations. À ma connaissance, le ministère de l'intérieur n'a pas manqué de masques pour les forces de l'ordre : 1,1 million de masques était disponible ; dès le début de la crise, il y en avait dans chaque voiture, même s'ils n'étaient pas portés de façon généralisée. Depuis la mi-avril, 10 millions de masques sont arrivés ; il y en a désormais assez pour répondre aux besoins des forces de l'ordre.
Concernant les données PNR, le dispositif législatif ne prévoit pas qu'elles soient utilisées à des fins autres que sécuritaires. Toutes modifications visant à permettre leur utilisation à des fins sanitaires devraient être autorisées par le Parlement et pourraient même relever du droit direct de l'Union européenne.
Concernant l'articulation des rôles des différents préfets, il y a peut-être des habitudes administratives de discussions entre les préfets de région et les ARS, mais ce sont bien les préfets de département qui sont responsables de la gestion de crise. Les préfets de zone sont en revanche essentiels pour la coordination des moyens : la distribution de masques ou le partage d'informations, par exemple. Les préfets de département sont donc les interlocuteurs directs des ARS : j'ai eu l'occasion de répondre sur les difficultés territoriales que cela a pu engendrer ; j'estime en tout cas qu'elles n'ont pas été majeures.
Mme Catherine Deroche , rapporteure . - Les fonctionnaires du ministère de l'intérieur sont-ils régulièrement testés ? Depuis quand le sont-ils ?
M. Gérald Darmanin, ministre . - J'en ai discuté avec les organisations syndicales, les deux secrétaires généraux successifs du ministère et les directeurs généraux de la police nationale et de la gendarmerie nationale. Si un fonctionnaire est testé positif au coronavirus, la médecine du travail de la fonction publique joue son rôle ; nous nous conformons évidemment aux prescriptions des médecins et des ARS. On peut tester jusqu'à l'ensemble d'une brigade ; il nous arrive même parfois de la fermer si nous considérons nécessaire de mettre ces agents en quatorzaine ou en « septaine », comme on dit désormais.
M. Roger Karoutchi . - Le chef de l'État nous a dit en mars dernier que nous étions en guerre. Or, quand on fait la guerre, on a un cabinet de guerre et un chef d'état-major : le brillant maréchal Foch ou le moins brillant général Gamelin. L'identification de tels chefs permet de donner confiance aux populations, de leur donner le sentiment que les choses sont gérées de manière coordonnée ; le crédit de la parole publique est ainsi restauré.
Pendant la crise, on a subi des errements sur les masques et les tests. Après une période d'accalmie, on constate depuis quelques semaines une reprise inquiétante du nombre de cas. Or la parole publique est loin d'être uniforme : elle est assurée, une fois par le ministre de la santé, une autre par le Premier ministre, une autre encore par le directeur général de la santé. Tout cela est un peu désordonné.
Le Gouvernement a décidé d'accentuer le rôle du couple préfet-maire, ce qui est bienvenu : les maires ont joué un rôle primordial au printemps pour compenser les faiblesses de l'État. Toutefois, cela contribue à multiplier les mesures différenciées. Des décisions sont prises par les préfets à Marseille ou à Bordeaux sur certaines activités publiques, quand le préfet d'Île-de-France n'en prend pas, alors que le virus y circule tout autant. On a le sentiment qu'il y a deux poids, deux mesures : cela nuit à la confiance et crée un malaise.
Ne pensez-vous pas qu'il faudrait trouver une solution différente, surtout si la crise devait s'accentuer, pour que la parole de l'État soit plus unifiée ? Cela n'incombe pas forcément au ministre de la santé, mais il faut qu'il y ait unité de la parole publique, au-delà des modulations locales par les préfets : cela manque cruellement.
M. Olivier Henno . - Vos responsabilités antérieures et vos fonctions municipales vous ont rendu familier des problématiques douanières et frontalières. La coordination entre pays européens est un sujet qui m'est cher. De nombreuses familles du Nord hébergent leurs membres âgés ou fragiles dans des établissements de Belgique ; elles ont souffert de la fermeture des frontières, mais aussi d'un défaut d'information, de visibilité et de réciprocité. Voyez-vous des pistes d'amélioration dans les échanges avec les pays qui nous entourent ?
Mme Angèle Préville . - Concernant les verbalisations, quelle évolution constate-t-on ? Qui verbalise et qui est verbalisé, dans quelles circonstances ? Que se passe-t-il en la matière dans les pays limitrophes ?
M. Gérald Darmanin, ministre . - M. Karoutchi semble souhaiter que l'État soit plus jacobin, ce qui peut surprendre au vu des positions prises par la majorité sénatoriale ces dernières années ; ce n'est toutefois pas si étonnant au vu de sa culture politique, que je partage d'ailleurs largement !
Plus sérieusement, le virus ne circule pas de manière uniforme sur le territoire national : les Français ne comprendraient donc pas que des mesures uniformes soient prises. Par ailleurs, ce n'est pas le préfet d'Île-de-France qui peut prendre de telles décisions, mais bien les préfets de département et le préfet de police de Paris. Or celui-ci a bien pris des dispositions inédites sur d'autres points du territoire national : ainsi du port du masque obligatoire dans l'ensemble de l'espace public parisien, sans les dérogations accordées par d'autres préfets. La polyphonie n'est pas une cacophonie ! Les représentants de l'État s'adaptent à leurs territoires, ce qui me semble correspondre aux demandes de la Haute Assemblée.
M. Karoutchi me semble donc un peu trop dur dans son réquisitoire.
M. Roger Karoutchi . - Ce n'en est pas un...
M. Gérald Darmanin, ministre . - Cette crise dure depuis neuf mois ; elle est sans équivalent dans l'histoire contemporaine, sauf guerre mondiale. M. Karoutchi a cité Foch et Gamelin, que je n'ai pas connus.
M. Roger Karoutchi . - Moi non plus !
M. Gérald Darmanin, ministre . - Il est vrai que l'État n'a pas eu à connaître une telle gestion de crise, sur une aussi longue durée, en dehors des guerres mondiales. En outre, cette crise sanitaire est proprement inédite dans ses proportions : elle est plus mondiale encore que ne le furent les deux grandes guerres du XX e siècle ! Enfin, nous connaissons encore trop mal le virus contre lequel nous luttons. Il est donc délicat de juger ce qui s'est passé au cours des derniers mois, notamment, l'action de l'État et de ses responsables.
M. Henno a raison de souligner les difficultés que nous avons rencontrées à nos frontières avec la Belgique et nos autres voisins, notamment autour des personnes vulnérables, mais aussi des rapprochements amoureux. Pour la suite, il faudra continuer de faire ce qu'on a su faire dans la deuxième partie de la crise : se parler dans un cadre européen, coordonner les fermetures et les réouvertures de frontières. J'ai pris contact avec mes homologues lors de mon arrivée au ministère : nous avons convenu que, si jamais nous devions imaginer de nouvelles restrictions de passage, elles devraient se faire de manière coordonnée, sous l'égide de l'Union européenne, et en gardant à l'esprit les intérêts des populations frontalières, notamment dans les zones, comme le Nord, où les déplacements transfrontaliers sont extrêmement habituels.
Concernant les verbalisations, j'en ai donné le nombre total. L'outil utilisé par tous les gendarmes et policiers est le procès-verbal électronique. Nous ne disposons pas encore de statistiques sociologiques sur ces verbalisations, mais nous pouvons fournir à la représentation nationale des profils par département et par force. Je peux en outre transmettre vos demandes supplémentaires d'éléments statistiques au préfet Laurent Fiscus, directeur de l'Agence nationale de traitement automatisé des infractions (Antai).
M. René-Paul Savary , président . - J'ai cru comprendre que des mesures de quarantaine avaient été adoptées par la Belgique pour toutes personnes provenant des départements du Nord et du Pas-de-Calais. Avez-vous des précisions sur cette mesure unilatérale ? Par ailleurs, rappelons que nous ne sommes pas là pour réécrire l'histoire, mais pour l'analyser et en tirer les conséquences !
M. Gérald Darmanin, ministre . - La Belgique comme l'Allemagne ont considéré qu'il y avait des lieux où le virus circulait de manière plus active et en ont tiré des conclusions pour leur territoire national. Ce virus ne connaît pas de frontières. Il est compliqué de comprendre ce qui se passe à l'échelon départemental. Le virus ne circule pas de la même manière dans la métropole lilloise et ailleurs dans le Nord, mais les mesures sont prises à l'échelle départementale. Les mesures adoptées par nos amis belges n'empêchent toutefois pas les échanges avec la Belgique.
Mme Marie-Pierre de la Gontrie . - Votre prédécesseur au ministère de l'intérieur a indiqué devant l'Assemblée nationale, le 9 avril dernier, souhaiter que le covid-19 soit inscrit au tableau des maladies professionnelles et que le lien entre l'affection et leur service soit automatiquement présumé pour les agents publics dès lors qu'il est établi qu'ils ont assuré une mission au contact du public durant l'état d'urgence sanitaire. Rappelons que les forces de l'ordre ont été mobilisées de manière très intense pendant le confinement. Pourtant, dans le décret paru le 14 septembre dernier, ne sont concernés par un tel dispositif que les soignants, à l'exception de tous les autres agents publics. Avez-vous l'intention de prendre la mesure annoncée en avril et toujours très attendue par les forces de l'ordre ?
Je souhaiterais par ailleurs revenir sur l'arrêté pris par le préfet du Pas-de-Calais pour interdire la distribution de repas aux migrants dans le centre-ville de Calais par toute association, hormis celle qui est agréée, de manière à éviter des rassemblements jugés inopportuns. Cet arrêté a été pris quelques heures après votre rencontre avec la maire de Calais, qui avait pris il y a quelques années un arrêté analogue, lequel avait été annulé par le tribunal administratif de Lille, notant une « atteinte manifestement illicite aux droits des personnes concernées » et un risque de « traitements inhumains et dégradants » par l'insatisfaction de besoins alimentaires fondamentaux. L'association agréée reconnaît elle-même ne pouvoir fournir des repas à toutes les personnes qui en ont besoin. Comment conciliez-vous votre rôle de défenseur du respect de l'ordre public et celui de garant des droits humains, tels qu'ils ont été rappelés par le tribunal administratif ?
Mme Victoire Jasmin . - Il a été décidé que, pour se rendre dans certains territoires ultramarins, un test de moins de 72 heures serait requis. Or les laboratoires sont sous tension et les délais de rendu des résultats sont quelquefois très importants. On constate que certains laboratoires exigent 100 euros pour délivrer les résultats dans les délais impartis.
M. Martin Lévrier . - Une petite musique court dans la presse sur l'autorité de l'État : tout ne serait jamais vraiment clair. Les Parisiens ont globalement respecté l'obligation de porter un masque, mais un petit problème subsiste : des jeunes se réunissent la nuit, par exemple sur l'esplanade des Invalides : ils sont très gentils, mais très peu masqués. Il faudrait que les forces de l'ordre mènent des opérations bienveillantes, mais fermes, pour leur rappeler que leurs comportements peuvent mettre les autres en danger.
M. René-Paul Savary , président . - Je souhaiterais en savoir plus - cela peut faire l'objet d'une réponse écrite - sur les réquisitions de masques qui avaient été ordonnées par les préfets et avaient causé certains problèmes. Combien y a-t-il eu de telles opérations et quelles en ont été les conséquences ?
M. Gérald Darmanin, ministre . - Madame de la Gontrie, lorsque M. Castaner, alors ministre de l'intérieur, s'est adressé au ministère que je dirigeais au sujet du classement de la covid-19 comme maladie professionnelle pour les agents du ministère de l'intérieur et, plus largement, les agents publics, c'est Olivier Dussopt, alors secrétaire d'État, qui avait instruit cette question. Les forces de l'ordre ne doivent pas être défavorisées par rapport à d'autres agents publics, y compris ceux qui relèvent du ministère de la santé, pour lesquels des spécificités ont été reconnues par le décret que vous avez rappelé. Nous avons commencé à travailler sur un mécanisme permettant de répondre à cette interrogation, que j'ai renouvelée à mon arrivée au ministère de l'intérieur : Mme de Montchalin termine en ce moment son élaboration ; les dispositions déjà prises seront complétées incessamment.
Concernant Calais, je tiens à rappeler que, lorsque Mme la maire de Calais a utilisé son pouvoir réglementaire pour empêcher la distribution de repas en centre-ville, le tribunal administratif a cassé cet arrêté au seul prétexte...
Mme Marie-Pierre de la Gontrie . - Motif !
M. Gérald Darmanin, ministre . - ... que cette interdiction ne relevait pas du pouvoir du maire ; elle en a déduit que cela relevait de l'autorité de l'État et de son représentant. J'ai compris qu'une association contestait le nouvel arrêté devant le même tribunal administratif ; nous verrons ce qu'il en dira, mais le précédent arrêté avait été annulé principalement pour cette question d'autorité réglementaire. Par ailleurs, l'arrêté préfectoral est circonscrit dans le temps et l'espace, comme le prévoit le droit administratif, afin qu'il n'y ait pas d'excès de pouvoir. Cet arrêté nous paraît pondéré et mesuré ; il répond, non pas à une question politique, mais bien à un souci de santé publique dans cette période particulière : à ma connaissance, 1 500 migrants sont à Calais et dans ses environs ; 60 % d'entre eux viennent d'ailleurs de Belgique afin de pouvoir plus facilement traverser la Manche. La diminution du nombre de camions du fait de la pandémie, l'approche du Brexit et le fait que la mer soit calme pendant l'été ont encore renforcé les difficultés d'ordre public. La distribution de repas dans les rues de la ville apparaît en outre dangereuse pour la circulation du virus.
Vous évoquez les droits humains, auxquels je suis évidemment sensible, comme humaniste et comme républicain, mais la lutte contre les passeurs et l'exploitation de ces êtres humains me semble constituer en la matière le premier de nos devoirs. L'État mandate la distribution quotidienne de 2 000 repas ; en outre, l'hébergement des migrants est systématique lorsque nous intervenons pour les mettre à l'abri. Les policiers et les gendarmes mènent des interventions presque chaque jour pour les aider à ne pas se noyer dans la Manche ; la semaine dernière, des gendarmes se sont même jetés à l'eau pour en sauver ! Enfin, il ne faut pas oublier les droits humains de la population calaisienne, qui vit des situations délicates, en particulier ces derniers temps du fait du déconfinement et des difficultés que nous rencontrons avec nos amis britanniques. Tout cela justifie cet arrêté préfectoral circonscrit dans le temps et l'espace. Les distributions de repas se poursuivent, mais au plus proche des migrants plutôt que dans les rues du centre-ville, dans des conditions conformes à ce que l'État a toujours assumé, quel que soit le gouvernement : on a toujours essayé d'allier fermeté et humanité, comme le disait M. Cazeneuve quand il était Premier ministre.
Quant à l'outre-mer, madame Jasmin, je comprends les difficultés que vous évoquez. On peut se scandaliser de l'exploitation cupide de nos compatriotes ultramarins. J'ai eu à intervenir, en tant qu'élu, dans des situations similaires. L'État consacre des moyens importants au remboursement des tests. Une question demeure quant aux délais, parfois incompatibles avec les exigences du transport aérien. On a essayé au maximum d'améliorer les choses : votre commission a pu constater à Roissy le professionnalisme de nos agents. Il appartient sans doute aux ministères des transports et de la santé d'évoquer les rapports avec les laboratoires et le rétablissement de la continuité territoriale.
M. Lévrier nous invite à la bienveillance active ; il n'a pas tort. J'ai donné aux agents de mon ministère des consignes en la matière, pour encourager de telles discussions, non seulement sur l'esplanade des Invalides, qui est au moins ouverte à tout vent, mais dans tous les endroits où des regroupements et des soirées interdites sont observés. Les forces de l'ordre sont intervenues lors de retransmissions d'événements sportifs ayant donné lieu à des comportements qui ont pu faire scandale. Cela dit, une explication bienveillante ne suffit pas toujours à assurer l'obéissance des gens envers les forces de l'ordre : il faut parfois verbaliser ! Le travail d'explication doit en tout cas être poursuivi, pour que chacun soit responsable de ses actes. Je réitérerai des consignes en ce sens au préfet de police de Paris, ville où le port du masque doit absolument rester obligatoire partout. Cette règle est en tout cas plus simple que les découpages géographiques antérieurs : c'est pourquoi j'ai accepté la proposition qu'avait faite en ce sens le préfet de police, qu'avait d'ailleurs approuvée Mme la maire de Paris.
Concernant les réquisitions, je vous invite à vous adresser à mon prédécesseur ; mon ministère pourra également vous adresser une réponse écrite. À ce propos, je voudrais rappeler à quel point, en tant que ministre chargé des douanes, j'ai dû au printemps soutenir cette administration, qui a fait un travail formidable dans une période difficile. Les douaniers ont été soumis à une très forte pression politique de la part de certains élus locaux alors qu'ils accomplissaient leur nécessaire travail de vérification des cargaisons de masques importés.
On exigeait souvent d'eux qu'ils autorisent leur distribution immédiatement, alors même que ce travail, qui ne prenait que quelques heures, était tout à fait nécessaire : certains de ces masques étaient des faux qui n'auraient pu protéger les soignants ou la population ! Nos agents ont accompli leur tâche sous les quolibets et les mises en cause, sans céder aux pressions exprimées jusque dans les médias.
M. René-Paul Savary , président . - L'aéroport de Vatry, dans mon département, a ainsi accueilli nombre de masques dans de bonnes conditions. N'hésitez pas à continuer de l'utiliser !
M. Roger Karoutchi . - Au Sénat, des protestations ont été faites contre certaines réquisitions, mais jamais contre les contrôles effectués par les douaniers, qui sont tout à fait normaux !
Mme Éliane Assassi . - Il s'agit d'une épidémie inédite et mondiale ; nous en sommes tous conscients. Il me semble donc utile de nous préoccuper de la façon dont elle a été gérée et l'est encore, puisque la crise perdure et semble même s'aggraver. C'est pourquoi la polyphonie actuelle paraît dangereuse : elle provoque des interrogations dans l'opinion publique, voire de l'angoisse et des comportements dangereux.
Vous n'avez pas répondu à la question de Mme Deroche sur l'application StopCovid. Quoi que j'en pense, force est de constater qu'elle ne marche pas. Les raisons en sont peut-être multiples. Est-elle toujours d'actualité ? Des bruits circulent quant à un accès privilégié aux tests pour les utilisateurs de cette application. Qu'en est-il ?
M. Gérald Darmanin, ministre . - Comme je l'ai dit à Mme Deroche, je ne suis nullement chargé de cette application dans mes fonctions actuelles et je ne l'étais pas plus dans mes fonctions antérieures ; je ne saurais donc répondre à ces questions, que je vous suggère d'adresser aux responsables administratifs et politiques de cette application, qui me semble nécessaire dans la lutte contre la circulation du virus.
Mme Éliane Assassi . - Vous êtes ministre de l'intérieur. Certes, vous n'êtes pas chargé de cette question, mais M. Cédric O a affirmé que StopCovid pourrait faciliter le travail des forces de l'ordre ; vous êtes concernés au moins à ce titre.
M. Gérald Darmanin, ministre . - J'avoue être ministre de l'intérieur, mais je ne vois pas de lien particulier entre l'application StopCovid et le travail des forces de l'ordre, en particulier lors des contrôles. En tout cas, je n'ai pas eu à connaître de près ou de loin de cette application, hormis en tant que citoyen.
Mme Marie-Pierre de la Gontrie . - La décision du tribunal administratif de Lille qui suspendait l'arrêté de Mme la maire de Calais n'a pas été prise sur les motifs décrits par M. le ministre : c'est bien un motif de fond qui la justifiait.
M. Gérald Darmanin, ministre . - Je me ferai un plaisir de passer une soirée, une nuit, ou une journée à Calais avec Mme la sénatrice à la rencontre des habitants.
M. René-Paul Savary , président . - Nous vous remercions, monsieur le ministre.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Audition de M. Xavier
Bertrand,
ancien ministre des solidarités et de la santé
M. René-Paul Savary , président. - Nous poursuivons nos travaux avec l'audition de M. Xavier Bertrand, ancien ministre, des solidarités et de la santé de juin 2005 à mars 2007, puis du travail, de l'emploi et de la santé de novembre 2010 à mai 2012.
M. Bertrand est accompagné de Mme Mélanie Blond et de M. Mathieu Gressier, ancien chef de cabinet et conseiller sécurité sanitaire du ministre de la santé.
Je vous prie d'excuser l'absence du président Milon, retenu dans son département.
Monsieur Bertrand, vous avez été chargé de la santé à deux reprises. Vous avez été confronté, la première fois, à l'épidémie de grippe aviaire H5N1 qui a donné lieu à l'élaboration d'une doctrine d'emploi et de stockage des masques dans notre pays. Cette doctrine d'emploi très large devait être servie par l'Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (Éprus), créé par une loi du 5 mars 2007.
Sur cette question de la doctrine d'emploi des masques, votre deuxième expérience ministérielle est marquée par l'avis du Haut Conseil de la santé publique (HCSP) de 2011, qui opère un premier retour d'expérience et préconise de réserver l'emploi des masques FFP2 aux seuls soignants et non plus aux professionnels dits, dans la crise sanitaire que nous connaissons actuellement, « de deuxième ligne ».
Nous avons eu l'occasion d'évoquer ces périodes avec les professeurs Didier Houssin, alors directeur général de la santé et délégué interministériel à la lutte contre la grippe aviaire, puis Jean-Yves Grall, ancien directeur général de la santé.
Vous avez été entendu longuement, pendant près de trois heures, par la commission d'enquête de l'Assemblée nationale le 2 juillet dernier. Vous y avez développé une vision très régalienne des questions de santé et de la responsabilité de l'État en cas de crise sanitaire. Vous avez plaidé pour un certain volontarisme politique, rappelant que vous aviez, en particulier en matière d'arbitrages budgétaires, reçu le soutien sans faille du Président de la République pour constituer des stocks de masques.
J'aurais, pour ma part, quatre remarques et interrogations en écho à vos déclarations.
Même si nous sommes toujours dans la crise, nous nous interrogeons sur ce que doit être la préparation du pays « par temps calme ». En l'absence de pandémie, où en présence d'épisodes moins aigus que prévu, n'y a-t-il pas une forme de fatalité à désarmer, notamment dans un pays dont les finances publiques sont très dégradées ? Ne faut-il pas, dès lors, imaginer un système où le stockage des équipements de protection serait davantage décentralisé ?
L'action très volontariste de la gestion de H5N1, qui s'est notamment traduite par l'envoi aux professionnels libéraux de kits de protection, n'a-t-elle pas envoyé à tous le message suivant : « quoi qu'il arrive, l'État est là » ? Nous avons constaté que d'autres anciens ministres avaient une vision différente sur ce point, qu'il s'agisse de Roselyne Bachelot ou de Marisol Touraine.
Vous avez déclaré : « Logisticien, c'est un sacré métier. » Nous ne pouvons que vous rejoindre, et nous avons constaté que, même lorsqu'il y avait des masques, l'État et ses agences ont été incapables de les acheminer sur le terrain. Pensez-vous que l'Éprus, qui n'a jamais eu à le faire en grandeur réelle, aurait su faire ?
Enfin, vous avez évoqué le changement de doctrine du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) en 2013, que d'aucuns rendent responsable de la pénurie de masques. Il semble que cette doctrine du SGDSN maintient la responsabilité de l'État « en présence d'une maladie infectieuse hautement contagieuse à transmission respiratoire ». Est-ce un changement de doctrine ou un recul des priorités en l'absence de menace immédiate ?
Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.
Monsieur Bertrand, je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Xavier Bertrand prête serment.
M. Xavier Bertrand, ancien ministre des solidarités et de la santé. - Monsieur le président, je vous prie d'excuser mon retard dû aux conditions de circulation. Je vous propose de répondre directement aux questions des rapporteurs et des commissaires, sans faire de propos liminaire.
Mme Marie-Pierre de la Gontrie . - M. le président vous a déjà posé des questions !
M. Xavier Bertrand. - J'y répondrai à la fin de l'audition.
M. René-Paul Savary , président . - J'y veillerai.
Mme Catherine Deroche , rapporteure . - Lorsque vous étiez chargé de la santé, vous avez eu à gérer des épisodes d'épidémie. Sur quels organismes vous êtes-vous appuyé pour prendre vos décisions ? Je vous interroge sur ce point parce que si un conseil scientifique a été mis en place, la ministre de la santé a aussi très tôt déclaré qu'il y avait peu de risque que le virus arrive en France. C'est la raison pour laquelle nous souhaitons connaître les organismes qui auraient pu lui fournir les éléments lui permettant de faire une telle affirmation. Lorsque vous étiez ministre, quels liens - normalement étroits - aviez-vous avec la Direction générale de la santé (DGS) ?
Ma deuxième question s'adresse au président de région. Les auditions ont montré un manque de retour d'expérience de l'État sur ce qui s'est passé pendant la crise. L'épidémie n'est pas passée, elle est encore en activité. Quel retour d'expérience avez-vous pu faire au niveau de votre région ? Quelle en a été la traduction en termes d'action régionale ? Nous avons vu la place importante jouée par les collectivités locales au cours de cette crise, aux côtés des agences régionales de santé (ARS) et des préfets. Votre expérience de président d'une grande région, qui a connu des foyers importants, est intéressante pour les préconisations que nous pourrions faire.
M. Xavier Bertrand. - Nous nous appuyions principalement sur la Direction générale de la santé et son directeur. J'ai eu la chance de travailler avec un directeur remarquable, Didier Houssin. J'ai toujours veillé dans mes différentes fonctions ministérielles à ce que mon cabinet ne fasse pas écran entre les directions et moi-même. Sur différentes questions clés, particulièrement en gestion de crise, il faut une interpénétration entre le cabinet et la DGS. À l'époque, les cabinets ministériels n'avaient pas la même taille qu'aujourd'hui. Philippe Douste-Blazy et moi-même avons eu jusqu'à 7 conseillers dans le domaine de la sécurité sanitaire. Avoir réduit à ce point les effectifs des cabinets a été non pas une erreur, mais une faute. Les conseillers doivent avoir le temps d'entretenir un dialogue non seulement avec la DGS, mais avec d'autres organismes. Nous avons surtout travaillé avec l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps) et le HCSP.
Ensuite, on a deux possibilités : soit on décide de créer une nouvelle instance, mais cela fragilise celles qui existent en remettant en cause leur légitimité, alors qu'elles n'ont pas été créées sur un coup de tête ; soit on met en place un dispositif informel pour avoir une vision à 360 degrés. J'ai affronté différentes crises sanitaires, même si elles n'étaient pas de l'ampleur de celle que nous connaissons : le chikungunya, qui a touché les habitants de La Réunion, la dengue en Guyane et aux Antilles. Mais j'ai eu surtout à préparer le pays - telle était la responsabilité qui m'avait été confiée par Dominique de Villepin et Jacques Chirac - à une épidémie de grippe H5N1, qui touchait l'Asie. Roselyne Bachelot a joué un rôle remarquable au moment du virus H1N1 mais, là, ce n'était pas la même chose : le taux de létalité était tel qu'il fallait prendre des mesures draconiennes.
Quand j'ai été nommé ministre en juin 2005, nous avions un plan qui avait fort belle allure sur le papier. Les professeurs Jean-Philippe Derenne et François Bricaire ont donné une interview au Journal du dimanche dans laquelle ils déclaraient que notre plan ne tiendrait pas la route en cas d'épidémie. On m'a déconseillé de les rencontrer, sous prétexte qu'il s'agissait de « râleurs », pour le dire poliment. Lors de notre entretien, Jean-Philippe Derenne a commencé par me poser une série de questions auxquelles je n'avais pas les réponses, alors même que j'avais travaillé le dossier. Je me suis rendu compte que ce plan n'était pas hauteur des professionnels de santé et des patients. C'était un excellent plan sur le papier, mais nous devions étoffer son ossature, le rendre concret et efficace. Il fallait traiter la question des déplacements par exemple. Comment les professionnels de santé - à l'époque, il n'y avait pas Zoom, Skype, etc . - pouvaient-ils à distance garder des relations avec leur famille sans rentrer chez eux ? Quid des risques de contagion, de la prise en charge des patients avec un système qui risquait d'être très vite submergé ? Ils m'ont ouvert les yeux sur ces questions.
Un ministre ne part pas d'une page blanche - je pense notamment au rapport de Didier Raoult sur d'autres risques que les seuls risques épidémiques. Nous avons complètement revu l'architecture et le contenu du plan. De la sorte, l'Organisation mondiale de la santé (OMS) a pu dire, à un moment donné, que la France était l'un des pays les mieux préparés. Mais personne n'aurait pu traverser l'épidémie sans qu'il y ait de victimes, de fortes tensions et des difficultés. À partir du moment où il y a des disparitions, des malades, des soignants submergés de travail, cela ne peut pas bien se passer. Il faut être dans l'anticipation et la protection.
Je n'ai pas voulu créer d'entité, mais un groupe placé à mes côtés, auquel participaient Didier Houssin et mon cabinet, était chargé d'imaginer ce qui ne semblait pas forcément très rationnel. Même en faisant cela, vous n'avez pas la réponse à 100 % des problèmes. Voilà comment nous avions voulu fonctionner.
Quels que soient les comités, la responsabilité politique ne se partage pas et ne se délègue pas. Vous disposez des avis des scientifiques qui ne savent pas tout, mais, au final, c'est le politique qui décide et qui doit assumer ses responsabilités. Notre système politico-administratif français a été marqué par certains drames et scandales, qui ont donné l'impression que le politique s'exonérait de sa responsabilité. La responsabilité est une et indivisible.
Ensuite, sur la question du retour d'expérience, vous touchez du doigt l'un des véritables problèmes politico-administratifs français. Nous n'avons pas la culture de l'évaluation, de la correction de trajectoire. Même s'il est plus facile d'en parler que de la mettre en oeuvre, l'anticipation, c'est la clé. J'aimerais savoir quel a été le retour d'expérience après la première vague - je ne sais pas si des informations nous seront communiquées sur ce sujet -, et si à partir de là de nouveaux protocoles ont été établis pour l'ensemble de professionnels de santé, qu'il s'agisse d'établissements - hôpitaux publics comme cliniques - ou des professionnels en cabinet.
Le retour d'expérience sera particulièrement utile en cette rentrée. Certaines circonstances peuvent sembler inquiétantes. Je pense à la reprogrammation des interventions qui ont été différées : les personnes qui en ont besoin ne doivent pas subir une perte de chance. Je pense aussi à l'arrivée de la grippe saisonnière : en automne et en hiver, nos établissements et professionnels de santé sont déjà normalement surchargés par les patients touchés par cette infection.
Je plaide pour que nous anticipions le plus possible la coordination entre médecine de ville et établissements, mais aussi le dispositif de vaccination contre la grippe, en termes non seulement de commandes de vaccins, mais aussi de mise en oeuvre de la politique vaccinale. Il faut qu'un maximum de personnes se fassent vacciner, parce qu'avoir la grippe ou la covid, ce n'est pas du tout la même chose pour des raisons de contagiosité.
Je sais que les vaccins posent question, mais il faut clairement que le Gouvernement et l'assurance maladie engagent tout de suite une campagne de vaccination positive, en expliquant pourquoi la vaccination vaut la peine cette année encore plus que les autres. Si ce n'est pas le cas, les médecins libéraux vont être encore plus surchargés que d'habitude. Dans le système hospitalier, au moment des pics de grippe saisonnière, beaucoup de lits de réanimation sont occupés par ces malades. On connaît aussi les ravages en termes de décès liés à la grippe saisonnière.
J'en viens à la région. Il faut savoir que les présidents de région ne sont pas les seuls à s'être engagés aux côtés de l'État : les présidents de département et de nombreux maires ont fait la même chose. Nous n'avons pas agi à la place de l'État : nous voulions simplement aider et protéger les habitants de nos territoires respectifs. Mais nous n'avons pas de compétences en matière de santé : je souhaiterais que nous en ayons davantage. En revanche, la veille sanitaire et la sécurité sanitaire, c'est l'affaire de l'État. Sinon, il existerait de vraies différences de prise en charge. Regardez ce qui s'est passé en Italie : dans certaines provinces, le gouverneur n'a pas voulu engager une politique de prévention pour ne pas pointer du doigt telle ou telle catégorie de sa population. C'est la raison pour laquelle il faut l'autorité de l'État, pour garantir les mêmes chances à chacun et prendre les mesures qui s'imposent.
Nous avons fait un retour d'expérience sur la façon dont nos services se sont adaptés, notamment par le télétravail. Le télétravail, c'est bien, mais il a fallu aussi assurer la livraison des ordinateurs à ceux qui restaient confinés chez eux. Comment gérer ceux qui ont des affections de longue durée, qui sont fragiles ? J'ai moi-même fait un grand nombre de Facebook live avec l'ensemble des agents pour les informer de ce que nous savions et de ce que nous ne savions pas.
Sur la question de la mise à disposition des masques, j'ai lancé l'opération « Un masque pour chacun » : dans la région, j'ai souhaité que nous puissions mettre à disposition une première dotation de masques réutilisables ou jetables pour l'ensemble de la population. Nous n'aurons l'occasion de parler de ce virus au passé que quand nous aurons le vaccin contre la covid.
Mme Sylvie Vermeillet , rapporteure . - Vous avez déclaré début juillet à l'Assemblée nationale : « Tout un système s'est fait bouffer la tête par une logique court- termiste et budgétaire. » Avec votre expérience de ministre de la santé, j'aimerais que vous reveniez sur la question de la gestion des stocks et de la logique budgétaire. N'avez-vous pas le sentiment que nous payons aujourd'hui beaucoup plus cher les économies faites les années précédentes ?
Vous avez évoqué la nécessité d'une autorité de l'État qui soit transversale. En tant que président de région, que pensez-vous du pilotage par les ARS et les préfectures ?
Vous avez parlé de la nécessaire articulation entre la médecine de ville et l'hôpital qui n'a pas existé pendant la gestion de cette crise. J'aimerais aussi recueillir votre avis sur ce point.
M. Xavier Bertrand. - Sur l'articulation entre les ARS et les préfectures, le moins que l'on puisse dire, c'est qu'elle perfectible ! En réalité, cela n'a pas marché. Lorsque j'étais ministre de la santé, mes interlocuteurs étaient les agences régionales de l'hospitalisation. J'étais membre du gouvernement qui a mis en oeuvre la réforme des ARS, et en étais donc à ce titre solidaire.
Cette réforme a posé un problème : elle a dépossédé le préfet de prérogatives en la matière. Selon moi, il devrait y avoir un représentant de l'État. J'irai même plus loin : l'éducation nationale ne devrait pas être gérée dans les régions, les départements et les académies sans rendre compte au préfet. Pour moi, le représentant de l'État dans un territoire, c'est le préfet.
M. René-Paul Savary , président . - Le préfet de département ?
M. Xavier Bertrand. - Le préfet de région et les préfets de département, mais au niveau d'une académie, d'un rectorat, le correspondant est le préfet de région, avec son équipe, les préfets de département. La base de tout, c'est le préfet.
La préfectorale est une institution qui tient dans ce pays : elle a non seulement le sens de l'État, mais aussi l'approche de terrain. On n'a pas beaucoup d'opérateurs de l'État comme cela : il faut non pas les affaiblir en leur enlevant des prérogatives, mais les renforcer.
Cela correspond davantage à ma vision. Je suis bien évidemment un fervent partisan de la décentralisation, mais la déconcentration a également du sens.
Le retrait de la compétence sanitaire du préfet a débouché sur une double commande. J'ai la chance d'avoir un écosystème assez particulier dans ma région, avec un directeur général d'ARS qui a aussi une expérience des rouages de l'État en tant qu'ancien directeur de cabinet du ministre, et un préfet de région exceptionnel. Nous avons eu un véritable dialogue entre nous, peut-être aussi parce que je suis un ancien ministre de la santé, même s'il n'y a qu'un ministre de la santé en exercice : Olivier Véran. Dans ma région, je suis resté dans ma logique de président de région. Notre dialogue nous a permis d'éviter une guerre de tranchées entre le public et le privé. Nous avons assisté à de réelles coopérations : à Saint-Quentin, pour l'accès aux urgences, la clinique était, avant même l'arrivée des patients covid, dans la cour de l'hôpital pour permettre un travail commun. Nous avons travaillé avec SOS médecins et les médecins libéraux tant qu'ils ont pu pratiquer.
Notre région a été la première touchée, avec le premier cluster. Je ne vous cache pas que je craignais le pire et que nous avons vraiment essayé d'anticiper au maximum. Même si ce n'était pas mon rôle, je suis venu, parfois à l'improviste, dans des cellules de crise de certains hôpitaux pour ensuite passer des messages. J'estimais que c'était mon rôle, sans prendre la place de qui que ce soit. Très vite, nous avons organisé dans la région une réunion bihebdomadaire, le lundi et le jeudi : une conférence stratégique zonale, avec le préfet de région, les cinq préfets de département, l'ARS, les présidents de département, le président de région, les présidents des associations des maires et bien évidemment les représentants de l'État, pour expliquer la situation afin que nous puissions faire remonter un certain nombre de points et y apporter des solutions. Nous sommes ensuite passés à un rythme hebdomadaire, et avons relancé les réunions depuis déjà quelques semaines.
Sans ce cadre de dialogue efficace, à qui s'adresser ? Vous savez comment les choses se passent : s'il y a deux pilotes, il n'y a pas de pilote. Je plaide pour que la sécurité sanitaire soit de nouveau placée sous l'autorité de l'État. Dans les conclusions de la commission d'enquête, il y aura certainement un pan sur le retour d'expérience et les évolutions à proposer s'agissant du rôle des ARS. Je travaille sur cette question, et des directeurs généraux d'ARS ont d'ailleurs des idées en la matière. Le système actuel, dans une crise comme celle-ci, ne fonctionne pas comme il le devrait.
S'agissant de l'autorité transversale, même si les États-Unis ne constituent pas pour moi un modèle pour de nombreuses raisons, il faut reconnaître que la FEMA - Federal Emergency Management Agency - est un modèle intéressant en termes de sécurité des personnes. Pour faire le plan, je m'étais rendu aux États-Unis et en Asie pour voir ce qui fonctionnait bien. La FEMA est un organisme transversal qui permet, à la fois, de prendre des décisions et d'assurer la partie logistique. C'est un Éprus « plus », alors qu'en France on a un Éprus « moins ». Même avec le soutien bienveillant du président Chirac, il était compliqué de mettre en place une telle structure ; nous avons donc créé l'Éprus. Il faut se pencher sur la FEMA, car cette agence est d'une opérationnalité remarquable. C'est ce type de structure qu'il aurait fallu faire, en donnant à l'Éprus une vision plus transversale.
J'espère que nous allons tirer des enseignements de tout ce qui s'est passé en termes de sécurité des personnes, notamment de sécurité civile et sanitaire. Il ne s'agit pas de se dire qu'on attend tout de l'État, mais on n'a pas donné aux Français les clés pour être dans la prévention sur les questions sanitaires et épidémiques ; on pourrait également parler des accidents de la vie courante, qui conduisent l'équivalent d'une ville un peu plus importante que ma ville de Saint-Quentin à disparaître chaque année, soit 60 000 décès. La prévention permettrait la responsabilisation, et d'éviter de tels drames dont on ne parle quasiment jamais.
Sur la logique de court-termisme, cela fait des années que nous sommes confrontés à des équations budgétaires particulièrement douloureuses. En 2004, je suis entré au gouvernement pour mener la réforme de l'assurance maladie. Il faut évoquer la toute-puissance de Bercy. Les fonctionnaires de Bercy disent qu'ils sont là pour « tenir la baraque », année après année, exercice budgétaire après exercice budgétaire, dans une vision court-termiste. Les dépenses supplémentaires qui présentent un caractère exceptionnel bousculent les fameux équilibres financiers. Il faut alors avoir soit des circonstances exceptionnelles - « quoi qu'il en coûte » -, soit un défi à relever - préparer le pays au risque pandémique -, soit le soutien du Président de la République lui-même, voire du Premier ministre.
J'ai bénéficié de cet écosystème : nous devions préparer le pays face à un risque aviaire qui était, sur le papier, terrifiant en termes de taux de létalité ; et le Président de la République estimait que les questions de santé ne devaient pas être traitées comme les autres - le rapport de Jacques Chirac à l'humain n'est plus à démontrer. Lors des passes d'armes avec le budget, j'ai toujours gagné grâce non pas à mon talent, mais à Jacques Chirac. Nicolas Sarkozy a suivi la même logique parce qu'il a compris les risques avec la grippe H1N1 et qu'il est dans l'anticipation. Mais si tout le monde ne se met pas en ligne, c'est Bercy qui l'emporte sur Ségur - le ministère de la santé n'a pas le même poids politique que le ministère des finances. Des conseillers budgétaires de Bercy sont présents dans chaque ministère, mais il n'y a pas des conseillers du ministère de la santé à Bercy ! C'est cette logique court-termiste qui l'a emporté. Chassez le naturel, il revient au galop. J'ai eu la chance de pouvoir mettre en place ce plan, et Roselyne Bachelot a disposé des moyens nécessaires pour faire face à H1N1. Les débats des commissions parlementaires à l'Assemblée nationale et au Sénat ont été mémorables : on lui a reproché d'avoir trop dépensé, d'en avoir trop fait... Cela a marqué les esprits : ne fallait-il pas réduire la voilure ?
On a donc une logique budgétaire, parce que l'argent n'est pas si facile que cela à trouver, une logique court-termiste, parce que les exercices se succèdent. Je plaide pour une loi pluriannuelle sur la sécurité sanitaire. La loi votée, c'est bien ; mais il faut aussi la faire respecter. J'avais fait inscrire une disposition aux termes de laquelle, chaque année, le ministre de la santé ou son représentant doit veiller à l'inscription dans le budget des crédits nécessaires au renouvellement des stocks de masques. C'est la loi, mais comment les choses se sont passées ensuite ? Se pose la question du contrôle qui, sur ces sujets, est indispensable. L'important, c'est d'éviter que de telles choses se reproduisent.
J'évoquerai la place du ministère de la santé : si la santé est ô combien importante pour nos concitoyens, elle n'a pas toujours bien placée dans la hiérarchie gouvernementale ou les priorités politiques. Quand nous avons préparé le plan et mis en place l'Éprus, en ayant carte blanche de Dominique de Villepin et de Jacques Chirac, cela a fait tousser. Nous avons travaillé de façon partenariale avec ce qui était à l'époque le Secrétariat général de la défense nationale (SGDN), mais certains étaient contents à notre départ que celui-ci reprenne sa place et joue un rôle transversal. En cas de crise sanitaire, la santé gère jusqu'à un certain point, puis c'est l'intérieur qui prend la main. Nous étions allés certainement au-delà du rôle traditionnel de la santé, au-delà des disponibilités budgétaires qui lui sont dévolues. Il fallait revenir à une certaine norme.
La maison Ségur n'a pas vu d'un oeil très bienveillant que l'Éprus ait son indépendance. Réintégrer l'Éprus s'est inscrit dans la même logique. Il ne s'agit pas seulement de question budgétaire et de court-termisme : il y a aussi le problème de la logique systémique, qui est très éloignée de l'efficience.
M. Bernard Jomier , rapporteur . - Mes questions porteront sur votre ancienne fonction de ministre.
Vous avez évoqué la gouvernance en santé publique et sa confrontation à l'équation budgétaire. On est quand même marqué par le sous-investissement, très ancien, de notre pays sur la question. Il a fallu attendre 2016 pour que commence à émerger une agence nationale de santé publique, et le processus n'est pas achevé. Il est fondamental qu'un pays ait une culture de santé publique, pour être capable de répondre rapidement à une épidémie par exemple. Pouvez-vous développer votre revendication d'apporter une réponse régalienne en matière de santé publique ?
Cette crise a montré que l'efficacité était bien souvent dans la réponse territoriale, mais que l'égalité due à nos concitoyens devant toute situation et tout risque se joue au niveau de l'État. Notre réponse à l'épidémie n'a pas permis de conjuguer de façon satisfaisante efficacité et égalité républicaine. Quelles sont vos réflexions à ce sujet ?
Le conseil de défense est présenté comme le lieu où se pilote l'épidémie. Une ancienne ministre de la santé nous a dit crûment qu'il s'agissait surtout d'une instance permettant au chef de l'État d'assister aux réunions. Comment évaluez-vous ce mode de pilotage et son articulation avec une politique de santé publique ?
On brandit sans arrêt la question budgétaire, mais une fois qu'on a dit cela on en revient à l'équilibre des comptes publics, à l'endettement de la France... Quand les textes arrivent au Parlement, les voix ne manquent pas pour dire qu'il faut faire des économies. Lorsque vous étiez ministre, des décisions de sécurité sanitaire ont-elles été remises en cause par le ministère du budget ?
M. Bernard Jomier , rapporteur . - L'argument budgétaire n'est donc pas si problématique... Il y a probablement autre chose : je pense à la place qu'occupe la santé dans notre gouvernance et dans les préoccupations de notre administration, notre personnel politique, etc .
Si vous aviez été ministre en octobre 2018, estimez-vous que votre directeur général de la santé aurait dû vous informer de ce qui était quasiment un changement de doctrine, en tout cas une décision lourde de conséquences, sur les masques ? Ou était-ce une décision de son ressort ?
M. Xavier Bertrand. - Il aurait dû en informer la ministre, d'autant qu'il était l'auteur d'une note, quelques années auparavant, particulièrement alarmiste.
Je n'ai pas renoncé à des opérations pour des raisons budgétaires, mais j'ai bénéficié d'un alignement des planètes quasi exceptionnel : la préparation d'une épidémie H5N1, un Président de la République qui a totalement conscience de ce qu'il faut faire et qui me demande de faire au mieux et un Premier ministre, Dominique de Villepin, convaincu de l'importance des questions de santé. J'aurai d'ailleurs tout son soutien quand je réussirai à mettre en place l'interdiction de fumer dans les lieux publics. On a reproché aux gouvernements successifs d'en faire trop, mais pas d'en faire trop peu parce qu'il n'y avait pas de moyens. On n'a jamais manqué de masques, de matériels, de doses vaccinales...
Il existait deux médicaments pour la grippe aviaire. Je me suis rendu en Suisse pour rencontrer le PDG de Roche afin d'obtenir des livraisons de tamiflu. Comme tout ne pouvait pas nous être livré sous forme de gélules, j'ai obtenu que nous soyons livrés en vrac- c'est la pharmacie des armées qui a fait un remarquable travail de transformation. L'autre médicament était le relenza, produit par Glaxo. Il a fallu aussi sortir de l'orthodoxie et notre système en est capable : il faut rechercher l'efficacité.
M. Bernard Jomier , rapporteur . - À quelles conditions notre système en est-il capable ?
M. Xavier Bertrand. - C'est une question de volontarisme. Il ne faut pas traverser dans les clous. Si l'on prend l'exemple des masques, on a pu les commander rapidement parce que nous avons été capables de bousculer l'ordre des choses. Mais en France on en est capable seulement quand on est au coeur de la crise ! Il faut aussi le faire pour éviter la crise, c'est le rôle de l'anticipation.
Sur le conseil de défense, il est en train de remplacer le conseil des ministres ! On a le sentiment que le conseil des ministres n'est plus là et que le conseil de défense décide de tout. Il faut respecter les institutions.
Sur la question de la gouvernance et du rôle de l'État, jusqu'où le ministère de la santé est-il compétent ? À partir de quand faut-il passer le relais au ministère de l'intérieur, qui est mieux « staffé » ? Se posent également des questions liées à l'ordre public, à la préfectorale... Le monde de la santé est là pour organiser les soins, mais à un moment donné on entre dans une logique sociétale, et il est normal que le ministre de l'intérieur pilote le tout.
L'Éprus et la question de la réserve sanitaire doivent relever de la gouvernance de l'État, avec une déclinaison territoriale qui devrait être organisée par les préfets. Mais pour ne pas se réfugier derrière l'État qui s'occuperait de tout, il faut une articulation avec les autres acteurs, notamment médicaux mais aussi territoriaux.
Si je n'ai renoncé à rien, je peux vous dire que Bercy était clairement opposé à la création de l'Éprus. En effet, cette création nous permettait d'éviter la question des plafonds d'emplois.
M. René-Paul Savary , président . - Quel est votre avis sur l'inclusion de l'Éprus dans Santé publique France ?
M. Xavier Bertrand. - C'est une erreur. On pense faire des économies d'échelle en noyant les structures dans de très grandes organisations. Sur les questions des fonctions support, il est possible de s'organiser différemment, mais il ne faut pas nier la spécificité de tel ou tel acteur.
Au moment du mediator, j'avais eu la tentation de créer une agence qui aurait tout regroupé. Certains m'en ont dissuadé en montrant que l'on risquait de perdre un certain nombre de spécificités.
M. Jean-François Rapin . - Vous avez évoqué la vaccination saisonnière de la grippe. Pensez-vous que l'on devrait reprendre le schéma d'une vaccination collective adopté en 2009 pour la grippe H1N1 dans la cadre d'une éventuelle pandémie ? Il serait important de réaliser une telle vaccination à la fois pour des raisons sanitaires, mais aussi pour faire en quelque sorte une répétition d'une future grande vaccination contre le covid.
M. Xavier Bertrand. - Dans votre esprit, cette vaccination serait-elle obligatoire ?
M. Jean-François Rapin . - Oui.
M. Jean-François Husson . - Nous sommes engagés dans une politique préventive contre le virus : nous portons des masques, nous limitons les rassemblements, nous appliquons les gestes barrières, même s'il y a eu des atermoiements.
En tant qu'ancien ministre de la santé, quelles failles avez-vous pu constater dans la politique de prévention ? Quels manques identifiez-vous aujourd'hui ? Quelles seraient les évolutions possibles pour demain ?
Vous avez beaucoup insisté sur la place des territoires dans la mise en oeuvre de la politique sanitaire. Vous avez affirmé la prééminence de l'État en ce qui concerne la sécurité sanitaire. Mais sur la politique sanitaire, vous estimez que nous pourrions avoir une politique beaucoup mieux articulée avec les territoires pour être efficiente. Quelles sont les collectivités qui sont pour vous au coeur du dispositif ?
M. Olivier Henno . - On a le sentiment que l'État a baissé la garde sur la pandémie. Est-ce pour des raisons accidentelles, conjoncturelles, budgétaires, structurelles ? N'a-t-on pas sous-estimé le risque de pandémie ?
Aviez-vous des échanges lorsque vous étiez ministre avec vos homologues européens ? Une politique européenne de la santé fait-elle sens ? Quel pourrait être son périmètre ?
M. Olivier Paccaud . - Vous avez insisté sur la mission régalienne protectrice de l'État et sur le rôle des collectivités. Dans les Hauts-de-France, la région, les départements et les communes ont eu un rôle essentiel. Je vais prendre un exemple qu'on ne cite jamais : c'est l'aide qui a été apportée aux personnes âgées isolées pour les approvisionner. Ce sont d'ailleurs souvent des élus qui se sont mis au travail.
Vous avez également insisté sur le retour d'expérience et sur l'évaluation. Effectivement, il faut tirer des leçons ! Nous avons entendu les ambassadeurs de Corée du Sud et de Taïwan, deux États qui ont su tirer des leçons des diverses pandémies qu'ils ont eu à affronter en mettant en place des plans très précis. En Corée, il y a eu 350 morts ; à Taïwan, moins de 10 morts.
Quel rôle peuvent jouer les collectivités dans un plan de lutte contre une pandémie ? On ne peut pas faire sans elles. Certes, il y a le préfet, mais les collectivités, parce qu'elles sont au plus proche, ont un rôle à jouer.
Mme Victoire Jasmin . - Vous avez parlé de l'Éprus et des actions que vous avez menées contre la dengue et le chikungunya, lesquels ont touché particulièrement les outre-mer. Les collectivités doivent être en première ligne pour ce type de crise, puisqu'elles s'occupent de la prévention. Pour les maladies que je viens de citer, il faut éliminer les moustiques et les gîtes larvaires. Comment appréciez-vous, au regard de l'expérience qui a été la vôtre, la réponse apportée aujourd'hui à la pandémie dans les différents territoires d'outre-mer ? Avez-vous des conseils à nous donner, puisque l'épidémie est toujours là ?
Mme Michelle Meunier . - Vous avez parlé de logique sanitaire systémique, mais avouez qu'il y a quand même des absents dans ce système : les médecins de ville ont été très peu sollicités et le sont maintenant tardivement. Quand vous étiez ministre de la santé, vous aviez fait en sorte que les médecins libéraux soient au centre des préoccupations sanitaires. Que s'est-il passé entre 2006 et 2020 ?
Mme Angèle Préville . - Les personnes âgées ont payé un lourd tribut durant cette pandémie. Vous avez insisté sur la fonction régalienne et protectrice de l'État. Estimez-vous que nous les avons suffisamment protégées ? À cette même question, un professeur que nous avons auditionné la semaine dernière me répondait, lorsque je faisais la comparaison avec l'Allemagne, qui a eu avec quatre fois moins de décès de personnes âgées, qu'il existait dans ce pays une priorité absolue. Avez-vous des solutions qui nous permettraient d'améliorer la protection de ces personnes ?
M. Jean Sol . - Je suis tout à fait d'accord avec vous : nous n'avons pas de culture de l'évaluation en France. Cela ne pourrait-il pas changer si nous sortions de cette culture de contraintes, avec la certification et les normes qui tombent sur les épaules de nos professionnels de santé ?
M. Xavier Bertrand. - Monsieur Rapin, je ne pense pas qu'il faille rendre la vaccination obligatoire. Il y a de plus en plus de réticences sur la question des vaccins. Je continue à croire en une pédagogie non infantilisante, démontrant l'intérêt de la vaccination, pour qu'il n'y ait pas de confusion entre la grippe saisonnière et la covid. Le Gouvernement a dû y penser. Il faudrait diffuser très rapidement des spots pédagogiques. La campagne vaccinale doit commencer mi-octobre. Quand arrivent les vaccins ? Comment la campagne de vaccination va-t-elle être organisée ?
J'ai dit ce que je pensais de la façon dont l'affaire des masques avait été « gérée ». Mais on n'a pas le droit de se louper sur le vaccin covid ! L'épidémie ne sera terminée que lorsqu'il y aura un traitement, et le traitement c'est le vaccin. Je ne suis pas non plus favorable à rendre obligatoire le vaccin covid. Il faut inciter, expliquer. On nous dit qu'un vaccin sera disponible en 2021. Comme nous sommes un grand pays, nous devons être servis en premier, d'autant que nous avons des laboratoires pharmaceutiques sur notre territoire. Mais il faut préparer la logistique de la vaccination. Dans les ministères, des équipes devraient déjà être dans la prospective et l'anticipation sur la question du vaccin.
M. René-Paul Savary , président . - M. Rapin évoquait aussi l'idée de « s'entraîner » en organisant une vaccination collective contre la grippe.
M. Xavier Bertrand. - Pour organiser une vaccination collective, il faut avoir suffisamment de doses. Je ne sais pas combien de doses ont été commandées, auprès de qui et à quel moment elles seront disponibles...
M. Jean-François Rapin . - La grande différence entre la maxi-vaccination de 2009 et la vaccination grippale aujourd'hui, c'est qu'on a aujourd'hui de l'unidose en seringue pour la vaccination grippale, alors que les doses étaient en flacons pour H1N1. Peut-on aujourd'hui reproduire la même chose ?
M. Xavier Bertrand. - Monsieur Husson, on a beaucoup entendu l'État parler de l'articulation maire-préfet. C'est une évidence, puisque la commune est la cellule de base de la démocratie, mais d'autres niveaux de collectivités peuvent aussi apporter leur concours.
Si l'on parle de la continuité de l'État, il faut prendre en compte non seulement la dimension sanitaire, mais aussi les dimensions économique et sociale. Les élus ont apporté un concours remarquable. Le rôle des maires a été salué, mais il ne faut pas oublier toutes celles et ceux qui se sont bénévolement engagés pour distribuer des repas, faire des courses... En France, c'est toujours le système D. Les liens humains, c'est ce qui fait la différence entre notre pays et les autres. À tous ceux qui disent qu'il y a trop de communes en France, on peut rétorquer qu'heureusement que les élus, bénévoles de la République, étaient là ! Il faut aussi évoquer les associations, les voisins, les parents... Quand les élus allaient dépanner leurs administrés, ils avaient aussi peur de ramener ce satané virus chez eux.
L'articulation peut se faire au travers des compétences existantes, mais les collectivités doivent être considérées comme des partenaires. On a parfois le sentiment que l'accès à l'information est compliqué. Si le département ne sait pas ce qui se passe dans les établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), il ne peut pas apporter l'aide nécessaire.
Les collectivités locales sont-elles vraiment considérées comme des partenaires à part entière, et pas comme des empêcheurs de tourner en rond ? Dans les plans stratégiques que nous devrons mettre en place dans les mois et les années à venir, il faut davantage intégrer les différents niveaux de collectivités locales. Si l'on veut établir des règles sanitaires dans les collèges, il est préférable d'en discuter avec les départements, plutôt que de les laisser découvrir au dernier moment la notice qui a été établie. Sur la date de réouverture des classes, le dialogue a parfois été musclé, car je voulais qu'on puisse organiser.
Que ce soit par temps calme ou par tempête, les Français veulent être protégés. C'est la mission première de l'État. S'est posée la question des masques et des équipements. Encore aujourd'hui, dans un centre hospitalier du Pas-de-Calais, une notice a été envoyée pour indiquer qu'il fallait faire attention à la consommation de gants. J'ai fait remonter le problème hier au préfet et à l'ARS, mais cela fait déjà quelques semaines que j'avais signalé ces questions.
Nous devons nous doter de stocks stratégiques suffisants. Personne ne veut revenir au système D qui a conduit à utiliser des sacs poubelle ! On doit penser à tous les éléments, et pas seulement aux masques : surblouses, blouses, gants, visières...
C'est la culture de la confiance qui est, selon moi, la clé.
Monsieur Henno, oui, l'État a baissé la garde, mais la France n'est pas la seule. Si Taïwan et la Corée du Sud s'en sont bien sortis, l'Allemagne qu'on nous donne beaucoup en exemple a connu des difficultés. Son système industriel lui a permis de s'adapter très vite. Nous avons mobilisé l'industrie pour les respirateurs, mais pourquoi ne l'avons-nous pas fait pour la confection de masques ? Heureusement qu'on a eu le système D avec des couturières improvisées ou professionnelles. Dans ma région, on a lancé une filière avec les masques Résilience. Toyota et Valeo en ont produit également. Il nous manque une culture de la prévention et du risque. L'anticipation n'est pas toujours dans l'ADN des décideurs politiques, et plus largement publics. On s'est souvent moqué de mon ancien métier d'assureur. C'est pourtant un très beau métier, et l'assureur doit aussi prévoir et garantir le pire.
Sur la question de la politique européenne en matière de coopération et de recherche, il ne faut pas se marcher sur les pieds pour le vaccin. Si l'on parle de l'accès aux frontières, on reste dans la dimension régalienne. J'ai rencontré mes homologues européens, mais pas seulement - chinois, américain. En politique, vous pouvez reprendre les bonnes idées des autres, il n'y a pas de droits d'auteur à payer !
M. Paccaud a raison : la santé fait partie des missions régaliennes. On dit toujours que le régalien, c'est la sécurité, la justice, la défense, le respect de la laïcité, mais l'éducation et la santé font aussi partie des priorités régaliennes.
L'articulation avec les collectivités est indispensable. Elle se fait dans certains secteurs et il faut l'étendre. En cas de risque nucléaire, ce sont les collectivités qui sont chargées de la distribution des pastilles d'iode.
Madame Jasmin, je me souviens m'être rendu dans les Alpes-Maritimes après l'épisode du chikungunya pour expliquer que la situation que La Réunion avait connue pouvait aussi survenir en métropole. Les acteurs doivent être les collectivités locales. Il faut clairement dire qui fait quoi : définition par l'État, articulation avec les collectivités. En matière d'anticipation, c'est la question du vaccin covid qui est maintenant le sujet important.
Madame Meunier, on m'a beaucoup reproché pendant mes différentes fonctions de m'appuyer sur les médecins généralistes. Mais ce sont les médecins de famille en qui on a confiance. Notre système de santé est tourné vers les défis et les besoins de l'hôpital public. Mais comment faire sans les médecins ? Personne ne souhaite qu'il y ait une deuxième vague de la même ampleur, mais il faudra alors davantage s'appuyer sur les établissements privés et sur les médecins qui ne demandaient que cela.
Madame Préville, les anciens ont été insuffisamment protégés, mais ce n'est pas tout à fait nouveau : souvenez-vous de la canicule de 2003. J'ai eu à gérer l'épisode de canicule en 2006, et nous avons pu mesurer les progrès qui avaient été faits. La situation s'explique aussi par le regard que porte la société sur les anciens. Depuis combien de temps parle-t-on d'une réforme de la dépendance ? La solidité et l'honneur d'une société tiennent à l'attention qu'elle porte à l'aube et au crépuscule de la vie. Il faut que ces questions soient des priorités de l'État. Se pose aussi la question des moyens, notamment humains.
Monsieur Sol, les commissions parlementaires doivent s'assurer du suivi. La fonction de contrôle - pas de censeur ou de critique - légitime totalement le rôle d'une commission comme la vôtre.
On a essayé à un moment donné - je ne suis dupe de rien - de me faire porter le chapeau du changement de doctrine et de stratégie. J'ai de nombreux défauts, mais je ne suis pas naïf. La commission d'enquête à l'Assemblée nationale m'a permis de rétablir la vérité. Je ne voudrais exonérer personne de ses responsabilités, mais quand j'ai quitté mes fonctions ce n'est ni le ministère de la santé ni la ministre qui a voulu changer la doctrine. Je répondrai avant le 7 octobre prochain aux questions écrites que vous m'avez posées. Entre le fait que la culture du risque et de l'anticipation n'a pas toujours été la marque de fabrique de notre pays et les logiques budgétaire et systémique, on comprend pourquoi on en est arrivé là.
Il faut que des professeurs, comme MM. Derenne, Bricaire, Raoult - quand il a fait son rapport -, et des acteurs publics et politiques prennent ce dossier à bras-le-corps. Sinon on n'est pas préparé et l'État n'assure pas sa mission première, qui est de protéger les citoyens. En 2013, le SGDSN prend la décision de changer de doctrine et la fait avaliser. Ce n'est pas un ministre qui prend cette décision : aucun n'accepterait d'endosser la responsabilité de faire des économies en protégeant moins nos concitoyens. On peut penser ce qu'on veut des politiques, mais ils cherchent plutôt à bien faire qu'à mal faire.
Se pose la question des consignes claires. Nous devons rompre avec cette tradition où c'est l'État qui agit en matière de sécurité civile et de sécurité sanitaire. Il ne faut pas en arriver au chacun pour soi, mais regarder comment l'État se prépare, anticipe et protège et quelle part peut être demandée à chacun - collectivités locales comme individus. Des pays savent le faire, le Japon notamment pour un certain nombre de risques comme les tremblements de terre. Nous devons l'envisager sous toutes ses formes, par rapport à la panoplie des risques qui peuvent exister. Les masques que nous portons aujourd'hui, ce ne sont pas des masques FFP2. Le changement de doctrine dont il est question avait pour objet non pas de diminuer le nombre de masques, mais de déterminer ce qui était le plus adapté aux uns et aux autres. On a fait une confusion terrible entre les masques FFP2 et les masques chirurgicaux. On m'avait dit qu'on en avait trop fait parce qu'à l'époque nous avions prévu également des masques pour les caissières, les routiers, les forces de sécurité... Au final, il y avait non pas 600 millions de masques, mais 1,4 milliard !
Nous avons voulu nous doter de capacités de production pour nous mettre à l'abri de la dépendance vis-à-vis des Chinois. Le ministre de la santé chinois m'avait dit que son pays en produisait beaucoup pour nous, mais que si l'épidémie les touchait, nous passerions après eux, qu'il ne fallait pas lui reprocher puisque nous ferions exactement la même chose. Il avait raison ! On a la mémoire courte : la grande distribution a démarché les producteurs locaux et nationaux pour être fournie. Puis, dès que la première vague a été derrière nous, on a repris l'habitude d'acheter moins cher, en Asie. Y a-t-il ou non une préférence nationale ? La grande distribution n'est pas tenue par les règles des marchés publics : elle peut acheter un peu plus cher. Des fabricants se sont engagés et se retrouvent avec des stocks.
C'est de la responsabilité de l'État de définir les stocks dont nous aurons besoin, épidémie ou pas. Les pics de pollution que nous pourrons connaître dans certaines grandes métropoles nous conduiront à changer notre rapport au masque : on en aura à la maison, dans la voiture... Nous aurons ce réflexe. J'ai voulu lancer l'opération « Un masque pour chacun » dans la région pour que chacun ait une première dotation. Avec des masques qui coûtent 30 à 50 centimes l'unité, le coût pose problème à certaines familles nombreuses. Même les masques en tissu ne sont pas éternels. La logique de protection de l'État n'empêche pas la responsabilisation des citoyens. Il faut changer de culture.
M. René-Paul Savary , président . - La stratégie d'envoi de kits de protection pendant la grippe H5N1 n'a-t-elle pas été contreproductive par rapport à votre volonté affichée de responsabiliser nos concitoyens ? Peut-on en tirer comme conclusion qu'il faut territorialiser les stocks plutôt que d'avoir des stocks nationalisés ?
M. Xavier Bertrand. - Cette fameuse doctrine concernait les stocks stratégiques et les stocks tactiques. C'était une bonne idée pour avoir une disponibilité plus rapide, mais à l'époque les masques n'étaient pas concernés. Ceux-ci restaient du ressort du national parce que c'était stratégique. Le vrai changement, c'est quand il a été décidé en 2013 que chaque employeur devait assurer la fourniture de masques. Mais qui est l'employeur des médecins libéraux ? À l'époque, en tant que ministre de la santé, j'ai eu l'idée de fournir un premier kit d'urgence aux professionnels.
En 2013, le SGDSN prévoit que dorénavant les employeurs paieront. Qui a effectué le contrôle ?
L'Académie de médecine a supposé qu'une circulaire interministérielle avait indiqué aux professionnels de santé libéraux et aux responsables d'établissements de santé qu'il leur incombait de se doter de masques FFP2 pour la protection des professionnels susceptibles d'être exposés.
M. René-Paul Savary , président . - Cela confirme des informations que nous avons déjà obtenues.
M. Xavier Bertrand. - Prendre des décisions, c'est bien ; s'assurer de leur exécution, c'est bien aussi.
M. René-Paul Savary , président . - Merci d'avoir participé à cette audition.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .
Audition de Mme Florence
Parly,
ministre des armées
M. René-Paul Savary , président . - Nous poursuivons nos travaux avec l'audition de Florence Parly, ministre des armées.
Madame la ministre, vous êtes accompagnée du médecin général des armées, Mme Maryline Gygax Généro, directrice centrale du service de santé des armées (SSA), de M. Benjamin Gallezot, directeur-adjoint du cabinet civil et militaire, de M. Erik Czerniak, médecin en chef et de Mme Sandra-Élise Reviriego, conseillère parlementaire.
Je vous prie d'excuser l'absence du président Alain Milon, retenu dans son département.
Nous avons souhaité vous entendre sur l'action de votre ministère pendant la crise sanitaire, dont l'hôpital de campagne de Mulhouse a été emblématique, mais aussi sur la façon dont il a fait face à l'épidémie avec des moyens spécifiques, notamment ceux du SSA, et avec une culture propre de la gestion de crise.
Je vais vous donner très brièvement la parole, à titre liminaire, afin de laisser le maximum de temps aux échanges.
Je demanderai à chacun, intervenantes et commissaires, de s'exprimer avec concision.
Mesdames, messieurs, je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment.
Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mmes Florence Parly et Maryline Gygax Généro prêtent serment.
À toutes fins utiles, je rappelle à tous que le port du masque est obligatoire et je vous remercie pour votre vigilance.
Mme Florence Parly, ministre des armées . - Merci de me donner l'opportunité de contribuer à vos travaux. Je tenterai d'expliquer quel a été le rôle du ministère des armées dans la gestion de cette crise inédite.
En tant que ministre des armées, j'ai la responsabilité d'assurer le fonctionnement du ministère, qui est au service de la Nation tout entière, ce qui suppose deux choses : je dois, premièrement, garantir la protection et la sécurité des militaires ainsi que des agents en service au sein de l'institution ; je dois, deuxièmement, assurer la continuité de l'ensemble des opérations et des missions du ministère.
Jour et nuit, sept jours sur sept, tout au long de l'année, quelles que soient les circonstances, les armées remplissent des missions essentielles à la sécurité des Français : lutte contre le terrorisme, en opérations extérieures ou sur le territoire national, dissuasion nucléaire, protection de notre espace aérien, surveillance maritime. L'accomplissement de ces missions ne saurait connaître aucune suspension. Cela suppose donc que la relève des forces et leur préparation opérationnelle, ainsi que le maintien en condition opérationnelle des matériels, des transports et des approvisionnements, soient garantis.
Face à cette crise, une mission supplémentaire a été confiée au ministère des armées, consistant à participer, au service de la santé de tous les Français, à la lutte contre l'épidémie. Cette mission nouvelle a été assumée tout en poursuivant l'ensemble des missions du ministère, en dépit d'une situation sanitaire extraordinairement difficile qui a interrompu une partie importante des activités de notre pays. Je voudrais devant vous rendre hommage aux personnels civils et militaires du ministère, dont l'engagement a été exceptionnel.
Cette capacité à protéger les Français passe avant tout par la protection et la santé de nos forces ; et je n'ai jamais eu à choisir entre ces deux objectifs. En application des mesures du ministère des solidarités et de la santé, des plans de continuité d'activité ont été déclinés dans chaque armée, dans chaque direction, dans chaque service, avec un seul et même objectif : assurer l'ensemble des missions avec un effectif taillé au plus juste pour exposer le moins possible nos personnels et disposer d'une réserve de personnel au cas où l'épidémie aurait touché nos forces. Le ministère des armées a participé activement à la lutte contre la propagation du virus, grâce à son service de santé notamment.
Le rôle premier du SSA est de maintenir la capacité opérationnelle de nos armées, de nos directions et de nos services. Cela signifie prendre en charge les blessés des théâtres d'opérations extérieures, mais aussi veiller au jour le jour à la santé de nos forces, détecter les éventuels cas et assurer leur prise en charge médicale ; cela signifie également que les médecins du service de santé ont en permanence conseillé le commandement sur les mesures qu'il convenait de prendre et sur la manière de conduire les activités.
Le SSA concourt en outre au bon fonctionnement du système de santé publique. Avec 2 500 médecins, il représente moins de 1 % du système de santé publique de notre pays ; il compte huit hôpitaux répartis sur le territoire français, dont je rappelle qu'ils ne sont pas réservés aux militaires, mais ouverts à tous. Ces hôpitaux ont très vite accueilli des patients sur la base de la régulation réalisée par les agences régionales de santé (ARS). Au total, 3 725 patients atteints de la covid-19 y ont été hospitalisés, dont 564 en réanimation. D'ailleurs, comme dans tous les hôpitaux du système de santé publique, le nombre de lits de réanimation au sein des hôpitaux d'instruction des armées a été multiplié par trois pendant la période.
Enfin, sans se détourner de sa mission première, l'ensemble du personnel soignant du SSA s'est engagé. Ceux qui occupaient des postes non essentiels dans les administrations et directions centrales ont repris des gardes dans les services hospitaliers et médicaux.
La crise sanitaire a ainsi mis en lumière la réactivité et la capacité d'adaptation du ministère des armées, notre organisation étant fondée sur un principe très simple : quand la situation l'exige, quand on sait faire et quand on peut faire, alors on fait.
Tel est le sens de l'opération Résilience décidée par le Président de la République le 25 mars 2020, qui s'est articulée autour de trois piliers : le soutien médical et sanitaire, le soutien logistique, la protection des personnes et des entrepôts contenant du matériel de soins.
Les opérations d'évacuation sanitaire qui ont été menées par les armées ont joué un rôle très important pour soulager les régions les plus touchées, le Grand Est, la région parisienne, la Corse. C'est ainsi que l'armée de l'air et le SSA se sont mobilisés pour organiser des évacuations médicales par avion et par hélicoptère, en transformant par exemple un Airbus A330 MRTT, qui est initialement un avion ravitailleur, en une véritable unité de réanimation. Je voudrais aussi évoquer la prouesse technique réalisée par l'armée de terre et par l'armée de l'air, qui sont très rapidement parvenues à adapter des modules de réanimation sur les hélicoptères NH90 et sur les A400M Atlas, avions de transport lourd, afin de renforcer nos capacités d'évacuation sanitaire. Un mot également sur l'engagement du porte-hélicoptères Tonnerre, qui a permis de soulager les hôpitaux corses et d'évacuer des patients vers le sud de la France.
Autre opération inédite : le déploiement de l'élément militaire de réanimation (EMR) de Mulhouse, dont je souhaite insister sur le caractère très exceptionnel. Le qualificatif « d'hôpital de campagne » ne lui sied d'ailleurs guère ; il ne s'agissait pas du tout de lits sous une tente, mais d'une véritable unité de réanimation dotée de trente lits et de personnels formés pour accueillir les patients les plus lourdement atteints. Ce dispositif n'existait pas dans nos armées ; il a été créé de toutes pièces et déployé en seulement - j'y insiste - huit jours !
Nous avons également projeté des médecins à Mayotte et en Guyane. J'ai pu entendre dire, ici ou là, que ces opérations relevaient d'une démarche de « com ». Ces remarques m'ont profondément choquée : je peux vous dire que ces opérations étaient nécessaires pour sauver des vies. Les malades et les personnels du système de santé publique qui ont reçu le renfort de nos armées nous ont d'ailleurs exprimé leur très grande reconnaissance.
Quelques chiffres en guise de bilan provisoire de l'opération Résilience : 430 missions menées partout en France, 190 patients transférés par voie aérienne ou maritime en France ainsi qu'en Allemagne, en Suisse, au Luxembourg et en Autriche, grâce à la solidarité de nos voisins européens, qui nous ont ouvert les portes de leurs hôpitaux. Nous avons en outre, par exemple, affrété 750 tonnes de fret alimentaire et sanitaire à Mayotte, cédé 5 millions de masques chirurgicaux prélevés sur le stock du service de santé des armées pour alimenter les hôpitaux civils, fourni vingt respirateurs au ministère de la santé.
Un mot sur le dispositif que nous avons mis en place pour dialoguer avec les autorités locales, préfets et ARS. Je précise tout d'abord que les moyens que nous avons mis en oeuvre l'ont été en fonction des besoins qui ont été exprimés par le ministère de la santé. Les décisions, en la matière, ont été prises dans le cadre du conseil de défense et de sécurité nationale, présidé par le Président de la République, ou au sein des cellules de crise interministérielles.
Nous avions par ailleurs confié au centre de planification et de conduite des opérations, placé sous l'autorité du chef d'état-major des armées - c'est ce centre qui conduit par exemple les opérations au Sahel ou les actions menées sur le territoire national dans le cadre de l'opération Sentinelle -, le soin de coordonner l'action des responsables des chaînes opérationnelles concernées. Nous avons utilisé les relais en région que sont les officiers généraux des zones de défense et de sécurité (OGZDS), commandants militaires régionaux qui, en métropole et en outre-mer, ont fait l'interface avec les préfets de zone de défense et de sécurité, les ARS et les collectivités locales. C'est donc la même logique de subsidiarité qui s'applique pour toutes les autres opérations et qui a été mise en oeuvre dans la gestion de cette crise.
Tout cela nous a beaucoup appris sur les forces de notre ministère, mais nous a permis aussi de soulever un certain nombre de points d'attention et de mieux identifier les moyens du SSA qu'il conviendra de conforter à l'avenir. Je fixerai d'ailleurs, le 3 octobre prochain, une nouvelle feuille de route au SSA, qui s'appuiera notamment sur ce retour d'expérience.
Au-delà des armées, c'est l'ensemble de notre ministère qui s'est mobilisé dans la gestion de cette crise - vous avez certainement en tête le rôle joué par la Direction générale de l'armement pour tester les masques et les textiles destinés au grand public.
M. Bernard Jomier , rapporteur . - Au mois de mars, l'épidémie a flambé dans la région Grand Est ; les capacités de réanimation se sont trouvées largement dépassées, ce qui a entraîné notamment des transferts de patients. Dans ce contexte, le SSA a déployé trente lits de réanimation à Mulhouse, dans un hôpital dit « de campagne » - au sens où il s'agissait d'une campagne militaire et non, bien sûr, d'un hôpital rural.
Pourquoi trente lits ? Ce chiffre correspondait-il aux capacités maximales de déploiement du service de santé des armées, vu la brièveté des délais ? Les besoins, eux, étaient nettement supérieurs, puisque les autorités ont dû procéder à des transferts vers d'autres régions.
Mme Florence Parly, ministre . - Je ne saurais trop insister sur le fait que l'ensemble des moyens du service de santé des armées sont dimensionnés pour faire face aux besoins des armées, quantitativement et qualitativement. Il va de soi que le SSA dispose d'équipements en grand nombre pour traiter des patients qui sont atteints de blessures par balle et de pathologies de guerre. En revanche, ses modules n'étaient pas forcément orientés vers le traitement de maladies nécessitant de nombreux outils de réanimation et de respiration. On nous a demandé de faire notre maximum, et nous avons répondu en fonction des moyens qui étaient à notre disposition, en mobilisant la totalité de ces moyens.
Mme la médecin général Maryline Gygax Généro . - Lorsque nous sommes sollicités pour intervenir, nous évaluons ce que nous pouvons faire, en tenant compte des délais de mise en oeuvre. Trente lits de réanimation, c'est très significatif ! Je rappelle en effet que les services de réanimation sont en général dimensionnés autour de vingt lits dans les hôpitaux régionaux. Ce chiffre est donc le fruit d'un compromis entre ce que nous pouvions faire dans un délai extrêmement court, la capacité d'accueil du parking de l'hôpital de Mulhouse - le service de réanimation que nous créions devait obligatoirement venir en appui du centre hospitalier - et nos capacités à armer le service sur le plan des ressources humaines, en y affectant des réanimateurs prélevés au sein des hôpitaux d'instruction des armées, eux-mêmes engagés dans la prise en charge d'un nombre considérable de patients.
Pour l'EMR de Mulhouse, nous avons mobilisé au total, avec les relèves, 235 personnels du SSA. Je précise d'ailleurs que les lits étaient très exactement au nombre de 27 ; pour des raisons d'ergonomie, trois lits n'ont pu être armés.
M. Bernard Jomier , rapporteur . - Merci pour vos réponses. Je salue la participation du SSA ; je m'inquiète seulement que, dans une puissance militaire comme la nôtre, on ne puisse déployer que trente lits supplémentaires lorsque les armées sont sollicitées. Peut-être est-ce le signe qu'on accorde insuffisamment de moyens au SSA...
Il y a un hôpital militaire dans la région Grand Est, à Metz. Vous nous avez dit que le SSA avait triplé ses capacités en lits d'hospitalisation ; comment l'offre de réanimation a-t-elle évolué à l'hôpital de Metz ?
Mme Maryline Gygax Généro . - L'hôpital militaire de Metz est engagé, dans le cadre du modèle SSA 2020, dans un partenariat étroit avec le centre hospitalier régional (CHR) de Metz-Thionville ; il ne dispose donc plus de service de réanimation. Nos réanimateurs et nos chirurgiens ont été intégrés il y a quelques années au sein du CHR de Metz-Thionville.
M. René-Paul Savary , président . - Quel a été le taux d'occupation de ces 27 lits ?
Mme Maryline Gygax Généro . - Ce taux a été de 100 % au plus fort de la crise. Nous n'avons ensuite diminué les capacités qu'en fonction de l'évaluation de la possibilité de le faire sans compromettre la prise en charge des patients.
Mme Florence Parly, ministre . - La collaboration entre le centre hospitalier de Mulhouse et l'EMR a été parfaite ; comme l'a dit Mme la médecin général, nous avons bien sûr veillé à ce que la réduction progressive des capacités de cet EMR fasse l'objet d'une concertation avec l'ensemble des autorités locales, élus et autorités de santé.
Mme Catherine Deroche , rapporteure . - Je poserai trois questions.
À partir du moment où les premiers cas chinois ont été annoncés, comment le SSA a-t-il travaillé ? Avez-vous pu anticiper la pandémie, à l'aide de données d'experts par exemple ?
Avez-vous dû réduire de façon importante les interventions prévues dans vos services afin de réserver des lits aux patients atteints du virus, comme cela s'est passé dans les autres hôpitaux avec la mise en oeuvre du plan blanc ? Où en est-on actuellement ?
Quid, enfin, des projets de recherche soumis par l'Institut de recherche biomédicale des armées (IRBA) ?
Mme Florence Parly, ministre . - Lorsque les premiers cas se sont manifestés, la communauté des experts du domaine médical s'est immédiatement mobilisée. Nous avons, au sein du ministère des armées, des capacités d'expertise - je pense à l'IRBA, que vous venez de mentionner, ou à l'hôpital Bégin, l'un des huit hôpitaux d'instruction des armées, qui est le centre de référence pour le traitement d'Ebola.
Concernant l'activité des hôpitaux d'instruction des armées, comme partout, il a fallu déprogrammer un certain nombre d'interventions qui étaient prévues, afin de pouvoir tripler notre capacité d'accueil en réanimation.
Pour ce qui concerne les projets de recherche, je laisserai une personne compétente vous répondre !
Mme Maryline Gygax Généro . - Le service de santé des armées dispose d'une capacité de veille sanitaire et scientifique extrêmement active via le Centre d'épidémiologie et de santé publique des armées (Cespa), situé à Marseille - c'est absolument nécessaire si l'on veut soutenir des armées qui sont en permanence projetées dans le monde entier.
Nous travaillons par ailleurs de façon quotidienne en lien avec la communauté des chercheurs civils. Le travail d'anticipation du SSA repose essentiellement sur sa capacité à traduire les signaux faibles, notamment scientifiques, que nous décelons pour évaluer les besoins des armées - nous le faisons en permanence ; c'est absolument nécessaire.
Concernant les lits réservés pour les patients atteints de la covid-19, nos hôpitaux ont évidemment participé au plan blanc lorsqu'il a été déclenché. Ils ont donc déprogrammé des interventions, tout en conservant néanmoins une capacité chirurgicale au profit des blessés militaires susceptibles d'être rapatriés sur le territoire national - c'est là notre mission première, et nous avons toujours gardé la capacité d'y répondre. Nous avons compensé ces déprogrammations par la mise en oeuvre de téléconsultations destinées au suivi des patients atteints de maladies chroniques. Ces capacités de téléconsultation ont été multipliées par dix, voire par quinze.
Pour ce qui est des projets de recherche, cette crise a donné lieu à une véritable effervescence, dans tous les secteurs hospitaliers mais aussi au niveau de la médecine des forces. Nous avons déposé trente-six projets de recherche clinique, pour lesquels nous avons reçu vingt-neuf avis favorables. Le SSA a par ailleurs concouru à 28 projets de recherche civils, dont 7 essais thérapeutiques et 21 projets de suivi longitudinal de cohortes de patients. Nous sommes enfin particulièrement fiers d'avoir vu huit projets du SSA acceptés par l'Agence de l'innovation de défense.
Je ne ferai que citer le dernier projet de recherche du SSA : il consiste en une comparaison entre les prélèvements salivaires et les prélèvements naso-pharyngés pour analyse par RT-PCR (Reverse Transcription Polymerase Chain Reaction) ; il vient d'être salué par la Haute Autorité de santé (HAS).
Mme Catherine Deroche , rapporteure . - Il serait intéressant que vous puissiez nous communiquer une chronologie précise, depuis le début de la crise, des expertises que vous avez évoquées, s'agissant en particulier de cette période charnière qui va de janvier à début mars.
Mme Sylvie Vermeillet , rapporteure . - Quel était le niveau de votre stock de masques avant le début de la crise ? Comment s'est opéré votre réapprovisionnement ? Jugez-vous que le stock dont vous disposez aujourd'hui est satisfaisant ? Je poserai la même question pour votre capacité de dépistage, virologique et sérologique.
Par ailleurs, comment s'est organisée l'évacuation de patients vers divers pays européens ?
Mme Florence Parly, ministre . - Le SSA constitue de façon régulière, pour ses propres besoins, des stocks de masques. Lorsque nous sommes entrés en crise, au 1 er février, le SSA détenait un peu plus de 18 millions de masques chirurgicaux et 2 millions de masques FFP2. Ce stock avait été dimensionné pour couvrir les besoins des forces et du service de santé des armées.
Une fois entrés dans la crise, nous avons renouvelé ce stock. Nous avons donc commandé plus de 31 millions de masques en plus de ceux que nous détenions déjà ; nous en avons distribué plus de 34 millions pour le soutien des forces et nous en avons donné 5 millions au ministère des solidarités et de la santé.
Puis, lorsque nous avons avancé dans la crise, il est apparu que l'utilisation du masque avait vocation à s'étendre, et nous avons eu recours au service du commissariat des armées afin que celui-ci prenne en charge les commandes de masques grand public. Nous avons ainsi acheté, début avril, 1,5 million de masques grand public, indépendamment du service de santé des armées qui, lui, a conservé la responsabilité de la gestion et de la consommation en propre de ses masques.
Aujourd'hui, le SSA dispose de six mois de stock, sur la base d'une consommation de pleine activité covid. Ces six mois représentent 6 millions de masques chirurgicaux et 6,7 millions de masques FFP2.
Dans le même temps, le service du commissariat des armées est monté en puissance pour assurer la constitution de deux stocks bien distincts : le stock stratégique, d'une part, qui correspond à dix semaines d'autonomie, destiné à couvrir les besoins de l'ensemble du ministère ; un stock « outil », d'autre part, qui représente entre dix et vingt semaines de consommation en partant de l'hypothèse que chaque personne utilise deux masques par jour. Au total, le stock du service du commissariat des armées oscille entre 50 et 75 millions de masques, à distinguer de celui du service de santé des armées, qui gère ses propres besoins.
Mme Maryline Gygax Généro . - Concernant les tests, le service de santé des armées est monté en puissance progressivement. Actuellement, nous sommes capables de réaliser 2 000 tests PCR par jour sur le territoire national, auquel il convient d'ajouter 1 000 tests par jour pour l'ensemble des théâtres d'opérations extérieures (OPEX). Le SSA a réalisé 44 000 tests PCR depuis le début de la crise, dont une moitié visait à tester les troupes opérationnelles et l'autre moitié à diagnostiquer, soit dans le cadre du tracing soit dans celui de la prise en charge individuelle des patients militaires et civils du ministère.
Mme Sylvie Vermeillet , rapporteure . - Cette capacité de dépistage est-elle satisfaisante ?
Mme Maryline Gygax Généro . - Cette capacité nous permet de couvrir les besoins des armées ; nous gardons une réserve de montée en puissance jusqu'au maximum de 2 000 tests par jour.
M. René-Paul Savary , président . - Quels sont les délais de réponse ?
Mme Maryline Gygax Généro . - Nous nous efforçons de donner les résultats en 24 heures ; pour les unités opérationnelles, cela peut être plus rapide.
M. René-Paul Savary , président . - Nous parlons bien de tests PCR ?
Mme Maryline Gygax Généro . - Absolument.
Mme Florence Parly, ministre . - J'en viens aux évacuations. Elles ont été orientées vers la Suisse, l'Allemagne, le Luxembourg et l'Autriche. Les besoins ont été identifiés par les ARS ; pour ce qui me concerne, j'ai eu de nombreux contacts avec mon homologue allemande, avec laquelle la communication a été extrêmement fluide. Le ministère des armées a été sollicité pour assurer le transport. S'agissant de pays limitrophes, et sachant que la source de ces évacuations était essentiellement le Grand Est, les appareils que nous utilisions ne pouvaient être des avions à long rayon d'action tels que les A330 : il fallait avoir recours à des hélicoptères. Il a donc fallu, en l'espace de quelques heures, certifier un dispositif permettant d'installer des kits de réanimation à bord d'hélicoptères qui n'étaient pas prévus pour accueillir des appareils très gourmands en consommation électrique.
Ce sont ces petites prouesses silencieuses qui ont aussi permis la réussite des opérations d'évacuation. Et nous avons rendu hommage tous ensemble, le 14 juillet, aux nations qui nous ont porté secours pendant cette période si difficile.
M. René-Paul Savary , président . - Quelles conclusions avez-vous tirées de la propagation virale qui s'est produite au sein du navire Charles de Gaulle ?
Mme Florence Parly, ministre . - Je ne reviendrai pas sur le détail des différents rapports que nous avons souhaité rendre publics sur cette question. Toute la difficulté est d'apprécier ce qui a été fait en se replaçant dans le contexte de l'époque où les décisions ont été prises. Ce navire a quitté Toulon au mois de janvier, à un moment où le virus n'était pas présent, en tout cas pas identifié, dans la zone où nous vivons ; lorsque le porte-avions a fait escale à Brest, au mois de mars, la face du monde avait changé.
Un navire d'ancienne génération comme le Charles de Gaulle, conçu dans les années 1980, certes vaste mais très dense pour ses quelque 2 000 personnels d'équipage, n'est pas fait pour contenir aisément le risque épidémique. Nous l'avons d'ailleurs fort bien vu : pendant cette période, d'autres navires de la marine nationale sillonnaient les mers ; sur les navires de nouvelle génération, qui bénéficient de chambrées limitées à quatre ou six personnes, contre quarante personnes dans certains dortoirs du Charles de Gaulle, la donne a été radicalement différente.
J'en tire la conclusion que l'équipage a fait du mieux qu'il a pu compte tenu des connaissances qui étaient les siennes et les nôtres à l'époque, et que l'infrastructure de nos navires est, en matière de propagation, un facteur non négligeable. Pendant l'été, le porte-avions Charles de Gaulle a fait l'objet d'un arrêt technique ; nous en avons profité pour modifier le plus possible son organisation et ses équipements, jusqu'à la distance qui sépare les patères auxquelles les opérateurs accrochent leurs tenues de travail. Nous avons notamment réorganisé la partie avant du navire, dans laquelle ont été confinés les marins contaminés pendant le retour vers Toulon, afin de pouvoir, à l'avenir, distinguer les cas positifs et les cas contacts. Tous ces éléments ont un rôle à jouer, au-delà de l'application des règles sanitaires.
Mme Maryline Gygax Généro . - Les marins du porte-avions constituent une cohorte qu'il est intéressant de suivre dans le temps. Le premier enseignement que nous avons tiré de cette expérience est la proportion non négligeable de patients totalement asymptomatiques : plus de la moitié des marins contaminés n'avaient aucun symptôme. Nous réalisons par ailleurs des études sérologiques longitudinales, qui sont en cours.
M. René-Paul Savary , président . - Des traitements spécifiques ont-ils été administrés aux marins à l'époque ?
Mme Maryline Gygax Généro . - Seuls deux marins ont été pris en charge en réanimation. Les autres n'ont bénéficié d'aucun traitement spécifique.
M. Damien Regnard . - Si le pays avait été confiné plus longtemps, notre stock de matériel sanitaire aurait-il été suffisant pour maintenir toutes nos opérations militaires, qu'il s'agisse des opérations domestiques, Sentinelle en particulier, ou des OPEX ? Le SSA a-t-il aujourd'hui des stocks de masques et des moyens de dépistage suffisants ?
Pouvez-vous nous présenter, sans entrer dans des détails qui pourraient être sensibles, les mesures préventives qui sont prises pour nos forces projetées à l'extérieur ou sur les bâtiments de la marine nationale ? Quid, au retour, des séjours en sas de confinement ?
M. Olivier Paccaud . - Je suis élu de l'Oise. Et vous savez que, dans l'Oise, on trouve la base aérienne de Creil, qui a été au centre de doutes, de questions et de polémiques.
Nous avons eu le plaisir de recevoir le colonel Bruno Cunat, ancien commandant de la base de Creil, le 9 septembre dernier. Cette base fut le premier grand cluster français, avec celui des Contamines. Entre le 26 février et le 3 mars 2020, seize cas positifs y ont été identifiés ; un patient, notamment, a passé cinq semaines dans le coma.
La base aérienne de Creil aurait-elle pu être la source de contaminations ultérieures ailleurs dans le département - je pense notamment au cluster de Crépy-en-Valois ? Je rappelle que ce sont des militaires basés à Creil qui ont effectué le rapatriement des 180 Français de Wuhan le 31 janvier dernier.
Madame la ministre, vous avez affirmé le 4 mars dernier, sur le plateau des Quatre vérités, émission diffusée sur France 2, que les 18 militaires qui composaient l'équipage de L'Estérel avaient été testés et confinés - la séquence est aisée à retrouver : vous l'avez dit dès les premières minutes de l'interview. Or le colonel Cunat, devant cette assemblée, a affirmé l'inverse, comme l'ont fait diverses personnes, militaires ou civils travaillant sur la base aérienne de Creil, que j'ai pu interroger.
Maintenez-vous que ces personnels ont été testés et confinés ? N'y a-t-il pas eu négligence dans la façon dont ces militaires ont été traités à leur retour de Wuhan ? Les Français qui ont été rapatriés ont été confinés de façon très stricte, à Carry-le-Rouet ; les militaires, d'après certaines sources militaires, étaient chez eux, mais en permission : on ne contrôlait pas leurs allées et venues, ni celles de leurs familles. Or certains de leurs conjoints travaillaient sur la base aérienne de Creil. Certains membres de l'équipage de L'Estérel logeaient même sur la base - le colonel Cunat nous l'a confirmé -, s'y déplaçaient, assistaient aux messes, et ont pu tout à fait transmettre le virus.
Une dernière petite question qui s'adresse au SSA : l'enquête précise menée par l'ARS sur le cluster de Crépy-en-Valois pour retrouver le patient zéro a été vaine ; mais l'ARS, dans la synthèse préliminaire de son rapport, évoque Creil et l'impossibilité d'enquêter sur la base. Serait-il possible d'avoir accès aux données concernant les militaires qui sont partis rapatrier les Français de Wuhan ?
Dernier point : huit matelots basés à Brest sont passés pendant deux jours, les 5 et 6 février, par la base aérienne de Creil, et se sont rendus à Crépy-en-Valois où a éclos le second cluster. De nombreux habitants de l'Oise sont persuadés que c'est par l'intermédiaire de ces militaires que le virus est arrivé à Crépy-en-Valois, où l'on a déploré les deux premiers morts français de la covid-19. Si vous pouviez nous convaincre de la fausseté de cette hypothèse, vous feriez oeuvre utile...
M. Jean-François Husson . - En tant qu'élu du Grand Est, je voudrais saluer l'action des armées dans une crise tout à fait inédite où le front est, en premier lieu l'Alsace, a été durement touché. Je veux vous exprimer la gratitude des habitants de l'est de la France pour vos sacrifices, et vous remercier pour votre parfaite contribution là où il s'est agi de remédier aux difficultés de coordination qui se sont fait jour entre les différentes autorités civiles, agences régionales de santé et préfectures. En matière d'acheminement d'équipements de protection individuels, les préfets de zone de défense et de sécurité se sont avérés d'une précision redoutable, pour ne pas dire diabolique, dans le bon sens du terme !
Quelles sont aujourd'hui les capacités maximales de déploiement de personnels et de moyens matériels dont dispose le SSA à l'échelle nationale, dans l'hypothèse où surviendrait un nouvel épisode épidémique, sachant que celui-ci pourrait être de portée inédite, le pays étant susceptible d'être touché dans différentes régions en même temps ?
Vos services sont-ils armés pour faire face en même temps aux OPEX, à Sentinelle et à la covid-19 ?
Mme Florence Parly, ministre . - En entrée de crise, le stock de masques était suffisant pour couvrir les besoins du SSA et des forces. Nous nous sommes mis en situation de renouveler ce stock et de l'étendre afin d'équiper en masques la totalité de nos personnels. Nous avons mobilisé pour cela nos services d'achat et nos capacités et il n'y a pas eu sur la question des masques de difficultés autres que celles que chacun pouvait connaître à l'époque. Si la crise avait duré deux ou trois fois plus longtemps, avec les inerties liées au fait qu'il fallait s'approvisionner très loin, nous aurions dû puiser encore davantage dans nos réserves. Nous avions d'autres capacités qu'il valait mieux ne pas avoir à mobiliser, comme nos masques de protection NRBC, qu'il n'a pas été nécessaire d'utiliser - s'il avait fallu y recourir, nous l'aurions fait naturellement.
Concernant les faits qui se sont déroulés dans l'Oise, j'ai juré, monsieur le président, de dire la vérité. Je me dois de préciser que j'ai dit quelque chose d'inexact le 4 mars sur France 2. J'ai dit en effet que les équipages de retour de Wuhan à bord de L'Estérel avaient été testés. C'était un raccourci. Ce qui s'est passé, c'est que les équipages ont été soumis à un protocole sanitaire extrêmement strict, que je vais rappeler, mais qui ne comprenait pas à l'époque de test PCR.
Le 31 janvier, le premier vol en provenance de Wuhan atterrissait à Istres avec 193 Français à bord, lesquels ont été placés en quatorzaine à Carry-le-Rouet. Quant au personnel de bord, lequel était basé à Creil, il a été soumis à un protocole de surveillance biquotidienne durant quatorze jours par les médecins du SSA. Au terme de ce délai, il n'avait pas développé de symptôme. Il n'a donc pas subi de test PCR mais il y a bien eu une surveillance médicale extrêmement rapprochée. J'espère que la rectification de cette imprécision permettra de crever définitivement cet abcès.
M. René-Paul Savary , président . - Pourquoi n'ont-ils pas subi de test PCR ? Y avait-il une raison scientifique ?
Mme Maryline Gygax Généro . - Le dogme à ce moment-là n'était pas de tester tout le monde mais de tester les patients symptomatiques, d'où le soin apporté à déceler très vite tous les symptômes.
Mme Florence Parly, ministre . - S'ils avaient développé des symptômes, ils auraient bénéficié d'un test. Mais la doctrine édictée par le ministère des solidarités et de la santé était bien celle que vient de rappeler Mme la médecin général. N'étant quant à moi pas médecin, je vous prie de bien vouloir excuser le caractère un peu raccourci de ma formule. Nous avons aujourd'hui en tête que le test signifie quelque chose de bien particulier. Ces personnels ne sont pas du tout restés sans surveillance particulière, bien au contraire.
Sur le rôle qu'auraient pu jouer les militaires basés à Creil dans le développement d'un cluster dans l'Oise, je citerai le rapport épidémiologique qui vous a été transmis : « Les données de notre enquête permettent de déconstruire plusieurs des rumeurs ayant circulé dans la presse. Ainsi, le 31 janvier 2020, un vol armé par la base aérienne de Creil a rapatrié de Wuhan des ressortissants français placés ensuite en quatorzaine à Carry-le-Rouet. Les personnels de la base aérienne présents sur le vol ont été suspectés, en effet, d'avoir pu introduire le virus. Cette hypothèse est très peu probable, pour les raisons suivantes. D'une part, les personnels partis de France pour cette mission ne sont pas descendus de l'appareil à Wuhan et n'y sont restés que le temps de faire embarquer les ressortissants français. Ces personnels, durant le vol, portaient des équipements individuels - gants, masques, lunettes, surblouses - et maintenaient des distances de sécurité avec les passagers. Aucun incident n'a nécessité de contact direct ou d'intervention auprès d'un des passagers. Avant le vol, la présence de fièvre ou de symptômes a été vérifiée auprès des rapatriés. Après le vol, les rapatriés ont été testés vis-à-vis du SARS-CoV-2 et tous étaient négatifs. Aucun n'a présenté de symptômes au cours de la quatorzaine. Les personnels de la base ont fait l'objet d'un suivi biquotidien de santé avec prise de température durant les quatorze jours suivant leur retour et aucun n'a présenté de symptômes.
Dans l'Oise, il persiste une incertitude suite aux investigations. Mais, dans toutes les hypothèses, des cas sont survenus au lycée avant de survenir dans la base, même en tenant compte de l'incertitude sur la date du premier cas, le 14 janvier 2020, soit avant le vol de retour de Wuhan, ou bien le 1 er février 2020, soit le lendemain du vol, chez une personne sans contact direct avec la base aérienne, ce qui n'est pas en faveur d'une transmission à partir des personnes de retour de Wuhan. »
Il est exact que des marins du bâtiment La Somme sont intervenus au lycée de Crépy-en-Valois les 4, 5 et 6 février, dans le cadre d'un partenariat entre le ministère des armées et cet établissement. La Somme, bâtiment de la marine nationale basé à Brest, était à quai depuis le début du mois de décembre, époque à laquelle cette ville n'était pas une zone de prévalence du virus. Aucun marin n'a eu de symptôme. Quant au rapport épidémiologique précité, il date le début des contaminations à la mi-janvier. Il n'est donc pas possible de faire un lien entre la visite de ces marins et le déclenchement de l'épidémie dans l'Oise.
Je sais que des idées imprègnent fortement les esprits, mais non, définitivement non, la base aérienne de Creil n'est pas à l'origine du déclenchement d'un cluster dans l'Oise. Je comprends la curiosité des habitants de l'Oise, compte tenu de l'importance de la diffusion du virus dans les premières semaines de l'épidémie dans notre pays, et leur souhait de savoir qui était le patient zéro. Quoi qu'il en soit, le patient zéro ne se trouvait probablement pas à la base aérienne de Creil.
Le rapport en date du 15 avril qui vous a été communiqué a été rédigé conjointement par Santé publique France et le SSA, et il n'y a pas d'autre document particulier sur ce sujet.
Pour ce qui concerne les capacités de déploiement de nos personnels en cas de deuxième vague couvrant la totalité du territoire national, le SSA représente une partie certes efficace mais très réduite - moins de 1 %, soit 14 700 personnels dont 2 500 médecins - du système de santé publique français. C'est à la fois beaucoup et très peu à l'échelle de notre pays.
En cas de deuxième vague, le SSA sera au rendez-vous. Il continue d'ailleurs d'agir dans plusieurs territoires. En fin de semaine dernière, une petite équipe est ainsi partie en Guadeloupe pour évaluer les besoins au regard du système sanitaire guadeloupéen et de la diffusion de l'épidémie sur ce territoire. Nous enverrons à bref délai des personnels pour soulager le centre hospitalier de Guadeloupe. Nous traiterons du mieux possible les demandes du ministère des solidarités et de la santé à proportion de nos moyens, tout en assurant notre mission qui est de répondre aux besoins sanitaires de nos forces et de nos ressortissants.
Plus globalement, l'opération Résilience a mobilisé au mois d'avril environ 5 000 militaires, pour l'essentiel issus de l'armée de terre. Cette opération s'adapte au fur et à mesure des besoins.
Mme Catherine Deroche , rapporteure . - Vous avez dit que le premier cas de contamination était apparu le 15 janvier. En quel lieu ?
Mme Florence Parly, ministre . - Les enquêtes épidémiologiques situent l'apparition de ce premier cas entre le 14 janvier et le 1 er février, en France.
M. Olivier Paccaud . - À la page 16 du rapport épidémiologique, il est écrit : « Les informations sur lesquelles est fondé ce rapport ne sont pas complètes à ce jour et doivent être considérées comme préliminaires, tout comme ses conclusions. » Ce document, qui ne mentionne pas ces marins, fait lui-même état de ses lacunes, les six épidémiologistes n'ayant eu le temps que d'effectuer un travail en aval, jamais en amont. Ils n'ont donc pas su que des militaires ayant transité par la base aérienne de Creil étaient allés à Crépy-en-Valois. On peut dès lors suspecter beaucoup de choses...
Je ne veux en aucun cas stigmatiser l'armée, mais il est choquant de balayer d'un revers de main le souhait des habitants de l'Oise. Ils veulent la vérité. Le mot « curiosité » que vous avez employé me choque, et vous ne m'avez pas du tout convaincu, madame la ministre.
M. Damien Regnard . - Qu'en a-t-il été du déploiement de nos forces sur bâtiments de surface ? Y a-t-il eu des tests systématiques ?
Mme Florence Parly, ministre. - Au fur et à mesure de l'évolution des recommandations ou des instructions sanitaires, nous avons adapté notre dispositif, ce qui était nécessaire dans la perspective de la grande relève de nos militaires projetés à l'extérieur à la fin du printemps, puis du mouvement de va-et-vient, durant l'été, entre les forces françaises de souveraineté déployées dans les différents territoires, bien au-delà des opérations Barkhane et Chammal.
Comme je m'y étais engagée devant la commission des affaires étrangères et de la défense de la Haute Assemblée, nous avons progressivement durci les règles afin que nos forces ne soient pas un vecteur de contamination à l'extérieur et qu'à l'inverse elles ne ramènent pas le virus sur le territoire national. Qu'il s'agisse des projections à l'extérieur ou des retours sur le territoire national, nous avons mis en place un dispositif de tests systématiques accompagné d'un maintien à domicile durant sept jours, qui fonctionne très bien et nous a permis d'avoir une bonne maîtrise de la circulation virale dans les zones où nos forces sont projetées. Il n'y a ainsi eu aucune difficulté dans le cadre de Barkhane, alors même qu'au printemps le virus circulait au Sahel.
Si le terme « curiosité » a pu être pris dans un mauvais sens, je vous prie immédiatement de m'en excuser, mais je n'y voyais aucune forme de mépris.
Le ministère des armées, qui a scrupuleusement appliqué toutes les directives du ministère des solidarités et de la santé, n'est pas un État dans l'État, et nos directives ont évolué au même rythme.
Mme Maryline Gygax Généro. - L'enquête épidémiologique dans l'Oise avait deux objectifs : en aval, rechercher toutes les personnes contaminées ; en amont, rechercher la chaîne de contamination et le patient zéro. Nous sommes passés le 29 janvier au stade 2 de l'épidémie et il s'agissait de freiner la propagation. Cette accélération a freiné la finalisation de l'enquête et l'exploitation de ses résultats, raison pour laquelle il est indiqué dans le document qu'il reste encore des éléments à éclaircir.
M. René-Paul Savary , président . - Pour rassurer les habitants de ce territoire, il serait bon de poursuivre cette étude intermédiaire dans l'attente d'un rapport final.
Mme Florence Parly, ministre . - De telles enquêtes, auxquelles nous collaborons, sont lancées sur l'initiative du ministère de la santé.
M. René-Paul Savary , président . - Nous interrogerons à cet égard M. Olivier Véran jeudi prochain.
Mme Victoire Jasmin . - Lors de la première vague, le porte-hélicoptères Le Dixmude était prépositionné dans la zone Antilles-Guyane. A-t-on des éléments pour évaluer les actions menées ?
En Guadeloupe, la situation s'aggrave et les personnels du CHU sont épuisés. Le préfet nous a dit qu'il attendait des personnels militaires. Est-il prévu de mettre en place un EMR, autrement dit un hôpital de campagne, comme ce fut le cas à Mulhouse, ce qui serait un ajout utile aux rotations régulières des professionnels de la réserve sanitaire ? La directrice de l'ARS a annoncé qu'il était envisagé de procéder à des évacuations sanitaires vers la métropole ; cela pourrait être évité si le territoire pouvait bénéficier des moyens nécessaires pour répondre aux difficultés du moment.
Mme Laurence Cohen . - L'apport du SSA a été important, notamment à Mulhouse avec la construction de l'hôpital de campagne. Plus globalement, la coopération civilo-militaire a permis la constitution de la filière d'aval de la réanimation, ce qu'ont salué les acteurs de terrain de l'est de la France. Mais vous avez insisté sur le fait, madame la ministre, que le SSA était d'abord dévolu aux armées et que seuls 30 lits avaient pu être déployés. Les capacités militaires étant limitées, faut-il investir pour développer les hôpitaux de campagne afin de réagir aux futures crises sanitaires ? Si cette piste ne peut être envisagée, alors l'hôpital public doit disposer des capacités d'accueil et d'intervention indispensables pour y faire face.
Les deux tiers de l'équipage du porte-avions Charles de Gaulle, soit plus de 1 000 marins, ont été contaminés par la covid-19. Quand les résultats des deux enquêtes menées simultanément, l'une sanitaire, l'autre de commandement, seront-ils rendus publics ? Quels ont été les éventuels ratés dans la chaîne de commandement ?
Mme Angèle Préville . - Quel pourrait être l'apport logistique de l'armée dans le cadre des futures pandémies ?
Mme Jocelyne Guidez . - Des anciens des forces spéciales - troupes d'élite, services spéciaux, groupe d'intervention de la gendarmerie nationale (GIGN) - ont repris du service lors de la crise de la covid-19 et ont apporté un important renfort sanitaire via l'association Groupe Assistance Commando (GAC). En avez-vous eu connaissance ? Les médecins militaires pourraient-ils faire bénéficier les médecins civils de leurs compétences dans ce type de situation d'urgence ? Faut-il mettre en place des exercices spécifiques sur les bases militaires en vue de mieux réagir lors d'une nouvelle pandémie ?
M. René-Paul Savary , président . - La DGA aurait commandé des stocks d'hydroxychloroquine en début d'année. Qu'en est-il exactement ?
Mme Florence Parly, ministre. - Le porte-hélicoptères Le Dixmude a eu pour vocation principale, d'une part, d'acheminer en zone Caraïbes des hélicoptères de la sécurité civile et des forces armées afin, d'une part, de faciliter les évacuations de Guyane vers les Antilles ainsi que l'accès facile à certaines îles pour rapatriement régional, et, d'autre part, d'apporter du matériel et de procéder à des opérations logistiques. Nous vous fournirons à cet égard des informations écrites.
En Guadeloupe, une petite équipe s'est rendue sur place en fin de semaine dernière pour évaluer les besoins, lesquels ont été identifiés en lien avec le centre hospitalier : il s'agit de besoins en personnels soignants. Des lits sont libres, mais on ne peut y accueillir de malades, faute de médecins. Il faut donc renforcer l'effectif de l'hôpital à hauteur d'une bonne trentaine de professionnels. Je proposerai demain matin, lors du conseil de défense, la projection de personnels prélevés sur le SSA et j'en discuterai à cette occasion avec le ministre des solidarités et de la santé.
La proposition de l'ARS de procéder à des évacuations sanitaires vers la métropole ne me paraît donc pas répondre à la situation à ce stade, puisque nous serons rapidement en mesure d'armer 8 lits de réanimation pour accueillir des patients atteints de la covid.
On m'interroge sur l'installation d'hôpitaux de campagne dans la perspective d'une autre vague épidémique. Je tiens à dire à cet égard que le ministère des armées n'a pas traité seul la crise que nous avons traversée ; ce n'est absolument pas le cas ! La SNCF a ainsi apporté un concours considérable pour amplifier les évacuations sanitaires. Il faut tirer les enseignements de la complémentarité mise en place entre notre ministère et l'ensemble des services publics de la Nation.
On a pu observer la plasticité et la réactivité du système hospitalier dans son ensemble, qui a su multiplier par trois la capacité initiale de lits de réanimation. Je ne suis pas convaincue que le ministère des armées pourra dans le futur changer d'échelle de réponse, mais il sera au rendez-vous en cas de besoin. Nous devons apprendre collectivement de cette première vague et prendre appui sur les points forts de notre système de santé.
M. René-Paul Savary , président . - Serait-il possible ou non d'installer deux ou trois EMR ?
Mme Florence Parly, ministre . - La difficulté principale est de trouver non pas des tentes, des lits ou des respirateurs mais des personnels formés. Pour armer un hôpital de 30 lits de réanimation, il a fallu mobiliser 235 personnes. Où trouver les compétences requises dans un environnement très contraint ? Je ne parle pas simplement des médecins ou des soignants militaires, mais des soignants en général. Le facteur limitant est celui des ressources humaines qualifiées.
Madame Guidez, Mme la médecin général vous répondra sur le GAC et sur les échanges entre médecine militaire et médecine civile.
Pour ce qui concerne la contamination sur le porte-avions Charles de Gaulle, nous avons mis en ligne le 8 mai 2020 l'enquête épidémiologique et la conclusion de l'enquête de commandement.
Mme Maryline Gygax Généro . - Je ne connais pas l'association GAC citée par Mme Guidez.
Pour apporter une aide aux médecins civils en ambiance épidémique, nous travaillons au quotidien avec la direction générale de la santé sur les plans scientifique et organisationnel pour préparer les crises et tirer les leçons de toute crise. Par exemple, lors des attentats de 2015 à Paris, les équipes civiles et militaires ainsi que celles du ministère de l'intérieur ont collaboré et publié un document conjoint sur la prise en charge des blessés victimes d'actes de guerre. Sur le plan médical, des exercices interministériels seront utiles.
Mme Angèle Préville . - Vous n'avez pas répondu à ma question sur le rôle de l'armée en termes de logistique et de surveillance...
Mme Florence Parly, ministre . - Les armées ont l'habitude de faire face à toutes sortes de crises, y compris des catastrophes naturelles comme l'ouragan Irma il y a deux ans, et de mobiliser dans un temps très contraint des moyens adaptés pour répondre à une situation donnée. Ainsi, nous avons mis en place un pont aérien dans les heures qui ont suivi l'explosion du port de Beyrouth puis projeté un porte-hélicoptères amphibie pour seconder les forces armées libanaises lors des travaux herculéens de déblaiement.
L'expérience a montré que les moyens des armées leur permettaient de répondre à un grand nombre de cas. L'actuelle pandémie représente cependant une situation très singulière et nous avons beaucoup appris de cette nouvelle forme de crise. La raison d'être de nos armées est de porter secours à nos concitoyens, quelle que soit l'origine de leurs difficultés.
Pour ce qui concerne la commande d'hydroxychloroquine par la pharmacie centrale des armées, celle-ci a été passée le 25 mars, jour de la publication par le ministère de la santé d'un décret autorisant l'utilisation de ce produit en milieu hospitalier pour les patients atteints par la covid. Dans ce contexte, la pharmacie centrale a procédé à un achat. Il n'y a rien de plus à en dire.
M. René-Paul Savary , président . - Nous vous remercions d'avoir apporté ces précisions et répondu à l'ensemble des intervenants.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .
Audition de M. Christophe
Castaner,
ancien ministre de l'Intérieur
M. René-Paul Savary , président . - Nous entendons l'ancien ministre de l'intérieur Christophe Castaner, qui est accompagné de son collaborateur parlementaire, M. Pierre-Noël Clauzade.
Je vous prie d'excuser l'absence du président Milon, retenu dans son département.
L'objectif de cette audition est d'éclairer la commission sur le pilotage national et territorial de la crise sanitaire, sur l'action du ministère de l'intérieur dans la gestion de cette crise, mais aussi sur la façon dont il a fait face, notamment en tant qu'employeur, à l'épidémie.
Des questions spécifiques viendront sans doute sur la question des contrôles aux frontières, le bureau de la commission ayant effectué un déplacement à Roissy il y a quelques jours.
Monsieur le ministre, je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment. Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Christophe Castaner prête serment.
M. Christophe Castaner, ancien ministre de l'intérieur . - Cette audition intervient à un moment particulier puisque je ne suis plus ministre de l'intérieur, mais député des Alpes-de-Haute-Provence, et que je ne pourrai répondre qu'avec mes moyens actuels, sans pouvoir mobiliser les services du ministère. Nous serons peut-être amenés à les solliciter en parallèle, les uns et les autres, si plus de précisions vous apparaissaient nécessaires.
Depuis le début de l'épidémie de covid-19, le Gouvernement a agi en prenant des décisions fortes, guidé par l'avis des médecins et des experts, avec un seul et unique objectif : préserver la santé des Français et donc notre système de soins.
La réponse de l'État face à l'urgence sanitaire a été coordonnée et ferme, selon les orientations fixées par le Président de la République, en particulier lors des conseils de défense et de sécurité nationale, à la lumière des recommandations du conseil scientifique placé auprès du chef de l'État.
Sous l'autorité unique du Premier ministre, cette réponse reposait sur trois piliers : le centre de crise du ministère des solidarités et de la santé, en charge du pilotage de la réponse sanitaire à la crise ; le centre de crise du ministère des affaires étrangères, chargé notamment du lien avec les Français de l'étranger ; la cellule interministérielle de crise (CIC), au service des décisions du Premier ministre et sous sa seule autorité, même si elle est placée au sein du ministère de l'intérieur. Cette cellule rassemble, au cours de ses différentes réunions quotidiennes, tous les ministères concernés. Pour le volet non sanitaire de la gestion de crise, les décisions sont préparées au sein de la CIC et les arbitrages sont rendus par le directeur de cabinet du Premier ministre. La CIC en assure la transmission aux administrations concernées, notamment aux préfets qui sont, dans chaque département, chargés de coordonner notre action.
J'assurais, pour ma part, le lien avec les préfets au sein de la CIC, dès son installation le 17 mars dernier, lors d'une réunion quasi quotidienne, en les informant des décisions prises et en recueillant leurs observations afin de mieux appréhender les problèmes du territoire. Nous avons agi de façon empirique et adaptée au fur et à mesure de nos perceptions et de la capacité à mettre en oeuvre nos décisions. Nous avons su nous adapter, dans un dialogue permanent entre la CIC, les préfets et les collectivités locales.
Il était essentiel de construire une démarche pro-active afin que les mesures prises soient applicables et appliquées et, si nécessaire, que nous puissions les corriger pour tenir compte de circonstances propres, au plus près de nos concitoyens.
La CIC a compté jusqu'à 72 agents issus de dix ministères différents. Elle est organisée en différentes cellules - situation, anticipation, logistique, communication et décision - auxquelles a été ajoutée une cellule dite thématique interministérielle, créée dès la première semaine de confinement afin de trancher quotidiennement des questions complexes relevant de plusieurs ministères. Ce système a déjà fait ses preuves à l'occasion des attentats de 2015 ou des graves intempéries à Saint-Martin et Saint-Barthélemy.
La CIC a déployé un certain nombre d'outils pour mieux aborder la crise sanitaire, comme une plateforme pour les acteurs étatiques, mais aussi, pour assurer le contrôle parlementaire de l'état d'urgence, une communication numérique de l'ensemble des décisions aux présidents du Sénat et de l'Assemblée nationale. J'ai également veillé au dialogue constant entre les préfets et les parlementaires sur les territoires, pour donner le maximum d'informations et adapter nos décisions.
Cette crise a bouleversé nos quotidiens et demandé une réponse forte et coordonnée de l'État et des collectivités territoriales. Dès les premières heures de la crise sanitaire, j'ai souhaité que les collectivités, les maires en particulier, soit associées à notre travail. Grâce aux réunions quotidiennes avec les préfets de région, j'étais en contact régulier avec les élus locaux, dont j'ai pu mesurer l'inquiétude, les attentes, mais aussi la mobilisation totale pendant toute cette période.
L'état d'urgence sanitaire a habilité essentiellement le Premier ministre et le ministre de la santé et, sur le plan local, les préfets à prendre les mesures utiles face à l'urgence sanitaire. Pour autant, les autorités investies des pouvoirs de police générale - les maires - pouvaient les compléter. Ainsi, des arrêtés ont été pris, tels que des couvre-feux ou des interdictions d'accès, par exemple à la Promenade des Anglais à Nice ou aux berges de la Seine à Paris. D'autres décisions ont concerné des ouvertures dérogatoires de marchés, pour lesquelles j'avais demandé aux préfets de veiller à tenir compte de l'avis des maires, ou la gestion des cimetières.
J'ai fait ce choix, et je le revendique, de demander aux préfets d'accompagner les maires dans leurs démarches, car c'est bien au niveau local que l'on connaît le mieux les risques. C'est une conviction personnelle, pour moi qui ai été maire d'une petite sous-préfecture des Alpes-de-Haute-Provence pendant seize ans. Cette relation entre préfets et maires, particulièrement intense et efficace lors de la période de confinement, a été au moins aussi importante pour réussir le déconfinement. Celui-ci obéissait à une stratégie claire de réouverture progressive, prudente et vigilante du pays, avec l'objectif de retrouver la vie la plus normale possible tout en prenant notre temps pour être certain que la circulation du virus ne puisse pas reprendre. Nous avons adopté une stratégie territorialisée qui a fait ses preuves, en ajustant les mesures prises et la vitesse du déconfinement en fonction des indicateurs dont nous disposions.
Dès le 6 mai, le Premier ministre a demandé par circulaire aux préfets et aux directeurs généraux des agences régionales de santé (ARS) de s'appuyer systématiquement sur les élus locaux. Des comités locaux de levée de confinement ont été créés pour réunir, selon les sujets, l'État, les collectivités locales, les acteurs économiques ou les acteurs sociaux. J'ai également veillé à ce que les parlementaires soient tenus informés régulièrement par les préfets et je me suis assuré que ces derniers n'oublient pas cette instruction.
Nous avons aussi fait évoluer le cadre réglementaire de l'état d'urgence sanitaire et voulu que les préfets continuent à travailler étroitement avec les collectivités locales, pour toutes les questions locales, telles que la réouverture des plages, des lacs ou des bases nautiques à la demande des maires, quand un certain nombre de règles pouvaient être respectées. C'est après avis du maire que les préfets ont pu autoriser l'ouverture de certains musées, monuments, zoos, ou interdire l'ouverture de certains marchés ou centres commerciaux de plus de 40 000 mètres carrés.
Pendant le déconfinement, l'action du ministère de l'intérieur s'est concentrée sur le bon respect des mesures décidées, par exemple la limitation des déplacements de plus de 100 kilomètres, la coordination de l'action des différents services de l'État, par exemple la logistique de l'arrivée des masques, et enfin l'organisation des élections municipales.
La CIC a évolué dans sa forme, déménagé dans de nouveaux locaux, toujours au sein du ministère de l'intérieur, conservant sa vocation d'instance de décision rassemblant des représentants de tous les ministères au meilleur niveau, sans toutefois la même intensité qu'avant et pendant le confinement.
J'ai continué mes échanges extrêmement réguliers avec les préfets de région et de département afin d'assurer un pilotage toujours au plus près du terrain.
Permettez-moi, pour conclure, de revenir sur l'action des forces de sécurité intérieure pendant cette crise. Pour faire respecter la règle du confinement, nous avons déployé 100 000 policiers et gendarmes partout sur le territoire pour contrôler et verbaliser les contrevenants. Ces contrôles ont été déployés partout sans aucune exception. Cette mission s'est ajoutée à la lutte contre la délinquance et le terrorisme, qui n'a pas connu de pause. L'attentat terroriste du 4 avril à Romans-sur-Isère nous le rappelle. Je voudrais dire une nouvelle fois toute mon admiration à l'égard de l'engagement constant des forces de l'ordre.
Pendant cette période, leur temps de travail a été réorganisé pour garantir la permanence pour certains chefs de pôle et la capacité d'intervenir en cas d'épidémie, mais aussi pour couvrir l'intégralité du territoire vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Mme Sylvie Vermeillet , rapporteure . - Monsieur le ministre, vous avez dit que les maires avaient été associés à la gouvernance territoriale.
Les commandes de masques des régions Grand Est et Bourgogne-Franche-Comté livrées à l'aéroport de Bâle-Mulhouse les 2 et 6 avril ont été saisies par l'État. Certes, nous étions dans un dispositif de guerre, selon les propos du Président de la République, mais ces masques étaient destinés en priorité au personnel des établissements d'accueil pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), aux patients de ces Ehpad et au personnel des collectivités, c'est-à-dire un emploi tout à fait indiqué. Avez-vous ordonné ou validé cette action ? Cela devrait-il se reproduire ainsi ? Les commandes de la région d'Île-de-France n'ont pas été saisies. Si la synergie a été exemplaire en Île-de-France, pourquoi n'êtes-vous pas parvenus à vous entendre avec la maire de Paris sur la réouverture des parcs et jardins ?
M. Christophe Castaner . - La réquisition des masques à l'aéroport de Bâle-Mulhouse est une exception. Globalement, les commandes de masques ont été réalisées en parfaite coordination entre les préfets de région, les ARS et les présidents de région. Ce qui est survenu à Bâle-Mulhouse ne relevait pas du ministère de l'intérieur, mais de la santé. J'ai reconnu une maladresse sur la forme et présenté les excuses de l'État devant votre assemblée. L'idée était une affectation prioritaire des masques au personnel de santé, dont nous considérions qu'ils étaient ceux qui en avaient le plus besoin, alors que le Grand Est subissait une carence. Le directeur de l'ARS de l'époque a saisi cette opportunité sans démarche de dialogue, ce qui aurait été nécessaire et aurait évité la forme de la réquisition. L'État a priorisé la satisfaction des soignants et des malades.
Rappelons-nous que de nombreuses commandes ont été réalisées et que des intermédiaires ont pris des engagements supérieurs à leurs capacités. Chaque collectivité territoriale pensait que la livraison qui arrivait était la sienne.
À Bâle-Mulhouse, la forme de la saisie des masques sans dialogue a représenté une maladresse, mais j'ai toujours été solidaire de la décision de la préfète et du directeur de l'ARS, dont le seul objectif était d'équiper le personnel de santé, dans un contexte de carence mondiale.
Les décisions concernant les parcs et jardins en Île-de-France ont été prises sur la base des recommandations des professionnels de santé. La mairie de Paris voulait leur réouverture rapide, mais le conseil scientifique la déconseillait pour éviter tout afflux excessif de population. Certes, les Invalides ou le canal Saint-Martin ont été des lieux de rassemblement, mais limités. Lors de l'ouverture des parcs et jardins parisiens, on a pu constater une densité très forte de population. Le Premier ministre Édouard Philippe a voulu limiter au maximum les rassemblements, qui sont restés assez réduits avant l'ouverture des parcs.
M. René-Paul Savary , président . - Je reviens sur la réquisition. Nous avons compris, lors des auditions des responsables du ministère de la santé, que celle-ci dépendait du ministère de l'intérieur. Ce n'est pas illogique. Nous avons eu l'impression que chacun se renvoyait la balle. Monsieur le ministre, essayez d'être plus précis si vous le pouvez. Combien de masques ont-ils été réquisitionnés en application de la mesure générale décidée le 3 mars ?
M. Christophe Castaner . - Je serai extrêmement précis : les préfets sont là pour appliquer la loi. La réquisition relève du Premier ministre et du ministre de la santé, ou des préfets, par compétence déléguée du ministre de la santé. Je ne me défausse pas. Je suis totalement solidaire de la décision. Mais, en droit, le ministère de l'intérieur n'avait pas la capacité de décider de cette réquisition.
Le dimanche 5 avril, le ministère de l'intérieur a été informé des difficultés posées par la décision du préfet du Haut-Rhin sur proposition de l'ARS d'allouer prioritairement la livraison des masques à l'ARS du Grand Est. Souvenez-vous de la situation de tension hospitalière dans cette région.
L'importateur avait assuré le vendredi 3 avril qu'il était en mesure de livrer quatre millions de masques, qui ont été orientés, le dimanche 5 avril, vers les hôpitaux.
M. René-Paul Savary , président . - Est-ce le seul volume concerné par une réquisition ?
M. Christophe Castaner . - Juridiquement, cela relève du ministère de la santé, mais le ministre de l'intérieur parle quotidiennement avec les préfets. Je leur ai indiqué que je souhaitais que nous soyons beaucoup plus dans le dialogue. De mémoire, c'est le seul dossier de réquisition. Ensuite, avec Olivier Véran, nous avons invité au dialogue avec les régions, pour que les priorités soient déterminées avec les ARS. Il existe peu de régions où cela s'est mal passé.
Mme Catherine Deroche , rapporteure . - Monsieur le ministre, vous avez donné des instructions de dialogue, d'information et de transparence vis-à-vis des élus. Cela a été respecté dans mon département du Maine-et-Loire où les relations ont été très étroites. D'après vos propos, c'est l'ARS qui décidait de la réquisition, le préfet la mettant en oeuvre. Les acteurs de terrain nous ont dit que les relations entre les préfets et les ARS étaient fluides dans certains cas, mais que, dans d'autres, cette double autorité avait posé problème. Quel est votre regard ? Quelle solution pour l'avenir ? Établissez-vous une distinction entre préfet de département, de zone, de région ?
Vous avez rendu hommage au travail effectué par les forces de l'ordre pendant cette période difficile. Elles se sont plaintes du manque de protection, estimant aller au front désarmées. Quelles ont été les tensions sur les protections et comment ont-elles été résolues ?
Vous dites que le contrôle des autorisations de sortie pendant le confinement a été effectif sur l'ensemble du territoire, mais ce n'est pas le sentiment que l'on avait en visionnant certains reportages - même si je me méfie des chaînes d'information. Le dispositif était-il perfectible ?
En 2012, une circulaire demandait l'activation de la CIC suffisamment en amont. N'aurait-elle pas dû être activée plus tôt ? La gestion, au début, n'a-t-elle pas été excessivement sanitaire ?
M. Christophe Castaner . - Mon opinion personnelle est que le lien entre préfet de région et ARS est globalement fluide, même si de petites tensions peuvent être liées aux personnalités. La fluidité est presque naturelle entre ARS et préfet de région, car ils vivent dans la même ville et représentent des administrations majeures, avec l'habitude de travailler ensemble. Entre les préfets de département et les ARS, c'est beaucoup plus compliqué, car le niveau d'organisation des ARS est très régionalisé. En outre, les moyens des ARS dans les départements sont assez faibles. Il n'y a pas de culture du dialogue constant entre préfet de département et ARS. L'hétérogénéité est aussi liée aux personnes. Effectivement, aucun n'a d'autorité sur l'autre, et donc personne qui peut décider d'appuyer sur le bouton, sans que nul ne résiste à l'instruction donnée.
Avec Olivier Véran, nous avons veillé à réunir très régulièrement les préfets et les ARS. J'ai eu face à moi des fonctionnaires ayant le sens de l'État et la volonté de bien faire, mais des cultures et des organisations spatiales très différentes. L'organisation de la préfectorale au sens large a été magistrale dans la mise en oeuvre des décisions, même s'il y a eu des erreurs, des fautes, voire des maladresses. Elle a un savoir-faire et une expertise. Je le dis d'autant plus que depuis une dizaine d'années, les préfectures ont perdu beaucoup d'effectifs chaque année. Je ne reviendrai pas sur le choix de régionaliser, plutôt que de départementaliser - Édouard Philippe avait souhaité renforcer la proximité. Ce n'est pas ici au Sénat que je tenterai de convaincre de l'utilité de renforcer les préfectures de département. Il y aurait une fragilité à continuer cet affaiblissement des effectifs de personnel.
La protection des forces de l'ordre est un sujet compliqué. En préparant cette audition, j'ai relu un article de Libération selon lequel, en pleine pénurie, je promettais 900 000 masques aux forces de l'ordre, faisant le choix de privilégier les contrôles au détriment des soignants. Les arbitrages sont toujours compliqués. Ce que je sais, c'est que le ministère de l'intérieur a tenté de faire au mieux.
Quelque 810 000 masques issus du stock ministériel ont été distribués du 14 au 23 mars, auxquels se sont ajoutés plus de 300 000 masques au 26 mars. Nous avons veillé à ce que chaque lieu susceptible d'accueillir une personne présentant des risques de covid-19 dispose d'équipements. Les 3 et 4 avril, nous avons reçu 2,5 millions de masques de Chine et le 9 avril nous en avons ventilé 1,4 million supplémentaires. Au 26 avril, quelque 14 millions de masques avaient été distribués.
Il y a eu des désaccords. La plupart des syndicats de police voulaient la liberté de s'équiper ou non. Ce n'était pas conforme à la doctrine nationale. Nous avons organisé plusieurs rencontres, dont une avec le professeur Salomon.
Un sujet a été sensible : nous détenions un stock de 1,460 million de masques de type FFP2 que nous détenions dans différents lieux. J'ai fait le choix d'appliquer la doctrine d'État selon laquelle ces masques étaient réservés au personnel soignant et intervenant dans les hôpitaux. Alors que l'approvisionnement était en tension, je les ai fournis aux ARS et aux hôpitaux.
La gendarmerie, qui en détenait 1,2 million, a exécuté mon ordre. Cela a été plus compliqué pour les 100 000 masques détenus par la police. Les quelque 200 000 restants relevaient de l'administration préfectorale.
En parallèle, nous avons multiplié les commandes de masques et de paires de lunettes de protection - quelque 61 000 paires ont été commandées dès le mois de mars, puis 81 000 paires supplémentaires au mois d'avril. Nous avons aussi commandé des visières. Dans la pénurie mondiale que nous connaissions, nous avons fait le choix de recevoir le plus largement possible tous les moyens de protection dont nous pouvions disposer. Au mois de mai, nous étions à 40 millions de masques distribués.
Nous avons aussi diffusé les recommandations de gestes barrière et réorganisé le travail tant dans la gendarmerie que dans la police. Ainsi, les policiers étaient présents une semaine sur deux, afin de réduire le risque de maladie. De mémoire, nous n'avons eu à déplorer aucun décès de policier ni de gendarme de la covid-19 directement imputable à un contact public lors d'un contrôle.
Alors non, nous n'avons pas eu assez de masques, mais la pénurie était mondiale. Je rappelle qu'au début du phénomène la France a envoyé des masques en Chine.
Nous avons réalisé des contrôles partout avec les moyens dont nous disposions. Dès le mardi 17 mars, des contrôles sans contravention ont été menés sur tout le territoire national, y compris dans les quartiers les plus difficiles. Le taux de contrôle en Seine-Saint-Denis a été supérieur à celui d'autres départements. Oui, le dispositif était perfectible. Mais nous avons réussi, car les Français ont été les premiers acteurs du confinement. Volontairement, ils sont entrés dans cette logique, car ils avaient conscience de son importance. S'ils avaient décidé de s'en affranchir, malgré toute notre volonté et toutes nos forces, nous n'aurions pas pu atteindre l'objectif. Au fur et à mesure, certains ont levé le pied.
J'en viens à la CIC. Le ministère de l'intérieur s'actionne quand on l'actionne. Il n'a pas lui-même la capacité de mettre en place la CIC, qui est placée sous l'autorité du Premier ministre. J'avais mis en place, dès début mars, une cellule nationale de suivi, qui ne s'appelait pas CIC, qui est ensuite montée en puissance. Je n'ai pas eu le sentiment de dysfonctionnements, ni que des instructions se soient perdues entre Ségur et Beauvau. Le Président de la République nous a dit d'être attentifs à éviter ce qui s'était passé en Espagne et en Italie sur la gestion des décès et nous avons agi au sein de cette cellule.
Objectivement, je ne suis pas capable de vous dire si nous aurions été plus efficaces avec le déclenchement de la CIC. Oui, nous avons loupé des choses. Mais il est toujours facile de le dire a posteriori. Je peux vous donner les chiffres gagnants du Loto après le tirage. C'est bien plus difficile avant.
M. Damien Regnard . - Je suis sénateur des Français de l'étranger, depuis vingt-quatre ans à l'étranger. Je suis passionné de sécurité et de gestion de crise et j'ai, entre autres, suivi plusieurs formations avec la Federal Emergency Management Agency - FEMA, Agence fédérale des situations d'urgence - aux États-Unis.
Ma question ne se veut pas polémique et ne constitue pas une attaque personnelle. Mais, dans cette crise multifacette, pourquoi le ministère de l'intérieur n'a-t-il pas eu le leadership ? Pourquoi n'est-ce pas lui qui a géré cette crise, en s'appuyant sur les préfets, les élus, les autorités sanitaires ? Je reste perplexe quant à notre organisation. Quel est votre avis personnel ?
Mme Céline Boulay-Espéronnier . - Cette pandémie a été d'une ampleur inédite. Vous dites que la réponse a été rapide, ferme, adaptée. L'Italie, pays frontalier, a confiné sa population le 9 mars. La France, le 17 mars. Que s'est-il passé pendant ce temps ? La France a-t-elle connu une forme de déni ?
Mme Angèle Préville . - Les affaires de vols de masques ont-elles été résolues ? Combien de masques ont-ils été volés ?
Les gendarmes et les policiers qui ont effectué des contrôles pendant le confinement afin d'éviter la propagation de la pandémie ont-ils été dotés de masques ? Sinon, ils ont pu être vecteurs de l'épidémie. Faire baisser sa vitre à un automobiliste quand on n'a ni gants ni masque va à l'encontre des recommandations.
Combien de contraventions ont-elles été dressées ? Vous n'avez pas donné les chiffres, mais ils sont extravagants. Quel sens cela a-t-il ?
Le montant de l'amende était de 135 euros, contre 35 euros en Allemagne. Il faut appliquer la loi avec discernement. Comment les contraventions sont-elles réparties sur la carte et quels milieux sociaux ont-ils été concernés ? La somme était importante.
M. Christophe Castaner . - Le ministère de l'intérieur n'est pas compétent sur tout. D'abord, il s'agissait d'une crise sanitaire à propos de laquelle la parole scientifique et médicale était la plus importante. Cela relève donc plutôt du ministère de la santé.
Je n'ai pas le sentiment qu'une décision plus précoce du Premier ministre quant à l'activation de la CIC aurait modifié le traitement des sujets.
Il n'y a eu aucun déni de réalité. Le déclenchement des différentes phases a été déterminé en fonction des avis du conseil scientifique. La doctrine était d'éviter un confinement national et d'agir selon les communes touchées par des clusters. Elle a évolué. Les recommandations ont été suivies. Même chose pour les frontières aériennes. Les experts ont expliqué qu'en raison des phases de la maladie la prise de température n'était pas pertinente.
C'est la première fois de ma vie que je vois que des décisions politiques doivent être prises suivant des préconisations qui évoluent sans cesse. Nous avons suivi l'évolution des connaissances scientifiques et pris les décisions en conséquence. En politique, nous sommes habitués à travailler sur des données stables. Là, ce n'est pas le cas. Il y a une forme d'instabilité.
M. René-Paul Savary , président. - Je crois voir certains de nos collègues réagir derrière leur masque...
M. Damien Regnard . - En cas de catastrophe écologique, j'espère que la situation ne serait pas gérée seulement par le ministère de l'environnement, mais que le ministère de l'intérieur se mobiliserait aussi !
Cette crise dépasse la dimension sanitaire : aujourd'hui, le ministère de la santé prend des décisions qui pourraient relever du ministère des affaires étrangères et vont parfois à l'encontre des recommandations de celui-ci.
Je continue donc de penser, sans vouloir attaquer personne, que le ministère de l'intérieur aurait dû jouer le rôle d'une locomotive. C'est vous, monsieur Castaner, qui établissiez les formulaires obligatoires, organisiez les contrôles sur les routes et entreteniez des relations privilégiées avec les préfets et les collectivités territoriales !
Je ne vous demande pas si le Président de la République vous sollicitait ou non : je voudrais connaître votre avis personnel sur ce qui devrait changer, d'après votre expérience, dans l'éventualité d'une nouvelle pandémie.
Mme Céline Boulay-Espéronnier . - Je n'ai pas dit que nous aurions dû confiner - une décision politique très forte - en même temps que nos voisins. En revanche, entre le confinement italien et le nôtre, nous avons vécu presque normalement, des réunions publiques se sont tenues et nous avons même voté. Une période de transition aurait pu être décidée, pendant laquelle on aurait pris des précautions élémentaires, avant de voir s'il faudrait confiner...
M. René-Paul Savary , président. - Pendant laquelle, aussi, nous aurions eu des masques...
M. Christophe Castaner. - Des masques et un vaccin... Je vous provoque un peu, mais, n'hésitons pas à le dire, il aurait fallu un vaccin !
Le monde, Chine comprise, s'est trouvé confronté à une pénurie de masques. Il faut accepter le principe de réalité : il n'y a pas de baguette magique !
M. René-Paul Savary , président. - Là où il y a eu des volontés, on a trouvé plus rapidement que nous... Pas de complaisance en la matière !
M. Christophe Castaner. - Je n'ai aucune complaisance, mais j'ai quelques indicateurs. Ainsi, au moment où nous avions des masques, il n'y en avait pas à Berlin... Les commentaires de la presse internationale le confirment : nous n'avons pas à rougir de ce qui s'est passé dans notre pays.
Je ne vous dis pas que nous avons tout bien fait,...
M. René-Paul Savary , président. -Nous vous en savons gré !
M. Christophe Castaner. - ... mais, non, tout n'est pas mieux ailleurs !
Le ministère de l'intérieur est extraordinaire par ses compétences, c'est l'un des ministères les plus puissants pour gérer des crises, mais il n'était pas en mesure de définir la doctrine de lutte contre le virus ; cela relevait d'instances interministérielles et du ministère des solidarités et de la santé. Je n'ai jamais entendu un préfet ni un directeur d'administration centrale de mon ministère m'expliquer la bonne façon de traiter un cluster...
Le ministère de l'intérieur n'était pas le plus apte à décider des orientations de lutte contre la pandémie, mais il les a exécutées. En la matière, à toutes les demandes qui lui ont été faites, il a répondu, globalement bien. A-t-on passé les bonnes commandes ? Le débat est plus ouvert.
S'agissant des vols de masques, les services du ministère de l'intérieur et de la justice sont seuls en mesure de vous renseigner.
J'ai déjà répondu précisément sur l'équipement en masques des forces de sécurité. La doctrine nationale ne prévoyait pas, au début de la diffusion du virus, que tous les policiers et tous les gendarmes soient en permanence équipés d'un masque, comme c'est le cas aujourd'hui : la priorité allait aux personnels soignants. Compte tenu de la progression de la disponibilité des masques dans notre pays, le ministère de l'intérieur est certainement celui qui a fait en sorte que ses personnels soient le plus rapidement équipés.
Dans mon souvenir, plus de 1 million de verbalisations ont été dressées, pour 20 millions de contrôles. Le ministère pourra vous communiquer les chiffres exacts, à l'unité près. En effet, chaque unité a fait remonter ses données, ce qui nous a permis de comptabiliser jour par jour les contrôles.
S'ils sont significatifs, ces chiffres ne sont pas énormes rapportés à la population ; relativement à chaque agent présent sur le terrain, ils représentent entre cinq et dix contrôles par jour en moyenne - mais cette donnée n'a pas vraiment de sens.
Enfin, j'ignore si une étude a été menée sur le profil des personnes verbalisées. On peut adopter une approche territoriale - j'avais donné les chiffres pour la Seine-Saint-Denis -, mais il ne s'agit que d'un indicateur.
M. Olivier Paccaud . - Après mes collègues Deroche et Préville, auxquelles vous avez partiellement répondu, je rappelle que, au début du confinement, les forces de l'ordre ont oeuvré sans masque.
Vous expliquez que le même problème s'est posé ailleurs - vous avez cité l'Allemagne. Je pense sincèrement que l'immense majorité de vos homologues disposaient de masques : on voyait tous les soirs à la télévision, en Inde, en Chine et un peu partout, des forces de l'ordre masquées... Je me souviens en particulier d'images de la frontière espagnole : les policiers français, non masqués, étaient très mécontents, car leurs homologues de la Guardia Civil l'étaient !
Vous avez invoqué la doctrine et revendiqué le « reversement » - c'est le terme employé par Laurent Nunez - de 1,4 million de masques FFP2 aux agences régionales de santé. Reste que vous avez mis en danger vos hommes - et, comme Mme Préville l'a souligné, les personnes contrôlées. Je ne sais pas si c'était la bonne doctrine, mais c'est un fait.
Vous avez dit qu'il n'y a pas eu de morts liés au coronavirus au sein des forces de l'ordre.
M. Christophe Castaner. - À ma connaissance, trois personnes sont mortes du coronavirus dans nos services ; aucune n'était en charge de contrôles sur le terrain.
M. Olivier Paccaud . - Avez-vous des données précises sur le nombre d'agents touchés ? Dans le canton de Mouy, où j'habite, une des deux gendarmeries a été fermée - fait rarissime -, parce qu'une dizaine de gendarmes étaient sur le flanc...
Enfin, les stocks de masques destinés aux forces de l'ordre ont-ils été reconstitués ?
Mme Michelle Meunier . - Au début du confinement, la garde des sceaux a très vite précisé, par voie de circulaire, les mesures à prendre pour évincer du domicile les conjoints violents. Quelles consignes avez-vous données en la matière ? Disposez-vous d'un bilan chiffré des éloignements de conjoint violent ? Ces questions ont-elles été abordées au sein de la cellule interministérielle de crise ?
Mme Victoire Jasmin . - Vous étiez tributaire des avis du conseil scientifique, mais, comme le professeur Delfraissy nous l'a rappelé, les décisions, elles, étaient politiques. Vous auriez donc pu, cet après-midi, formuler quelques préconisations.
S'agissant en particulier des outre-mer, que pourriez-vous suggérer à votre successeur ? Je pense à la Guyane, dont la situation est particulière du fait de ses frontières, mais aussi à Saint-Martin, où la situation était délicate voilà quelques jours encore.
Sur ce dernier territoire, la préfète a mis en place un système pour protéger la partie française. Seulement, des personnes qui, depuis les ouragans Irma et Maria, habitent de l'autre côté de la frontière ont rencontré des difficultés pour aller travailler. De même, des élèves se sont heurtés des difficultés pour aller à l'école, tout simplement parce qu'ils sont hébergés de l'autre côté de la frontière. Il a fallu que la population et le président de la collectivité française s'émeuvent pour qu'on trouve des solutions...
M. Christophe Castaner. - M. Paccaud a dit que j'avais mis en danger mes hommes. Monsieur le sénateur, quand vous êtes ministre de l'intérieur, vous mettez les policiers et les gendarmes en danger permanent, parce qu'ils s'engagent dans un monde par nature hostile... On pourra donc toujours chercher à mettre en cause un ministre sur ce terrain.
Comme je l'ai déjà expliqué à plusieurs reprises, la première contrainte à laquelle nous avons fait face était la disponibilité des masques au niveau national. Nous avons appliqué de la façon la plus stricte toutes les consignes qui nous étaient données. Dans le respect de la doctrine gouvernementale d'utilisation des masques, qui a évolué en fonction de la circulation du virus, et compte tenu du stock opérationnel du ministère, j'ai veillé à ce que des kits de protection soient disponibles dans tous les véhicules de patrouille ou d'intervention, ainsi qu'auprès des agents chargés de recevoir le public dans les commissariats, les brigades de gendarmerie et les guichets de préfecture. La doctrine prévoyait qu'un masque devait être porté en cas de contact avec une personne présentant des symptômes du covid-19 ou dans les cas de figure comportant un risque important de cette nature.
Cette doctrine a été présentée au comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) exceptionnel du 9 mars dernier par le secrétaire général du ministère. Elle a été précisée par une instruction du 13 mars du directeur général de la police nationale et par les consignes des 16 et 27 mars du directeur général de la gendarmerie nationale. Le 23 mars, pour répondre aux interrogations nées de la diffusion accrue du virus, j'ai souhaité qu'une réunion se tienne avec les organisations syndicales de la police nationale, en liaison avec la gendarmerie nationale et le directeur général de la santé.
Je vous ai communiqué un certain nombre de chiffres sur la dotation en équipements et les stocks disponibles. Le 13 mars, nous disposions de 810 000 masques. Notre stock est monté en puissance, jusqu'à 14 millions de masques au mois d'avril.
Tous les policiers étaient-ils équipés d'un masque et pouvaient-ils le changer tous les quatre heures, quelle que soit leur activité ? La réponse est non. Nous aurions pu décider que nos policiers et nos gendarmes resteraient chez eux... J'ai pris ma part de responsabilité, et je l'assume pleinement. Il est facile de commenter dans l'après-coup, d'imaginer ce qu'on aurait pu faire. J'ai pris des décisions, compte tenu d'un éclairage donné.
En effet, madame Jasmin, les scientifiques rendent des avis. Les décisions, politiques, ont été prises dans le cadre du Conseil de défense et de sécurité nationale, avec la volonté de suivre ce regard scientifique. Nous devons les assumer, et je les assume toutes pour ce qui me concerne, en fonction des éclairages. Les décisions relevaient du Président de la République et du Premier ministre, mais j'en assume pleinement la mise en oeuvre opérationnelle.
S'agissant de la reconstitution des stocks utiles, il faut interroger l'actuel ministre de l'intérieur. Ce que je sais, c'est que nous avions commandé plus de 100 millions de masques pour la police, la gendarmerie et l'administration préfectorale.
En dehors du ministère de la santé, le ministère de l'intérieur est celui qui a été le plus agile pour garantir le meilleur équipement possible à ses forces d'action, au-delà des seules forces de sécurité intérieure.
En ce qui concerne les violences conjugales, le ministère a tenté de répondre aux situations dramatiques que nous connaissons. J'ai personnellement impulsé notre action en la matière.
Entre autres initiatives, nous avons obtenu l'accord de l'Ordre national des pharmaciens pour les alertes dans les pharmacies ; après avoir appris que cela se pratiquait en Espagne, j'ai personnellement appelé la présidente de l'ordre, qui a accepté ce principe. Plus largement, nous avons étendu au maximum les moyens de donner l'alerte. Ainsi, suivant une suggestion de Laurent Wauquiez, j'ai demandé la mise en place d'un système d'alerte par texto. De même, nous avons ouvert un dispositif d'alerte par chat, accessible 24 heures sur 24. Mieux encore : sans même que je le demande, les policiers et gendarmes ont pris l'initiative d'appeler des familles, dont la situation n'avait pas abouti à un suivi judiciaire, mais laissait craindre des problèmes ; quand, au son de la voix, ils sentaient une difficulté, ils intervenaient.
Bien entendu, nous n'avons pas pu prévenir tous les problèmes de violence intrafamiliale ; mais nos forces ont été particulièrement mobilisées sur ces questions, en liaison avec la ministre de la justice, Marlène Schiappa et, s'agissant des menaces sur les enfants, Adrien Taquet. J'ai donné des impulsions, mais nos policiers et nos gendarmes eux-mêmes avaient conscience de l'importance de cette vigilance.
En ce qui concerne la gestion des frontières, madame Jasmin, je ne puis pas vous répondre aujourd'hui. Nous avons pris en outre-mer des mesures assez drastiques de limitation d'accès, parce que c'était objectivement la meilleure méthode. Wallis-et-Futuna a ainsi été totalement préservée. Mais de telles situations sont extrêmement difficiles à gérer, comme on l'a bien vu à Mayotte, où il a fallu rétablir des transports sanitaires vers La Réunion. Des étudiants, des enfants, des familles n'ont pas pu rentrer chez eux, et le fret a été interrompu.
Compte tenu du sous-équipement en capacité de réanimation, nous avons parfois projeté des unités militaires et organisé des vols d'évacuation sanitaire. Mais il fallait surtout prévenir autant que possible la diffusion du virus.
Le seul conseil que je donnerais est donc celui-ci : limiter au minimum les entrées nouvelles sur ces territoires - étant entendu que contrôler les frontières de la Guyane pose toutes les difficultés que chacun imagine.
M. René-Paul Savary , président. - Merci, monsieur Castaner, pour vos réponses. Je vous rassure : notre commission d'enquête ne commente ni ne réécrit l'histoire ; nous essayons, modestement, de l'analyser.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .
Audition de Mme
Agnès Buzyn,
ancienne ministre des solidarités et de la
santé
M. René-Paul Savary , président . - Nous poursuivons nos travaux avec l'audition de Mme Agnès Buzyn, ancienne ministre des solidarités et de la santé.
Vous êtes, madame la ministre, accompagnée de Raymond Le Moign, qui était votre directeur de cabinet.
Je vous prie d'excuser l'absence de M. Alain Milon , retenu dans son département.
Madame la ministre, vous avez été membre du gouvernement jusqu'au 15 février 2020, une période ô combien décisive pour la préparation de notre pays à la crise. Le 22 janvier, l'Organisation mondiale de la santé (OMS) évoque une transmission interhumaine à propos d'un virus qui peut paraître encore lointain. Si l'alerte a été donnée tôt, il semble que nous n'ayons pas mis cette période suffisamment à profit pour mettre le pays en ordre de bataille à un moment où c'était encore possible, et alors que, comme vous le découvrirez apparemment tardivement, les stocks constitués lors d'épidémies précédentes n'étaient plus disponibles.
Rétrospectivement, nous aimerions savoir quel regard vous portez sur cette période : l'organisation en place, la relation entre le ministère et ses agences notamment, était-elle de nature à répondre aux enjeux de la pandémie de façon réactive et efficace ?
Je vous donnerai brièvement la parole pour une dizaine de minutes, à titre liminaire, avant de laisser intervenir les rapporteurs et les membres de la commission d'enquête.
Je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment. Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Agnès Buzyn prête serment.
Mme Agnès Buzyn, ancienne ministre des solidarités et de la santé . - Nous sommes en train de vivre une crise sanitaire mondiale d'une ampleur inégalée depuis au moins un siècle, et qui continue à l'heure où siège votre commission. J'ai une pensée toute particulière pour les familles qui ont été touchées et pour celles qui le seront encore. Aucun d'entre nous ne peut se sentir épargné, même s'il est indemne. L'impact économique et social ne peut laisser personne indifférent.
Les soignants ont été en première ligne pour accompagner cette première vague et il faut leur être infiniment reconnaissant d'avoir mené cette bataille aux côtés des malades. Notre système de santé a failli être débordé par la vague, mais grâce à eux il a tenu et tout le monde a pu être pris en charge.
Vouloir comprendre ce qui s'est passé et savoir si nous aurions pu faire mieux est donc plus que légitime, et je comprends que c'est l'objet de votre commission. Elle devra faire avec la complexité. Tous les jours, nous découvrons des informations nouvelles. Ces connaissances qui concernent les modes de transmission du virus - gouttelettes, mains, puis selles, maintenant aérosols - évoluent : sur les personnes les plus contaminantes - les enfants, initialement porteurs très contagieux, ne sembleraient plus être aussi contaminants -, sur la contagiosité des asymptomatiques, des présymptomatiques ou des supercontaminateurs, sur la durée d'incubation, évaluée d'abord à quatorze jours, puis plutôt à sept - mais en février, nous avons eu même une alerte sur trois semaines -, sur des formes chroniques et sur le risque de mutations.
Avec ces données, tous les pays passent leur temps à adapter leur stratégie au gré des recommandations des autorités sanitaires et de ce que vit la population dans son quotidien. C'est pénible, mais c'est inévitable. Et il est probable que, dans six mois, les questions que nous nous poserons seront encore différentes.
Tous les jours sur les plateaux télé, vous avez entendu nos experts faire part de leurs certitudes et montrer aussi beaucoup de contradictions. Beaucoup ont d'ailleurs changé d'avis : le virus partira l'été, puis l'hiver, il n'y aura pas de deuxième vague, puis elle arrive...En réalité, la connaissance des choses n'est pas instantanée. Elle nécessite une démarche scientifique rigoureuse teintée de beaucoup d'humilité, qui prend du temps.
Les sujets de polémiques ont évolué, eux aussi, au cours du temps. Il y a eu la fermeture des frontières, puis la prise de température dans les aéroports, l'application StopCovid - obligatoire, pas obligatoire -, le port du masque - un peu, puis partout -, le confinement, les tests sérologiques utiles puis inutiles, et enfin les tests de dépistage. Il est fort à parier que, dans un mois ou deux, nous aurons encore d'autres sujets de débat. Le rôle d'un responsable politique est d'anticiper, de comprendre les enjeux et de prendre les décisions nécessaires pour protéger au mieux la population de son pays, dans un contexte incertain et changeant, en se basant sur les avis des autorités compétentes.
Depuis janvier 2020, chacun d'entre nous est devenu un spécialiste de la filtration des masques FFP2 ou de la durée des anticorps neutralisants. Beaucoup donnent leur avis sur l'éthique des essais cliniques ou deviennent d'ardents défenseurs de l'immunité collective. Bref, cette crise a profondément modifié la compréhension de ces questions pour les Français et leur perception des enjeux scientifiques. Aujourd'hui, tout le monde sait ou croit savoir ce qu'il fallait faire. Si je tiens ces propos, c'est que j'entends dans les commentaires des uns et des autres une contraction du temps qui rend les propos tenus ou les décisions prises à un moment précis parfois incompréhensibles pour le grand public à l'aune de ce que nous savons neuf mois plus tard. Cette commission d'enquête est pour moi l'occasion de les expliquer et de remettre systématiquement mes décisions, mes propos et mes actes dans le contexte de ce que l'on connaissait à l'époque. C'est indispensable.
Je vous remercie et je suis prête à répondre à toutes vos questions.
Mme Catherine Deroche , rapporteure . - Vous l'avez dit, madame la ministre, la situation a évolué : ce qui est vrai un jour ne le sera pas forcément demain. Vous avez été en responsabilité au cours de cette période importante, jusqu'au 15 février. Vous venez de nous dire que vos préconisations et vos prises de position étaient basées sur vos connaissances de l'époque.
Sur quelles données scientifiques vous étiez-vous appuyée pour annoncer le 24 janvier à la population, à la sortie du conseil des ministres, que le risque d'importation du virus était « pratiquement nul » et son risque de propagation « très faible » ? J'ai posé cette question à la Direction générale de la santé (DGS) ainsi qu'à d'autres personnes, mais je n'ai pas obtenu de réponse. S'agissait-il de modélisations de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) ? À l'époque, vous disiez que l'épidémie était plutôt circonscrite en Asie.
Vous avez indiqué avoir sollicité un conseil des ministres de la santé européen pour harmoniser les pratiques. On a vu combien cette harmonisation avait fait défaut par la suite. Quelles furent les suites de cette demande faite le 24 janvier, d'après ce que vous avez dit à la commission d'enquête de l'Assemblée nationale ?
Sur la différence des résultats entre l'Allemagne et la France en matière de dépistage, le professeur Antoine Flahault nous a dit la semaine dernière lors de son audition que, très tôt, le professeur Christian Drosten avait fait consensus en Allemagne en préconisant de tester rapidement. Il a ajouté qu'en France seul le professeur Raoult le disait à l'époque, mais que de son côté « clivant » celui-ci n'avait pas fait consensus. Il a lui-même avoué que les épidémiologistes français disaient que cela ne servait à rien de tester puisqu'il n'y avait pas de traitement. Ce sont finalement les virologues, à l'instar du professeur Drosten, qui avaient raison. Quel est votre avis sur ce point ?
Mme Agnès Buzyn . - Vous avez rappelé cette phrase prononcée à la sortie du conseil des ministres au début de chacune des séances de cette commission. Malheureusement, mes propos ont été tronqués. L'enjeu de cette commission étant d'éclairer les Français, je vous dois de vous rapporter la totalité de ma réponse aux journalistes ce jour-là, avec exhaustivité. J'espère ainsi clore très solennellement devant la représentation nationale cette forme de procès en incompétence que je ressens.
J'avais d'ores et déjà pris la décision de rendre compte aux Français de l'état des connaissances jour après jour, depuis le 21 janvier, date à laquelle le directeur général de la santé m'avait informée qu'il y avait une forte suspicion de transmission interhumaine. Pour moi, cette information relevait le niveau de risque par rapport à une maladie virale transmise par des animaux au départ d'un marché aux poissons de Wuhan. Je rappelle que cette information relative à la transmission interhumaine a été confirmée par l'OMS le 22 janvier.
J'ai d'ailleurs lu à l'Assemblée nationale la totalité de mes propos du 21 janvier, lesquels tournaient en boucle de façon tronquée ou sur les réseaux sociaux : j'expliquais que le risque épidémique en France, à cette date, était faible, mais pouvait évoluer, raison pour laquelle je décide - et je le dis aux Français - de m'exprimer devant eux tous les jours à partir de ladite date. Je rappelle que je ne connais aucun ministre en Europe qui se soit exprimé aussi tôt devant ses concitoyens. Cela prouve mon degré de vigilance.
Vous citez la date du vendredi 24 janvier. Il s'agit d'une conférence de presse, à 14 heures, à la sortie du conseil des ministres, qui porte sur le projet de loi relatif aux retraites. Je viens de présenter ce texte au conseil des ministres avec Laurent Pietraszewski, avant le dépôt au Parlement. Il ne s'agit donc pas d'une conférence de presse dédiée au coronavirus. À l'issue de cette conférence de presse qui porte sur un texte que tout le monde s'accorde à trouver assez lourd, une question m'est posée sur le coronavirus. Ma réponse est la suivante : « En termes de risque pour la France, les analyses de risques d'importation sont modélisées régulièrement par des équipes de recherche. Le risque d'importation de cas depuis Wuhan est modéré. Il est maintenant pratiquement nul puisque la ville, vous le savez, est isolée. Les risques de cas secondaires autour d'un cas importé sont très faibles et les risques de propagation du coronavirus sont très faibles. Cela peut évidemment évoluer dans les prochains jours s'il apparaissait que plus de villes sont concernées en Chine, ou plus de pays. »
Je voudrais à ce propos citer le professeur Gilles Pialoux, qui dit dans son récent livre sur la crise : « Cette phrase a souvent été tronquée, détournée, associée à des attaques insupportables teintées d'antisémitisme et de complotisme contre la ministre, une fois ses fonctions quittées. » Je ne peux pas dire mieux. La diffusion permanente de propos tronqués a grandement contribué aux menaces de mort dont j'ai fait l'objet sur les réseaux sociaux depuis six mois.
À cette date, le 24 janvier, les risques de cas secondaires autour de cas importés sont faibles, car la période du mois de janvier et du début de février est celle d'une phase 1 pré-épidémique. Il s'agit donc pour les différents pays du monde de détecter les cas venant de Chine, d'identifier les cas contacts, de les tester et de les mettre en quarantaine. C'est ce que nous faisons pendant toute cette période.
Vous me demandez de quelle modélisation nous disposons au ministère pour juger du risque. Nous travaillons avec l'OMS, le Centre européen de prévention et de contrôle des maladies (ECDC), les équipes de recherche de l'Inserm, de Santé publique France et de l'institut Pasteur.
Le premier bulletin de situation de l'OMS, qui date du 21 janvier, n'évoque aucun risque épidémique particulier dans l'Union européenne.
Le 22 janvier, le comité d'urgence de l'OMS, présidé par Didier Houssin, se réunit et décide de ne pas déclencher une urgence de santé publique de portée internationale (USPPI), considérant que les critères ne sont pas réunis pour une menace mondiale. Je décide malgré tout de monter le niveau d'alerte du centre de crise du ministère au niveau 2, c'est-à-dire le niveau renforcé.
Le comité d'urgence de l'OMS se réunit une deuxième fois le 23 janvier et décide de nouveau de ne pas déclarer l'USPPI. Il passe, en revanche, le risque épidémique de « normal » à « modéré », et cela concerne la Chine. On ne parle pas du tout de pandémie à ce stade. Nous décidons toutefois, le 23 janvier, de prévenir les voyageurs aux aéroports, de distribuer des flyers, d'ouvrir le centre de crise du ministère de l'Europe et des affaires étrangères (MEAE) pour les Français, de mettre en place une foire aux questions pour le grand public. Je fais un point presse au Centre opérationnel de régulation et de réponse aux urgences sanitaires et sociales (Corruss) pour expliquer cela.
Quel est donc mon degré de connaissance le 24 janvier quand on m'interroge ? Je dispose du bulletin de situation de l'OMS du 23 janvier au soir. Il y est fait état de 581 cas en Chine et de 17 morts au total ; 10 cas ont été exportés hors de Chine par des voyageurs qui ont tous séjourné à Wuhan. Tous ces cas sont en Asie, sauf un aux USA. Il n'y a aucun cas en Europe. Je m'explique donc le vendredi matin avec ces données de l'OMS. En plus, je dispose de la modélisation d'une équipe d'épidémiologistes de l'Inserm, dont le professeur Dominique Costagliola vous a parlé, qui m'est remise par la DGS et qui analyse les flux de voyageurs entre la Chine et les différents pays de l'Union européenne. Cette analyse de risques donne des chiffres faibles d'importation pour la France, entre 5 et 13 %. Elle conclut également que les pays les plus à risque d'importation dans l'immédiat sont l'Allemagne et l'Angleterre, premiers pays dans lesquels des cas devraient être identifiés. J'apprendrai quelques jours plus tard par Santé publique France et la DGS que cette étude n'a pas pris en compte les liens très particuliers de la France avec la ville de Wuhan - liens industriels, universitaires - qui font que nous avons de nombreux vols directs entre Paris et Wuhan.
Le risque a donc été réévalué par cette équipe, mais a posteriori, et modélisé quelques jours plus tard à 60 %. Malheureusement, je me suis déjà exprimée avec ces données tronquées et erronées. D'ailleurs, les premiers cas en France sont déclarés le 24 janvier.
Je voudrais rappeler, en parallèle, les évaluations de risques de l'ECDC, l'organe officiel de l'Union européenne pour les risques sanitaires. Le 26 janvier, c'est-à-dire 2 jours après les propos que je tiens en conférence de presse, l'ECDC est très rassurant. Il dit que la probabilité d'importer de nouveaux cas dans l'Union européenne était modérée - c'est ce que j'ai dit -, et que la probabilité qu'un cas détecté dans l'UE entraîne des cas secondaires dans l'UE était faible.
Je voudrais vous laisser juger non pas de mes paroles, mais de mes actes. C'est ce que l'on demande, après tout, à un responsable politique. Comme je ne me contente pas des scénarios qui me sont donnés par les autorités, le 25 janvier, c'est-à-dire le lendemain de cette conférence de presse - je vous expliquerai pourquoi j'ai pris cette décision -, je fais des demandes très précises à mon directeur de cabinet, à neuf heures du matin. Il les transmet à la DGS, ce qui entraîne une chaîne de décisions.
Les demandes que je fais montrent que je ne minimise en rien le risque. Voici le contenu du message que j'adresse à mon directeur de cabinet : je lui demande de préparer 3 scénarios de virulence et de mortalité pour une épidémie qui arriverait en France et je veux les obtenir au cours du week-end. Je veux savoir de combien de transports sanitaires, de lits mobilisables, de respirateurs dans les hôpitaux et d'équipements nous disposons. Je veux avoir ces données dans l'après-midi ; nous sommes alors le samedi 25 janvier.
J'observe dans les données chinoises que la mortalité est importante, autour de 3 %. Je trouve que c'est beaucoup pour un virus qui a une cinétique de type grippal, et je demande que soit montée une réunion au ministère avec les professionnels hospitaliers - doyens, présidents de commission médicale d'établissement (CME), directeurs d'hôpitaux. Enfin, je demande que l'on mandate le professeur Yazdan Yazdanpanah, directeur du consortium REACTing, pour me proposer des protocoles d'évaluation des traitements antiviraux dont nous disposons et qui seraient susceptibles d'être efficaces sur le virus. Je veux la totalité de ses réponses dans la journée.
Je voudrais terminer par le contexte national. Parce que l'on me reproche des propos tenus le 24 janvier, je vous rappellerai les propos du professeur Didier Raoult à la même date : « Vous savez, le monde est devenu fou. Il y a 3 Chinois qui meurent et l'OMS s'en mêle et ça fait une alerte mondiale. »
On ne peut pas dire que j'ai minimisé, madame la rapporteure. Je pense avoir pris les précautions nécessaires pour préparer le pays ; j'y reviendrai.
Ensuite, vous me posez des questions sur les dépistages. L'histoire est complexe. Je vous prie de m'excuser si mon propos est technique et long, mais je pense que nous avons le devoir d'être précis.
La Chine identifie le virus le 7 janvier et publie la séquence du génome viral le 10 janvier. Le Centre national de référence des coronavirus à l'institut Pasteur met au point le test de RT-PCR, qui sera opérationnel, me disent-ils, dans la semaine du 20 janvier. Cela nous permet d'identifier les premiers cas français le 24 janvier et d'exclure un certain nombre d'autres.
Le 25 janvier, l'ECDC félicite la France pour ses capacités de détection : « Le fait que ces cas ont été identifiés prouve que la détection et la confirmation de ce nouveau virus marchent en France, et montre un haut degré de préparation pour prévenir et contrôler de possibles infections au coronavirus. » Nous avons donc un satisfecit de l'Europe et sommes probablement un des premiers pays à avoir mis au point le test.
Le 27 janvier, le test est fonctionnel à l'institut Pasteur de Paris et de Lyon, et commence à être déployé dans les hôpitaux à partir de cette date.
L'objectif est le même dans tous les pays. C'est la phase 1 d'une épidémie. Il convient donc d'être en mesure d'identifier très rapidement des malades qui arriveraient de Chine atteints du coronavirus et qui se présenteraient avec des symptômes dans nos hôpitaux. Cette détection précoce des cas est nécessaire pour mitiger, pour empêcher la maladie de se déployer, parce qu'elle permet d'isoler très tôt les malades et de mettre en quarantaine les malades et les cas contacts.
Dans sa déclaration d'urgence de santé publique de portée internationale du 30 janvier, l'OMS fait les recommandations suivantes, qui s'adressent à tous les pays : « On peut s'attendre dans n'importe quel pays à l'apparition de nouveaux cas exportés de Chine. Par conséquent, tous les pays doivent être prêts à prendre des mesures pour endiguer l'épidémie, notamment par une surveillance active, une détection précoce des cas, l'isolement et la prise en charge des cas, la recherche de cas contacts. » C'est ce que nous faisons à cette période-là.
À ce stade, dans le texte de l'OMS, il s'agit non pas d'un dépistage de cas à large échelle, d'un dépistage en population générale, mais bien de tests visant à faire un diagnostic très tôt chez des cas suspects qui arrivent de Chine, pour les isoler, et de dépistage parmi les cas contacts pour éviter une chaîne de transmission hors de Chine.
Vous me demandez quelle a été mon action personnelle pour les tests.
Je rends visite aux équipes de l'hôpital Bichat, où sont hospitalisés trois patients fin janvier. Je réalise que les tests sont faits dans un laboratoire de type P3, qui est dédié aux virus hautement pathogènes. Ces laboratoires P3 n'existent pas dans tous les hôpitaux et sont exigus, non adaptés à une activité importante. Je réalise que l'activité risque de beaucoup augmenter dans les semaines à venir et qu'il va falloir équiper des laboratoires en machines de PCR et envisager des cadences élevées. Je demande donc à mon retour au ministère si l'on peut dégrader le niveau d'exigence pour réaliser les tests dans des laboratoires de virologie de routine de type P2 ou P2+. La DGS saisit sur le sujet l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) et la direction générale de l'offre de soins (DGOS), qui répondent toutes deux très favorablement ; nous sommes alors le 30 janvier.
Dès le 31 janvier, je demande à la DGS un calendrier de déploiement des tests et je veux qu'il soit mis en oeuvre très rapidement.
Le 1 er février, j'ai la confirmation par la DGS que la PCR sera présente dans tous les établissements de santé de référence lors de la première semaine de février. Ce seront des tests diagnostiques pour les cas suspects et des tests de dépistage pour les contacts. Pourquoi les établissements de référence ? Parce que ce sont les établissements que nous avons choisis pour accueillir tous les cas suspects ou les cas réels qui nous seront adressés par les centres 15. Rappelez-vous qu'à l'époque on disait à tout voyageur revenant de Chine ou de la région de Wuhan d'appeler le centre 15 en cas de symptômes. Ce sont des établissements qui ont des services de médecine infectieuse, des services d'urgence et de réanimation.
Lorsque je suis ministre, les deux plus grosses opérations de tests concernent, d'une part, les Français rapatriés de Wuhan le 31 janvier et le 2 février pour le deuxième rapatriement - les tests sont faits par l'institut hospitalo-universitaire (IHU) de Marseille -, et, d'autre part, le cluster des Contamines-Montjoie où, le 7 février, 200 enfants contacts sont testés au laboratoire de l'institut Pasteur de Lyon.
Je rappelle que je quitte le ministère le 15 février, qu'il y a eu 12 cas diagnostiqués au total en France et que nous sommes toujours en phase 1 de l'épidémie. Mon objectif à ce moment-là est que tous les établissements de santé qui risquent de recevoir des malades via les centres 15 soient équipés en tests. C'est exactement ce que prévoit le plan pandémie grippale de 2009 au sujet de l'organisation des laboratoires pour la détection des cas. Cela figure dans ce document à la page 40 pour la phase 1 et page 48 pour la phase 2. Il s'agit toujours de laboratoires hospitaliers ; les laboratoires de ville ne sont jamais cités.
La question des tests de dépistage à réaliser à grande échelle n'a jamais été évoquée avec mes homologues internationaux, que ce soit lors des G7, du Conseil emploi, politique sociale, santé et consommateurs (Epsco) du 13 février, dans mes échanges avec le directeur général de l'OMS ou dans mes échanges directs avec mes homologues européens. Je n'ai jamais eu de note de mes services au sujet d'un déploiement d'un dépistage à grande échelle ou sur les tests en général, en dehors de la notion d'un calendrier de déploiement dans les hôpitaux, début février. Voilà ce que je peux dire sur ce qui s'est passé jusqu'à mon départ, le 15 février.
Les premières recommandations de l'OMS sur la réalisation des tests en laboratoire datent du 12 février 2020, puis des 2 et 21 mars. Elles sont purement techniques : ce sont des recommandations de laboratoire, qui ne donnent pas de stratégie de dépistage. Elles n'indiquent pas non plus qu'il faut tester d'autres personnes que les malades ou leurs contacts.
C'est dans une allocution du 16 mars 2020 que le directeur général de l'OMS invite à tester massivement. En réalité, beaucoup de pays n'ont même pas mis au point le test de détection. Il dit : « Nous n'avons pas vu d'escalade assez urgente dans le dépistage, l'isolement et la recherche des contacts, qui sont le pilier de la riposte. » Selon lui, « le moyen le plus efficace de briser les chaînes de transmission, c'est le testing. Il faut dépister et isoler. » C'est la première prise de parole du directeur général de l'OMS sur le sujet.
À mon départ, le 15 février, je n'ai donc pas connaissance de la moindre recommandation de l'ECDC ou de l'OMS concernant des stratégies de dépistage différentes de celle que nous faisions quand j'étais ministre, c'est-à-dire l'identification des malades et des contacts. Nous avons procédé ainsi en janvier et début février, pour qu'il n'y ait pas de chaîne de transmission. Par ailleurs, je ne vois pas qui on aurait pu dépister à large échelle lors de cette période : il n'y avait pas de circulation du virus en Europe, mais seulement des clusters autour de cas importés de Chine. Le virus ne circulant pas, la question du dépistage à large échelle ne s'est pas posée à ce moment-là.
J'ai fait une petite recherche bibliographique, car beaucoup parlent de la stratégie coréenne. Je trouve pour la première fois cette notion de stratégie coréenne dans la presse lors de la première semaine du confinement, après le 17 mars, soit un mois après mon départ. À mon avis, pour le coronavirus, la question d'un dépistage à large échelle commence à émerger au mois de mars lorsque l'on découvre qu'il y a de très nombreux cas asymptomatiques et que les malades testés initialement dans les établissements de santé sont probablement le sommet émergé de l'iceberg. C'est à ce moment que l'on se pose la question d'un dépistage en population générale, qui devient du coup une évidence pour tracer les cas contacts.
J'ai cherché quel article ou quelle recommandation, pour la période qui court jusqu'au 15 février, aurait pu préconiser un dépistage à large échelle chez des sujets asymptomatiques. Je n'en ai trouvé aucune trace. Ce sujet n'existait donc pas encore à l'échelon national ou international ; s'il existait, c'était au sein d'équipes techniques ou d'experts, mais ni dans les recommandations ni dans la presse.
Je ne sais pas quand a commencé le dépistage en Allemagne et je ne peux donc pas en faire état. J'étais en contact très régulier avec Jens Spahn, ministre allemand de la santé, et nous n'en avons jamais parlé.
On s'est demandé comment l'Allemagne avait pu faire autant de tests. J'ai lu en avril dans un article très intéressant qu'au moment de la phase épidémique, au mois de mars, les Allemands avaient pris l'habitude de « pooler » les prélèvements des malades par dix. Si le pool était négatif, une seule PCR a été utilisée pour tester dix malades. Cette stratégie semble leur avoir fait économiser 80 % des réactifs en termes de consommation. Je ne sais pas si c'était vrai pour tous les établissements hospitaliers allemands, mais je trouve que c'est intéressant.
Vous l'avez compris, la question du dépistage à large échelle s'est posée bien après mon départ du ministère.
Je suis étonnée que vous citiez M. Raoult,...
Mme Catherine Deroche , rapporteure . - Ce n'est pas moi qui l'ai cité, mais le professeur Flahault.
Mme Agnès Buzyn . - ... disant en mars : « Il faut tester, tester, tester. » Or le 24 février - je rappelle que je suis partie du ministère le 15 février -, il disait : « Il y a plus de morts par accidents de trottinette en Italie que de morts du coronavirus. Il disait aussi : « À cette date, il n'y a que 500 cas de coronavirus dans le monde. Cela devrait arrêter la panique. » Il ajoutait que l'on était proche de la fin de l'épidémie. Je ne crois donc pas qu'il ait demandé à ce que l'on teste fin février ! Je pourrais aussi reprendre ses propos plus tardifs...
Voilà pourquoi je parle de contraction du temps. La question des dépistages à large échelle s'est posée au mois de mars, mais pas avant.
Mme Catherine Deroche , rapporteure . - Ce n'est pas moi qui citais le professeur Raoult, je rapportais les propos du professeur Flahault. Vous nous dites que ces propos étaient ultérieurs ; je l'entends. Néanmoins, il est important pour nous d'avoir votre avis sur ce sujet.
Concernant ma première question, vous dites que je vous accuse d'avoir minimisé. Je voulais simplement savoir sur quelles données vous vous fondiez pour tenir vos propos, et vous y avez répondu. Je ne voudrais pas, parce que je vous pose des questions, être taxée d'« antisémitisme », madame.
Mme Marie-Pierre de la Gontrie . - Bravo !
M. Bernard Jomier , rapporteur . - On va rester serein... Je comprends l'émotion de Mme la ministre, au vu des accusations dont elle a été l'objet. À la suite de l'audition du professeur Raoult, j'ai fait l'objet non pas d'attaques antisémites, mais d'accusations de corruption et de menaces de mort. Être traité de tous les noms, on sait ce que c'est ! J'y ai eu droit et je compatis, madame.
Je voudrais que l'on revienne au fond des choses. Dans votre introduction, vous rappelez le déroulé de la gestion de l'épidémie et les multiples événements qui ont eu lieu, dont la plupart sont postérieurs à vos fonctions ministérielles. On ne va pas aujourd'hui reprendre toute l'histoire de l'épidémie dans tous ses aspects, sinon le président Savary va rester là jusqu'à demain matin. Je m'en tiendrai pour ma part à deux points.
Le premier point concerne ce qui s'est passé en septembre et octobre 2018. Un courrier a été adressé par le directeur de l'Agence nationale de santé publique au DGS pour lui demander de nouvelles instructions et une doctrine sur la question des masques, le constat ayant été fait que le stock, qui comptait alors 600 millions de masques et avait peu bougé au cours des années précédentes, était en partie en mauvais état. Le DGS a donc pris une décision visant à abaisser le stock, lequel représentait environ 100 millions de masques au début de 2020.
Les dépositions du DGS concordent avec ce que vous avez affirmé lors de votre audition à l'Assemblée nationale : vous n'aviez pas été informée de cet événement, et donc de ce changement de pied. Je ne sais pas si c'est un changement de doctrine, mais c'est très clairement à ce moment-là que notre stock est passé de 600 millions environ à 100 millions de masques, devenant tout à fait insuffisant pour faire face à une épidémie.
J'imagine que vous confirmerez que vous n'aviez pas été informée, mais je voudrais que vous nous donniez une explication. Que signifie, en termes de gouvernance de la santé publique, le fait qu'un DGS puisse prendre seul une décision aussi importante - même si vous avez relativisé la question des masques lors de votre déposition à l'Assemblée nationale -, et ce sans en informer la ministre, pas plus que les agences sanitaires. Après tout, le Haut Conseil de la santé publique (HCSP), qui avait joué un rôle déterminant dans la doctrine, n'en a pas été plus informé.
On a le sentiment que personne n'a été informé et que le DGS, tout seul dans son coin, a pu prendre une telle décision à l'impact sanitaire assez considérable, comme on l'a vu par la suite. Quel est votre regard sur ce point, et sur ce que cela dit du fonctionnement de notre appareil d'État ?
Deuxième point : le mois de janvier.
J'ai eu l'occasion de le dire, je pense que vous dites la vérité et je vous en donne acte, car vous déposez sous serment. Vous avez été alertée dès fin décembre. Vous avez en fait eu le regard attiré par une information relative à des pneumopathies mortelles en Chine. Vous dites que vous en avez informé le Premier ministre et le chef de l'État, autour du 11 janvier, à peu près au moment où les Chinois transmettaient la carte d'identité du virus à la communauté internationale. Puis vous découvrez la transmission interhumaine, le 22 janvier. Deux jours plus tard, ajoutez-vous, « je comprends que quelque chose de grave est en train de se passer ».
Nous avons un problème, madame la ministre. Nous vous donnons acte de vos propos : au cours du mois de janvier, vous avez pris conscience qu'un événement grave, une épidémie susceptible de se diffuser dans notre population, pouvait survenir. Dans le même temps, la machine d'État semble ne pas se mettre réellement en marche.
Vous avez parlé de la question des tests. Personne ne dit rétrospectivement qu'il fallait tester la population en janvier et février. Ce que l'on dit, c'est qu'il fallait évidemment préparer la fabrication de tests pour être en situation de tester la population. C'est d'ailleurs ce que les Allemands ont fait.
D'après les informations que nous recueillons, nous constatons que l'institut Pasteur a fait son travail. Dans les derniers jours de janvier, le test est prêt. Pourquoi cela n'a-t-il pas embrayé après ? En janvier, vous prenez conscience qu'une épidémie potentiellement grave arrive et qu'il faudra d'ores et déjà des masques pour protéger les soignants. Pour la population générale, on ne sait pas - je vais y revenir -, mais pour les soignants, c'est certain. Il n'y a aucun débat à cet égard ; or le stock est extrêmement bas. On sait que les hôpitaux n'avaient pas non plus de stock suffisant. Le changement de doctrine, c'est bien beau, mais si on ne vérifie pas son application, on est dépourvu !
La première commande, le 30 janvier, est anecdotique : 1 million et quelques de masques, puis un peu plus le 7 février. Il faut attendre... Or, en temps d'épidémie, une semaine est une durée extrêmement longue. C'est un défaut de réactivité total. Les commandes significatives arrivent bien plus tard.
Pour ce qui est de la population générale, on se souvient tous qu'il n'y avait pas de recommandation de port du masque en février et mars. Mais lorsque l'on est, comme vous et les responsables publics, chargé de la santé publique et que l'on connaît l'histoire de ces maladies à transmission respiratoire, on sait que cet outil a été utilisé au cours des épidémies précédentes par les pays asiatiques. Ces épidémies nous avaient certes épargnés, raison pour laquelle, peut-être, nous n'étions pas assez prêts. L'utilité du masque n'était donc ni affirmée ni avérée, mais une question, un doute, se pose. Il est tout de même plus sage de se dire que l'on aura peut-être besoin de masques pour protéger la population générale, si leur utilité se confirme. Cela n'est pas mis en place. À quoi était occupé l'appareil d'État au mois de février, madame la ministre ?
Ce matin, votre ancienne collègue du Gouvernement Sibeth Ndiaye nous disait que l'actualité était plutôt à la réforme des retraites, et que la question du coronavirus était arrivée progressivement. Y a-t-il une difficulté d'acculturation, pour reprendre l'expression de Mme Ndiaye, des autorités de l'État à la question de la survenue d'une épidémie dans notre pays ? J'aimerais que vous alliez avec sincérité et vérité au fond des choses. Pour nous, cette question ne met pas en cause des personnes nommément, mais un contexte général, un fonctionnement de l'appareil d'État manifestement insatisfaisant, qui n'a pas répondu à ce qui était votre intuition, mais aussi, semble-t-il, votre conviction.
M. René-Paul Savary , président . - Madame la ministre, vous n'avez pas répondu à la question de Catherine Deroche sur l'harmonisation européenne et votre volonté, en janvier, de trouver une solution commune.
Mme Agnès Buzyn . - Les questions sont extrêmement nombreuses et, à vrai dire, je ne sais par où commencer. Je reviendrai ultérieurement sur la question internationale, madame Deroche, puis sur celle des masques. Je dirai d'abord un mot du dépistage, puis je parlerai de l'appareil d'État.
Pourquoi la France n'a-t-elle pas envisagé de dépistage en janvier et février ? Je me suis posé la question en préparant cette audition devant la commission d'enquête et je vous ferai une réponse de médecin, sans avoir de preuve. Cette réponse est hypothétique parce que la question ne s'est posée à aucun moment. Lorsque j'étais ministre, jusqu'au 15 février, on parlait de détecter les cas et l'on était en phase pré-épidémique. Dans les plans pandémie qui sont notre outil habituel de réflexion, comme le plan pandémie grippale, lorsque l'on arrive en phase épidémique, on arrête de tester : les symptômes suffisent. On ne se met jamais en situation de faire un dépistage de la grippe à large échelle. Aucun laboratoire de ville ne fait une PCR grippale lors d'une épidémie de grippe en phase épidémique. Quand les gens sont malades, les médecins le signalent. Le plan pandémie grippale ne prévoit pas de dépistage.
Dans les modèles SRAS et MERS-CoV, qui sont les deux autres coronavirus épidémiques connus, les personnes sont très malades, et ces virus sont très mortels - à 50 %, 80 % et 30 %. Tout le monde est malade : il n'y a pas de cas asymptomatique du SRAS. Pour ces deux épidémies, à ma connaissance, un dépistage à large échelle n'a pas été envisagé. Avec la covid-19, la situation est intermédiaire : il y a un virus très grave, que l'on ne connaît pas, et beaucoup de cas asymptomatiques. Le temps de réaliser tout cela et d'admettre l'idée d'un dépistage à large échelle, on était en mars et la phase 3 avait commencé.
Je ne vois pas à partir de quel signal on aurait pu envisager un dépistage à large échelle en février. Peut-être les experts allemands y ont-ils pensé, mais je n'ai eu aucune note, aucun mail, aucune demande, aucun échange international, aucune recommandation contenant l'idée d'un tel dépistage. C'est ma réponse intuitive de médecin que je vous livre.
Un article d'un journal du soir bien connu a laissé penser que l'appareil d'État ne s'était pas mis en route. C'est l'angle qu'a choisi la journaliste. Je n'ai pas pris la parole ensuite, au vu du flot de menaces et d'insultes que j'ai subies à partir de cette date. C'est l'occasion pour moi de vous dire à quel point l'appareil d'État s'est mis en branle à partir du 10 janvier. Je vais faire la liste ce que nous avons fait parce que je ne peux pas laisser dire que nous n'avons rien préparé. Je vous prie de m'excuser si c'est fastidieux et long, mais vous devez connaître la chronologie de ce que nous avons fait. Les Français ont le droit de savoir quelle a été l'action du Gouvernement au moment du démarrage de cette crise.
Je lis une alerte sur un blog anglo-saxon vers le 25 décembre et je l'envoie immédiatement au DGS. Le 1 er janvier, les Chinois et l'OMS signalent.
Le 2 janvier, le DGS met en place une veille du Corruss de niveau 1, ce qui veut dire que l'on réceptionne et valide les signalements. Il y a une information systématique de la direction du cabinet sur tout ce qui concerne cet événement, un suivi et une gestion dans les établissements de santé des événements sensibles, la rédaction et la diffusion d'un bulletin, une astreinte le soir et le week-end. Nous sommes alors le 2 janvier.
Le mardi 7 janvier, les Chinois détectent qu'il s'agit d'un coronavirus de type SARS-CoV2. Le DGS ouvre immédiatement un suivi DGS, avec un point quotidien réalisé par le Corruss et adressé au cabinet.
Le mercredi 8 janvier, il y a une quarantaine de cas à Wuhan et aucun mort. On inscrit cet événement en réunion de sécurité sanitaire, laquelle se tient de façon hebdomadaire tous les mercredis matin au ministère, en présence d'un membre du cabinet et sous l'égide du DGS, avec toutes les agences.
Le jeudi 9 janvier, je reçois le premier message d'alerte formelle du DGS, qui m'informe que 59 malades ont été identifiés à Wuhan et qu'il s'agit d'un coronavirus dans les poumons. À partir de cette date le DGS et moi échangeons quasiment de façon quotidienne de visu ou par téléphone.
Le vendredi 10 janvier, l'OMS publie des orientations techniques et des conseils pour détecter et prendre en charge les cas, et rappelle qu'il n'y a pas de transmission interhumaine ; si elle existe, elle doit être limitée. Nous prenons tout de même l'alerte au sérieux et nous montons le centre de crise. Nous élaborons une note du Corruss, actualisée et adressée au cabinet tous les jours. Le DGS organise une réunion du comité technique intersecteurs, c'est-à-dire tous les services, sur le sujet. Nous diffusons le premier message d'alerte de la DGS aux agences régionales de santé (ARS), aux sociétés savantes - urgentistes, réanimateurs, infectiologues, de santé publique. L'objectif de ce message est de repérer les cas sur la base de la définition de cas de l'OMS et de l'ECDC, et de leur indiquer la conduite à tenir en face de cas suspects.
Toujours le 10 janvier, nous mettons en place un dispositif de communication et d'information à l'attention de tous les passagers qui arrivent de Chine à l'aéroport de Roissy-Charles-de-Gaulle par tous les vols directs.
Le samedi 11 janvier, j'apprends qu'il y a un premier mort en Chine. Je considère que le virus est potentiellement grave et je préviens le Président de la République et le Premier ministre.
Le lundi 13 janvier, un premier cas est détecté hors de Chine, en Thaïlande : un homme qui s'était rendu au marché aux poissons de Wuhan. À cette période, il est toujours question d'une zoonose transmise par un animal.
Le 14 janvier, nous diffusons le premier message d'alerte sanitaire aux établissements de santé et médico-sociaux. Nous envoyons également un signal DGS urgent à plus de 800 000 professionnels de santé libéraux. À cette époque, je le rappelle, il n'y a toujours pas de notion de transmission interhumaine et l'ECDC évalue le risque d'importation dans l'Union européenne comme « faible ».
Le mardi 21 janvier, le DGS me dit qu'il y a probablement une transmission interhumaine. Il y a alors 280 cas, 6 décès, 4 cas exportés hors de Chine. Pour moi, c'est la bascule en termes d'alerte. Je décide donc d'organiser une réunion de toutes les directions à la DGS, et de tenir une conférence de presse quotidienne au niveau du ministère et du DGS pour rendre compte aux Français de l'évaluation de la situation. Je demande ce jour-là au DGS combien de masques nous avons en stock. Je le redis, c'est la première fois que j'entends qu'il s'agit d'une transmission interhumaine.
L'OMS réunit ses experts les 22 et 23 janvier. Ils décident de ne pas déclarer l'USPPI. Ils ont envoyé des experts en Chine, qui nous disent que la transmission interhumaine est avérée, mais qu'ils ne connaissent pas l'ampleur de cette transmission.
Le 22 janvier, sur la base de cette confirmation par l'OMS, nous montons le niveau d'alerte du Corruss au niveau 2, ce qui correspond à un niveau renforcé : une équipe dédiée au sein du ministère, avec des astreintes le soir et le week-end, qui coordonne toutes les actions au niveau de la santé, suit les événements avec les ARS, priorise les informations, fait des points de synthèse quotidiens et projette des moyens si nécessaires.
Nous faisons une réunion inter-directions au ministère avec la direction de la communication et la direction générale de la cohésion sociale (DGCS) pour les établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad). Nous demandons à Matignon l'autorisation que la DGS pilote la crise. Je demande que l'on me programme un échange avec la commissaire européenne Stella Kyriakides. Nous envoyons le deuxième message d'alerte ministère de la santé, aux ARS, aux établissements de santé et aux professionnels libéraux.
Le jeudi 23 janvier, il n'y a toujours pas d'alerte déclarée par l'OMS. Il y a 580 cas en Chine et 17 décès. Nous décidons de distribuer des flyers en trois langues à la descente des avions venant de Chine. Nous ouvrons le centre de crise du MEAE pour répondre aux Français d'Asie. Nous mettons en place une foire aux questions grand public. Je prends la parole au Corruss à 14 heures pour expliquer tout cela. La DGS reçoit le premier point de Santé publique France sur l'évaluation des stocks, selon lequel nous avons 100 millions de masques. Au niveau international, nous apprenons dans la nuit du 23 au 24 janvier que la Chine ferme Wuhan.
Le vendredi 24 janvier, j'ai le premier retour de la DGS sur le nombre de masques : nous disposons de 33 millions de masques chirurgicaux pédiatriques et 66 millions de masques chirurgicaux adultes, et nous allons recevoir en février 10 millions de masques pédiatriques et 54 millions de masques adultes. Je demande immédiatement que de nouvelles commandes soient lancées. Le cabinet demande officiellement que le Secrétariat général de la défense nationale et de la sécurité nationale (SGDSN) soit saisi du sujet de la commande des masques. Je fais mon premier point sur Wuhan en conseil des ministres.
Le soir du 24 janvier, les trois premiers cas sont détectés en France. Nous envoyons dans la nuit un troisième message DGS urgent aux professionnels libéraux pour les aider à détecter les cas et leur donner la conduite à tenir : nous traçons tous les cas contacts et les mettons à l'isolement. Je préviens évidemment le Premier ministre et le Président de la République au sujet des cas. Le Premier ministre organise une réunion à Matignon durant le week-end. Il y a d'abord une réunion des services à Matignon le samedi matin, puis une réunion de ministres le dimanche. J'appelle la commissaire européenne à la Santé Stella Kyriakides et lui demande de convoquer un conseil des ministres européen. Elle me signale qu'elle n'en a pas le pouvoir et que c'est à la présidence croate de l'organiser.
J'appelle aussi, le soir du 24 janvier, le directeur général de l'OMS, M. Tedros Adhanom Ghebreyesus, pour l'informer des premiers cas européens et essayer de comprendre pourquoi il n'y a pas eu de déclenchement de l'USPPI. Il m'explique sa décision et me dit qu'il va se rendre en Chine durant le week-end pour se rendre compte lui-même de la situation.
Le samedi 25 janvier, il y a un peu plus de 1 000 cas en Chine et 41 décès. Je demande à mon directeur de cabinet de faire un point sur l'état du capacitaire en lits et des stocks mobilisables, notamment de respirateurs, dans les hôpitaux. Je demande de structurer la recherche, notamment la recherche clinique avec les antiviraux. Je demande à Santé publique France de me soumettre trois scénarios épidémiques pour la réunion des ministres du dimanche à Matignon. Je demande que l'on réunisse les professionnels hospitaliers, présidents de commission d'établissement (PCME) et directeurs d'hôpitaux.
Nous ouvrons également une page d'information grand public, gouvernement.fr/info-coronavirus. Je mets en place un dispositif d'accueil avec la réserve sanitaire pour tous les vols directs de retour de Chine, afin de prendre en charge les passagers inquiets ou malades. Cette réserve sanitaire est donc mobilisée officiellement le 25 janvier.
Nous diffusons un troisième message aux ARS et aux établissements de santé, en leur demandant d'organiser une cellule régionale de suivi des cas, et d'organiser des structures d'accueil au sein des hôpitaux et des services d'urgence.
Je décide le samedi après-midi d'appeler mon homologue allemand, Jens Spahn, pour échanger sur sa perception de la situation.
Le dimanche 26 janvier se tient la première réunion de ministres autour du Premier ministre à Matignon pour faire le point sur l'épidémie et sur la situation des Français en Chine. Nous décidons de rapatrier les Français de Chine, notamment ceux de Wuhan. Je présente les trois scénarios épidémiques qui ont été élaborés par Santé publique France : le premier est un contrôle rapide « SRAS like », qualifié de « peu probable » ; le deuxième est une pandémie avec un impact sanitaire et sociétal significatif, qualifié de « plus probable » ; le troisième est une pandémie avec un impact majeur sanitaire et sociétal, qualifié de « très peu probable ». Je crains malheureusement que nous n'ayons vécu le dernier scénario.
Je décide d'appeler de nouveau la commissaire européenne à la santé pour essayer de comprendre pourquoi je n'ai pas de nouvelles des Croates quant à l'organisation d'un conseil des ministres européen. Elle pense que la majorité des pays de l'Union n'y est pas favorable. J'apprendrai plus tard par le Quai d'Orsay que seuls 3 pays sur 27 souhaitent ce conseil des ministres. J'appelle donc le ministre de la santé croate, qui me dit qu'il va l'organiser dans la semaine, malgré le peu d'appétence des pays européens.
Le lundi 27 janvier, l'OMS n'a toujours pas déclenché l'USPPI. Selon le risk assessment de l'ECDC, la probabilité d'importer des cas dans l'UE est modérée et la probabilité qu'un cas détecté dans l'UE entraîne des cas secondaires est faible. Je décide malgré tout, le lundi 27 janvier, de monter le niveau du Corruss au niveau 3, soit le centre de crise renforcée, mis en place par exemple lors attentats multisites ou lors d'un accident NRBC. Ce centre de crise assure les relations interministérielles, pilote les établissements de santé et médico-sociaux, suit la crise et la gère avec les ARS, projette des moyens humains. Il organise une cellule de décision, une cellule de situation, une cellule de communication et un pôle technique.
Ce lundi 27 janvier, nous arbitrons sur l'usage de l'article du code de la santé publique qui permet d'obliger les cas contacts à rester à domicile, et qui s'appliquera également aux futurs rapatriés de Wuhan. Je demande à la Caisse nationale d'assurance maladie (CNAM) si elle peut étendre la définition des indemnités journalières à ces personnes obligées de rester chez elle pendant 14 jours, et qui n'auront pas de revenus. À cette date, l'institut Pasteur nous annonce que le test de diagnostic par RT-PCR est prêt et peut être déployé. Nous le déployons dans les centres hospitaliers universitaires (CHU). J'envoie un message au directeur général de l'OMS, de retour de Chine, pour avoir ses impressions. J'adresse un message au Premier ministre et au Président de la République pour faire un point de situation et propose d'en parler au prochain conseil des ministres.
Surtout, je me bats, parce que je suis inquiète, aux côtés de Jérôme Salomon, pour obtenir un élargissement de la définition des cas contacts. À cette date étaient considérées comme « à risque » des personnes qui avaient séjourné à Wuhan. Nous considérons qu'au vu de l'étendue de l'épidémie en Chine - 4 500 cas et 100 décès - il faudrait élargir la zone géographique au moins à la région de Hubei, voire à toute la Chine. Nous trouvons aussi que les symptômes retenus, les seuls symptômes respiratoires, sont trop restrictifs. Nous savons que le premier malade de Bichat, le touriste chinois de 80 ans, avait d'abord eu des symptômes digestifs : nous demandons donc un élargissement aux symptômes digestifs.
Le mardi 28 janvier, nous envoyons un quatrième message aux ARS pour leur demander d'anticiper, via des remontées d'informations, les stocks de matériels - respirateurs, équipements de protection - pour les prises en charge possibles et pour éviter les ruptures. C'est la traduction officielle, par un message de la DGS aux ARS, de ma demande au directeur de cabinet du 25 janvier, visant à savoir quel était notre capacitaire dans les hôpitaux et si nous étions armés.
On me demande d'arbitrer sur une demande chinoise transmise par le MEAE. Les Chinois veulent qu'on leur envoie, par le vol qui va chercher les rapatriés à Wuhan, des équipements de protection individuelle. Je refuse, considérant que les stocks risquent d'être tendus en France.
À cette date, une délégation est envoyée par l'OMS en Chine et l'Italie suspend ses vols vers la Chine, sans se concerter avec les autres pays européens. J'alerte Jean-Yves Le Drian et nous discutons de la nécessité de fermer ou non les vols.
Le mercredi 29 janvier, l'OMS annonce qu'elle convoque son comité d'urgence le lendemain. J'obtiens par Santé publique France l'autorisation d'élargir la définition des cas à une zone géographique plus large et à des symptômes plus nombreux. Cet élargissement de la définition des cas est fait en France contre les avis de l'OMS, de l'ECDC et du Centre pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC) américain. Nous sommes donc les seuls à élargir, à ma demande, la définition des cas. Je demande aussi que le tracing des cas contacts démarre avant les symptômes parce que nous commençons à saisir que les patients sont asymptomatiques, mais contagieux.
À cette même date, le Premier ministre convoque la deuxième réunion de ministres à Matignon pour organiser le rapatriement de Wuhan. À ma demande se tient une réunion entre le DGS et le SGDSN sur les mesures d'anticipation, notamment au sujet des stocks d'équipements de protection individuelle. Le MAE prend la main sur la tenue d'un conseil des ministres européen extraordinaire, voyant que rien n'arrive du côté de la Croatie. C'est la première consultation informelle du MEAE sur la convocation d'un tel conseil à Bruxelles. C'est alors que me revient l'information selon laquelle seuls 3 pays acceptent.
Le jeudi 30 janvier, nous commandons, pour la première fois des masques FFP2 et des surblouses pour équiper le personnel en première ligne, en attendant les remontées de nos hôpitaux sur l'état de leurs stocks. Nous envoyons un troisième message aux établissements de santé pour élargir la définition des cas et les circuits de signalement.
Nous envoyons un quatrième message aux professionnels libéraux, et un cinquième message aux ARS. Je visite l'hôpital Bichat et rencontre toutes les équipes pour discuter du cas hospitalisé. Je demande alors que l'on rétrograde le niveau d'exigence pour faire les tests en laboratoire P2. Je rencontre le professeur Yazdan Yazdanpanah. Je demande à REACTing de me soumettre des scénarios et de me proposer des protocoles de recherche clinique testant les antiviraux, pour le cas où l'épidémie arriverait. C'est seulement à cette date que l'OMS déclare l'USPPI.
Le vendredi 31 janvier, nous devons gérer le Brexit et nous ne sommes plus en lien avec Matthew Hancock, secrétaire d'État anglais à la santé, avec lequel nous avions des échanges réguliers. Il y a en Chine 213 décès et 9 000 cas. Je vais accueillir les rapatriés de Wuhan à Carry-le-Rouet. Nous mettons en place un numéro vert pour tous les Français qui le souhaitent et qui sont inquiets, de façon à décharger les centres 15. Nous adressons un sixième message aux ARS sur l'éviction à domicile, la quarantaine et les indemnités journalières.
À cette date, je demande au DGS de réquisitionner tous les internes de santé publique pour qu'ils viennent nous aider dans les ARS et au centre de crise du ministère, dans l'hypothèse où il faudrait tracer beaucoup de cas contacts et où l'on aurait besoin de nombreux médecins. Je m'énerve, car il n'y a toujours pas de Conseil européen de la santé. Je demande que l'on me prépare un courrier « niveau ministre » visant à solliciter de nouveau la présidence croate pour la tenue de ce conseil, et je rappelle le ministre croate de la santé. C'est seulement à cette date que l'ECDC élargit la définition des cas à toute la Chine.
Le samedi 1 er février, j'ai la confirmation que la technique de PCR sera disponible dans tous les établissements de référence lors de la première semaine de février. L'ensemble des Français rapatriés de Chine, arrivés la veille au soir, sont testés : ils sont tous négatifs. J'apprends que le ministre de la santé croate a été limogé dans la semaine, ce qui explique l'absence de réaction aux demandes de la France. On attend la nomination d'un nouveau ministre pour l'organisation du Conseil emploi, politique sociale, santé et consommateurs. Les autorités chinoises demandent l'aide internationale. Les États-Unis suspendent leurs vols vers la Chine. J'appelle de nouveau mon homologue allemand Jens Spahn, avec lequel j'ai de très bonnes relations, pour envisager une harmonisation des décisions au niveau de l'espace Schengen sur les mesures aux frontières. Nous actons que nous nous verrons rapidement. Les États-Unis proposent ce jour-là un G7 santé, qui s'organise pour la semaine suivante.
Le dimanche 2 février, il y a 146 cas exportés hors de Chine, mais toujours aucun cas de transmission interhumaine ou de chaîne de transmission ou de foyer épidémique rapporté hors de Chine. Notre troisième réunion de ministres se tient autour du Premier ministre à Matignon : nous faisons un point sur l'épidémie, les rapatriements et les mesures à prendre. Je décide de constituer un stock d'État de masques FFP2 pour les soignants. Je vous rappelle qu'il n'y avait pas de stock d'État pour ces masques depuis les circulaires de 2013. Je reçois une note du DGS m'expliquant la difficulté de modélisation de l'épidémie, du fait que nous manquons d'informations sur le nombre de personnes ayant une immunité préexistante, de personnes asymptomatiques, de personnes asymptomatiques et contagieuses, de cas graves, etc .
Le lundi 3 février, il y a le premier décès hors de Chine. La Chine fait des efforts d'endiguement : plus de 100 millions de personnes sont confinés, quasiment toute la région de Hubei. Le MAE déconseille les déplacements non indispensables en Chine. À la DGS se tient une réunion avec tous les centres de crise des ministères. Lors de cette réunion, le SGDSN fait un état des lieux sur les stocks et la doctrine sur les masques. Il rappelle qu'il n'y a pas de lieu de porter de masques en population générale, et que les masques sont de la responsabilité des employeurs.
À cette date, nous saisissons le Haut Conseil de la santé publique pour former un groupe de travail sur la covid. La première réunion téléphonique du G7, au niveau des ministres, porte essentiellement sur les mesures aux frontières et la quarantaine des rapatriés, parce que nous faisons tous des choses différentes. Nous envoyons un projet de conclusions du Conseil Epsco aux Allemands et aux Croates. Il porte sur des achats groupés de matériels, notamment les masques, et sur les éventuelles pénuries de médicaments.
Toujours à cette date, l'OMS nous demande simplement d'aider les pays ayant un système de santé fragile à déployer leur réponse. Nous n'avons pas de recommandation particulière sur les frontières.
Le mardi 4 février, j'organise une conférence téléphonique avec tous les directeurs généraux d'ARS. Nous envoyons le quatrième message d'alerte aux établissements. Le ministre allemand de la santé vient me voir à Paris. Nous déjeunons ensemble et nous actons que nous sommes d'accord pour la tenue d'un conseil des ministres européen. Nous faisons un point presse pour le dire.
Je veux rappeler les déclarations du directeur général de l'OMS à cette date : il demande à tous les pays de ne pas imposer de restrictions qui interféreraient de façon non nécessaire avec les voyages internationaux et avec le commerce international. Il leur demande de ne pas fermer les frontières et de ne pas arrêter les vols, car ces restrictions auraient pour effet d'augmenter la peur et la stigmatisation, avec peu d'efficacité en termes de bénéfice pour le public. (M. Bernard Jomier s'impatiente.)
Mercredi 5 février... Je suis désolée d'être un peu longue, monsieur le rapporteur, mais je crois que c'est important, car on ne peut pas laisser dire que nous n'avons rien fait.
M. Bernard Jomier , rapporteur . - Cela ne me pose aucun problème que vous nous rappeliez l'intégralité de vos actions. Ma question portait cependant non pas sur votre mobilisation, mais sur le lien avec l'appareil d'État.
Mme Agnès Buzyn . - Justement, nous en sommes déjà à la troisième réunion autour du Premier ministre.
M. Bernard Jomier , rapporteur . - Vous nous avez dit des choses très intéressantes. Vous avez dit, par exemple : « Le 24 janvier, je demande que des masques soient commandés. » Or la première commande, faite 6 jours plus tard, est d'un niveau très faible : 2 millions de masques.
Vous nous avez dit, lors de votre première intervention : « Le 27 janvier, le test est fonctionnel dans les hôpitaux. » Je ne sais pas ce que cela signifie, mais tous les soignants qui ont déposé devant nous ont témoigné que, fin mars, on ne testait pas les soignants dans les hôpitaux parce qu'il n'y avait pas de tests, et que l'on testait assez peu les patients, car les tests étaient contingentés dans les hôpitaux.
Vous avez déjà exposé toute cette chronologie à l'Assemblée nationale...
Mme Agnès Buzyn . - Beaucoup moins précisément !
M. Bernard Jomier , rapporteur . - Mais tout de même en bonne partie.
Mme Agnès Buzyn . - La gestion de cette crise n'est pas connue, et je l'ai exposée de façon beaucoup moins précise à l'Assemblée nationale, monsieur le sénateur...
M. René-Paul Savary , président . - Poursuivez, madame la ministre. Nous en sommes au 4 février et vous avez quitté vos fonctions le 15. On peut finir les quelques jours restants, puis nous vous poserons un certain nombre de questions.
Mme Agnès Buzyn . - Je vais répondre sur les tests.
Le 1 er février, on m'annonce le déploiement des tests dans tous les établissements de santé de référence susceptibles de recevoir des cas. Je rappelle qu'à la date du 15 février, lorsque je pars du ministère, 12 cas en France ont été détectés, et il n'y a pas eu de chaîne de transmission. Il y a eu ensuite un déploiement des tests dans les hôpitaux, comme le veut le plan pandémie grippale. Je confirme qu'à ce stade, il n'y a absolument aucune sollicitation des laboratoires de ville, car ce n'est pas le sujet. Je ne peux pas témoigner de ce qui s'est passé après mon départ.
Le mercredi 5 février, nous envoyons le septième message aux ARS afin de leur demander d'organiser les services d'urgence et de constituer des stocks de masques chirurgicaux pour les contacts des malades identifiés. Nous envoyons un cinquième message DGS urgent aux professionnels libéraux.
Le 6 février, il y a 6 cas confirmés en France, et nous réalisons à cette date environ 90 tests par jour sur des cas suspects ; c'est à peu près ce qui remonte des centres 15. Une réunion a lieu entre le SGDSN et la DGS sur la constitution d'un stock d'État. Nous actons un achat conjoint de masques au niveau européen. Nous demandons l'achat de 29 millions de masques FFP2 pour les secteurs hospitaliers, les Ehpad et le secteur libéral. Nous demandons aux usines françaises d'ouvrir de nouvelles lignes de production. Une réunion a lieu au ministère avec les représentants de toutes les professions de santé.
Le vendredi 7 février, je demande à Santé publique France de constituer un stock d'État de masques, gants, charlottes, lunettes, surchaussures et de solution hydroalcoolique. Je donne mon accord sur le troisième scénario que me propose la DGS concernant les professionnels libéraux, lequel prévoit qu'on leur distribue des kits comprenant des masques. Je donne mon accord pour la délivrance aux établissements de santé et aux Ehpad d'un stock d'amorce de masques pour couvrir les besoins d'un mois. Nous diffusons un avis pour le traitement du linge, le nettoyage des locaux et la protection des personnels.
À cette date est identifié le premier cluster français des Contamines-Montjoie, où doivent être testés les 200 enfants des 3 écoles dans lesquelles est passé l'enfant contaminé. Il y a 5 cas contacts, dont un touriste londonien.
Le samedi 8 février, nous en sommes à notre quatrième réunion des ministres à Matignon autour du Premier ministre. Nous faisons le point sur la situation et décidons de fermer les 3 écoles pour 14 jours, de mettre en quarantaine les 200 enfants avec leurs familles ; je rappelle que nous sommes en pleine saison de ski et il est très compliqué d'obtenir cette quarantaine aux Contamines-Montjoie.
Le dimanche 9 février, je me déplace à Grenoble auprès des élus et des familles pour expliquer la quarantaine et assister aux tests. Nous procédons à notre troisième opération de rapatriement des Français de Hubei.
Le lundi 10 février, je fais une réunion au ministère avec REACTing, en présence de Frédérique Vidal, pour savoir où en sont leurs recherches et l'état de leurs connaissances. Personne n'est capable de répondre à l'une de mes questions : « Quel est le niveau de persistance du virus sur les surfaces ? » Nous savons tous en effet que le virus respiratoire colle au bois, au métal, au papier, mais pas combien de temps.
Mardi 11 février, nous envoyons le huitième message aux ARS pour leur expliquer l'ensemble de la doctrine en leur demandant de se mettre en configuration de crise niveau 2. L'OMS organise une première réunion d'experts internationaux autour des traitements.
Le mercredi 12 février a lieu le deuxième G7 des ministres de la santé. Nous parlons essentiellement des quarantaines et nous échangeons surtout sur notre difficulté à obtenir de nos agences de santé publique des scénarios probants.
Le 12 février, je confirme pour la deuxième fois mon refus d'envoyer des équipements de protection individuelle en Chine à la suite d'une nouvelle demande du MAE. Nous envoyons un neuvième message aux ARS, relatif aux points d'entrée sur le territoire.
Le jeudi 13 février, je demande qu'on me transmette non plus l'état des stocks dans les hôpitaux, mais une vision globale des stocks nationaux dans les secteurs privé et public, dans les officines, chez les grossistes répartiteurs en solution hydroalcoolique, équipements de protection individuelle, respirateurs, machines de circulation extracorporelle, litres d'oxygène, saturomètres et télémédecine. Je me dis en effet que les médecins libéraux vont devoir suivre les malades en ambulatoire. Je demande une doctrine très claire sur les masques chirurgicaux et FFP2, notamment pour les soignants. J'envoie un courrier, signé de ma main, de mobilisation maximale à tous les directeurs d'ARS.
Le 13 février, je me rends au Conseil Escop extraordinaire à Bruxelles - ma première demande à cet égard date du 24 janvier. Le Conseil conclut à l'achat groupé de matériels et à une vigilance particulière sur les pénuries de médicaments. Je ne peux pas dire que le niveau d'inquiétude soit le même pour tous les ministres européens.
Le vendredi 14 février, la veille de mon départ, j'active le plan Orsan REB, qui est l'équivalent du plan Orsec dans le champ de la santé. Cela veut dire, pour moi, que tout le monde est en ordre de bataille pour faire face à une épidémie qui arriverait.
Je reviendrai sur la question des masques. Selon le risk assessment de l'ECDC du 14 février, jour où je déclenche le plan Orsec, il y a au total 44 cas dans l'Union européenne et au Royaume-Uni, tous en lien avec Wuhan et donc tous importés. Le risque pour la capacité des systèmes de santé de l'Union européenne qui résulterait d'une transmission généralisée au plus fort de la pandémie grippale est considéré comme faible à modéré. Le risque associé à l'infection par la covid pour la population de l'Europe est faible.
Au moment où je pars, le 15 février, j'ai mis en place la stratégie de détection précoce des cas dans les hôpitaux, la quarantaine de 14 jours, des tests pour les cas index et leurs contacts, les indemnités journalières pour les quarantaines. Il n'y a aucune épidémie hors de Chine, dans aucun pays. L'Europe compte 44 cas, tous importés du Wuhan. La France compte 12 cas, dont le dernier date de 9 jours. Le dernier cas date du 7 février. Nous sommes toujours au stade 1 de l'épidémie. Le premier cas français dans l'Oise est survenu le 25 ou le 26 février, c'est-à-dire 10 jours après mon départ. Durant 18 ou 19 jours, il n'y a eu aucun nouveau cas. La pandémie a été déclarée par l'OMS le 11 mars, c'est-à-dire près d'un mois après mon départ.
Je ne peux pas laisser dire que l'appareil d'État ne s'est pas mis en marche. Ensuite, je veux bien parler des masques, monsieur le rapporteur.
M. Bernard Jomier , rapporteur . - Dans un article du journal La Croix, l'un de vos proches résumait très bien la situation : ce n'est pas parce que l'on a une intuition - et vous avez eu une bonne intuition - que l'on prend des décisions d'État.
Mme Catherine Deroche , rapporteure . - Quels étaient les 3 pays européens qui étaient d'accord pour une réunion au niveau européen ?
M. René-Paul Savary , président . - Pourrez-vous, madame la ministre, nous communiquer les messages que vous avez évoqués, notamment celui que vous avez fait parvenir au Président de la République et au Premier ministre le 27 janvier pour faire le point sur la situation.
Mme Agnès Buzyn . - Madame la rapporteure, je ne sais pas quels sont ces pays ; il faudrait le demander au Quai d'Orsay, qui gérait la situation dès lors qu'il s'agissait de l'Europe ; Jean-Yves Le Drian et moi étions d'ailleurs en contact étroit.
Pour répondre à votre question sur l'appareil d'État, monsieur le rapporteur, nous n'avons pas cessé d'agir. Le problème est le suivant : nous avons considéré qu'il y avait un risque potentiel à un moment où cela n'était pas largement partagé. Je n'ai jamais, face aux décisions que j'ai prises, eu la moindre demande de qui que ce soit d'aller plus loin, plus vite, plus fort. Je pense même que toutes ces décisions étaient totalement sous le radar de la plupart de nos concitoyens, de la plupart des experts, lesquels n'ont cessé pendant les 2 mois où j'étais présente de minimiser les risques dans les médias.
Vous savez, le problème dans ces cas-là, c'est que vous subissez aussi le « syndrome Roselyne Bachelot » : tout le monde vous regarde comme quelqu'un qui perd ses nerfs. C'est d'ailleurs ce que dit le professeur Raoult lorsque je vais recevoir les Français de Wuhan à Carry-le-Rouet, le 31 janvier. Il publie un grand article en première page de La Provence et de Corse-Matin, dans lequel il explique à quel point nous sommes fous et que lui, grand spécialiste des maladies infectieuses, sait que ce n'est pas un virus méchant, que ça n'est pas un sujet et que les politiques, comme d'habitude, perdent leurs nerfs... Il faut faire avec tout ça, monsieur le rapporteur !
J'ai demandé quel était l'état des masques le 21 janvier. Le professeur Flahault vous a dit lui-même qu'il avait tweeté sur les masques le 26 janvier. J'ai demandé, le jour où j'ai eu connaissance de l'état des stocks, que l'on en recommande. On s'est rendu compte qu'il n'y avait pas de masques pour les soignants parce qu'il n'y avait pas de stock d'État pour eux : c'est la première chose que nous avons réglée... Il n'y avait pas de raison de commander un stock pour le grand public.
S'agissant des masques, vous posez la question : « Aurait-on pu faire mieux ? » Je pense sincèrement que peu de ministres ont été autant en alerte et en action que moi à cette période-là en Europe. Nous avons activé tout ce que nous savions faire. Le problème, c'est que les masques sont fabriqués à Wuhan : lorsque l'on a lancé la commande, Wuhan était déjà fermée. Si l'on avait voulu éviter une pénurie, il aurait fallu lancer la commande avant le 22 janvier. Mais avant cette date, il n'y avait que 6 décès.
Vous me permettrez, monsieur le président, de répondre plus avant à M. le rapporteur Jomier sur les stocks de masques parce que cette question m'a valu de recevoir beaucoup de menaces de mort, en raison de quelques articles à charge.
Je voudrais revenir sur l'historique de ces stocks. L'objectif de cette commission est de comprendre les dysfonctionnements. Or l'histoire est longue. On peut se poser la question suivante : jusqu'où le dernier qui gère se doit-il d'assumer des décisions ou des défauts d'appréciation successifs ? À mon avis, la question de la bonne gestion des masques n'a plus été un sujet d'alerte depuis la crise de la grippe A H1N1 de 2009.
J'ai essayé de faire rétrospectivement, en vue de cette commission, la lumière et l'historique sur cette question, avec les données à ma disposition. Vous l'avez compris lors des auditions de la semaine dernière, rien de particulier ne m'est remonté concernant les masques. J'ai compris, lors de l'audition de Marisol Touraine, que rien ne lui était remonté non plus puisqu'elle l'a répété trois fois, ajoutant qu'elle faisait confiance à son DGS, Benoît Vallet. Moi aussi d'ailleurs, puisqu'il est resté 8 mois à mes côtés avant son remplacement par Jérôme Salomon en janvier 2018. Pas plus qu'à Marisol Touraine, Benoît Vallet ne m'a parlé des masques.
Je vais vous livrer mon analyse, ayant hérité d'une situation qui n'a cessé d'évoluer depuis 2005, date de la constitution des stocks pour la grippe aviaire H1N1.
Mme Marie-Pierre de la Gontrie . - Ce n'est pas honnête !
Mme Agnès Buzyn . - Je n'ai pas entendu ce qu'a dit Mme de La Gontrie...
M. René-Paul Savary , président . - On ne peut pas interrompre les personnes que nous entendons ! Poursuivez dans la sérénité, madame la ministre. Ces détails sont tout à fait nécessaires pour analyser cette situation.
Mme Agnès Buzyn. - Si la question des stocks de masques n'a pas été remontée, c'est, je pense, en raison d'un traumatisme lié à la gestion de la grippe H1N1. Roselyne Bachelot l'a d'ailleurs payé : tout le monde a parlé de gabegie. De nombreuses révisions des pratiques et procédures s'en sont ensuivies, beaucoup d'acteurs ayant le sentiment qu'il ne fallait pas en faire trop.
La notion de stocks stratégiques d'État émerge en 2001, à la suite de la crise des enveloppes contaminées par le bacille du charbon aux États-Unis. Il s'agit alors de couvrir différentes menaces d'origine naturelle, accidentelle ou malveillante. Ces stocks ont été constitués au fur et à mesure de l'évolution de la perception des différents risques, le processus décisionnel variant d'un produit à l'autre en fonction du poids attribué au risque. Un document de doctrine globale a été élaboré par la DGS, en présence de toutes les agences et du SGDSN, en janvier 2018 : il y est bien expliqué qu'il faut revoir tous les cinq ans la hiérarchie des risques et adapter les stocks.
Depuis une dizaine d'années, on distingue clairement les moyens tactiques dont sont dotés les établissements de santé pour la gestion des situations exceptionnelles, financés par les missions d'intérêt général et d'aide à la contractualisation (Migac), et les stocks stratégiques, du ressort de l'État, qui viennent en complément pour maintenir une capacité d'intervention et soutenir les plans gouvernementaux. Ces stocks stratégiques sont acquis et gérés par Santé publique France pour le compte de l'État.
En ce qui concerne les stocks de masques pour les soignants, Xavier Bertrand signe, le 2 novembre 2011, une instruction aux ARS et aux préfets de zone pour la préparation de la réponse aux situations exceptionnelles, notamment dans le domaine de la santé. L'annexe 2 de cette instruction prévoit que l'Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (Éprus) doit contractualiser avec les ARS pour les aider à gérer les stocks tactiques d'équipements, ceux qui sont au plus près des populations, en cas de crise.
Le sens principal de l'instruction de Xavier Bertrand est que, en cas de crise, les stocks des établissements de santé doivent être décentralisés au plus près des besoins. Elle ne mentionne pas explicitement les masques, mais vise l'ensemble du matériel nécessaire à la gestion d'une crise sanitaire ; à l'annexe 4, une note fait d'ailleurs mention des équipements personnels de protection.
S'agissant des masques chirurgicaux, le Haut Conseil de la santé publique rend, en mars 2011, un avis relatif à la stratégie à adopter en matière de stocks de masques respiratoires en cas d'émergence d'un agent hautement pathogène. Il recommande, pour déterminer le dimensionnement des stocks d'État, de disposer de stocks tournants, de s'assurer des possibilités de fabrication et d'approvisionnement pendant une crise, notamment si la demande internationale est élevée, ce qui suppose de diversifier les sources d'achat, et de ne pas changer les recommandations du plan pandémie grippale de 2009.
En pratique, le Haut Conseil de la santé publique préconise de recommander le port du masque anti-projections chirurgical par les sujets malades, à l'instar des pratiques ayant cours dans les pays asiatiques, ainsi que pour les sujets fragiles souffrant de pathologies respiratoires. Il rappelle que les sept essais menés pendant les épisodes de grippe saisonnière, qui constituent le plus haut niveau de preuve atteignable pour l'évaluation de ces interventions, ne mettent pas en évidence une efficacité des masques respiratoires en population générale.
Le 13 mai 2013, le SGDSN, sur la base de l'avis de 2011 du Haut Conseil de la santé publique, revoit la doctrine des stocks tactiques et stratégiques et renvoie aux employeurs privés et publics la responsabilité de constituer un stock pour protéger leur personnel. Le dimensionnement des stocks est sous-tendu par la durée prévisible d'une épidémie : il l'estime entre huit et douze semaines pour la grippe.
M. René-Paul Savary , président . - Des masques de type FFP2, c'est bien cela ?
Mme Agnès Buzyn . - Cette doctrine prévoit que l'employeur est responsable de la protection de ses personnels, en fonction de leur activité. En gros, je comprends de ce document que, pour les personnes qui font face à du public, il faut des masques de protection chirurgicaux ; mais, pour les établissements de santé, le type de masques n'est pas précisé. Apparemment, ce changement de doctrine n'a pas été accompagné d'une circulaire.
Du fait de ce changement de doctrine, il est clair pour l'État qu'il ne lui appartient plus de disposer d'un stock de masques FFP2. Le stock de masques FFP2 se périme donc tranquillement - c'est triste à dire - au milieu des années 2010 ; les masques sont régulièrement détruits par l'Éprus, dont c'est une des missions.
L'État considère qu'il a, par deux fois au moins, délégué la responsabilité de disposer de stocks de masques aux établissements : la première par la circulaire de Xavier Bertrand, la seconde par l'avis du SGDSN. Dès lors, dans l'esprit des acteurs de l'État, il n'y a plus lieu de conserver un stock centralisé de masques FFP2. Je crois d'ailleurs qu'il n'y a pas eu de nouvelle commande.
Selon cette nouvelle doctrine, le stock national appelé stratégique est destiné aux malades et leurs contacts ; il s'agit donc plutôt d'un stock d'appoint, constitué principalement de masques chirurgicaux. Aucun document, à ma connaissance, ne précise clairement de combien de masques doit être constitué ce stock stratégique ; mais tous évoquent plutôt la notion d'un stock tampon, tournant et la nécessité de diversifier les sources d'approvisionnement.
L'Éprus jusqu'en 2016, et Santé publique France par la suite, gère les stocks acquis en 2005 et 2009 de façon passive, sans mettre en oeuvre les stocks tournants recommandés par le Haut Conseil de la santé publique et, apparemment, sans diversifier les sources d'achat.
Jusqu'en octobre 2018, le stock théorique de masques chirurgicaux est bien de 700 millions à Santé publique France, ce qui explique probablement l'absence d'alerte. Il n'y avait pas de raison d'alerter : pour autant, ces masques étaient-ils utilisables ?
Comme l'a très justement expliqué Marisol Touraine, ces masques n'avaient pas de date de péremption. Seulement, en 2014, une nouvelle norme est publiée pouvant mettre en cause l'efficacité des masques acquis neuf ans plus tôt. J'ignore à quel point cette question a fait l'objet d'échanges entre la DGS et Santé publique France ou le cabinet de Marisol Touraine, ni même s'il y en a eu.
C'est seulement en avril 2017, soit trois ans après l'édiction de cette norme et juste avant le changement de gouvernement, que le DGS de l'époque, Benoît Vallet, saisit officiellement Santé publique France pour dresser un état des lieux des stocks stratégiques de l'État, notamment un audit sur l'efficacité des masques au regard de la norme de 2014. La saisine ajoute qu'il faut actualiser la stratégie globale d'acquisition des masques pour tenir compte - j'allais dire : enfin ! - de la doctrine de 2013 et redimensionner le stock de masques pour en faire un stock tampon. L'idée est toujours : il y a trop de masques, il faut que ça tourne et qu'on les distribue avant leur péremption et il faut diversifier les sources de production. Cette saisine répète donc ce que disaient le Haut Conseil de la santé publique et le SGDSN.
Marisol Touraine vous a dit ne pas avoir été informée d'un potentiel problème sur les masques ; j'en suis absolument persuadée. Personne non plus ne m'en informe à mon arrivée, en 2017. Le dossier ministre qui m'est remis par la DGS, donc par Benoît Vallet, à mon entrée en fonction, qui doit me faire état des zones d'alerte, ne fait aucune mention de problèmes ni sur les stocks stratégiques en général ni sur les masques en particulier. Je tiens ce dossier à votre disposition.
Pour autant, parce que cette gestion de stocks dormants ne paraît pas optimale au Haut Conseil de la santé publique comme à la DGS, le contrat d'objectifs et de performance de Santé publique France que nous avons écrit avec Benoît Vallet demande clairement à cette agence de travailler à disposer de stocks tournants, conformément aux recommandations de 2011, c'est-à-dire de remettre dans le circuit régulièrement des produits et d'en recommander, afin qu'il n'y ait plus de stocks dormants se périmant jusqu'à être détruits. Il est aussi demandé à Santé publique France de diversifier ses sources d'approvisionnement. François Bourdillon et moi-même signons ce contrat au début du mois de février 2018.
Après la saisine de Benoît Vallet en avril 2017 sur l'état des stocks, Santé publique France met dix-huit mois à réaliser l'audit demandé. En octobre 2018, le résultat tombe : sur les 700 millions de masques, environ 600 millions sont non conformes, notamment ceux qui datent de 2003 et 2005. Les problèmes sont nombreux : non-conformité au regard de la norme de 2014, moisissures, dégradation des boîtes, entre autres. Il y a fort à parier qu'ils n'étaient plus conformes depuis plusieurs années ; je ne pense pas qu'ils se soient tous périmés en 2017 ou 2018 - certains avaient déjà dix ans d'âge en 2013. Le stock de 700 millions affiché pendant toutes ces années n'a donc jamais fait l'objet d'évaluation qualitative.
Dans cet audit, nous apprenons aussi que la péremption des stocks ne concerne pas que les masques, mais aussi de nombreux autres produits, comme les antiviraux, les antibiotiques, les antidotes ; la liste des produits défaillants est datée du début du mois d'octobre. Vous comprendrez que je ne souhaite pas entrer dans le détail, vu la hiérarchie des risques de l'époque, que tout décideur public doit évidemment prendre en compte - souvenons-nous de l'importance du risque attentat en 2017 et 2018.
Apprenant cela, le DGS convoque une réunion en urgence, dans la semaine qui suit la note, et adresse une commande à Santé publique France le 30 octobre. Elle vise tous les produits à acquérir pour répondre à cette péremption, dont 100 millions de masques chirurgicaux pour 2019. Le même courrier demande également à Santé publique France d'évaluer les capacités de production et d'approvisionnement au cas où des masques chirurgicaux devraient être commandés.
J'ignore si cette diversification des sources de production a été faite par Santé publique France. Quant à la commande de 100 millions de masques initiée par la lettre du 30 octobre, elle n'est réalisée qu'en juillet 2019. Ainsi, Santé publique France a mis neuf mois pour commander les masques. J'ai donc un doute sur leur degré de préoccupation. Je ne sais pas qui, à Santé publique France, a rétrogradé le niveau d'alerte au point de prendre le risque de rester un an avec un stock bon à détruire sans activer de nouvelle commande - la nouvelle commande est arrivée en octobre 2019.
Beaucoup citent le rapport de décembre 2018 du professeur Stahl, qui fait suite à une saisine de la DGS à la fin de 2016 sur les contre-mesures à prendre pour parer à une pandémie grippale. Je rappelle que la saisine par Santé publique France du professeur Stahl et des autres experts ne porte que sur les antiviraux et les vaccins ; à aucun moment elle ne vise les masques, et ce sont les experts eux-mêmes qui se sont autosaisis de la question. Ce qui montre bien que les masques ne sont pas une préoccupation à l'époque.
Enfin, Geneviève Chêne a expliqué que, à son arrivée, en novembre 2019, la question des stocks défaillants ne lui avait pas été signalée. Elle a découvert le sujet des masques en janvier 2020, comme moi, lorsque je lui ai posé la question. Cela veut dire que le sujet était absent de la transmission entre les deux directeurs généraux de Santé publique France.
Au ministère, une réunion de sécurité sanitaire se tient tous les mercredis, autour du DGS et en présence de tous les directeurs d'agence. Un membre de mon cabinet y a systématiquement siégé. C'est toujours Santé publique France qui prend la parole en premier, l'agence étant chargée en priorité des risques sanitaires.
Comme ministre, j'ai lu les comptes rendus de ces réunions toutes les semaines. La question des stocks stratégiques ou des masques n'a jamais été soulevée depuis 2017. Je puis même dire : depuis 2012, puisque j'ai participé à cette réunion auparavant, comme directrice et présidente d'agence.
L'histoire des masques est donc celle d'une longue succession de changements de doctrine, plus ou moins bien compris par les acteurs de terrain et avec des lenteurs de mise en oeuvre, s'agissant notamment de la diversification des sources d'achat, demandée depuis 2011, sans que, à aucun moment, une alerte digne de ce nom n'ait été lancée vers les ministres concernés.
M. René-Paul Savary , président. - La question de Bernard Jomier sur l'appareil d'État était donc tout à fait pertinente...
Mme Sylvie Vermeillet , rapporteure . - Au cours de ce long déroulé tout à fait intéressant, vous avez dit avoir posé des questions. J'aimerais connaître les réponses que vous avez reçues. Ainsi, quelles ont été les réactions du Président de la République et du Premier ministre lorsque vous les avez alertés, le 11 janvier ?
Le 21 janvier, vous demandez le stock de masques au DGS : il a dû vous répondre 100 millions de masques valables, puisque c'est la commande qu'il avait faite. Comment avez-vous réagi à ce moment-là ?
Le 24 janvier, vous demandez qu'on commande des masques FFP2. À quelle date avez-vous demandé des commandes de masques grand public ?
Vous avez demandé, le 12 février, l'état des stocks nationaux de masques et équipements partout, dans le privé et le public. Vous a-t-on répondu ?
En définitive, selon vous, à quoi a servi Santé publique France ?
Enfin, comment avez-vous préparé les hôpitaux et les Ehpad ? Vous avez commencé à en parler à propos de l'achat européen de masques du 5 février.
Mme Agnès Buzyn . - Le 21 janvier, lorsqu'on me dit qu'il s'agit d'un virus à transmission interhumaine, je prends deux décisions.
D'abord, exposer à la population qu'il y a un risque épidémique, pour commencer à préparer l'opinion publique : je commence à tenir tous les jours un point presse pédagogique, pour expliquer ce qu'on sait et ce qu'on ne sait pas.
Ensuite, je pose la question sur les masques, parce que, pour moi, pour lutter contre un virus respiratoire, il faut des masques.
Le DGS me répond qu'il va demander à Santé publique France. La réponse de Santé publique France arrive après deux ou trois jours : au 21 janvier, le stock de masques est composé de 33 millions de masques chirurgicaux pédiatriques et 65,9 millions de masques chirurgicaux pour adulte ; et nous devons recevoir avant la fin du mois de février 10,6 millions de masques pédiatriques et 54,6 millions de masques pour adulte - ce sont les commandes d'octobre 2018, passées seulement en juillet 2019. Olivier Véran apprendra bien après mon départ que Santé publique France s'est trompé, et qu'il reste en stock 500 millions de masques qui n'ont pas été détruits - vous lui demanderez quelle a été sa réaction.
L'information me parvient le 24 janvier au matin, comme je pars au conseil des ministres. Je réponds au DGS : il faut recommander des masques. Quand je le vois, il me rappelle la doctrine de l'État : les masques des stocks stratégiques sont destinés aux malades, les masques FFP2 pour les soignants sont dans les hôpitaux. Je demande donc à mon directeur de cabinet, le lendemain, de faire remonter l'état des stocks dans les hôpitaux.
Vous me demandez si j'ai commandé des masques grand public. Les recommandations internationales sont à l'époque unanimes : il n'y a pas d'intérêt à porter un masque en population générale. Le rapport Stahl inventorie bien toutes ces recommandations, qui vont dans le même sens. Je ne pense donc pas à commander des stocks de masques chirurgicaux. Mon inquiétude, c'est qu'il va y avoir des malades dans les hôpitaux, et que les soignants doivent être préparés et disposer de masques.
Sur la population générale, le 30 mars encore, le directeur exécutif de l'OMS, Mike Ryan, déclare : il n'y a pas de preuve suggérant que le port du masque par l'ensemble de la population aurait un effet bénéfique. L'OMS dira qu'il a un intérêt à partir du 5 juin.
Je comprends que cela puisse choquer à l'aune de ce que nous vivons, mais un décideur public fait avec les recommandations qui existent. La recommandation du masque grand public n'étant modifiée que le 5 juin, vous comprendrez que je n'aie pas imaginé commander des masques pour la population générale le 24 janvier.
Jean-Christophe Lagarde, président de la commission d'enquête de l'Assemblée nationale sur la grippe H1N1, avait expliqué que les Français devaient avoir parfaitement conscience des incertitudes scientifiques inévitables lors de l'apparition d'un nouveau virus, qui peuvent conduire les pouvoirs publics à modifier les mesures de prévention au fur et à mesure de l'évolution de la connaissance scientifique. Avec la covid, on ne peut pas dire que nous ayons eu des certitudes... Les recommandations ont donc changé, à l'instar des recommandations internationales.
La semaine du 28 janvier, nous découvrons que les stocks des hôpitaux sont très hétérogènes, non seulement pour les masques, mais aussi pour les gants et les autres équipements. Certains hôpitaux se sont très bien préparés à une crise d'ampleur, d'autres pas. Le 6 février, quand nous connaissons les stocks de toutes les régions, le DGS me fait porter une note expliquant qu'il n'y a pas assez de stock de masques FFP2 dans les hôpitaux et qu'il faut en recommander beaucoup plus que prévu. Sur la base de deux masques par jour et par soignant, par analogie avec une pandémie grippale, nous commandons 29 millions de masques FFP2 pour les établissements.
Le SGDSN nous informe le 28 janvier qu'une grande majorité des équipements de protection sont produits en Chine et que beaucoup de matières premières viennent de Wuhan, où se fait la production des masques. À cette date, la ville est déjà totalement fermée, et 100 millions de personnes sont confinées dans la région d'Hubei. Les vols s'éteignent, alors que la tension internationale est énorme, tout le monde commençant à passer commande à peu près au même moment.
On me propose différents scénarios : je décide de créer un stock d'État de masques FFP2, contre la doctrine de 2013, et de commander un stock d'amorce pour les soignants, en attendant des commandes ultérieures. Par ailleurs, nous nous associons à la proposition de la Commission européenne d'un appel d'offres groupé.
Le stock tampon doit être distribué aux professionnels de santé et couvrir les besoins pour un mois. Il est calculé sur la base de deux masques par personne et par jour, dans les hôpitaux comme les Ehpad. Tel est le scénario qui m'est proposé par la direction générale de la santé et que je confirme.
Pour les professionnels libéraux, je choisis le scénario le plus proactif, consistant à leur distribuer un kit, considérant qu'ils n'ont pas compris la doctrine de 2013, selon laquelle chacun est responsable de sa propre protection.
Nous passons donc commande le 6 février, sur la base des remontées des ARS, qui, je dois le dire, nous ont surpris.
À la même date, nous ouvrons des lignes de production nouvelles. J'ai compris que cela avait été compliqué. Seuls les producteurs pourraient vous l'expliquer, mais on m'a dit que les machines comme la matière première venaient de Chine.
Outre les masques, j'achète 50 000 paires de lunettes, 3 millions de paires de gants, 200 000 surchaussures, 200 000 charlottes et 100 000 litres de solution hydroalcoolique pour les hôpitaux, les Ehpad et les soignants, sur la base des calculs de la DGS. La commande n'était pas encore arrivée quand je suis partie, une semaine plus tard.
Vous me demandez à quoi a servi Santé publique France.
Cet établissement est considéré comme un opérateur d'importance vitale (OIV). L'Éprus a reçu par la loi du 5 mars 2007 ce statut, visant une organisation identifiée par l'État comme ayant des activités indispensables à la survie de la nation. Pour des raisons de sécurité nationale, la liste de ces opérateurs n'est pas publique. Le dispositif des OIV résulte d'un décret de 2006 ; il a été codifié au code de la défense en 2007.
L'Éprus est donc considéré comme un établissement absolument indispensable à la gestion de crise. À la suite de son inclusion dans Santé publique France, je ne sais pas si Santé publique France a pris ce statut d'opérateur d'importance vitale.
Intégrer à une agence sanitaire un opérateur d'importance vitale correspondait à la volonté de se rapprocher du modèle des agences anglaise et américaine. Mettre ensemble la surveillance et l'alerte faisait sens.
Seulement, les rapports d'activité de Santé publique France ne restituent que très marginalement les missions auparavant exercées par l'Éprus : ils traitent essentiellement de la réserve sanitaire, quasiment jamais des stocks stratégiques ; les débats et questionnements sur la doctrine de constitution et d'usage des produits et consommables de santé ne sont qu'à peine évoqués. Je ne crois pas que le conseil d'administration de Santé publique France n'ait jamais été alerté des problèmes de stocks.
Je ne sais pas si, ni à quel point, Santé publique France a eu pendant la crise des difficultés à assurer ses missions logistiques ; seul Olivier Véran peut vous le dire. Ce que je sais, c'est que, en 2018 et 2019, l'agence ne s'était pas dotée des moyens de répondre au contrat d'objectifs et de performance, s'agissant de la diversification des sources d'achat comme de la constitution des stocks tampons destinés, selon la doctrine de l'époque, à tourner.
L'intégration de l'Éprus dans Santé publique France a-t-elle dégradé le niveau d'alerte ou d'intérêt sur ses missions d'importance vitale ? C'est une question qui peut se poser aujourd'hui.
Mme Sylvie Vermeillet , rapporteure . - Vous ne m'avez pas répondu en ce qui concerne la réponse du Président de la République et du Premier ministre à votre première alerte, le 11 janvier, ni sur la manière dont vous avez pensé la préparation des hôpitaux et des Ehpad.
Mme Agnès Buzyn . - J'ai échangé avec le Premier ministre quasiment quotidiennement au sujet de la crise, à partir de notre première réunion de ministres, le 26 janvier. Il était au fait de tout, quasiment en temps réel, et extrêmement en alerte.
Le Président de la République m'a demandé de faire un point lors de chaque conseil des ministres, ce que j'ai fait. Il me répondait chaque fois que je lui envoyais un point de situation. Il a été totalement en alerte, comme le Premier ministre. Nos relations étaient d'une très grande fluidité. En dehors des réunions de ministres et des conseils des ministres, j'ai eu régulièrement l'occasion de leur parler de la crise.
On s'interroge beaucoup sur les Ehpad. La direction générale de la cohésion sociale, qui pilote la politique du grand âge, est intégrée au centre de crise depuis le début. Nous avons toujours considéré les établissements de santé et les Ehpad de la même manière en termes de niveau d'information.
S'agissant des hôpitaux, mon idée était qu'on monterait en charge progressivement si le virus arrivait en France - ce dont j'avais une intuition, mais évidemment pas la certitude. Je pensais à la déprogrammation des activités habituelles pour libérer du capacitaire, comme dans les plans blancs, et au recours à des équipements en stock. C'est pourquoi j'ai demandé quel était notre stock national de respirateurs. Je n'ai pas eu de réponse à cette question, posée le 12 février. On n'appuie pas sur un bouton au ministère pour savoir combien il y a de saturomètres au doigt dans les pharmacies d'officine : il faut du temps pour remonter les informations. Je pense qu'elles sont remontées après mon départ.
Dans notre esprit, le DGS pilotait la crise, avec autour de lui toutes les directions d'administration centrale et tous les ministères concernés - MAE, la Défense, Beauvau, notamment. On ne peut donc pas dire qu'il y ait eu un défaut de pilotage : tout le monde était autour de la table au centre de crise.
M. René-Paul Savary , président . - Pour ce qui est du message adressé au Président de la République et au Premier ministre le 26 janvier,...
Mme Agnès Buzyn . - Je vous les ferai parvenir par écrit.
M. René-Paul Savary , président . - Avec la réponse, comme vous l'a demandé Sylvie Vermeillet.
Mme Agnès Buzyn . - La réponse du Président de la République et du Premier ministre à mes messages était : merci, on prend note et on fait une réunion. Je ne leur posais pas de questions, mais je leur exposais la situation. Dès qu'il y a eu une urgence ou un événement - premier mort en Chine, transmission interhumaine, premier cas en France -, je leur ai écrit un message, auquel ils ont systématiquement répondu : bien reçu, nous faisons le point demain ou après-demain. En général, le Premier ministre organisait une réunion de ministres pendant le week-end qui suivait mon texto. Il y a toujours eu une réunion interministérielle programmée dans les quarante-huit heures.
Quant au Président de la République, je répète qu'il m'a demandé de faire un point en conseil des ministres chaque fois que je lui ai écrit un message.
Mme Angèle Préville . - Mon sentiment est qu'il y a eu une forme d'attente : l'attente que les cas arrivent, l'attente des recommandations, l'attente de doctrines. Or, comme vous l'avez rappelé, gouverner c'est anticiper.
Quand vous avez vu, comme nous, le confinement et les mesures draconiennes prises en Chine, avec l'idée qu'on pouvait se faire d'un agent hautement pathogène, quel regard avez-vous porté sur la situation ? J'ai bien compris que vous avez été en vigilance, mais, en dehors de la gestion technique, quelle latitude, quelle autonomie aviez-vous pour impulser une dynamique ? Certains pays n'ont pas attendu des directives ou autres doctrines : ils ont pris les devants. Il n'y avait pas d'articles dans la presse, mais vous avez vu, comme nous, ce qui se passait : cela n'appelait-il pas de votre part, en tant que professionnelle de santé et ministre, quelque chose de plus ?
Dans les Ehpad, l'alerte n'a pas été suffisante. Je pense à tous les personnels - cuisiniers, par exemple - qui n'avaient pas de protections individuelles. Résultat : nous avons eu beaucoup de cas et de décès. D'où aurait dû venir l'alerte, et qu'est-ce qui a manqué ? Pourquoi notre pays, contrairement à l'Allemagne, n'a-t-il pas fait de la protection des personnes âgées une priorité absolue ?
Mme Annie Guillemot . - Il faut tenir compte de la contraction du temps et juger sur des actes, non sur des paroles. Je voudrais interroger non pas le médecin, mais la ministre, la politique, sur un certain nombre de points qui me paraissent très confus.
Lors de son audition, M. Bourdillon a déclaré qu'il était nécessaire d'injecter de l'expertise dans l'Éprus au moment de son intégration à Santé publique France et qu'il y avait eu une mission d'information sur les stocks. Les conclusions de cette mission reprenaient le chiffre du milliard de masques nécessaires pour faire face à l'émergence d'une pandémie, mais, nous a-t-il expliqué, cette estimation passait à côté du changement de doctrine de 2013, distinguant les stocks de la population générale et ceux des établissements hospitaliers : l'expertise n'était donc pas adaptée. Quand on confie une expertise à quelqu'un sans lui dire que la doctrine a changé, cela pose question...
L'ancien directeur général de Santé publique France nous a également signalé qu'une expertise menée par son agence en 2018 avait montré l'inefficacité de certains masques commandés, concluant que le stock était alors retombé, mais que de nouveaux choix avaient été faits en faveur d'une évolution des commandes vers des stocks tournants, avec des stocks constants moins importants. Il a précisé que ces évolutions n'avaient fait l'objet d'une transmission ni à la ministre de la santé ni à son cabinet.
Quand avez-vous su qu'il ne restait plus que 99 millions de masques, puisque vous n'en avez pas été informée en 2018 à la suite de l'expertise demandée par Santé publique France elle-même?
M. Salomon nous a expliqué que ce n'est pas lui qui avait décidé du niveau du stock stratégique de masques. Il a précisé qu'il avait répondu à la lettre du 6 septembre dès le 30 octobre, avec pour instruction d'acquérir 50 millions de masques et 50 millions supplémentaires si le budget le permettait. Il a ajouté que vous n'avez eu connaissance ni de l'état du stock stratégique ni de ces courriers. Est-il normal que vous n'ayez pas été informée ?
De même, est-il normal que vous n'ayez pas été informée qu'aucune circulaire n'avait été envoyée aux hôpitaux sur le changement de doctrine ? Et donc qui fait la doctrine, si la ministre n'est même pas informée ? Estimez-vous que des sanctions auraient dû être prises ?
Le 26 janvier, vous avez dit en conférence de presse : nous avons des dizaines de millions de masques en stock en cas d'épidémie, ce sont des choses déjà programmées. D'où teniez-vous ces informations ?
Je redis mon trouble : un problème se pose sur le plan de l'organisation de l'État et de la mise en oeuvre d'une politique de santé publique. À l'Assemblée nationale, vous avez dit que l'absorption de l'Éprus par Santé publique France avait pu diluer les compétences de gestion de crise et réduire la réactivité et qu'il faudrait peut-être une agence dédiée aux crises en général. Quelle est votre position aujourd'hui ? N'estimez-vous pas que ces agences doivent rendre des comptes et que le ministre doive leur poser des questions ?
Mme Laurence Cohen . - La commande de masques chirurgicaux que vous avez passée le 30 octobre semble n'être jamais arrivée à bon port. À partir de cette expérience, avez-vous changé de canaux de fabrication et de livraison pour les commandes des 30 janvier et 7 février ?
Lorsque vous étiez ministre, nous avons pu apprécier, même si nous étions en désaccord, votre rigueur, votre maîtrise des dossiers et votre grande connaissance du système de santé. Quand on entend le déroulé de toutes les décisions que vous avez prises, je n'y vois rien à redire. Mais, comme nous connaissons le résultat, nous ne pouvons que nous étonner : il y a obligatoirement quelque chose qui, si je puis dire, ne colle pas.
S'agit-il d'un manque d'articulation, comme l'a suggéré Bernard Jomier, d'une pesanteur bureaucratique, d'une dilution des responsabilités entre les différentes agences ? Je ne sais, mais le fait est que ça ne marche pas. Vu les décisions que vous avez impulsées, pourquoi l'efficacité n'a-t-elle pas été meilleure ? Il est important que nous le sachions, parce qu'un changement est nécessaire - peut-être dans la « doctrine », même si je n'aime pas ce terme employé à tire-larigot.
Il me reste à vous poser une dernière question, dans laquelle je vous demande de ne voir aucune impertinence : du fait de votre prise de conscience et parce que vous semblez avoir pris les décisions nécessaires, il est difficile de comprendre pourquoi vous avez quitté le ministère à la mi-février, alors qu'il restait beaucoup à faire et que vous sembliez bien maîtriser le sujet.
M. Olivier Henno . - Je n'ai jamais douté de votre volonté de bien faire ni de votre sens du bien commun. De surcroît, vous avez eu l'intuition de la gravité de cette maladie : au fond, vous avez vu arriver le tsunami. Seulement, la capacité d'agir de l'appareil d'État n'a pas été à la hauteur de cette intuition. Il y a là un vrai problème pour nous, parce que la politique est l'art de l'exécution. En l'occurrence, l'intendance n'a pas suivi.
Nous devons, bien sûr, nous pencher sur les commandes passées, mais le fait est que la gestion des stocks a été calamiteuse.
À aucun moment vous n'avez suggéré que, dans cette crise, nous aurions manqué de moyens. Confirmez-vous que le problème n'est pas venu d'un manque de moyens, mais plutôt, peut-être, d'un excès de bureaucratie ?
J'ai souvent interrogé les responsables que nous avons auditionnés sur la dimension européenne et internationale de la crise. À cet égard, j'ai été frappé par votre remarque terriblement juste sur le peu d'appétence des pays européens. Il est absolument dramatique que trois pays seulement aient répondu à votre demande. Je suis étonné que votre expression publique sur des sujets aussi graves n'ait pas été à la hauteur de votre intuition. Quel regard portez-vous sur le fonctionnement de nos institutions européennes ?
Mme Agnès Buzyn . - Après ce que je viens de dire, je ne comprends pas, madame Préville, comment on peut imaginer que nous aurions été en attente.
J'ai réclamé, la première, un conseil des ministres européen. J'ai exigé un élargissement des définitions de cas, contre toutes les instances internationales, et je l'ai obtenu. J'ai été la première à appeler mes homologues internationaux, notamment Jens Spahn, le 25 janvier, qui m'a dit que la crise était gérée au niveau des experts. Je lui demandais : met-on les gens en quarantaine, ferme-t-on les frontières ? Il m'a rappelée plus tard, parce que ce n'est pas lui qui gérait.
Pour ma part, j'étais déjà au front tous les jours. Nous avons passé deux semaines ensemble, nuit et jour, entre le 21 janvier et le 4 février, sur le projet de loi de bioéthique : pendant que nous discutions de procréation médicalement assistée (PMA) et de congélation d'ovocytes, je gérais les relations avec Jean-Yves Le Drian sur l'international et je demandais les stocks de masques...
Nous sommes aussi le premier pays européen à avoir eu un test PCR.
M. René-Paul Savary , président . - La question portait sur la latence non pas de vos décisions, mais de leurs résultats. Commander des masques, c'est bien, mais quand arrivent-ils ? Il semble, à vous entendre, que vous ayez eu les bons réflexes : pourquoi les résultats n'ont-ils pas suivis ?
Mme Agnès Buzyn. - Beaucoup de gens me reprochent l'absence de masques pour les soignants ; c'est d'ailleurs l'objet des plaintes à la Cour de justice de la République. Je rappelle que mes enfants, tous médecins, étaient au front, à s'occuper de malades en réanimation et en soins intensifs. J'étais moi-même à Percy, où nous n'avions pas toujours tous les matériels nécessaires. Je ne vois donc pas les choses du haut d'un trône désincarné.
La question des masques est restée sous le radar pendant dix ans, avec une forme de traumatisme liée à la gestion de la crise H1N1. J'ai hérité de cette situation. Quand j'ai commandé des masques, il était déjà trop tard : la Chine est fermée et tous les pays européens vont progressivement essayer de commander des masques.
Les établissements qui avaient suffisamment de stocks s'en sortent bien. D'autres n'en avaient pas assez, et c'est dramatique.
Les médecins libéraux, pour beaucoup, n'estimaient pas que ce fût à eux d'en avoir. Dont acte. Mme Guillemot me demande pourquoi je n'ai pas vérifié que la doctrine avait changé en 2013. Si j'avais dû vérifier toutes les circulaires du ministère des dix dernières années... Quand on arrive au pouvoir, on considère que les collègues ont travaillé.
M. René-Paul Savary , président . - Reste que, dans la chaîne, quelqu'un n'a pas fait son travail.
Mme Agnès Buzyn . - La préparation aux crises sanitaires fait partie des critères de certification des établissements de santé : depuis 2010, la certification des hôpitaux comporte un critère consistant à vérifier que les hôpitaux ont des plans et savent les utiliser pour se préparer. Des exercices de crise ont lieu en permanence au ministère, avec les ARS, les préfets et les établissements. Des exercices de crise sanitaire, il y en a tous les trimestres dans toutes les régions. Seulement, la problématique du stock n'est pas apparue dans la certification : je ne puis que le déplorer, comme 65 millions de Français.
Quand nous avons commandé des masques FFP2, il était déjà trop tard, non pas parce que nous aurions passé la commande trop tard - nous l'avons passée très tôt -, mais parce que tout s'arrêtait et que les lignes de production étaient très difficiles à monter.
Nous avons une commission d'enquête nationale, ce qui est normal, mais d'autres pays ont aussi manqué de masques. La crise a touché en termes de masques tous les pays qui n'avaient pas de stocks suffisants. Par ailleurs, des hôpitaux ont retrouvé des stocks qu'ils ne pensaient pas avoir et il y a eu des vols par milliers.
Madame Préville, vous me demandez quelle latitude j'ai eue. Je pense que le Premier ministre a été totalement à l'écoute, tous les jours, de ce que je lui disais. Je n'ai senti à aucun moment, ni chez lui ni chez le Président de la République, une sous-estimation du problème. J'ai eu de la latitude, parce que, je le pense, ils me faisaient totalement confiance.
Oui, monsieur Henno, la politique est l'art de l'exécution, mais elle consiste aussi à être en phase avec un pays. Or ce que j'ai ressenti, et qui explique peut-être le sentiment que vous avez pu avoir d'une forme de délais trop longs entre les commandes passées et l'exécution, c'est que, globalement, il y avait une sous-évaluation du risque par les experts.
S'agissant des experts internationaux, je rappelle que, à l'OMS, on estimait encore très tardivement que la Chine pouvait endiguer l'épidémie et qu'on pourrait être protégé. La pandémie n'a été déclarée que le 11 mars... Nous n'avions donc pas l'appui suffisant des instances internationales pour mettre tout le monde en alerte.
Tout le monde a été absolument bouleversé par le confinement. J'entends autour de moi des amis qui disent : personne ne l'a vu venir. J'avoue ne pas comprendre. Comment, quand l'Italie explose et que la Chine confine 100 millions de personnes, peut-on encore être surpris de ce qui nous arrive ?
La ministre a beaucoup de pouvoirs, mais quand la France entière pense que les Chinois ne savent pas soigner des gens, que c'est un pays sous-développé et que, s'il y a des morts, c'est parce qu'ils ne savent pas utiliser des respirateurs... C'est ce que j'ai entendu : chez nous, on sait faire de la réanimation. Bref, il y a eu une sorte de déni.
Je ne puis pas ne pas vous rappeler ce que disaient certains collègues, parce que cela peut expliquer l'esprit qui dominait même dans les administrations et les hôpitaux ou chez les médecins. Je ne devrais peut-être pas, mais je vous livrerai peut-être un échange téléphonique que j'ai eu le 12 février, la veille de mon départ, avec un membre du collectif inter-hôpitaux. Nous avions programmé une réunion le mercredi suivant, dans le contexte de la grève administrative des chefs de service - il se trouve que c'est Olivier Véran qui a participé à cette réunion.
Dans le train, à Bruxelles, je disais donc à mon interlocuteur, entre deux wagons : arrêtez votre grève, nous avons besoin que vous répondiez aux mails parce qu'un tsunami arrive, vous devez vous mettre en ordre de marche, les hôpitaux doivent se préparer, arrêtez cette grève, allez aux réunions et répondez aux directeurs. Je sentais bien qu'il y avait un blanc...
Voyez les journaux : c'est seulement en mars que le JDD a fait son premier article sur la menace de l'épidémie. Avant, c'était : qu'est-ce qui se passe à Wuhan ?
Voyez aussi nos experts sur les plateaux télé. Le vendredi 6 mars, Philippe Juvin, chef de service des urgences de réanimation de l'Hôpital européen Georges-Pompidou (HEGP), déclarait : « il faut relativiser les choses, pas de panique ». Éric Caumes, le 25 février : « Au jour d'aujourd'hui, on peut difficilement parler d'épidémie, alors qu'on n'a même pas de nouveaux cas en France. Il ne faut pas aller plus vite que la musique. » Il est vrai que nous n'avons pas eu de cas pendant presque trois semaines en février : la pression s'est donc relâchée.
Des phrases d'experts de ce type, je pourrais en citer des dizaines. Patrick Pelloux, le 6 mars : « J'engage le Gouvernement à faire très attention à ne pas déstabiliser toute la société ni tout le pays. Elle ne sera pas forcément plus grave que la grippe saisonnière. On essaie de contenir les choses. » Christophe Prudhomme, urgentiste et président de syndicat, porte-parole santé de la CGT : « On est un certain nombre de médecins à penser que la surréaction des politiques va être plus grave que la maladie. Tous les jours, c'est six à huit morts sur les routes, tous les jours une épidémie de grippe, l'épidémie de grippe saisonnière, c'est 5 000 morts depuis le début. On sait maintenant avec le recul qu'on a, notamment des retours de Chine, que le virus est relativement peu mortel et touche principalement les personnes âgées. » Du genre, ce n'est pas grave...
Ces propos datent du 6 mars et je pars le 15 février : que voulez-vous que je vous dise ?...
Le moins que l'on puisse dire, c'est que la DGS, le Premier ministre et le Président de la République, nous étions préparés en mode combat. J'ai déclenché le plan ORSAN-REB le 14 février, la veille de mon départ. Seulement, quand un pays est dans le déni, c'est très compliqué.
C'est pourquoi je faisais des points presse quotidiens : il s'agissait de faire monter progressivement la conscience de la menace dans l'opinion publique. Si, le 21 janvier, j'avais fait état de mon intuition, qui n'était partagée par quasiment personne, on m'aurait traitée de folle. En revanche, je pensais que, en livrant tous les jours aux Français l'état des lieux de ce qui arrive, l'opinion se préparerait. Force est de constater qu'elle ne s'est pas préparée.
On ne peut pas dire que les établissements et les Ehpad n'ont pas été prévenus. De nombreux messages d'alerte ont été envoyés aux professionnels libéraux, aux ARS, aux établissements. Comment ont-elles été traitées au niveau des commissions médicales d'établissement, je ne puis pas vous le dire. Mais je me souviens de cette conversation du 12 février que je vous ai rapportée - je ne veux pas citer mon interlocuteur pour ne pas le mettre en difficulté. Je disais simplement qu'il fallait prendre conscience du risque et se mettre en mode combat.
Madame Guillemot, pourriez-vous me rappeler votre question sur l'expertise de 2018 ?
Mme Annie Guillemot . - À la suite du changement de doctrine de 2013, l'expertise de 2018 a conclu que les masques étaient périmés, mais vous n'en avez pas eu connaissance. Le DGS a répondu le 30 octobre qu'il fallait commander 50 millions de masques et peut-être 50 millions supplémentaires. Il nous a affirmé s'être aperçu à ce moment-là que la circulaire n'était pas partie. Je pense, comme beaucoup, que vous auriez dû être informée. J'ai posé la question au DGS, mais il n'a pas répondu. Cette question du rôle des agences se pose en termes d'organisation de l'État.
Mme Agnès Buzyn . - J'ai dirigé trois agences sanitaires depuis 2007, notamment dans le domaine de la gestion des risques. Des réunions techniques se tiennent régulièrement entre les agences et la DGS, qui en exerce la tutelle. Des rapports d'experts comme le rapport Stahl, les agences en font des dizaines, voire des centaines, par an : il s'agit de rapports internes qui les aident à faire des propositions et ils ne sont pas censés être publics ou transmis au ministre, sauf s'il y a eu une demande de celui-ci.
Il faudrait interroger les acteurs, mais, à mon avis, lors de la réunion qui s'est tenue entre Santé publique France et la DGS sur la liste des produits à commander, il n'y a pas eu de conflit : je pense qu'ils étaient d'accord sur la liste et sur le nombre. En réalité, seuls remontent au cabinet et au ministre les points nécessitant un arbitrage, parce que les acteurs ne sont pas d'accord entre eux. Si Santé publique France n'avait pas été d'accord avec la commande de 100 millions, estimant qu'elle était insuffisante, elle m'aurait alertée du risque ou aurait demandé un arbitrage. C'est le rôle du DGS : il fait remonter en permanence les alertes ou les arbitrages nécessaires. La question des masques n'a donc pas dû être un sujet d'alerte.
De fait, si cette question avait été un sujet d'inquiétude pour Santé publique France, pourquoi, alors que le DGS organise une réunion dans les huit jours suivant l'annonce de la péremption des stocks, auraient-ils attendu juillet 2019 pour passer commande ? Je doute donc qu'il y ait eu une inquiétude à Santé publique France au sujet des masques.
Le stock de 1 milliard a été constitué en 2009, au moment de la grippe H1N1. Tout le monde, vous l'avez compris d'après l'exposé des doctrines successives, considère désormais qu'il faut des stocks tournants et des stocks tampons et que, plutôt que de stocker 1 milliard d'unités, il faut diversifier les sources d'achat pour ne pas être en situation de pénurie. Dans l'esprit de tout le monde, on laissait donc ce stock se périmer - c'est ce que je comprends. En revanche, sur le niveau qui doit être celui du stock tournant, je ne trouve pas d'indication claire, au niveau ni du SGDSN ni du Haut Conseil de la santé publique.
Le rapport Stahl, très intéressant et très bien rédigé, fait l'hypothèse de 30 % de la population malade de la grippe, soit 20 millions de foyers infectés : à raison d'une boîte par malade, cela fait 1 milliard de boîtes. Mais il ne considère pas qu'il faudrait un stock stratégique de 1 milliard : il souligne qu'il faut des stocks au plus près des besoins, près des malades et des officines. En fait, le rapport envisage plutôt la stratégie des Suisses, qui imposent à leur population d'avoir une boîte de masques à domicile. Il ne préconise pas que l'État se dote d'un stock stratégique centralisé de 1 milliard.
La commande de Santé publique France de 100 millions de masques a été, je pense, acceptée. Sinon, il y aurait eu une demande d'arbitrage. Quand une agence considère qu'il y a un risque, notamment de sécurité sanitaire, il n'est pas possible que ça ne remonte pas. C'est donc qu'il y avait accord sur une stratégie commune : commander 100 millions de masques pour constituer un stock tournant et diversifier les zones de production.
Voilà ce que je comprends ; mais, sincèrement, c'est une reconstitution. Je suis partie le 15 février, et rien ne m'est remonté auparavant.
M. René-Paul Savary , président . - Mme Guillemot vous a interrogée aussi sur une éventuelle agence dédiée aux crises. De fait, vos propos confirment notre intuition que la crise a été plus administrée que gérée par nos institutions. Faudrait-il créer une agence supplémentaire de crise, de conseil scientifique ?
Mme Agnès Buzyn . - J'ai eu à gérer un certain nombre de crises, à commencer par Fukushima.
Certaines m'ont frappée particulièrement par leur complexité, notamment Irma : une île entièrement détruite, sans eau ni électricité, privée de télécommunications et de routes - plus une route praticable, impossible d'avoir un téléphone ! Je me suis rendue sur place avec le Président de la République deux jours après : c'était comme une bombe atomique, il n'y avait même plus de feuilles aux arbres... Les enjeux étaient multiples, sanitaires, mais aussi de sécurité et autres. Je pense aussi à Lubrizol, avec des enjeux environnementaux, de sécurité et évidemment de sécurité sanitaire sur les retombées de la fumée.
Mon sentiment, c'est que les crises d'aujourd'hui, notamment quand elles sont centennales, comme celle que nous vivons, fractales et inattendues - Fukushima, c'était d'une ampleur invraisemblable - nécessitent d'avoir des gens qui ne pensent qu'à ça. Il faut une réactivité absolue, une transparence totale sur les actions menées et un seul émetteur d'informations. Telle est, pour moi, la règle de la gestion de crise.
Or la complexité actuelle des crises rend les situations très compliquées. Je l'ai vécu à Lubrizol, avec des enjeux à la fois industriels, sanitaires et environnementaux. Trois ou quatre ministres sont sur le front et parlent, chacun ayant ses enjeux et sa vision.
Je suis donc persuadée qu'il faut une structure de gestion du risque positionnée auprès du Premier ministre, qui ait les leviers et travaille avec les préfets et les ARS. Les crises que nous allons avoir à subir, qu'elles soient environnementales, climatiques ou sanitaires, seront de plus en plus importantes, on le sent bien, et de plus en plus complexes.
M. René-Paul Savary , président . - Pour finir de répondre aux questions, pourriez-vous nous dire pourquoi, dans ces conditions, vous avez quitté le poste ?
Mme Agnès Buzyn . - Comme vous, élus de la nation, j'ai toujours considéré que, pour faire de la politique, il faut, à un moment, se confronter au suffrage universel. La décision de quitter le ministère ce jour-là était compliquée pour moi.
Vous vous souvenez aussi que la majorité présidentielle n'avait plus de candidat dans la capitale. Je suis aussi une femme politique : j'ai donc décidé de m'engager.
En partant, j'avais le sentiment d'avoir tout préparé, par le déclenchement du plan ORSAN-REB, les commandes que j'avais passées et la vision que j'avais eue de la crise. Il me semblait que le système était en tension.
Ensuite, il y a une continuité de l'État. Si cette gestion de crise ne dépendait que de moi, je ne serais pas aujourd'hui la personne la plus honnie de France. La continuité de l'État a été complète : mon cabinet est resté à l'identique, le DGS connaissait tout, le Premier ministre était au fait de tout et il y avait des réunions de ministres et des réunions interministérielles à Matignon tout le temps. Ce ne peut pas être qu'une personne qui gère une crise.
De plus, je savais que mon successeur serait Olivier Véran, qui est médecin et connaît le ministère comme sa poche. Tout était donc en place pour ma succession.
Reste que je ne vous dis pas que la décision a été simple, ni qu'elle n'a pas été douloureuse.
M. René-Paul Savary , président . - Olivier Henno vous a interrogée sur le peu d'appétence européenne.
Mme Agnès Buzyn . - Malheureusement, il n'est jamais bon d'avoir raison trop tôt. Je pense qu'il s'est passé en Europe exactement ce qui s'est passé en France.
Pourquoi ai-je eu cette intuition ? Médecin spécialiste de maladies très graves, j'ai passé ma vie à anticiper pour mes malades immunodéprimés de possibles complications. Mon travail de médecin pendant trente ans a été d'anticiper, de préparer des malades très immunodéprimés à des complications infectieuses. Par ailleurs, j'ai géré de nombreuses crises : Fukushima en tant que président de l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), la crise des prothèses mammaires PIP comme présidente de l'Institut national du cancer (INCa), puis toutes les crises au ministère - Irma, Lubrizol, levothyrox et j'en passe. Je suis donc préparée à cela.
Mes collègues ministres, n'étant pas médecins, dépendent totalement de leurs experts. Les politiques sont en phase avec leur pays. Je pense que je n'étais pas, moi, en phase avec le pays : c'est d'ailleurs ce qui m'a permis de nous préparer aussi bien, forte de la confiance du Premier ministre. J'ai toujours été inquiète, et il m'a toujours écoutée ; il a toujours considéré qu'il y avait un risque important, parce qu'il me faisait confiance.
Sur l'Europe, j'ai été très déçue, vous l'avez compris, et j'ai un peu perdu mes nerfs. Reste que la pandémie n'a été déclenchée que le 11 mars : peut-on en vouloir aux autres pays ? Certains étaient bien préparés, d'autres moins, ou sur certains points mieux que sur d'autres.
Il est d'ailleurs possible - je vous dis mon sentiment de médecin - que cette commission d'enquête survienne un peu tôt : dans un an ou deux, nous verrons qui aura vraiment pris les bonnes décisions au bon moment.
Par ailleurs, on oublie la place des facteurs culturels dans la gestion de crise. Je vous livre une anecdote personnelle. Olivier Véran a interdit les poignées de main, comme je l'avais espéré, une dizaine de jours avant l'élection municipale : de fait, quand vous êtes en campagne, vous serrez des milliers de mains, ce qui n'est vraiment pas raisonnable en cas d'épidémie. Deux jours avant l'élection, sur un marché, les gens m'engueulaient : un politique qui ne veut pas serrer des mains ? Je leur disais : il y a une épidémie, je vous passe le coude...
Des pays sont plus disciplinés que d'autres. Il y a des pays latins où l'on s'embrasse et se serre dans les bras et d'autres, comme la Corée, où les gens ne se touchent jamais. Tout cela joue sur la façon dont l'épidémie se répand.
J'entends qu'il soit important de trouver les dysfonctionnements de l'État - c'est le rôle de votre commission d'enquête. Mais peut-être pouvons-nous aussi avoir un regard un peu distancié sur notre société. Notre société n'a pas cru qu'il était possible de mourir en France : les gens pensaient que c'était en Chine et qu'à Wuhan, somme toute, ils ne savent pas soigner les gens, qu'il n'y a pas d'hôpitaux...
M. René-Paul Savary , président . - Notre commission d'enquête n'arrive pas trop tôt, parce que l'épidémie continue. Si nos préconisations peuvent être utiles en cas de rebond, il est important que nous soyons incisifs pour mettre en lumière un certain nombre de réalités.
Mme Agnès Buzyn . - Si mon intuition était si prégnante, c'est aussi parce que, à un moment, je n'ai pas cru les chiffres chinois.
Le tournant, pour moi, fut le 24 janvier, avec les trois premiers cas français. Le premier malade a été découvert à Bordeaux : il s'agissait d'un négociant en vins qui avait fait le tour de la Chine et avait été à Wuhan les 13 et 14 janvier. À cette date, la Chine annonçait quarante cas. Or Wuhan est une ville de 11 millions d'habitants. Je me suis demandé : comment ce monsieur, qui n'a pas été au marché aux poissons et se trouvait à Wuhan à un moment où il y avait quarante cas, peut-il s'être infecté ? Je ne dis pas que les Chinois n'ont pas donné les bons chiffres, mais, pour moi, cela voulait dire que l'épidémie était bien plus importante, et qu'on voyait seulement la face émergée de l'iceberg.
Le 25 janvier au matin, cela a été le branle-bas de combat pour moi, parce que je venais de comprendre que ce qu'on nous disait n'était pas possible techniquement. C'est à ce moment que j'ai demandé à mon directeur de cabinet les remontées sur les stocks.
M. Martin Lévrier . - Merci pour vos réponses et tout le coeur que vous y mettez.
S'agissant de la fameuse doctrine de 2013, je voudrais partager mon expérience de l'époque : en tant qu'employeur dans un établissement recevant du public, un lycée, j'ai bien vu que notre institution devait acheter des masques. Beaucoup de gens l'ont très bien compris. Si autant d'entreprises ont pu donner des masques, c'est parce qu'elles l'avaient compris. La doctrine était donc compréhensible. Cela dit, est-il bon de décentraliser à ce point ce genre d'achats ?
Au début de l'année, nous discutions du projet de loi de bioéthique et débattions de la retraite - on ne parlait quasiment que de cela sur les plateaux télé... -, mais nous avons aussi voté, le 5 février, une proposition de loi relative à la sécurité sanitaire dont j'étais le rapporteur. Nous n'avons quasiment jamais parlé de Wuhan...
Le 26 février, nous avons auditionné le DGS ; nous avons reçu aussi Santé publique France. N'oublions pas que les questions d'aujourd'hui étaient inimaginables à ce moment-là !
Le poète a dit la vérité, il doit être exécuté... Vous aviez le sentiment que la vérité ne pouvait pas être communiquée, parce que les gens ne pouvaient pas la comprendre. Que faudrait-il faire, dans ce genre de crises, pour arriver à faire passer un message efficace ?
Enfin, comment pourrait-on améliorer la recherche en Europe, accélérer les processus de type Discovery ?
Mme Victoire Jasmin . - Je ne doute pas que le Premier ministre ait eu confiance en vous, mais, dans une interview au Monde qui s'apparentait à une confession, vous avez donné le sentiment de penser n'avoir pas été suffisamment entendue. Vous avez pointé un certain nombre de dysfonctionnements, de manière pas forcément voilée. Quel était l'objectif de cette interview au moment où vous l'avez donnée ?
Compte tenu de l'actualité du moment, nous n'avons pas pu débattre correctement du dernier projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS). Alors que des mobilisations avaient lieu dans les différents services hospitaliers, particulièrement les urgences, le Gouvernement a fait le choix de répondre de façon hâtive, sans tenir compte du travail du Sénat. Au même moment, les laboratoires de biologie médicale étaient en grève. Avec le recul, et compte tenu de tout ce qu'on leur demande aujourd'hui, que retenez-vous de nos préconisations de la fin de l'année dernière ? Pour ma part, je vous avais alertée sur les difficultés des laboratoires de biologie médicale.
Vous avez tenté de bien faire, mais il y a eu de réelles difficultés, auxquelles vous-même avez fait allusion.
M. Damien Regnard . - Étant sénateur des Français établis hors de France, j'ai été informé assez rapidement. De fait, nos communautés dans les territoires concernés ont été touchées dès la fin janvier, avec la fermeture des lycées français de Shanghai et Pékin, le 28 janvier, suivie de la fermeture des lycées de Hong Kong, le 29 janvier, et de Hanoï, le 3 février.
Air France est connue dans le monde comme une société révélatrice d'une situation. Or le dernier vol est parti de Wuhan le 24 janvier - il y a eu un vol militaire une semaine plus tard.
Pour ma part, j'ai été contacté le 8 février par nos deux conseillers élus en Chine du Sud et à Hong Kong : ils me posaient un certain nombre de questions, dont une sur les mesures prises par la ministre de la santé pour les personnes arrivant de Chine continentale, Hong Kong, Macao et Taipei.
À ce moment-là, je prends conscience de la gravité de la situation, d'autant que circule une rumeur, qui sera plus tard démentie, sur une possible reprise de la grippe H1N1. Je tente de contacter le ministère de la santé : impossible de joindre qui que ce soit. Le portable de votre conseillère parlementaire, ne permet même pas de laisser un message. Quand je demande à parler à une personne du centre de crise, on m'explique qu'il n'y a que le standard et le PC sécurité...
J'ai eu un long échange, le même jour, avec M. Éric Chevallier, directeur du Centre de crise du Quai d'Orsay. Nous avons partagé nos informations et nos inquiétudes. Vous n'étiez donc pas la seule à être inquiète de ce qui était en train d'arriver.
Le 9 février, à Roissy, j'échange avec des personnels d'Air France et d'Aéroports de Paris : tous sont très inquiets de voir les vols quotidiens en provenance de Chine arriver sans protection ni mesures spécifiques. Les affiches de votre ministère sont sur quelques murs et sur les wagons des trains interterminaux - avec un pictogramme recommandant le port du masque, qui disparaitra assez rapidement avant de réapparaître... De fait, sur l'utilité du port du masque, la communication n'a pas été très logique.
Compte tenu de tout ce que vous avez entrepris, on croirait que l'administration ne suit rien. J'ai l'impression, profondément frustrante, qu'on a perdu énormément de temps, à cause d'un manque de préparation face à une pandémie que nous sommes quelques-uns à avoir vue venir.
Vous dites que, au plus haut niveau de l'État, tout était prêt et tous étaient mobilisés. Pourtant, le Président de la République nous invitait à aller au théâtre, et il a fallu attendre la mi-mars pour qu'on ferme les restaurants ! On a donc entretenu dans notre population cette absence de prise de conscience. On peut difficilement reprocher à la population, quand on lui dit d'aller au théâtre, de ne pas voir venir le train...
M. Jean Sol . - Madame la Ministre, vous dites avoir attiré l'attention de votre DGS autour du 20 décembre 2019. Quelle a alors été sa réponse ? On a également évoqué vos pleurs lorsque vous avez quitté le ministère, car vous pressentiez que la vague épidémique était devant nous ; pourquoi quitter le navire en pleine tempête ? J'ai du mal à croire que vous ayez pris cette décision seule. Agiriez-vous de même aujourd'hui ?
Enfin, je souhaiterais savoir qui a validé l'envoi de matériel médical en Chine courant février alors que vous nous dîtes y avoir été opposée ?
Mme Marie-Pierre de la Gontrie . - Lorsque vous arrivez au Gouvernement, 754 millions de masques sont disponibles dans les stocks de Santé publique France. Alors qu'un audit mené en octobre 2018 vous informe que 600 millions d'entre eux ne sont plus conformes, une commande passée le 30 octobre ne porte que sur 100 millions de masques. Cette commande, d'un volume étonnamment modique, devait être instrumentée par Santé publique France, qui ne la passe qu'en juillet 2019 ! Je rappelle que cet organisme est sous votre tutelle et qu'un grand nombre de représentants de l'État siègent à son conseil d'administration : quelle est votre responsabilité à cet égard ?
Ne croyez-vous pas que la vacance du poste de directeur général de Santé publique France de juin à novembre 2019 ait quelque part dans ces manques ?
Vous avez, avec beaucoup de détails, décrit votre intuition, votre inquiétude, les mesures que vous avez prises et la nécessité invoquée d'être pleinement mobilisé. Las, vous quittez le 16 février cette scène de combat à laquelle vous invitiez pourtant toutes nos forces à se joindre. J'ai du mal à comprendre pourquoi, à cet instant, vous n'avez pas différemment hiérarchisé vos priorités.
M. Jean-François Rapin . - J'aurais aimé tout à l'heure que, dans la liste que vous avez énoncée des médecins qui ont négligé l'importance du phénomène, vous ajoutiez deux personnes : d'abord, votre successeur au ministère de la santé, M. Olivier Véran, qui le 23 février autorise la venue de 3 000 Italiens sur le sol français pour un match de football. Nous étions alors quatre sénateurs sur le plateau de Public Sénat à être interrogés sur l'opportunité de cette décision : trois d'entre nous s'y sont univoquement opposés, un dernier se montrait plus modéré, sans doute par loyauté politique. Ensuite, le président de la République lui-même qui, le 7 mars, prenait la parole pour nous inviter à sortir et à nous distraire. J'en déduis que, malgré l'alerte que vous avez donnée, vous n'avez pas été entendue et votre appel au combat ne semble pas avoir été relayé de la bonne façon.
J'avais posé une question à Santé publique France, qui n'a pas reçu de réponse. J'ai compris et senti votre hésitation au cours de votre audition à l'Assemblée nationale sur les craintes que suscitait la qualité d'autres produits que les masques du stock stratégique. Pourriez-vous aujourd'hui préciser vos hésitations ?
M. Olivier Paccaud . - Je souhaiterais revenir sur la question posée par Monsieur Sol sur l'envoi de matériel médical en Chine. Certes prise le 19 février, soit quelques jours après votre départ, cette décision, qui concerne tout de même un fret de 17 tonnes, n'a pas pu être instruite sans votre consultation. Avez-vous été interrogée ? Qui a pris la décision finale ? Avez-vous donné votre accord pour ce prélèvement sur nos matériels médicaux ?
Mme Laurence Cohen . - J'aurais souhaité des précisions sur les commandes de masques et sur le fait que vous n'avez pas changé les canaux de fabrication et de livraison malgré les délais et les carences constatés. À la commande du 30 octobre, pourtant retardée, vous avez en effet ajouté deux autres commandes de masques FFP2 le 30 janvier et le 7 février.
Par ailleurs, je ne trouve pas opportun de mettre en cause, comme vous l'avez fait, le rôle de syndicalistes qui se battent pour améliorer les conditions de travail de leurs collègues. Vous avez cité des urgentistes, par ailleurs pleinement engagés dans la crise, et cela ne m'a pas paru pertinent.
Mme Agnès Buzyn . - En citant ces propos, je ne souhaitais mettre en cause personne, mais simplement qualifier la perception générale alors répandue d'un niveau de risque faible. Le risk assessment de l'ECDC, publié le 14 février, était tout de même de « faible » à « modéré » : l'Europe pensait alors qu'il n'y aurait probablement pas d'épidémie. Le directeur général de l'OMS lui-même prédisait, invoquant par une curieuse métaphore le couvercle d'une cocotte-minute, que la Chine pourrait endiguer l'épidémie.
Monsieur Lévrier, la recherche est indispensable. Le dispositif REACTing, créé après la menace Ebola en 2014, et mis en place par Yves Lévy lorsqu'il était à l'Inserm, a pour vocation de mettre tout le monde autour de la table et de répartir intelligemment l'effort de recherche clinique et fondamentale pour éviter les cacophonies et les doublons entre institutions et laboratoires. À l'échelon européen, je suis convaincue qu'un dispositif similaire serait nécessaire, ce que la commissaire européenne a par ailleurs pointé du doigt.
Madame Jasmin, vous m'avez interrogée sur les tests et les laboratoires. Je n'ai pas eu à travailler avec les laboratoires de ville car la question des laboratoires privés s'est posée mi-mars. Les différentes réformes des laboratoires d'analyse de ces dernières années, avec des changements d'échelle, a rendu leur pilotage beaucoup plus compliqué pour le ministère de la santé. Autant on a des lignes directes facilement activables avec les établissements de santé et les professionnels libéraux, autant c'était plus compliqué avec les laboratoires d'analyse. J'avais d'ailleurs lancé en tant que ministre une mission pour voir comment le pilotage des laboratoires pouvait être amélioré.
Monsieur Regnard, le dernier vol d'Air France est revenu de Wuhan le 24 janvier. La fin des vols vers la Chine par Air France était le dimanche suivant. On a eu énormément de débats sur les frontières qui ont occupé toute la semaine du 24 janvier, notamment avec les États-Unis, les autres membres du G7, les États européens. L'espace Schengen ne recoupe pas l'Union européenne, ce qui complexifie les éventuelles décisions de fermeture. Pour les îles comme Taïwan et l'Australie, ou la Corée du Sud qui n'a une frontière qu'avec la Corée du Nord, il est plus facile de fermer les frontières qu'en Europe où les gens arrivent à pied, en train, en voiture ou par avion. Si vous fermez les vols à Roissy, les gens atterrissent en Belgique et arrivent en France par l'Eurostar. Le touriste anglais qui faisait partie du cluster des Contamines-Montjoie est arrivé par Eurostar et venait à l'origine de Singapour. En réalité, il est très compliqué d'empêcher un virus de traverser les frontières. C'est pourquoi la stratégie a été de donner la consigne aux voyageurs venant de Chine d'appeler le 15 en cas de symptômes, ce qui était le plus efficace à faire. Il ne fallait surtout pas qu'ils aillent voir un médecin, pour éviter des contaminations. C'est d'ailleurs ce que recommande l'OMS.
Monsieur Sol, il y a eu beaucoup de débats sur l'envoi de matériel en Chine alors qu'on en manquait. C'est très partiellement vrai. Il y a un règlement sanitaire international qui impose à tous les pays de coopérer en cas de crise. Vous êtes donc obligé de faire un geste face à un pays en difficulté, en tant que signataire de ce règlement. Pour autant, à chaque fois que le ministère des affaires étrangères m'a demandé d'envoyer des masques ou des blouses, j'ai dit non. J'ai dit non pour les surblouses. Je sais qu'il y a eu un envoi de masques à un moment donné, en petite quantité, rendu nécessaire par le règlement sanitaire international et parce que les discussions avec les autorités chinoises pour faire atterrir l'avion destiné à rapatrier nos concitoyens à Wuhan étaient très compliquées. Je laisserai le ministre des affaires étrangères expliquer ces éventuelles difficultés. Je me suis en tous cas toujours opposée à l'envoi de matériel car j'étais inquiète.
Madame de la Gontrie, concernant le fait que je n'ai pas suivi le bon de commande de masques à Santé Publique France : la ministre passe un ordre, elle ne va pas dans le service de commande des établissements de santé pour vérifier si l'ordre a été suivi. Même chose pour le directeur général de la santé, qui avait en l'occurrence passé cet ordre. Il faut que vous demandiez à Santé publique France ce qui explique le délai. Peut-être devaient-ils passer un marché public. Certes, Santé publique France est sous tutelle et je n'ai pas l'intention de ne rien assumer. Mais si vous me demandez pourquoi je ne suis pas allé vérifier que Santé Publique France avait bien passé commande, tout le monde peut le comprendre...
M. René-Paul Savary , président . - Il y a quand même eu un problème. Il y a un conseil d'administration à Santé Publique France !
Mme Agnès Buzyn . - Il y a un conseil d'administration, un comité d'audit...
M. René-Paul Savary , président . - Donc ces informations auraient pu remonter.
Mme Agnès Buzyn . - L'agence est effectivement sous tutelle et peut-être que l'audit interne montrera qu'il y a eu des dysfonctionnements.
M. René-Paul Savary , président . - Il n'y avait pas de directeur général à cette époque.
Mme Agnès Buzyn . - J'ai déjà dit à l'Assemblée nationale pourquoi il n'y avait pas de directeur général de cette agence entre les mois de juin et de novembre. C'est très compliqué aujourd'hui de trouver des grands scientifiques de qualité qui acceptent de diriger nos agences nationales, pour des raisons de prise de risque. Quand vous êtes un universitaire reconnu, réputé à travers le monde pour votre spécialité, il est compliqué d'arriver sous tutelle, avec des règles strictes et des risques de mise en examen. Trouver un directeur général de la santé aujourd'hui sera très compliqué et je ne sais pas qui voudra pendre la suite de Jérôme Salomon, qui a fait un travail titanesque depuis le mois de janvier. Donc traitons bien nos directeurs d'agence et nos directeurs d'administration centrale car nous avons besoin de gens de qualité et beaucoup ne veulent pas s'engager. En outre, pour les agences sanitaires, il existe des règles très strictes issues de la loi « Bertrand » qui ne permettent pas de recruter un professionnel de santé ayant eu des liens avec l'industrie pharmaceutique pendant les cinq ans précédant la nomination. Donc tous les professeurs de médecine qui travaillent avec l'industrie pour développer des médicaments sont illégitimes pour diriger des agences. Le vivier des personnes à disposition est très limité, sauf à nommer des administratifs. Je considère toutefois qu'il faut des médecins pour diriger les agences sanitaires car la perception du risque n'est pas la même. Donc je vous le dis, je n'ai pas trouvé ! J'ai trouvé Madame Chêne, qui est l'une des plus grandes professeures de santé publique de notre pays, avec une réputation internationale. Elle a finalement accepté de venir à Santé publique France en novembre 2019. Je la remercie encore pour le travail qu'elle a eu à faire, qui a dû être extrêmement difficile.
Mme Agnès Buzyn . - Monsieur Rapin, vous me posez la question du match de football du 23 février. Je pense qu'en février, la France n'a plus aucun cas depuis le 7 février. Il y a eu le cluster des Contamines Montjoie, et il ne se passe plus rien depuis. Je pense que dans l'inconscient, nous pensions que nous nous étions trompés, que la Chine arrivait peut-être à endiguer. Les premiers cas dans l'Oise ont explosé entre le 26 et le 27 février il me semble. Le risque n'apparaissait donc pas à cette date du 23 février. Je laisse Olivier Véran, que vous auditionnez demain je crois, vous répondre sur le fond, mais ce que je sais, c'est que le mois de février a été un mois calme.
En ce qui concerne votre seconde question sur les stocks stratégiques d'autres produits que les seuls masques, beaucoup de produits de santé apparaissaient périmés dans l'audit qui en a été mené. Je pense que cet audit a révélé que le statut d'établissement pharmaceutique de Santé Publique France n'a pas été exercé de façon optimale pour le dire ainsi... Lorsque vous découvrez que des stocks stratégiques de l'État n'ont fait l'objet d'aucune évaluation avant votre arrivée, et qu'à votre arrivée en responsabilité vous trouvez tout cela périmé... Disons que l'on semble avoir eu des priorités.
Madame Cohen sur les commandes et les lignes de production, pourriez-vous répéter votre question ?
Mme Laurence Cohen . - La fatigue et les masques rendent difficile la compréhension ! Je disais que vous aviez fait une commande datant d'octobre et qui n'est arrivée qu'avec retard de 50 millions de masques chirurgicaux, que par la suite vous avez fait d'autres commandes le 30 janvier et le 7 février et je voudrais savoir si du fait des difficultés posées par la commande d'octobre, vous étiez passée par d'autres canaux, pour la fabrication ou la livraison, pour ces commandes ultérieures.
Mme Agnès Buzyn . - Non, c'est toujours Santé Publique France qui gère les achats, mais nous étions en période de crise : la commande a donc été passée très vite.
M. René-Paul Savary , président . - Madame la Ministre, Catherine Deroche souhaite vous poser une autre question.
Mme Catherine Deroche , rapporteure. - Très rapidement, je voudrais soulever trois points. Premièrement, vous dites qu'après le cluster des Contamines, puis celui de l'Oise, la prise de conscience collective du problème n'intervient que le 10 mars. Jean Rottner nous a dit que dès le 1 er mars il a vu la vague arriver et en a alerté le président de la République. Pourtant le 6 mars le président de la République incite les Français à sortir au théâtre et à ne pas paniquer. J'ai donc posé plusieurs fois la question de l'immunité collective : peut-être s'est-on dit un temps qu'il était bon que le virus circule entre des personnes qui n'étaient pas âgées et donc pas les plus vulnérables. Quel est votre sentiment là-dessus ?
Le deuxième point concerne l'OMS : vous avez fait souvent référence à la prise de conscience tardive au sein de l'OMS. Du fait de tout ce que vous nous avez dit cet après-midi, y'a-t-il eu selon vous à un moment des appréciations erronées de la part de l'OMS, qui est le nec plus ultra des organes dirigeant les pays dans leur politique sanitaire ?
Enfin, vous nous avez dit combien vous avez fait l'objet d'attaques et combien cela a été difficile pour vous depuis le début de cette crise. Vous dites que nous allons avoir à trouver de nouveaux directeurs généraux de la santé ; c'est un trait d'humour, mais je pense que nous aurons toujours des candidats au poste de ministre de la santé !
Mme Agnès Buzyn . - Sur l'immunité collective, je ne crois pas que ça ait jamais été une stratégie. Les immunologistes savent que la notion d'immunité collective vient des vaccins, et correspond à la situation dans laquelle vous arrivez avec un vaccin à produire suffisamment d'anticorps neutralisants pour une durée très longue et que vous êtes sûr qu'en ayant immunisé 90 ou 95% de la population vous allez avoir une couverture telle de la population que le virus n'arrivera plus à circuler.
Ce raisonnement, qui vaut pour la grippe ou la rougeole, n'est absolument pas valable pour un virus naturel. Je suis professeure d'hématologie mais j'ai fait une thèse d'immunologie fondamentale : en tant qu'immunologiste, je sais qu'un virus ne donne pas forcément des anticorps neutralisants durables. Aucun scientifique, virologue ou immunologiste ne peut penser que la circulation d'un virus va nécessairement permettre l'immunité collective. D'autant que la famille des coronavirus inclut le virus du rhume : nous avons tous plusieurs rhumes par an, et nous savons tous que le coronavirus du rhume ne donne pas d'immunité persistante. Je ne pense pas qu'à aucun moment quelqu'un de sensé ait pensé à l'immunité collective. La question se posera peut-être si ce virus donne des anticorps neutralisants, de bonne qualité et durable, mais en tous cas je crois qu'à ce stade la question est toujours posée.
Sur la question de l'OMS, je crois qu'une évaluation externe est prévue. Je ne peux pas juger de l'OMS ; je peux juste acter que j'ai fait avec. Vous avez reçu le professeur Didier Houssin, qui préside le comité d'urgence. J'ai voulu savoir pourquoi l'urgence de santé publique de portée internationale n'avait pas été enclenchée le 22 ou le 23, parce qu'elle me semblait évidente. Le directeur général de la santé m'a expliqué à ce sujet que le comité d'experts avait considéré que les critères n'étaient pas réunis. Je leur fais confiance. L'audit nous dira s'il y a eu des défaillances, je ne suis absolument pas capable d'en juger.
Enfin, pour être ministre de la santé... C'est le plus beau ministère. Je le souhaite à d'autres !
M. René-Paul Savary , président . - Mais vous l'avez quitté quand même...
Mme Angèle Préville . - Si c'était à refaire, est-ce que vous avez des regrets ?
Mme Agnès Buzyn . - Je crois que la commission d'enquête juge les gens sur des actes.
M. René-Paul Savary , président . - Madame la Ministre, on analyse mais on ne juge pas. On ne porte aucun jugement.
Mme Agnès Buzyn . - Je suis persuadée, parce que je connais les risques sanitaires, qu'il faut des gens dédiés : pour avoir géré des équipes humaines comme manager, on ne demande pas la même chose à tous ses directeurs ou agents. Certains sont réactifs, d'autres ont besoin de temps long ; certains sont synthétiques, d'autres analytiques. En réalité, on doit s'appuyer sur les gens qu'on a, et on connaît très bien leurs compétences. Je suis persuadée que les gens qui gèrent le temps long, font de la prospective et sont très analytiques ne peuvent pas être en mode combat, réactifs en cas de crise.
Il faut donc des gens dédiés qui ne font que ça et sont jugés là-dessus. Vous ne pouvez pas être, en tant que responsable politique, sur tous les fronts. Vous devez choisir vos combats. Un ministre aux manettes voit bien que certains sujets sont prioritaires par rapport à d'autres. La sécurité sanitaire doit être une priorité numéro un : elle doit l'être pour les agences ; elle l'est pour le DGS, comme le montre la réunion hebdomadaire consacrée à la sécurité sanitaire du mercredi matin, qui fonctionne très bien et à laquelle j'ai assisté pendant dix ans de ma vie.
Les risques étant plus complexes, la réflexion sur les risques doit s'élargir autour d'une agence dédiée aux risques, au-delà du seul risque sanitaire.
M. René-Paul Savary , président . - Une nouvelle agence, pourquoi pas, mais alors laquelle supprime-t-on ? En créer en permanence alors que nous disposons déjà d'un certain nombre d'agences...
Mme Agnès Buzyn . - La question que je me pose sincèrement Monsieur le président est la suivante : a-t-on bien fait d'intégrer l'EPRUS à Santé Publique France ? C'est la vraie question. Xavier Bertrand avait eu une excellente intuition en classant l'EPRUS au rang des opérateurs d'importance vitale de l'État. Est-ce que ce qualificatif est resté dans Santé Publique France ? Je ne le sais pas, mais on peut quand même s'étonner que Santé Publique France ait géré les stocks de cette façon, c'est une réalité...
Mme Catherine Deroche , rapporteure. - Dans la suite de ce que vous venez de dire, était-il utile de créer un conseil scientifique alors qu'il y avait d'autres institutions qui pouvaient donner la même réflexion critique et synthétique ?
Mme Agnès Buzyn . - Sincèrement, je ne souhaite pas m'exprimer sur la période après le 15 février, car j'étais en campagne pour les élections municipales à Paris, que j'avais trois semaines et demie pour faire campagne dans la capitale de la France, que mon esprit était ailleurs. Je ne suis pas en capacité de juger des décisions prises à ce moment-là, et je ne le souhaite pas.
M. René-Paul Savary , président . - Merci Madame, nous avons abordé quelques points sensibles mais c'est le rôle de notre commission d'enquête. Je remercie mes chers collègues de leur patience, il était important d'aller au fond des choses.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .
Audition de M. Olivier
Véran,
ministre des solidarités et de la santé
M. René-Paul Savary , président . - Mes chers collègues, notre dernière audition de ce mois de septembre est celle de M. Olivier Véran, ministre des solidarités et de la santé, accompagné de Mme Margaux Bonneau, conseillère parlementaire, et de M. Grégory Emery, conseiller.
Je vous prie d'excuser l'absence du président Milon, retenu dans son département.
Monsieur le ministre, notre commission d'enquête a la particularité de mener ses travaux sur la préparation et la gestion d'une crise sanitaire qui est toujours en cours.
Nous avons tous en tête le triptyque défini par l'ancien Premier ministre Édouard Philippe : « protéger, tester, isoler. » La pénurie d'équipements de protection a été abondamment commentée. Après une très lente montée en puissance, la France réalise désormais plus de 1,2 million de tests chaque semaine, dont certains sont de fait totalement inutiles du fait d'une restitution trop tardive des résultats. Concernant l'isolement, il semble que ce levier soit très peu mobilisé dans la gestion de la crise.
Je vous donnerai brièvement la parole, pour une dizaine de minutes, afin de laisser le maximum de temps aux échanges.
Je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment. Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Olivier Véran prête serment.
M. Olivier Véran, ministre des solidarités et de la santé . - Je souhaite rendre hommage à celles et ceux qui ont fait face à cette crise en première ligne, dans nos hôpitaux et dans nos établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), aux médecins de ville, sans oublier évidemment les professionnels du domicile et toutes celles et tous ceux qui ont permis à la France de résister au choc et de tenir.
Dans le contexte actuel, j'associe tout particulièrement à cet hommage l'ensemble des acteurs économiques qui ont pu ou peuvent voir leur activité professionnelle impactée par la gestion de crise. Je sais combien un certain nombre de mesures peuvent être difficiles à appréhender pour des personnes qui font des efforts depuis des semaines, voire des mois parce qu'elles font l'objet de mesures de gestion visant à protéger la population. Je veux leur redire que l'État est là pour elles ; il l'a été depuis le premier jour, et il le sera jusqu'à la fin de cette gestion de crise.
Je veux aussi rendre hommage et dire toute ma gratitude sincère à l'ensemble des agents des administrations centrales, des agences régionales de santé (ARS) et de tous les services de l'État. J'y associe aussi les pompiers, la réserve civique, la réserve sanitaire, mais également les agents des forces de l'ordre. Depuis le premier jour, policiers et gendarmes sont mobilisés pour faire respecter les règles dans des conditions difficiles. Leur engagement a été exceptionnel ; ils ont chaque jour forcé mon admiration.
J'ai été nommé ministre le 16 février dernier. Le virus circulait depuis peu, mais des personnes étaient infectées et des foyers identifiés. La menace était réelle, et en franchissant les portes de mon ministère, je n'ignorais pas le risque d'une déferlante épidémique.
Nous allons parler ensemble des choix difficiles, lourds et - je le reconnais - parfois pénibles qui ont été faits. Je viens devant vous avec humilité, parce que l'humilité est un vaccin efficace contre les prophéties hasardeuses et les jugements à l'emporte-pièce. Je ne viens pas partager une opinion ; je viens décrypter avec vous le chemin que nous avons emprunté depuis le premier jour, dans un contexte d'incertitude jamais égalée dans notre histoire contemporaine, afin d'apporter des réponses à des problèmes qui se sont présentés chaque jour devant nous.
Je n'ai jamais été dans la posture de celui qui fait des paris, ni de celui qui dit tout haut et sans filtre tout ce que la crise pourrait lui inspirer. Je me suis efforcé d'écouter les avis nombreux qui se sont exprimés. Faire le tri entre le bon grain et l'ivraie a été en quelque sorte mon sacerdoce, tandis qu'au même moment les Français attendaient légitimement des réponses fermes.
Dans une épidémie comme celle que nous traversons, le temps est un allié. Les connaissances d'aujourd'hui ne sont pas celles d'hier, et s'il peut être tentant de lire les stratégies prises hier à l'aune des connaissances d'aujourd'hui, je vous demande de bien vouloir tenir compte du caractère évolutif de ces connaissances.
De la même manière, le temps politique n'est pas le temps scientifique, et cette donnée ne doit pas échapper aux échanges que nous aurons. Nous nous attelons aujourd'hui à rechercher la vérité à la lumière des faits : je ne doute pas que cet exercice servira autant la justesse du regard que nous portons sur le passé récent que l'efficacité de l'action que nous menons aujourd'hui encore contre l'épidémie. En somme, ma mission est de gérer la crise aujourd'hui, elle sera de la gérer demain, mais devant vous, aujourd'hui, elle est aussi de la gérer hier.
Nous avons tous en tête les images de nos services de réanimation, des transferts sanitaires, d'un système de santé mis en tension comme jamais. Ces images ne sont pas de lointains souvenirs, et nous faisons aujourd'hui tout notre possible pour que de telles situations ne se reproduisent pas. L'épidémie n'est pas derrière nous, et je souhaite que nous gardions tous à l'esprit pendant cette audition que l'événement n'est pas passé, que des Français meurent toujours aujourd'hui du coronavirus. Comme je le répète tous les jours, la vigilance n'est pas une option. Faire la lumière sur les événements récents ne doit pas nous conduire à nous aveugler sur la prégnance et la persistance du risque.
Je suis les travaux de la commission d'enquête sénatoriale. J'ai lu un certain nombre de résumés d'auditions, mes journées étant hélas ! déjà bien trop remplies pour me permettre de les suivre en intégralité. Je tiens à vous remercier pour la qualité de vos interventions et de vos prises de position.
Ma situation est singulière, puisque je suis arrivé au moment où un point de non-retour avait déjà été atteint. Ce point de non-retour était celui de la circulation du virus, de la constitution de foyers épidémiques qui allaient devenir peu contrôlables et que nous n'étions pas alors en capacité de connaître. Rassurez-vous, je ne suis pas là pour me défausser sur qui que ce soit, je ne suis pas là pour vous dire que, somme toute, nous avons fait ce que nous avons pu avec les moyens du bord. Je suis là parce que nous devons toutes et tous apprendre d'une crise qui a placé la santé publique au coeur de nos préoccupations. Je suis devant vous parce que le Parlement doit être et est une force motrice dans les politiques de protection et de prévention. Je suis là parce que je suis le ministre des solidarités et de la santé. Depuis le premier jour à mon poste, j'ai toujours agi et parlé avec responsabilité et en toute transparence. Je ne choisirai évidemment pas une autre ligne aujourd'hui devant vous.
Mme Catherine Deroche , rapporteure . - Quelle situation avez-vous trouvée à votre arrivée ? Avez-vous noté des lenteurs ou des retards dans la mise en marche de l'appareil d'État ?
Pourquoi a-t-on dès le départ orienté les patients symptomatiques vers le SAMU, au détriment de la médecine de ville ? Certes, le problème des protections pour tous les professionnels de santé de ville se posait, mais cela a eu pour conséquence un engorgement des hôpitaux. Quelle place entendez-vous donner à la médecine de ville dans la suite de la gestion de la crise, notamment pour les tests ?
Sur quelles données scientifiques vous appuyez-vous ? Vous avez beaucoup cité les avis de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), dont la gestion de la crise va également faire l'objet d'un audit. Quelle est votre position sur cette question ?
Quelles mesures comptez-vous prendre pour éviter qu'il y ait de nouveau des renoncements aux soins, y compris pour des pathologies sérieuses ? Donnez-vous des préconisations aux médecins de ville, mais aussi aux hôpitaux qui ne sont pas à la pointe de la prise en charge des personnes atteintes du covid pour éviter des tâtonnements futurs ?
M. Olivier Véran, ministre . - À mon arrivée, le pays se prépare à la possibilité d'une épidémie d'un virus inconnu en provenance de Chine, alors même que l'épidémie n'a encore atteint ni la France ni l'Europe. Plusieurs semaines avant mon arrivée, les premiers bulletins d'information à l'attention de l'ensemble des structures sanitaires et aux agences régionales de santé avaient été publiés. La ministre Agnès Buzyn avait déjà fait plusieurs interventions publiques pour parler du virus et indiquer qu'il y avait des possibilités que ce virus puisse rentrer, même s'il n'y avait pas de certitudes à l'époque.
Lors de mon premier contact avec l'épidémie, je n'étais pas ministre, mais député de Grenoble. Un monsieur anglais ainsi que ses enfants, tous issus du cluster de Contamines-Montjoie, étaient alors hospitalisés au centre hospitalier universitaire (CHU) de Grenoble. En mes qualités de député et de médecin, j'ai accompagné la ministre Agnès Buzyn à la rencontre des équipes du service de maladies infectieuses qui avaient mis en place l'isolement hospitalier des personnes malades et des cas contacts. En l'occurrence, les symptômes de ces personnes s'apparentaient à ceux d'un rhume.
J'ai pu constater la grande réactivité des équipes qui ont travaillé sur ce cluster : isolement des cas contacts, fermeture des structures qui nécessitaient d'être fermées, test des personnes contacts. Sans la vigilance des médecins de cette station de ski, la préparation de l'agence régionale de santé et des équipes hospitalières pour accueillir des patients en isolement, ce cluster aurait pu être le début d'une épidémie précoce, avant l'Italie. C'est la marque d'un pays qui avait su se préparer.
Le stade 1 du plan Orsan - organisation de la réponse du système de santé en situations sanitaires exceptionnelles - a été déclenché le 14 février, le jour où le premier décès était enregistré. J'ai déclenché le stade 2 deux semaines plus tard. Il consistait à renforcer les mesures de confinement pour les foyers de propagation, notamment dans l'Oise où nous avons dû fermer des écoles et interdire des rassemblements, mais aussi au niveau national puisque nous avons interdit les manifestations de plus de 5 000 personnes en milieu fermé.
Je rends hommage à l'action qui a été conduite par ma prédécesseur, car la préparation du système de santé était réelle. Mme Buzyn a indiqué que notre pays était le mieux préparé des pays environnants. Quelques jours après ma nomination, je me suis rendu à Rome pour rencontrer le ministre de la santé, puis, deux semaines après, à Bruxelles pour discuter avec l'ensemble de mes homologues européens, dont une majorité se demandait pourquoi on réunissait en urgence les ministres du Conseil de l'Europe étant donné qu'il n'y avait pas d'épidémie en Europe. Je peux confirmer que le niveau d'alerte était bien plus élevé en France que chez beaucoup de nos voisins.
J'en viens à l'orientation des malades vers le SAMU. La doctrine initiale était d'isoler les malades potentiels afin de casser toute chaîne de contamination avant même qu'elle ne se développe. Le passage par le SAMU permettait d'isoler les personnes en milieu hospitalier, comme cela a été fait à Contamines-Montjoie ou au travers du rapatriement des expatriés de Wuhan. Adresser ces patients aux médecins de ville nous aurait fait prendre le risque qu'ils contaminent d'autres patients, et même le médecin. Par ailleurs, les outils de mesure à la disposition des médecins de ville n'étaient pas aussi pointus qu'à l'hôpital.
Pour autant, il n'a jamais été question d'écarter les médecins de ville du dispositif. Il était d'ailleurs prévu que si l'épidémie commençait à diffuser, on passerait à un diagnostic clinique des cas symptomatiques réalisé par des médecins de ville.
Lorsque nous sommes passés à un stade ultérieur de diffusion du virus, nous n'avons plus hospitalisé que les cas sévères, les autres cas étant en isolement chez eux ou en structure hôtelière lorsqu'ils n'étaient pas en capacité de s'isoler correctement chez eux. Dès lors, comme cela se pratique depuis des dizaines d'années, nous avons appliqué le diagnostic clinique syndromique grâce à des réseaux de médecins sentinelles qui font remonter les données. Tout cas symptomatique évoquant un covid a été considéré comme positif jusqu'à preuve du contraire, et donc, isolé le temps nécessaire.
La médecine de ville a un déjà rôle central, et ce rôle va devenir encore plus important quand les rhumes, les rhino-pharyngites, les angines et la grippe vont arriver dans notre pays et qu'il faudra faire la part des choses entre le covid et tout autre virus. Je travaille d'ailleurs avec les syndicats et l'ordre professionnel pour anticiper le rôle des médecins de ville, notamment en matière de diagnostic. J'ai saisi la Haute Autorité de santé (HAS) de ce sujet et je ne manquerai pas de vous communiquer sa réponse.
J'ai fait le choix de développer la télémédecine de manière inédite dans notre pays. Je crois que nous réalisions quelques dizaines de milliers d'actes de télémédecine par an dans notre pays ; nous sommes passés à un 1 million par semaine. Nous avons décidé de prendre en charge à 100 % les consultations de télémédecine, et de les simplifier par tous les moyens, y compris le recours à Skype, à WhatsApp ou aux consultations téléphoniques. Nous avons également autorisé la téléconsultation pour les infirmières et les kinésithérapeutes. Cela a permis aux médecins de participer grandement à la prise en charge des malades à la phase épidémique sans s'exposer et sans exposer les autres malades.
Cette dynamique se poursuit. J'ai fait le choix de maintenir les mesures d'exception pour qu'elle ne s'effondre pas. En avril, 11 % des consultations se sont faites en télémédecine, et jusqu'à 55 % pour les endocrinologues ou 48 % pour les pneumologues.
Vous m'avez interrogé sur les données scientifiques. Il y a eu un certain consensus entre l'OMS, le Centre européen de prévention et de contrôle des maladies (ECDC), le conseil des ministres de la santé européen, le conseil scientifique, la Direction générale de la santé (DGS), les autorités de santé centralisées et décentralisées telles que le Haut Conseil de la santé publique (HCSP), la Haute Autorité de santé (HAS), les agences régionales de santé, les organismes de recherche comme l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) ou l'Institut Pasteur. Tous ces acteurs ont éclairé les décisions et les doctrines, mais ils les ont aussi fait évoluer au fur et à mesure que les connaissances scientifiques s'affinaient, à l'instar de l'Académie de médecine. Cela me semble assez sain.
Par ailleurs, nous disposons d'une batterie d'indicateurs très importante ; j'en ai présenté un certain nombre hier : l'incidence, l'incidence des personnes âgées, le taux de positivité des tests, la saturation des réanimations, etc .
Je ne regrette nullement d'avoir anticipé l'activation du plan blanc généralisée à l'échelle du pays. Je me souviens que les premiers jours, certains établissements de santé publics ou privés se plaignaient qu'on les empêche d'opérer des malades alors qu'ils n'avaient pas de patients atteints du covid. La particularité d'une épidémie avec un virus aussi contagieux et aussi invasif que le coronavirus est que tout va très vite.
Si nous prenons aujourd'hui des mesures importantes à Marseille et en région Provence-Alpes-Côte d'Azur (PACA), c'est parce que les services de réanimation sont à plus de 30 % de taux de saturation par des patients covid. Or si les réanimations sont occupées par de la chirurgie programmée, cela peut mettre en danger des centaines, voire des milliers de vies. Nous avons sauvé des centaines et des milliers de vies en activant le plan blanc de manière anticipée et en vidant les réanimations en amont. Nous n'aurions pas pu le faire si la vague nous avait pris de court. Sur tous les territoires, l'ensemble des établissements ont augmenté le nombre de lits en réanimation pour faire face à la vague, et les services de réanimation ont tenu.
Aujourd'hui, la situation est différente, car nous avons des indicateurs plus fins et une meilleure connaissance du virus. Nous nous inspirons des modélisations, notamment de l'Institut Pasteur, qui permettent d'appréhender semaine après semaine l'évolution du nombre de patients en réanimation. Nous avons mis en place des indicateurs par territoire, voire par hôpital pour doter chacun de ses propres outils de gestion. Lorsque cela devient nécessaire, tel ou tel hôpital se voit contraint d'annuler des opérations afin de transformer des blocs opératoires en salle de réanimation. Du personnel a été formé, des expériences ont été partagées pour pouvoir faire face à cette crise épidémique.
Mme Catherine Deroche , rapporteure . - Vous ne m'avez pas répondu sur le retour d'expérience pour les médecins de ville, mais aussi pour les hôpitaux qui ne sont pas forcément à la pointe en termes de prise en charge des patients covid. Des préconisations ont-elles été données, et si oui, par qui ? Quel est le degré d'information de l'ensemble de ces personnels soignants ?
M. René-Paul Savary , président . - Vous n'avez pas répondu non plus sur la qualité des données de l'OMS.
M. Olivier Véran, ministre . - Le DGS-urgent est un bulletin d'information extrêmement complet - on a pu nous dire qu'il l'était trop, ce qui nous a parfois conduits à le rendre plus synthétique pour nous assurer que chacun appréhendait le bon niveau d'information. Il compte 800 000 abonnés, parmi lesquels les médecins hospitaliers et libéraux. Ces bulletins ont été envoyés de manière extrêmement régulière. Par ailleurs, il y a eu et il y a toujours de nombreux échanges avec les syndicats, les sociétés savantes et les ordres professionnels.
Tous les protocoles de prise en charge des patients ont été travaillés avec les sociétés savantes et le collège de la médecine générale. Des fiches pratiques ont été diffusées après chaque concertation. Les ordres professionnels et les syndicats ont eu des échanges hebdomadaires avec les services du ministère, avec mon cabinet et avec moi, car leurs représentants disposent de ma ligne directe. J'ai, par exemple, téléphoné au président du syndicat MG France samedi ou dimanche matin pour discuter avec lui des perspectives d'évolution de la place des généralistes dans le diagnostic, sachant qu'aujourd'hui, seulement 15 % du contact tracing est fait par les médecins généralistes. Nous avons évoqué ensemble l'idée de faire passer un nouveau message. J'ai donc rappelé hier à l'ensemble des Français qui sont testés positifs qu'ils doivent consulter leur médecin, par exemple en vidéo ou par téléphone, afin qu'il puisse les orienter, préparer leur mise à l'abri et assurer la surveillance.
M. René-Paul Savary , président . - Un médecin généraliste nous indiquait ce matin qu'il ne peut pas rentrer directement les cas contacts, car c'est la caisse primaire d'assurance maladie (CPAM) qui a la main.
M. Olivier Véran, ministre . - Les médecins ont totalement accès à AmeliPro.
M. René-Paul Savary , président . - Oui, mais ils peuvent ne pas rentrer directement les cas contacts.
Mme Catherine Deroche , rapporteure . - Quand le test est positif et que le laboratoire rentre cette information dans l'application CPAM, le médecin généraliste ne peut plus rentrer de cas contacts.
M. Olivier Véran, ministre . - Les médecins libéraux et les médecins hospitaliers sont chargés de ce qu'on appelle le tracing de niveau 1. Au début de l'été, ils assuraient 65 % du contact tracing, puis cette proportion a chuté pendant l'été. Les médecins ont donc accès à « Contact Covid » et peuvent y rentrer des données. En revanche, il est plus compliqué de modifier des données dans un dispositif qui a entériné le traçage des cas contacts, car c'est alors l'assurance maladie, qui assure le niveau 2 du contact tracing, qui prend le relais. L'agence régionale de santé assure le niveau 3, c'est-à-dire la gestion des clusters et les cas complexes. Je demanderai toutefois à mon cabinet de vérifier ce point.
J'en viens aux données de l'OMS. Une mission d'évaluation est en cours. Je me suis rendu au siège de l'OMS avec mon homologue allemand, Jens Spahn, pour rencontrer le docteur Tedros et apporter notre soutien à son organisation, car nous avons besoin d'une organisation comme l'OMS. Un retour d'expérience sur la façon dont les données ont été gérées et les recommandations apportées est toutefois nécessaire, et toute la lumière sera faite sur cette question, mais ce n'est pas le moment de jeter un discrédit sans fondement sur cette institution.
L'OMS a apporté une expertise, et elle avait un regard international plus aigu que le nôtre, notamment sur la situation chinoise les premières semaines. Elle nous a été utile. Il est vrai qu'elle a fait évoluer ses recommandations, mais la recherche avait progressé. Concernant les masques, par exemple, il aurait été tout à fait aussi possible que la recherche montre qu'il n'y avait pas de passage aérosol du coronavirus, et donc, que le port du masque ne s'imposait pas. Nous nous sommes inspirés, entre autres, de ses recommandations. Nous ne les avons pas toujours suivies, car nous avons anticipé un certain nombre de décisions, comme sur la question du port du masque.
Mme Sylvie Vermeillet , rapporteure . - Vous avez dit que nous étions là pour discuter les choix qui ont été faits. Je pense que nous sommes aussi là pour discuter des choix que vous pourriez faire vu l'expérience dont vous disposez aujourd'hui.
Quel regard portez-vous sur l'efficience - ou l'inefficience - de Santé publique France quant à la gestion des stocks stratégiques ?
Quelles garanties pouvez-vous nous donner aujourd'hui sur le niveau des stocks stratégiques de médicaments et d'équipements de protection individuelle ? Que pensez-vous des vaccins partiels qui devraient être disponibles au premier trimestre 2021 ? Comment vous assurez-vous que les Français pourront en disposer autant que de besoin ?
Portez-vous une attention particulière, depuis la reprise de l'épidémie, aux synergies entre le public et le privé ? Lors de nos auditions, on nous a rapporté que certaines cliniques étaient vides alors que des hôpitaux publics étaient saturés. Quels moyens avez-vous pris pour remédier à cela ?
Fort de votre expérience dans cette gestion de crise, envisagez-vous de reconsidérer le rôle et les moyens des hôpitaux de proximité ?
M. Olivier Véran, ministre . - L'agence Santé publique France a été au rendez-vous de l'épidémiologie et de la distribution. Elle a été percutée par sa première crise sanitaire d'envergure, affectant le territoire français dans son ensemble. Je ne rappellerai pas l'intégration de l'Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (Éprus) dans le dispositif rénové de Santé publique France : vous l'aviez votée. Il faudra peut-être s'interroger à nouveau sur cette organisation dans l'avenir.
Les scientifiques de Santé publique France, nombreux, produisent beaucoup de données, précieuses au quotidien. En plus de sa mission logistique de stockage, l'agence s'est retrouvée à organiser dans l'urgence une mission de distribution de masques, à partir de l'entrepôt unique de Marolles jusqu'à chaque officine ou hôpital de France. Peut-être faudra-t-il s'interroger sur nos procédures de stockage des matériaux de protection : faut-il préférer un seul stock centralisé ou bien imaginer d'autres solutions ? Votre commission d'enquête pourra nous éclairer.
Nous avons reconstitué les stocks stratégiques, notamment ceux de médicaments à usage anesthésique et de réanimation, de manière à pouvoir traiter jusqu'à 29 000 malades. Nous en avions traité 17 000 lors de la première vague. Ces stocks sont cruciaux. Nous l'avions dit avec Édouard Philippe. Il a fallu déployer des trésors d'ingéniosité pour faire basculer de petits stocks dormants en clinique vers d'autres hôpitaux qui risquaient d'en manquer. Grâce à cela, aucun malade n'a été extubé, mais ce n'est pas passé loin. D'où notre décision de réorganiser des stocks beaucoup plus importants que ceux dont nous disposions, dans un contexte où la demande mondiale explosait, avec des consommations parfois multipliées par mille. Même certains pays producteurs ont manqué de ces médicaments. La situation était tendue.
Nous voulons disposer d'un stock stratégique d'État de 1 milliard de masques, dont 800 millions de masques chirurgicaux et 200 millions de masques FFP2. Ce stock sera complètement reconstitué d'ici à deux semaines. Il nous manque peut-être 100 millions de masques chirurgicaux et nous avons 60 millions de masques FFP2 de plus que ce que prévoient nos objectifs. Nous disposons aussi de millions de masques chirurgicaux pédiatriques et nous avons de quoi équiper jusqu'à 14 000 lits de réanimation.
Nous ne pourrons proposer un vaccin que lorsque des études cliniques correctement réalisées en population générale auront démontré qu'il est efficace et sûr. Nous avons créé un consortium avec les Pays-Bas, l'Italie et l'Allemagne. Nous avons prospecté auprès d'AstraZeneca, un laboratoire anglais, l'un des tout premiers à avoir pu envisager une phase d'expérimentation en population générale. Nous avons passé avec lui un contrat d'intention de commandes de 300 millions de doses, à un prix raisonnable, afin d'en disposer pour tout le territoire européen. À la demande du Président de la République, la France a systématiquement demandé des doses supplémentaires pour pouvoir aider les pays en difficulté d'approvisionnement.
La Commission européenne à qui nous avons confié ce pré-contrat a organisé des comités d'experts chargés de prospecter auprès des laboratoires en phase avancée de développement de vaccin, afin que nous puissions nous procurer un vaccin sûr et efficace dans les meilleurs délais. Il est trop tôt pour se prononcer sur les recommandations d'usage de ce vaccin anti-covid. Il y aura saisine de la Haute Autorité de santé en urgence quand nous disposerons des données d'études cliniques.
Concernant les hôpitaux privés, j'ai évidemment appelé les directeurs d'établissement dont on me disait qu'ils n'étaient pas mobilisés. Comme ministre de la santé, je n'ai pas ménagé ma peine, jour et nuit, pour chercher des lits de réanimation disponibles, organiser des transferts sanitaires, appeler des ministres à l'étranger afin de les sonder sur leurs capacités d'accueil, monter des TGV en moins de 48 heures - une première dans notre pays ! - pour transporter des malades jusqu'aux hôpitaux où ils pourraient être accueillis... Il faudrait avoir été complètement abruti, pardonnez l'expression, pour avoir négligé des places d'accueil qui auraient été disponibles dans la rue d'à côté : vous en conviendrez.
Je ne pense pas être complètement abruti, non plus que les ARS, ni les directeurs d'établissements hospitaliers. Si certains établissements privés ont tardé à se mobiliser, les ARS les ont systématiquement rappelés à l'ordre. On a constaté des difficultés particulières dans une région dont vous avez auditionné le directeur général. Je suis intervenu en passant quelques appels incitant à la mobilisation. La situation est très vite rentrée dans l'ordre. Au moment où circulait l'information selon laquelle les cliniques privées n'étaient pas mobilisées, M. Lamine Gharbi, président de la Fédération de l'hospitalisation privée (FHP) publiait des communiqués pour indiquer que c'était factuellement faux. Encore une fois, tout lit utile pour les malades, en réanimation ou pas, en hôpital de proximité ou en CHU, en clinique privée ou à l'hôpital public, tout lit utile doit être utilisé.
M. René-Paul Savary , président. - Doit être ?...
M. Olivier Véran, ministre . - Oui. Nous n'avons pas manqué d'utiliser l'ensemble des parcs hospitaliers. Les directeurs généraux des ARS et les délégués départementaux n'ont pas ménagé leurs efforts sur le terrain pour s'assurer que tous les lits de réanimation étaient utilisés.
M. René-Paul Savary , président . - Monsieur le ministre, vous parlez d'une région que je connais bien, et je puis vous dire qu'il y a eu des difficultés au départ. Elles ont été largement remontées et commentées. Il faut reconnaître cette réalité, même si elle n'a pas été la même partout. Ce n'est pas une critique, mais nous souhaitons que ces difficultés ne puissent pas se reproduire. Y a-t-il eu des mesures pour fluidifier davantage les relations entre public et privé ?
Mme Catherine Deroche , rapporteure. - J'avais moi aussi appelé Lamine Gharbi et nous l'avons auditionné. Dans certaines régions, il y a eu une latence dans la mobilisation des cliniques privées. Peut-être faudrait-il opérer un travelling arrière à partir de données factuelles pour déterminer ce qu'a été la réalité ? Nous gagnerions à croiser les données de la FHP et les vôtres.
M. Olivier Véran, ministre . - J'ai mis de la pression sur le directeur général de l'ARS de la région concernée par ces difficultés particulières. J'ai également indiqué très clairement que nous utiliserions les données du programme de médicalisation des systèmes d'information (PMSI) pour repérer tout patient qui aurait été opéré en chirurgie programmée, puis envoyé dans un service de réanimation ou de soins intensifs d'une clinique du territoire, alors même que les plans blancs étaient activés. Ces patients ne pourront pas bénéficier du remboursement des soins par l'Assurance maladie et je m'occuperai personnellement d'établir un dispositif de sanction. Comment être plus clair sur le sujet ?
En revanche, j'ai pu être interpellé par une clinique bénéficiant du suivi de réanimation, mais qui ne pouvait pas accueillir de patients Covid, car tous ses lits étaient réservés aux non-Covid, c'est-à-dire aux patients qui auraient fait un AVC très grave, un infarctus, ou qui auraient été opérés en urgence d'un cancer. Il y avait des lits réservés dans le secteur public comme dans le secteur privé.
Une autre clinique dont les lits n'étaient pas tous pleins avait dû céder ses médicaments de réanimation, ne pouvant donc plus recevoir de patients. Son équipe était cependant venue renforcer celle d'un autre hôpital.
Je ne voudrais pas laisser croire que certains professionnels de santé auraient attendu le chaland en voyant que tout s'effondrait autour d'eux. Je ne le crois pas une seconde, car ces professionnels ont leur vocation chevillée au corps. Je ne voudrais pas non plus que l'on puisse croire que des directeurs de structures territoriales se soient désintéressés de la mobilisation du parc hospitalier. Nous avons vécu la crise ensemble et nous étions tous parfaitement mobilisés.
Les données de PMSI montreront si tel ou tel établissement s'est montré déloyal, ce dont je doute.
M. René-Paul Savary , président. - Monsieur le ministre, il ne s'agit pas de cela. Il s'agit d'établissements qui avaient des lits vides, qui étaient prêts à accueillir des malades atteints de la covid, et qui ne les ont jamais vus venir.
M. Olivier Véran, ministre . - Donnez-moi une liste de ces établissements.
M. René-Paul Savary , président. - Il ne s'agit pas de remise en cause, mais de fonctionnement de l'articulation entre privé et public. Il y a eu des difficultés. Notre commission d'enquête n'a pas pour but de les dénoncer, mais de faire en sorte qu'elles ne se reproduisent plus. D'où la question précise de la rapporteure : avez-vous pris des mesures pour garantir la fluidité entre les deux secteurs ?
M. Olivier Véran, ministre. - Dans les premières semaines, il fallait un équipement en assistance circulatoire extracorporelle (Ecmo) pour faire de la réanimation. Certains établissements privés n'en disposaient pas. Il a fallu leur en fournir avant de pouvoir utiliser leurs lits. Des raisons médicales, d'équipement et d'organisation peuvent expliquer certaines difficultés.
Je peux tout entendre et tout dysfonctionnement doit être corrigé dans cette période difficile. Cependant, il faut être précis. J'ai besoin du nom des établissements, des dates et des équipes concernées par les difficultés sur lesquelles vous m'interpellez.
M. René-Paul Savary , président. - Le problème a été vite corrigé, Monsieur le ministre. Encore une fois, nous ne cherchons pas à vous mettre en cause. Mais il y a eu besoin de facteurs de correction. Pouvez-vous nous assurer que ce type de problème ne se reproduira pas ?
M. Olivier Véran, ministre . - S'il y a eu des problèmes, il n'y en aura plus.
M. René-Paul Savary , président. - Nous ne pouvons pas faire fi des témoignages que nous avons entendus pendant des heures d'audition. Nous devons en prendre acte. On peut dire que tout s'est bien passé, mais le nombre de morts en France est important par rapport à d'autres pays. Rien n'interdit de vouloir améliorer les choses.
M. Olivier Véran, ministre . - Aidez-moi en me donnant des éléments factuels.
M. René-Paul Savary , président. - Soyez rassuré, nous vous aiderons.
M. Olivier Véran, ministre . - La loi Ma Santé 2022 a porté une ambition politique forte pour les hôpitaux de proximité dont la modernisation avait commencé sous Mme Touraine, grâce au statut et au financement pérenne qui leur avaient été attribués. Le Ségur de la santé va plus loin, qui veut restaurer des hôpitaux dignes de ce nom dans l'ensemble du territoire, grâce à un plan d'investissement de 6 milliards d'euros et à la reprise de leur dette.
M. René-Paul Savary , président. - Vous nous avez donné des faits sur les activités de stockage, de logistique et de distribution de Santé publique France. Quel regard portez-vous sur l'intégration de l'Éprus ? Y a-t-il des modifications à apporter pour améliorer la réactivité de l'agence en période de crise ?
M. Olivier Véran, ministre . - L'organisation de Santé publique France doit donner lieu à réflexion. Les cellules d'intervention en région (CIRE) sont en lien avec les ARS, mais pas sous leur tutelle. Il faut réintégrer la recherche fondamentale, la recherche appliquée et la question logistique dans un appareil qui dispose de tous les outils pour être performant. La question mérite d'être posée dans les territoires, notamment sur les stocks de matériel de protection.
Santé publique France produit des données précieuses. Cela a parfois donné lieu à une certaine confusion, par exemple sur le nombre de tests qui a été fortement sous-évalué, semaine après semaine. Ce nombre était estimé sur la base d'échantillons de laboratoires publics et privés. On me faisait reproche à l'époque de ne pas suffisamment tester la population. J'ai donc suggéré des améliorations au président de Santé publique France, qui m'a répondu que la démarche était simplement statistique et ne visait pas à colliger des données exhaustives.
Je continue d'échanger avec l'agence. Santé publique France ne peut pas à la fois rendre compte de la situation et proposer une modélisation d'études épidémiologiques par anticipation. Il suffit de regarder les courbes d'incidence : les retards d'inscription des données dans SI-DEP - système d'information de dépistage - donnent faussement l'impression que la situation s'améliore. Santé publique France alerte sur ce point, en rappelant qu'il faut quelques jours de recul avant de pouvoir analyser ces données non consolidées.
On peut toujours évoluer en matière de gestion de crise, et nous le ferons. Mais nous avons aussi besoin de stabilité pour traverser la crise. L'heure de proposer des réorganisations et de la modernisation viendra, mais plus tard.
M. Bernard Jomier , rapporteur. - Votre stratégie consiste à maintenir la circulation du virus à un niveau tel que les activités de soins usuelles puissent se poursuivre. Cela passe par l'augmentation des moyens hospitaliers et vous avez cité une progression jusqu'à 14 000 lits de réanimation.
Votre stratégie sur les masques, les gestes barrières et la distanciation physique se montre relativement efficace : la reprise de l'augmentation du virus n'a pas la même cinétique qu'au printemps.
En revanche, la stratégie scientifique qui consiste à tester, tracer, isoler est dysfonctionnelle. Le constat est partagé et documenté. Les délais pour les tests dépassent celui de la contagiosité, ce qui empêche la rupture des chaînes de transmission. La Caisse nationale d'assurance maladie (CNAM) observe, grâce aux traçages, que 80 % des personnes infectées n'ont pas été identifiées comme cas contacts. Quant à l'isolement, aucune solution n'est proposée pour les personnes en habitat collectif et communautaire.
Ce dysfonctionnement est pour une large part responsable de la reprise de la circulation du virus. Comment en est-on arrivé là alors qu'il n'y a plus de problème de tests en termes quantitatifs ? La période estivale aurait pourtant dû permettre d'affiner la mise en oeuvre de votre stratégie.
Sibeth Ndiaye nous a rappelé combien la société attendait de la transparence et de l'horizontalité. Hier, vous avez annoncé des décisions sans aucune concertation avec les acteurs des territoires concernés, qu'il s'agisse des élus locaux, des acteurs de santé, de ceux du secteur médico-social. Pourquoi ne pas les avoir consultés en amont ? Comment mettez-vous en oeuvre les concepts de transparence et d'horizontalité dans le processus d'élaboration de vos décisions ?
Au cours des auditions, beaucoup ont mis en avant le rôle du couple préfet-maire. Désormais, on a l'impression que le préfet donne des ordres aux maires, le ministre siégeant à l'échelon supérieur. Si les réponses autoritaires étaient les plus efficaces du monde, nous pourrions entendre ce discours, même en démocratie. En l'occurrence, cela risque d'avoir des conséquences sur l'efficacité des décisions adoptées.
Au mois de juillet, les acteurs de première ligne que nous avons auditionnés ont manifesté de la colère et du ressentiment à l'encontre des autorités publiques. Il s'agit d'acteurs parfaitement insérés dans notre société, pharmaciens, médecins, infirmières, aides à domicile, professionnels du grand âge. Ils nous ont tous dit qu'on ne les avait pas respectés, les autorités refusant de prononcer le mot de « pénurie » quand ils manquaient de matériel. Cela a largement contribué à rompre le lien de confiance entre la population et les pouvoirs publics, rupture extrêmement préjudiciable à la lutte contre l'épidémie dans notre pays.
Dans quelle mesure cette rupture du lien de confiance vous préoccupe-t-elle ? À quelles valeurs vous référerez-vous pour que les autorités de santé, les institutions politiques et la population fassent bloc contre l'épidémie ?
M. Olivier Véran, ministre . - Nous sommes en mesure d'augmenter les moyens hospitaliers à 14 000 lits si nécessaire, au prix d'efforts considérables. Nous avons les respirateurs et les médicaments qu'il faut. Les soignants, même fatigués, restent mobilisés.
La stratégie est d'essayer d'écraser le virus, de l'enrayer, de le traquer plutôt que ce soit lui qui nous traque. Il s'agit de l'affaiblir et de le maintenir au niveau le plus bas possible. Nous avons réussi à le faire grâce à des mesures extrêmement fortes en sortie du confinement.
Les mesures de gestion - restrictions de circulation et des grands rassemblements, fermeture des bars et des restaurants -, très douloureuses, sont fondées sur le strict niveau de pression sanitaire. Quand on a 30 % de patients Covid en réanimation, c'est une alerte sérieuse qui fait basculer un territoire ; quand il y en a 60 % l'alerte, d'autant plus sérieuse, peut donner lieu à d'autres types de mesures. La pression sanitaire reflète l'évolution de l'incidence de la crise, en particulier chez les personnes âgées. C'est l'indicateur que nous suivons pour pouvoir opérer.
Dire que la stratégie « tester, tracer, protéger » est dysfonctionnelle traduit la difficulté que nous avons pu avoir pour assurer l'accès de la population aux tests. Nous avons augmenté notre capacité à 1,3 million de tests par semaine, grâce à la mobilisation extraordinaire des laboratoires publics et privés qui continuent d'acheter des machines pour la PCR afin de tester encore davantage.
Cet été, je recommandais aux gens d'aller se faire tester. Nous pouvions faire 700 000 tests et nous n'en faisions que 400 000. Le virus circulait peu. J'avais annoncé à la fin du mois d'août que les semaines de rentrée donneraient sans doute lieu à une certaine tension sur l'accès aux tests, car les gens rentraient de vacances et que la pression sanitaire commençait à monter.
Les données du SI-DEP - système d'information de dépistage - montrent que, sur 80 % de gens testés, 28 % sont symptomatiques, soit un tiers. Quelque 35 000 à 40 000 cas contacts se font tester chaque jour. Si l'on ajoute une dizaine de milliers de soignants et les aides à domicile, le nombre de cas contacts est déjà conséquent. Plus la pression sanitaire augmente, plus le public prioritaire s'accroît.
La priorisation demandée au début du mois d'août a fonctionné jusqu'à ce qu'elle ne fonctionne plus. C'est allé très vite. J'ai présenté des dispositions efficaces pour que toute personne dont l'état de santé le justifie puisse bénéficier d'un test sans délai. Grâce aux 20 barnums d'Île-de-France, nous pouvons effectuer 500 tests par jour, entre 8 heures et 14 heures pour le public prioritaire, avec un rendu de 48 heures.
Je n'ai rien à cacher. À l'échelle nationale, les deux tiers des résultats de tests sont rendus dans les 48 heures. Quand ce n'est pas le cas, notamment dans les métropoles et en Île-de-France, nous faisons tout pour améliorer la situation.
Cette difficulté sur les tests suffit-elle à expliquer la reprise de l'épidémie ? Je ne le crois pas. Voyez le Japon, fort d'une expérience et d'une stratégie systématique en matière de pandémie, avec une culture du masque bien ancrée et un dispositif de protection quasiment infaillible : il a pourtant été percuté. Même chose pour Israël, totalement confiné. Souvent citée en exemple, l'Allemagne a pourtant été le premier pays européen à reconfiner des régions entières alors même que le virus circulait peu.
Le virus alterne entre des zones d'activité aiguës et des périodes d'accalmie. J'ai passé le mois d'août à alerter sur la reprise de l'épidémie chez les populations jeunes, notamment à Marseille. Je mettais en garde, car l'exemple international, en Floride par exemple, a montré que quand les jeunes étaient touchés, le virus finissait par passer chez les moins jeunes. Certains experts préconisaient sur les plateaux de télévision que les jeunes se contaminent les uns les autres. Vous en avez reçu certains, ici, qui considéraient que le virus avait muté, devenant moins dangereux, et qu'il n'y aurait pas de deuxième vague. Je n'ai jamais tenu ce discours et j'ai au contraire mis en garde contre une telle idée, incitant à mettre en oeuvre des mesures de gestion efficaces contre une reprise de l'épidémie.
Il est fondamental d'avoir la confiance des élus et de travailler avec eux. Je remercie les maires, celui de Montpellier, Michaël Delafosse, celui de Toulouse, Jean-Luc Moudenc, la maire de Lille particulièrement, Martine Aubry, le maire de Saint-Étienne, Gaël Perdriau, la maire de Paris, Anne Hidalgo, celle de Rennes, Nathalie Appéré. J'ai parlé au téléphone à l'ensemble de ces maires, hier après-midi, entre les prises de décision en conseil de défense et les annonces de ces décisions.
Plusieurs sénateurs . - Ce n'est pas de la concertation !
M. Olivier Véran, ministre . - L'ensemble de ces maires, notamment celui de Grenoble, Éric Piolle, et d'autres encore, se sont montrés réceptifs. Je leur ai annoncé qu'il y aurait une concertation avec les préfets pendant 48 heures, selon le protocole habituel, pour adapter les mesures en fonction de la situation épidémique dans chaque territoire. Tout cela s'est passé sans difficulté.
Quant à Marseille, hier, en fin d'après-midi, j'ai parlé au premier adjoint au maire et au président de la région. J'ai appelé la maire de Marseille...
Mme Marie-Pierre de la Gontrie . - C'est elle qui vous a appelé.
M. Olivier Véran, ministre . - Madame la sénatrice, je suis sous serment. J'ai parlé à la maire de Marseille plusieurs fois au téléphone, cet été. Je lui ai expliqué, au mois d'août, que les indicateurs à Marseille devenaient mauvais, que les contaminations touchaient les jeunes, que des soirées sur des rooftops rassemblaient plus de 1 000 personnes sans masque, ce qui aggravait le danger pour l'évolution de la situation. Un conseil de défense consacré à Marseille a proposé un couvre-feu, en concertation avec les autorités concernées, pour que les bars et restaurants ferment à 11 heures du soir. Il s'agissait de freiner la diffusion de l'épidémie et de montrer à la population combien la situation devenait périlleuse.
Je me suis rendu à Marseille le 27 août et j'ai passé plus de deux heures en préfecture à discuter avec les parlementaires, les élus de la ville, de la métropole, du département et de la région, ainsi qu'avec plusieurs maires de villes adjacentes. J'ai également rencontré la maire de Marseille en préfecture de Marseille pendant plus d'une demi-heure. Je leur ai dit que si nous ne prenions pas rapidement des mesures de gestion pour enrayer l'épidémie, nous aurions certainement à en prendre de plus fortes, plus tard.
Les élus marseillais avec qui j'ai discuté considéraient que consulter n'était pas concerter. Sans doute. Mais concerter ne veut pas forcément dire tomber d'accord. Le principe de responsabilité doit primer à un moment donné. Quand il s'agit de protéger la vie des gens, il faut être capable de prendre des mesures, même difficiles.
Une personne sur trois en réanimation a plus de 65 ans. Ces personnes demandent à être protégées. Enrayer la circulation du virus, protéger les hôpitaux et les services de réanimation, protéger et soulager les soignants, vu la vague épidémique à laquelle nous avons dû faire face, c'est agir en responsabilité. Je l'assume et continuerai à le faire chaque fois que cela sera nécessaire.
Monsieur Jomier, vous avez déclaré dans la presse que le ministre de la santé était sans arrêt en train de « courir après le virus ». Pour changer cela, il faut accepter l'idée que nous soyons obligés d'acter un certain nombre de décisions rapidement compte tenu de la situation sanitaire. Évitons de nous lester du boulet que seraient les jours de délai entre l'observation et l'action. J'ai entendu les critiques sur les mesures de gestion prises trop tardivement au printemps, le confinement trop long, le déconfinement intervenu trop tôt, puis trop tard...
Monsieur le rapporteur, vous parlez de confiance. Mon cap est celui de la constance, celle d'assumer mes décisions, de les prendre sur la base des recommandations des scientifiques, en conseil de défense et de sécurité nationale (CDSN), sous la responsabilité du Premier ministre et du Président de la République.
M. Bernard Jomier , rapporteur. - Vous avez remarqué tout de même, Monsieur le ministre, que nous avons très peu parlé, dans le cadre de cette commission d'enquête, des mois de mars et d'avril. Nous avons en effet constaté que les pouvoirs publics avaient globalement pris, dans le feu de l'épidémie, les mesures qui, probablement, s'imposaient - je laisse de côté la question de la distance des responsables politiques avec les acteurs de terrain, que j'ai déjà soulevée, en disant seulement que votre réponse ne permettra sans doute pas de faire beaucoup progresser les choses, ce dont je suis navré.
Nous avons entendu hier deux anciennes ministres. L'une a dit que le problème était l' « acculturation scientifique » des Français, sans envisager à aucun moment le défaut de culture de santé publique des responsables politiques et de l'appareil d'État - cette question n'est pourtant pas inintéressante. L'autre a fait un plaidoyer que j'ai trouvé assez convaincant à propos de l'intuition qu'elle a eue au mois de janvier ; ses propos pour nous expliquer pourquoi le relais ne s'était pas fait vers des décisions rapides, en revanche, ne m'ont pas du tout convaincu. Elle nous a rappelé que nous débattions de la loi Bioéthique pendant qu'elle se préoccupait de l'épidémie ; or elle avait tout loisir, alors, pour en parler avec le président de la commission des affaires sociales, qui était assis à deux mètres d'elle, et avec les parlementaires, ce qu'elle n'a jamais fait.
Vous citez des tas de personnes extérieures qui ont tenu à votre endroit des propos inopportuns ; dont acte. Ne vous en faites pas, nous y avons eu droit nous aussi. Et ce n'est pas parce que nous écoutons que nous opinons. La question est, bien plutôt, de comprendre : une ministre a une intuition juste ; elle comprend qu'il se passe quelque chose. Pourquoi ce retard dans l'exécution des décisions prises par rapport à d'autres pays ? Il ne s'agit pas de comparer point par point. Vous disiez que le Japon a eu beau bien tester, tracer, isoler, l'épidémie ne s'est pas arrêtée ; mais le Japon n'a pas fermé les restaurants. Comparaison ne vaut pas raison.
C'est sur la façon dont l'État puis notre société ont réagi que je souhaitais vous interroger. Vous nous expliquez que vous êtes engagé de longue date dans la santé publique, que vous prenez beaucoup de décisions, que vous avez compris, au mois d'août, que quelque chose ne fonctionnait pas. Pourquoi cette stratégie « tester, tracer, isoler », dont vous reconnaissez qu'elle a été longtemps dysfonctionnelle, l'est-elle encore en partie aujourd'hui ? Nous voulons comprendre les mécanismes qui ont présidé à de tels dysfonctionnements ; c'est cela qui nous intéresse, et non pas de mettre en cause telle ou telle personne.
M. Olivier Véran, ministre . - Je comprends parfaitement.
M. Bernard Jomier , rapporteur . - Vous pouvez donc garder un ton mesuré et posé, sans vous emporter, et vous verrez que nous avancerons sur ces questions.
M. René-Paul Savary , président . - Nous ne doutons pas de votre sens des responsabilités, Monsieur le ministre.
Mme Catherine Deroche , rapporteure. - Parmi tous les membres du gouvernement que nous avons reçus, l'autocritique a été plutôt rare. Y a-t-il des sujets, malgré tout, sur lesquels vous admettez, pour une raison x ou y, un temps de latence ? Si oui, pourquoi ? Et comment souhaitez-vous corriger ces dysfonctionnements ?
M. Olivier Véran, ministre . - Je réponds sur l'acculturation scientifique des Français. Un sondage est sorti il y a quelques semaines ; la question était : « Pensez-vous que le traitement X soit efficace contre le coronavirus ? » On peut commencer par se demander ce qui passe par la tête d'un sondeur pour qu'il se dise que les Français ont un avis à propos d'un traitement sur lequel la communauté scientifique n'a pas tranché. Résultat : 40 % des Français considéraient que le traitement était efficace, 40 % d'entre eux considéraient qu'il ne l'était pas, et 20 % des Français ont répondu qu'ils ne savaient pas... Je ne vais pas vous faire le coup des « 60 millions d'épidémiologistes ». « La santé a remplacé le salut », disait Canguilhem : c'est devenu un dogme, un mythe, et un objet politique puissant. Les revendications d'un droit à la santé, d'une sécurité sociale et d'une sécurité sanitaire ont, très légitimement, d'ailleurs, émergé comme revendications politiques au moment où le patient se métamorphosait en usager de la santé, ce qui est très bien, depuis au moins la grande loi Kouchner du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé. Cette transformation se trouve amplifiée par les réseaux sociaux et les chaînes d'information en continu : on voit se succéder, sur les plateaux de télévision ou sur Twitter, énormément de gens qui disent une chose et son contraire. Parfois, par chance, la personne qui dit une chose et celle qui dit son contraire sont bien deux personnes différentes ; parfois, quand la chance tourne, c'est la même personne, et il est rare qu'elle soit réinterrogée sur ses propos du passé. Tout cela crée beaucoup de confusion.
Cela ne veut pas dire que la science soit l'apanage des sachants et des scientifiques. Je suis médecin, comme vous, Monsieur Jomier. Je considère qu'une information doit être claire, loyale, appropriée, comprise. Il faut donc être transparent à propos des données dont nous disposons pour décider ; je l'ai été hier encore en montrant les courbes, les anticipations, les simulations, les modélisations, avec les réserves d'usage, car la science n'est pas imparable. Il faut prendre le temps d'expliquer et de réexpliquer le pourquoi des décisions.
Vous dites que nous avons parfois trop tardé à prendre certaines décisions. Notez que vous me dites en même temps - vous l'avez dit juste avant -que je décide sans prendre le temps d'organiser une consultation ou une concertation. Mais deux jours, parfois, c'est trop tard : ça peut faire la différence, lorsque la pression sanitaire monte ! Oui, il faut répondre en urgence. J'ai été neurologue dans une unité de soins intensifs neurovasculaires, où je traitais des AVC par thrombolyse. « Le temps, c'est du neurone », disait-on : on avait une heure trente pour thrombolyser un malade avant qu'il ne conserve un handicap à vie, qu'il s'agisse d'un handicap physique, moteur ou sensitif, ou d'une perte de langage. Prendre des décisions en urgence, les assumer, les expliquer, cela fait donc partie intégrante de ma formation professionnelle et de ma vocation de médecin.
Je ne dis pas que c'est simple : je dis que je dois parfois prendre des décisions rapidement. Je pourrais faire la liste des moments où j'ai eu à tenter, par tous les moyens légaux et raisonnables, d'accélérer les processus de décision. Et si vous me demandez si je suis satisfait de la façon dont tout a roulé, je vous réponds non, madame la sénatrice Deroche ! Évidemment non !
La presse s'en est d'ailleurs fait écho : j'ai souvent trouvé - je pense aux tests salivaires, ou aux tests antigéniques - que les recherches étaient trop longues. Un exemple : j'appelle les équipes médicales d'un grand CHU pour leur demander de reproduire une expérimentation sur un protocole de traitement très célèbre, en leur accordant un comité de protection des personnes et en finançant leur recherche ; on met plus de deux semaines à m'envoyer le résultat ; quand je finis par le recevoir, un jeudi soir, on me dit que le comité se réunira la semaine suivante pour statuer ; je m'y oppose, je fais en sorte qu'il se réunisse le samedi, des amendements sont déposés sur le protocole, etc . Vous finissez par prendre un mois dans la vue ! Il m'est évidemment arrivé d'enrager.
Une dernière anecdote : lorsque la France a manqué d'écouvillons - le premier producteur mondial est italien, et les frontières étaient fermées -, une femme formidable, Mme Lemoine, qui tient une entreprise familiale de cotons-tiges dans l'Orne, s'est proposée pour fabriquer des écouvillons. Elle a été très rapide pour transformer ses chaînes de production. Mais cela prend du temps ! Entre le moment où nous manquions des écouvillons nécessaires aux prélèvements et l'autorisation définitive des nouveaux écouvillons, il s'est écoulé des semaines. Il faut des processus de validation scientifique : nous faisons attention à tout ! Quand des masques arrivent de Chine, même si vous manquez de masques sur le territoire, vous ne pouvez pas les distribuer tant que la douane n'a pas vérifié qu'ils étaient conformes et efficaces ; et ça prend des jours ! Entre le moment où vous prenez une décision et le moment où elle est mise en oeuvre de façon opérationnelle, ça prend des jours.
Le système français est particulièrement normatif ; nous avons fait sauter, pendant la période, un paquet de normes qui étaient illusoires et dérisoires - j'ai signé des décrets et des arrêtés de simplification à tour de bras -, mais, que voulez-vous, certaines choses prennent du temps. Croyez-moi : je le regrette au moins autant que vous.
Mme Catherine Deroche , rapporteure. - C'est ce qu'il faudra corriger.
M. Olivier Véran, ministre . - C'est au législateur qu'il incombe d'arrêter d'hypernormer !
Mme Catherine Deroche , rapporteure . - C'est bien ainsi que je conçois les choses.
M. René-Paul Savary , président. - La métaphore guerrière ne sied pas au temps long.
M. Roger Karoutchi . - La question n'est pas d'opposer des gouvernants qui seraient responsables de tout et un Parlement qui voudrait absolument mettre en cause leur responsabilité. Nous en sommes déjà à 40 000 morts ; les gouvernements précédents et le Parlement doivent assumer eux aussi la responsabilité de la réduction des moyens des hôpitaux et de la santé, et en tirer les conséquences pour la suite. Personne ne remet en cause votre implication, Monsieur le ministre.
L'opinion publique a peur parce que l'épidémie reprend, parce qu'il n'y a pas de traitement. Il faut à la fois la protéger, la responsabiliser et la rassurer ; pour le moment, le compte n'y est pas, même si vous faites des efforts.
Le débat médiatique est ce qu'il est ; tout le monde est devenu un expert et, comme les experts ne sont pas d'accord entre eux, la situation devient totalement anxiogène pour les Français. On ne sait plus où on en est, et la parole publique perd sa crédibilité. Je l'ai dit à Gérald Darmanin : il faudrait, pour traverser cette crise, une unité de la parole publique. Les ministres, aussi sympathiques soient-ils, ne peuvent pas tous venir sur les plateaux de télévision raconter leur vision de la crise sanitaire. Le ministre de la santé devrait être, comme c'est le cas dans d'autres pays, le seul chargé de s'exprimer et de faire des annonces en la matière. La dispersion de la parole publique et de la parole scientifique rend le climat extrêmement anxiogène.
Vous avez parlé de transparence. Vous avez dit avant-hier que, avec 950 personnes en réanimation, nous étions à 19 % de nos capacités actuelles. J'ai eu une discussion un peu vive avec les gens de l'ARS d'Île-de-France sur ce point. Je résume : il y avait 5 500 lits de réanimation au début de la crise ; une montée en puissance progressive a permis d'atteindre, nous dit-on, les 10 000 lits au mois de juillet, dont 2 300 environ en Île-de-France. Comment 19 % de 10 000 peuvent-ils faire 950 ? Dites-nous où on en est pour de bon ! Il faut que nous comprenions. Vous avez évoqué la possibilité de passer à 14 000 lits s'il était nécessaire d'accroître la mobilisation. Où en est-on réellement aujourd'hui ? Disposons-nous de capacités supplémentaires complètes - je ne parle pas de respirateurs d'appoint ? Si oui, la dramatisation n'a aucun sens là où il faudrait plutôt rassurer les gens...
Sur les traitements, par ailleurs, on entend tout et n'importe quoi. Certains responsables sanitaires affirment que le traitement des patients et la connaissance de la maladie se sont nettement améliorés. Où en est-on vraiment ? Le taux de mortalité que nous avons connu au printemps peut-il revenir ?
Un dernier point. Vous avez parlé des commandes de vaccins faites par la France et par la Commission européenne. Le groupe Johnson & Johnson annonce qu'il est en avance sur les autres groupes dans la mise au point du vaccin - dit-il vrai ? Je n'en sais rien. Ma question est la suivante : les Français pourront-ils se faire vacciner dès qu'un groupe, quel qu'il soit, aura trouvé un vaccin sûr, ou la France et l'Union européenne devront-elles attendre les vaccins des groupes auxquels elles ont passé commande, même s'ils sont en retard ?
M. Olivier Henno . - L'audition de Mme Buzyn, hier, a été un moment fort. Nous avons bien compris que les plus hautes autorités avaient très tôt eu l'intuition du danger, mais qu'il y avait eu à déplorer un retard dans l'exécution des mesures. Je cite Mme Buzyn : « Il y a eu une sorte de déni, y compris dans les administrations, dans les hôpitaux, chez les médecins : notre société n'a pas cru qu'on pouvait mourir en France. » Quel a été le périmètre de ce déni ? L'avez-vous ressenti lorsque vous avez pris vos fonctions, à la mi-février ?
Ma deuxième question, plus technique, porte sur les tests. Qu'en est-il de notre souveraineté ? Quel est, en matière de tests, notre niveau de dépendance vis-à-vis de l'Asie ? Quid, en outre, des différences de prix, qui sont de presque 50 %, par exemple, entre la France et l'Espagne ? Avez-vous une explication ?
M. Jean Sol . - Monsieur le ministre, je salue l'hommage que vous venez de rendre à la communauté hospitalière et aux équipes médicales et paramédicales, qui n'ont pas toujours été reconnues à leur juste valeur ni accompagnées dans leurs attentes légitimes, en termes de moyens humains et logistiques notamment.
Le 26 février dernier, le match entre l'Olympique lyonnais et la Juventus Turin s'est déroulé à Lyon, 3 000 spectateurs débarquant d'Italie au moment même où ce pays devenait le plus contaminé en Europe. Pourquoi avez-vous autorisé cette rencontre ? Qui vous a poussé à l'autoriser ?
Mme Angèle Préville . - Je voudrais revenir sur la stratégie de lutte contre l'épidémie et, plus particulièrement, sur les décès dans les Ehpad - le sort de ces derniers n'a visiblement pas été, en France, la priorité absolue. Dès lors que les Ehpad étaient confinés, cet isolement aurait dû s'assortir de consignes claires s'adressant y compris aux cuisiniers ou aux livreurs ; or ces personnes n'ont reçu aucune consigne. Il s'est donc produit ce qui devait se produire : le virus est entré dans les Ehpad. Dans ma commune du Lot, département très peu touché, et dans les Ehpad des communes limitrophes, la moitié des résidents étaient « covid+ ».
Quelles ont été les consignes ? Comment sont-elles parvenues aux directeurs des établissements ? N'aurait-il pas fallu organiser la protection de toutes les personnes qui avaient partie liée avec des Ehpad ?
Mme Victoire Jasmin . - En Guadeloupe, la situation est critique, et même dramatique.
Je souhaite d'abord relayer le cri d'alarme du directeur général du CHU, M. Gérard Cotellon. Ce CHU avait déjà des difficultés, depuis son incendie, mais il reste l'hôpital ressource du groupement hospitalier de territoire (GHT) de la Guadeloupe. Pourtant, d'après nos informations, alors que des comités de suivi sont organisés par M. le préfet, auxquels participent tous les élus, le directeur général n'y est pas systématiquement invité.
Nous nous trouvons aujourd'hui dans une situation très grave ; le manque de moyens vient s'ajouter à des carences infrastructurelles qui existaient déjà de longue date, en matière d'équipements notamment. Votre prédécesseure s'est déplacée plusieurs fois en Guadeloupe ; la situation, depuis, n'a pas vraiment évolué. La ministre des armées a d'ailleurs fait des annonces ici même, il y a deux jours, concernant la mobilisation de personnels médicaux des armées.
Les mesures que vous avez annoncées sont-elles en cohérence avec les besoins réels de ce territoire ? La fermeture des bars et des restaurants vous semble-t-elle une réponse pertinente compte tenu de la situation ? Le projet inabouti de plateforme de biologie des Antilles et les moyens limités que l'ARS met à disposition du CHU et des hôpitaux n'amplifient-ils pas les difficultés ? Que comptez-vous faire à partir de maintenant pour que les mesures qui doivent être prises le soient, et pour que le directeur du CHU, en tant que chef de file du GHT, soit impliqué dans toutes les décisions qui concernent ce territoire ?
Il est vraiment dommage que le directeur du CHU, malgré ses responsabilités, ne soit pas suffisamment entendu. Vous avez sans doute eu vent du communiqué assez virulent qu'il a rendu public : il en a gros sur la patate.
M. Olivier Véran, ministre . - Monsieur le sénateur Karoutchi, il y a eu 31 000 morts, et non 40 000. La France dispose des données de l'Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) sur la surmortalité observée une année par rapport aux années précédentes. Il n'y a pas eu 10 000 morts cachés, ni à domicile ni à l'hôpital ! J'ajouterai même que toutes les personnes qui étaient porteuses du covid-19 et sont décédées ne pas nécessairement mortes du covid-19. Si nous avions dû, comme certains pays voisins - je pense à nos amis anglais -, ajouter du jour au lendemain 15 000 morts aux chiffres officiels, j'aurais été bien en peine de le justifier devant vous aujourd'hui.
Vous avez parfaitement raison, Monsieur le sénateur : 950 patients en réanimation, cela ne fait pas 19 % du nombre maximal de lits que nos hôpitaux peuvent armer, mais bien 19 % des lits actuellement armés. Je l'ai dit en préambule, et c'est fondamental : à chaque fois que vous armez un lit de réanimation, vous désarmez un bloc opératoire, vous annulez une opération de chirurgie cancérologique ou orthopédique, une greffe, une pose de stent coronarien, tous ces actes indispensables pour la santé de ceux de nos concitoyens qui n'ont pas le covid-19.
Ce n'est donc pas parce que je dis que nous serions capables, si la situation l'exigeait, d'augmenter fortement le nombre de lits disponibles que nous souhaitons le faire. Plus nous maintenons la pression contre le virus, moins nous prenons le risque de devoir recommencer à appeler des patients pour leur dire que nous ne pouvons pas nous occuper d'eux.
Le traitement qui fonctionne aujourd'hui, qui apporte en tout cas une plus-value, c'est la dexaméthasone, dérivé bien connu de la cortisone, d'utilisation courante dans tous les hôpitaux français, pas cher, pour lequel on dispose de stocks - attention : si j'ai 38 de fièvre et une petite toux, je n'ai pas de raison de prendre ce médicament ; en revanche, si je suis hospitalisé et si les équipes considèrent que mon état justifie ce traitement, il peut m'être administré. La dexaméthasone réduit le nombre de cas graves, donc la mortalité, et les durées de séjour en réanimation, ce qui permet, corrélativement, d'augmenter les capacités de réanimation.
L'autre traitement dont les réanimateurs nous disent aujourd'hui qu'ils l'utilisent couramment, c'est l'administration d'oxygène à très haut débit, 50 litres par minute, ce qui évite d'avoir à intuber les patients et à les placer en coma - l'intubation sur des poumons fragilisés par le virus crée des lésions respiratoires et des voies aériennes qui peuvent entraîner des séquelles et aggraver encore l'état du malade.
Ces traitements permettent de réduire le nombre de malades intubés et les durées de réanimation. En revanche, le recours aux lits d'hospitalisation conventionnels est plus important qu'au cours de la première vague : les gens vont moins en réanimation, mais vont à l'hôpital. Nous faisons donc très attention à éviter une pression trop forte sur nos capacités en lits conventionnels.
Concernant les vaccins, c'est la Commission européenne, avec des experts de tous les pays, en toute indépendance vis-à-vis des laboratoires, qui y travaille. Elle passe avec les laboratoires qui ont lancé des travaux en avance de phase des engagements de précommande, qui seront convertis en précommandes, elles-mêmes converties en commandes lorsque la situation le justifiera. La Commission européenne a ainsi précommandé 300 millions de doses au laboratoire AstraZeneca - j'en ai parlé. Faites le calcul : cela permettrait de couvrir les besoins.
Le travail est conduit de façon extrêmement attentive ; je pense qu'il doit se jouer à l'échelle européenne. Cela fait sens - vous en conviendrez -, et cela nous rend plus puissants au moment de contractualiser, s'agissant tant des négociations de prix que de notre capacité à garantir l'accès précoce du marché européen au vaccin.
Quant au laboratoire Johnson & Johnson, il fait partie des quelque dix-huit ou vingt laboratoires qui ont un candidat vaccin à l'étude ; il est très certainement en lien avec la Commission européenne, au même titre que n'importe quel autre laboratoire.
Le déni, Monsieur Henno, ni ma prédécesseure ni moi-même n'en avons fait preuve. Ayant pris mes fonctions un lundi à dix heures, j'ai immédiatement rencontré le Premier ministre, et nous avons beaucoup parlé de l'épidémie.
M. René-Paul Savary , président . - Ce n'était pas le sens de la question de notre collègue.
M. Olivier Henno . - En effet : je parlais d'un déni dans le pays - ou plutôt, c'est Mme Buzyn qui en a parlé.
M. Olivier Véran, ministre . - Une menace devient réelle quand elle est aux portes, voire seulement quand elle frappe...
Voilà trois semaines encore, il y avait presque une forme de déni d'une partie du pays : j'ai passé mon mois d'août et le début de mon mois de septembre à expliquer qu'il n'y avait pas de raison de penser que le virus avait tout d'un coup décidé de faire ce que les virus ne font jamais, perdre en dangerosité vis-à-vis de leur hôte ! Et que c'est parce que les jeunes se contaminaient qu'il y avait moins d'hospitalisations, mais que, les jeunes contaminant les moins jeunes, il y aurait autant d'hospitalisations. Peut-être y a-t-il une forme de pensée magique.
Nous fournissons un effort intense de résilience collective : des gens n'ont pas pu enterrer leur mort en famille, certains ont perdu leur emploi, les enfants ne sont pas allés à l'école, des gens ont perdu des proches, des soignants sont épuisés et notre système a été mis à rude épreuve comme jamais dans notre histoire, en tout cas de mon vivant. Dans ce contexte, on n'a plus envie de l'épidémie. Comme n'importe quel Français, j'ai envie que ça s'arrête ! Donc, quand on voit que les indicateurs sont meilleurs, qu'on est en train de passer à autre chose, que c'est l'été...
Au reste, je comprends le désir des jeunes de recommencer à vivre. J'ai quarante ans, mais je m'associe à cette génération Y - factuellement, j'en fais partie. Nous avons connu la pandémie, les attentats terroristes, nous connaissons le réchauffement climatique, le chômage de masse et la crise économique : c'est lourd !
Je n'ai jamais voulu adopter une position paternaliste, moralisatrice ou hyper-hygiéniste, mais sensibiliser au fait que le virus n'est pas sans danger et que, chacun d'entre nous, nous devrions faire un petit effort supplémentaire, par exemple en recevant cinq ou six copains au lieu de quinze, ou en ne voyant pas cinq ou six copains différents de ceux qu'on a vus la veille dans un bar.
Il faut faire attention : si l'on porte le masque au Sénat, dans la voiture ou dans le métro il faut aussi, quand on accueille chez soi dix amis pour le déjeuner, ne pas se prendre dans les bras et ne pas se serrer la main. Au demeurant, une grande majorité des Français l'ont compris. Mais on a vu, y compris dans des villes en situation d'alerte, des scènes d'effusions de joie, par exemple pour des matchs de foot. Quand je vois des gens ne respecter aucune distance, je souffre parce que j'imagine la transmission du virus...
M. René-Paul Savary , président . - Donc, vous souscrivez plutôt à cette idée d'un déni, ou du moins d'acceptation.
M. Olivier Véran, ministre . - Le déni consiste à ne pas vouloir - c'est presque psychologique. Ce n'est pas de cela qu'il s'agit.
S'agissant de la souveraineté, nous ne sommes pas totalement dépendants de l'Asie en matière de tests parce que nous avons des grands fabricants de produits à nos portes et même en France. En revanche, il est vrai, Monsieur Henno, que notre dépendance à quelques pays étrangers est totale pour les médicaments, aussi bien pour les chaînes de fabrication que pour les matières premières - à plus de 90 %. Il est dangereux et irresponsable que la France et l'Europe se soient totalement départies de capacités de production de produits qui sauvent des vies.
Ce n'est pas d'aujourd'hui ni d'hier, et ce n'est ni votre faute ni la mienne : cela remonte à des années, voire des décennies. Toujours est-il que nous devons retrouver de la souveraineté européenne pour tout ce qui peut nous être indispensable.
Vous avez voté l'année dernière, dans le cadre d'un texte dont j'étais le rapporteur à l'Assemblée nationale, une disposition obligeant les laboratoires à stocker des médicaments d'intérêt thérapeutique majeur sur le territoire européen. Nous allons aller plus loin : il faut réindustrialiser. Mais ce ne sera pas simple, parce qu'il y aura des sites Seveso à implanter un peu partout en Europe... Ce sera compliqué, mais il faut le faire.
En ce qui concerne le prix des tests, d'abord, il faut que vous sachiez que la France les prend en charge à 100 %, sans condition. Nous sommes les seuls à le faire : personne n'avance de frais, et il y a des pays dont la part de remboursement par le système de santé est moins importante, avec un reste à charge. Ensuite, les laboratoires sont amenés à s'équiper en plateformes PCR haut débit en masse : il est important de leur donner l'assurance qu'ils ne le feront pas à perte. Quand on leur demande d'embaucher en contrat à durée déterminée (CDD) ou en contrat à durée indéterminée (CDI) des salariés pour faire des prélèvements ou faire tourner les bécanes, il faut leur donner de la lisibilité.
J'ai été interrogé aussi sur les moyens hospitaliers. Le Ségur de la santé prévoit de remercier et de reconnaître les soignants et les soignantes, avec 8 milliards d'euros de revalorisations. J'ai annoncé hier en comité de suivi de Ségur que la première tranche de 90 euros nets par mois serait versée dès la fin du mois de septembre dans les hôpitaux et les Ehpad qui le peuvent, sinon en octobre. En plus d'anticiper les mesures du Ségur, nous avons créé 4 000 lits supplémentaires, alors qu'on en a fermé des milliers année après année, et recruté 15 000 soignants supplémentaires pour que les équipes ne soient pas déstabilisées.
Sur le match Lyon-Turin du 26 février, je pourrais vous répondre que la décision n'était pas de la compétence du ministre, mais du préfet du département ; mais vous ne seriez pas beaucoup renseignés. D'un point de vue épidémiologique, à cette date, le Piémont ne faisait pas partie des zones d'exposition à risque définies par Santé publique France. En outre, en France, le virus ne circulait pas activement en février. Aucun cluster n'était signalé en Auvergne-Rhône-Alpes et, en dehors de celui des Contamines-Montjoie, considéré comme maîtrisé. J'ajoute que l'Italie avait instauré ses propres frontières, en interdisant les circulations en dehors des territoires concernés par la diffusion du virus. Enfin, quand la question du match s'est posée, il y avait déjà un grand nombre de supporters italiens dans les rues des villes françaises : il n'aurait pas forcément été plus safe qu'ils se rassemblent dans des bars... Au reste, il n'y a pas eu de cluster issu de cette rencontre.
La question des Ehpad est éminemment importante. Je ne puis laisser insinuer que nous y aurions moins fait attention. Nous avons prêté aux Ehpad une attention de tous les instants.
Le 5 mars, des consignes d'hygiène, des mesures d'orientation interne et des réflexes à avoir pour la prise en charge des résidents ayant des signes évocateurs de Covid sont diffusés, et les premières restrictions sur les visites sont décidées - une décision déjà difficile.
Le 6 mars, je déclenche dans les Ehpad le plan bleu, le plan de crise qui prévoit, par exemple, les gestes barrières.
Le 11 mars, je suis amené à interdire les visites de proches.
Le 22 mars, la règle de distribution des masques est affinée en liaison avec toutes les instances scientifiques et les représentants du monde de la gériatrie.
Le 23 mars, une stratégie sanitaire de soutien aux Ehpad est établie sur la base d'un retour d'expérience des régions les plus touchées.
Le 28 mars, je demande la limitation des déplacements au sein des établissements pouvant aller jusqu'au confinement en chambre sur appréciation de l'équipe, après avoir saisi le Conseil consultatif national d'éthique (CCNE) et le conseil scientifique.
Le 30 mars, j'annonce l'accès prioritaire aux tests de dépistage pour les résidents d'Ehpad et les personnels au fur et à mesure de l'augmentation des capacités de test, conformément aux recommandations du conseil scientifique.
Enfin, le 7 avril, j'élargis massivement cette doctrine de dépistage dans les Ehpad.
Humainement, ces décisions ont été les plus dures à prendre de toute la crise. S'agissant en particulier du confinement en chambre, j'en ai pris la décision après avoir consulté des directeurs d'Ehpad et de groupe d'Ehpad à l'étranger, qui avaient connu la vague avant nous ; ils m'ont expliqué que, quand le virus est entré, le seul moyen de l'arrêter est d'isoler tout le monde.
Hier, nous avions encore 180 clusters actifs dans les Ehpad. Nous avons fait le choix de protéger sans isoler, ce qui est fondamental. Nous ne voulons pas que le syndrome de glissement des personnes âgées en Ehpad s'accélère encore.
À propos de la Guadeloupe, une autre question éminemment importante, je suis très étonné que le directeur général du CHU ne soit pas associé à la gestion de crise, mais je vais me renseigner, car il est important qu'il soit associé en première ligne.
Oui, la situation sanitaire en Guadeloupe est inquiétante ; c'est la situation la plus dégradée que nous connaissions. Il y a aussi un problème à Saint-Martin, avec une porosité de la frontière - même si la question des frontières est moins difficile à gérer que par le passé.
La mobilisation de la réserve sanitaire est totale depuis plusieurs semaines. Plusieurs dizaines de médecins, d'infirmiers, d'aides-soignants, d'épidémiologistes et d'experts ont été envoyés sur place. Le service de santé des armées est pleinement mobilisé, et l'hôpital militaire qui a été utilisé à Mulhouse et à Mayotte est en route pour la Guyane, où il arrivera le 25 septembre.
Mme Victoire Jasmin . - Il y a deux jours, Mme Parly nous a dit que, en Guadeloupe, nous aurions probablement eu les moyens humains de faire face. Vous allez sûrement vous mettre d'accord... L'essentiel, c'est que cela se fasse !
M. Olivier Véran, ministre . - Vous aurez les moyens de cet hôpital militaire, qui arriveront sur place demain et seront opérationnels le 28 septembre. Nous faisons extrêmement attention. D'ailleurs, nous avons réussi à endiguer des départs d'épidémie cet été en Guyane, à Mayotte et d'autres territoires ultramarins, avec un impact sanitaire en termes de mortalité bien plus faible qu'en première vague.
Mme Victoire Jasmin . - Quid de la plateforme haut débit ? Une demande a été formulée par le directeur général du CHU : qu'est-ce qui freine ? Les délais d'analyse actuels ne permettent pas de prendre en charge rapidement les éventuelles personnes contacts, ni celles qui seraient porteuses.
S'agissant des moyens mobilisés à Mulhouse, je les ai explicitement demandés à Mme Parly il y a deux jours : vous avez tous entendu sa réponse. Les annonces de M. le ministre ce matin sont plutôt rassurantes.
M. Olivier Véran, ministre . - Tant sur la composition de l'élément militaire de réanimation (EMR) qui va arriver en Guadeloupe que sur la plateforme PCR haut débit pour l'hôpital de Guadeloupe, je vous communiquerai cet après-midi des données chiffrées précises. Je vais également appeler ma collègue ministre des armées, dont dépend le service de santé des armées.
M. René-Paul Savary , président . - Vous voudrez bien, Monsieur le ministre, communiquer ces données à la commission d'enquête.
Mme Céline Boulay-Espéronnier . - Roger Karoutchi a raison d'insister sur l'importance de la parole publique et de son uniformité, mise à mal au début de la pandémie. En revanche, je ne le rejoins pas quand il dit que l'ensemble de la population est très inquiète. Il me semble que l'une des difficultés que vous avez à gérer, c'est qu'une partie de la population est inquiète, mais une autre peut-être pas assez. L'uniformité de la parole publique est d'autant plus importante.
Dès lors qu'on en appelle à la responsabilité de chaque Français, il est normal que chacun cherche le niveau de connaissance qui l'aidera à surmonter cette période assez compliquée. La parole publique doit composer avec ce qui se dit dans les médias et sur les réseaux sociaux. Compte tenu des incertitudes attachées à ce qui s'y dit, l'uniformité de la parole publique est réellement essentielle.
Afin de réduire les tensions sur les laboratoires, n'est-il pas temps de réinstaurer la prescription obligatoire des tests PCR en encourageant fortement la téléconsultation et en ayant une communication claire sur le sujet ? La téléconsultation est vraiment une valeur d'avenir !
Quel est notre niveau de connaissance sur les séquelles des patients qui ont déjà été atteints du covid ? Les informations les plus fantaisistes circulent à cet égard. En particulier, peut-on retomber malade ?
J'entends dire que les tests sont plus chers en France que dans de nombreux pays européens. Si c'est vrai, quelle en est la raison ?
Enfin, quelle est votre position sur le télétravail : pensez-vous qu'il faille l'encourager dans les entreprises ? Nous serons peut-être amenés à légiférer en la matière dans le cadre du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS).
Mme Laurence Cohen . - Je fais partie des élus qui ne doutent absolument pas de la mobilisation des services du ministère, non plus que de celle de M. le ministre et de Mme Buzyn. Je le précise pour qu'il n'y ait pas d'ambiguïté, parce que je sens bien que, quand on émet un certain nombre de critiques, la situation devient très conflictuelle.
Sans qu'il y ait de mises en cause individuelles, nous avons à nous pencher, comme l'a souligné Roger Karoutchi, sur des choix politiques, dont un certain nombre vous incombent ; d'autres sont antérieurs à votre prise de fonction - nous ne vous demandons évidemment pas de tout endosser. À la lumière de ce que nous vivons, il y a des choses à modifier.
Vous savez pertinemment que notre système de santé était en tension avant cette pandémie, singulièrement l'hôpital. Vous le savez d'autant plus qu'il y a eu très récemment une démission assez fracassante : celle du chef du service des urgences du Kremlin-Bicêtre, le docteur Maurice Raphael, un homme extraordinaire qui, depuis dix ans, ne comptait pas ses heures. Je le cite : « Tous les matins, se retrouver avec au moins seize patients sans lit pour les accueillir, c'est trop, j'arrête. » Plus de dix médecins de cette équipe ont également annoncé leur départ. Il y a un an, ce médecin a alerté ; aujourd'hui, il considère que ce n'est plus possible.
Vous annoncez 14 00 lits armés, mais, comme vous l'avez reconnu avec une grande franchise, pour armer des lits en réanimation il faut en désarmer ailleurs. En clair, on déshabille Pierre pour habiller Paul. L'inquiétude est donc très grande. Des soins sont déprogrammés, et d'éminents spécialistes nous ont dit que des patients victimes de cancer avaient eu des pertes de chance, y compris en cancérologie pédiatrique.
À la lumière de cette pandémie, comment donner de nouveaux moyens à l'hôpital ? Vous avez annoncé la création de 15 000 emplois, mais la moitié servira à pourvoir des postes vacants. Il faudrait 15 000 emplois effectifs, parce que les personnels sont à bout !
Le Gouvernement a beaucoup misé sur la communication, mais celle-ci a été très cacophonique. De mon point de vue, le langage de vérité nécessaire n'a pas été tenu : il aurait fallu reconnaître la pénurie de masques et dire comment on agissait en conséquence. Les approximations scientifiques portent un coup à toutes les décisions ultérieures.
Hier, vous avez annoncé des mesures pour protéger les personnes, mais un décret d'août a sorti de la liste des personnes vulnérables pouvant prétendre au télétravail un certain nombre de victimes de maladies comme l'obésité ou les maladies cardiovasculaires. N'est-ce pas contradictoire ?
Par ailleurs, les mesures qui semblent autoritaires font appel à la responsabilité individuelle. La majorité de nos concitoyennes et de nos concitoyens sont conscients : dans la vie quotidienne, les gestes barrières sont plutôt respectés. Faisons attention, car le risque est aussi celui d'une atteinte aux libertés et aux droits.
Dans les Ehpad, j'ai le sentiment que, quand une personne est en perte d'autonomie ou très âgée, on lui dénie ses droits, on choisit à sa place. Certaines personnes auditionnées ont abordé ce sujet. De nombreuses personnes sont mortes non du covid, mais de l'isolement.
S'agissant enfin du manque de médicaments et de réactifs, il faut créer dès maintenant un pôle public du médicament et de la recherche au niveau national et au niveau européen. Qu'en pensez-vous ?
Mme Muriel Jourda . - Comment la veille sur les risques pandémiques est-elle organisée au ministère ? Avec quels types de personnels et sur la base de quels types de renseignements ? Son efficacité a-t-elle été analysée, et envisagez-vous de la réformer ?
Mme Michelle Meunier . - Le 14 mars, le Premier ministre annonce la fermeture des bars, des restaurants et des autres commerces non indispensables, à partir de minuit le soir même. Le 15 mars, le Gouvernement ou le Président de la République - c'est à vous de nous le dire - choisit de maintenir le premier tour des élections municipales, en faisant porter sur les mairies la responsabilité et la maîtrise des mesures sanitaires. Les conditions dans lesquelles les opérations de dépouillement du scrutin ont été précisées in extremis, le dimanche après-midi, sont assez rocambolesques... À cette époque, le masque est dédié aux soignants et non obligatoire pour l'ensemble de la population - de toute façon, il n'y en a pas. C'est donc le « système débrouille ». Des cas sont apparus après ce premier tour, et des scrutateurs sont même décédés.
Qui a décidé de maintenir le premier tour des élections municipales ? Avez-vous eu un retour d'information sur les répercussions de cette élection ?
L'adhésion, la confiance de nos concitoyens sont essentiels. Hier soir, vous avez communiqué à l'ensemble de la Nation des recommandations et les dernières mesures prises. Ce matin, sur Instagram, le comédien Nicolas Bedos a publié un pamphlet humoristique, mais traduisant un sentiment de méfiance, de retrait, sur le thème : vivons, quitte à en mourir. N'y a-t-il des changements à faire dans la manière de véhiculer les informations ? Au-delà de cette expression, on sent bien qu'une bonne partie des Françaises et des Français n'adhèrent pas totalement aux gestes de précaution.
M. Olivier Véran, ministre . - Madame Boulay-Espéronnier , je pense que tous les Français sont inquiets : les uns davantage par la crise sanitaire, les autres davantage par la crise économique et sociale qui peut les frapper. Certains s'inquiètent des deux, mais je ne connais pas de Français qui ne soit inquiet de rien dans la période que nous connaissons. Tous les pays concernés par le covid sont dans la même situation : la crise remet en question énormément de choses dans le monde. Près de trois humains sur quatre ont été confinés - fait inédit -, et nous avions perdu l'expertise des grandes pandémies.
Dans ce contexte d'inquiétude partagée, il faut une ligne de communication claire. Je suis désolé si la communication gouvernementale vous a paru manquer de clarté par moments. Nous avons organisé la communication autour du ministère de la santé, du Premier ministre et du Président de la République. Les ministres ont été amenés à participer à des conférences de presse lorsque les sujets abordés concernaient leur périmètre ministériel. Je n'ai pas eu le sentiment que, les uns et les autres, nous nous marchions sur les pieds. Le Président de la République a insisté pour que la communication soit la plus claire et la plus uniciste possible.
Est-ce que je m'interroge, le matin en me rasant, sur la prescription obligatoire des tests ? Oui. Nous avons réorienté tous les barnums pour tester massivement tous les publics prioritaires, mais, si jamais nous étions néanmoins en difficulté, ou si le nombre de cas prioritaires devenait tel que nous n'arrivions pas réduire les délais, nous pourrions être amenés à faire ce que nombre de pays ont déjà fait : mettre en place des systèmes de prescription obligatoire. Mais si l'on demande à quelqu'un d'aller chez son médecin avant d'aller faire un test, avec les épidémies et les viroses qui arrivent, on va se prendre vingt-quatre à trente-six heures dans la vue avant que la personne ne puisse se faire tester... Pour l'instant, je consulte. Nous le ferons si c'est nécessaire, mais nous n'en sommes pas là.
Sur le covid au long cours, j'ai dit tout ce que je savais à l'Assemblée nationale. Des personnes font des formes graves, vont en réanimation et ont des troubles respiratoires avec des scanners thoraciques montrant des lésions de type fibrose, avec des séquelles respiratoires potentiellement à long terme ; elles sont mises en maladie professionnelle et suivies en pneumologie. D'autres présentent des formes qui ne sont pas forcément graves, en tout cas ne vont pas à l'hôpital, mais conservent une fatigue, des maux de tête, des crampes, des courbatures, parfois une perte d'appétit ou des vertiges : tous symptômes difficiles à rassembler sous une seule étiquette, mais qui sont bien ressentis par ceux qui les ont, parfois pendant deux semaines, parfois pendant deux mois, parfois des mois encore après la maladie.
La recherche clinique s'efforce de comprendre la nature de ces symptômes et ce qui a pu les provoquer. J'ai vu différentes hypothèses qui font l'objet de protocoles d'études. Des filières de prise en charge de ces patients sont organisées dans des centres spécialisés. Ces personnes, sans cause anatomique identifiée, se sentent dyspnéiques : c'est l'un des mystères de ce virus, mais un virus a vocation à être élucidé. J'entends trouver un moyen de soulager ces personnes le plus rapidement possible, mais, pour l'heure, nous sommes très loin d'un consensus scientifique sur la question.
S'agissant des risques de rechute, vous savez qu'il y a eu quelques cas de personnes immunisées qui ont réattrapé le virus. Des cas emblématiques, puisqu'ils ont fait la « une » de la presse scientifique mondiale, mais sur des millions et des millions de cas. On peut raisonnablement considérer qu'il n'y a pas de raison de réattraper le covid quand on l'a attrapé une première fois. Reste que nous avons peu de recul. Les anticorps vont-ils durer, six mois, un an, deux ans ? Je ne puis pas vous le dire. Il ne faut pas se précipiter : l'histoire du VIH a été marquée par cette terrible histoire des gens chez lesquels on identifiait des anticorps, et auxquels on disait qu'ils étaient immunisés contre le sida. La situation est tout à fait différente, mais avoir des anticorps n'est pas forcément un élément déterminant pour la suite. En l'occurrence, nous avons des indices qui laissent à penser que si : on peut donc être plutôt optimiste.
Les tests sont gratuits pour tous. Un test PCR coûte cinquante-cinq euros, un prix qui permet aux biologistes d'investir et d'acheter des plateformes. S'ils ne s'équipent pas et n'anticipent pas, nous n'aurons pas assez de tests.
Le télétravail, trois fois oui : il peut être très intéressant que vous meniez un travail législatif en la matière.
Madame Cohen, la médecine d'urgence est compliquée même hors crise. Nombre de médecins urgentistes, passionnés par leur profession, finissent par évoluer vers d'autres types d'exercice, parce qu'il est dur de passer ses nuits et ses journées à chercher des places et à gérer le stress, parfois sans forcément se sentir en sécurité, avec un nombre et une diversité tels de patients. Je me souviens de mes dernières gardes aux urgences comme jeune médecin : on me confiait la liste des vingt patients dont je devais m'occuper, un nouveau patient arrivant toutes les cinq minutes...
M. René-Paul Savary , président . - Les anecdotes nous passionnent, mais essayez, s'il vous plaît, de répondre de manière concise, et néanmoins précise.
M. Olivier Véran, ministre . - Le Ségur soutient très fortement l'hôpital. Dans le cadre du PLFSS, vous aurez l'occasion de voter des mesures de soutien : créations de postes, réouvertures de lits, reprise de dette, investissement hospitalier. Sans oublier les 8 milliards d'euros versés aux salariés, dont plus de 80 % sont des femmes sous-payées pour le travail qu'elles font.
S'agissant des masques, si je réponds en trente secondes sur la doctrine et la pénurie, vous allez, Monsieur le président, me reposer la question...
Je le répète, je ne fais pas de lien entre la pénurie de masques et la doctrine d'utilisation des masques. Le Centre européen de prévention et de contrôle des maladies et l'OMS, qui n'avaient pas à gérer de stocks de masques, avaient la même doctrine. Le 6 avril, alors qu'on produisait déjà des masques grand public, l'OMS déconseillait encore expressément le port généralisé du masque, considérant que ce serait contreproductif : « Aucune donnée ne montre actuellement l'utilité du port du masque pour les personnes en bonne santé dans les espaces collectifs, y compris s'il est généralisé, pour prévenir les infections par des virus respiratoires. Le port du masque médical dans les espaces collectifs peut créer un faux sentiment de sécurité et amener à négliger d'autres mesures essentielles, comme l'hygiène des mains. » C'est ce que j'ai répété à l'envi. Toutes les instances scientifiques et tous les vieux grimoires du ministère de la santé, qui regorgent d'études sur la grippe et la grippe H1N1 entre 2009 et 2020, tendaient vers la même doctrine.
Quand j'ai pris mes fonctions, en matière de stock de masques, le mal était fait. Mais si j'avais dû dire aux Français : on aurait dû vous donner des masques, mais on n'en a pas, je le leur aurais dit. La doctrine et le stock sont deux choses différentes. En l'occurrence, on n'avait pas un stock suffisant, même pour protéger les soignants. Quant à la doctrine, elle était inspirée des recommandations scientifiques françaises, européennes et internationales, et nous l'avons fait évoluer bien avant l'OMS : lorsque, le 4 ou le 5 juin, elle a considéré que le masque grand public pouvait, sans faire consensus scientifique, être intéressant, il y avait belle lurette que nous produisions des masques grand public.
Je ne veux pas donner l'impression d'être au-dessus de la polémique. Je comprends parfaitement qu'on s'interroge. Est-ce que je regrette qu'on n'ait pas eu les stocks de masques suffisants pour protéger les soignants, les personnels hospitaliers, les médecins ? Évidemment oui. Mais, si nous avions eu 2 milliards de masques en stock, les aurait-on distribués à la population ? Sur la base des recommandations dont on disposait, je ne vois pas pourquoi on l'aurait fait. Nous avions des gants : nous aurions pu les distribuer aux gens, et nous l'aurions fait si nous nous étions rendu compte que le gant est protecteur - de fait, il ne l'est pas. Jusqu'à preuve du contraire, il n'y a pas de passage aérosol du coronavirus : c'est ce que nous disaient les scientifiques du monde entier. Le port du masque en population générale ne s'imposait donc pas, et n'était même pas forcément recommandé d'après la Haute Autorité de santé.
Dès ma deuxième conférence de presse, j'ai dit que le masque aurait une utilité si au moins 60 % de la population le portait continuellement et de la bonne manière. Cela ne change rien au fait que nous n'en avions pas assez pour protéger correctement les soignants dans les hôpitaux et en ville, ce qui a été extrêmement dur à gérer. Je me souviens avoir parlé de gestion en bon père de famille pour éviter l'épuisement des stocks.
Le décret sur les personnes vulnérables vise avant tout à éviter la désinsertion professionnelle de plusieurs millions de personnes en activité partielle depuis des mois. Un avis du 19 juin du Haut Conseil de la santé publique autorise la fin de l'activité partielle prévue au 1 er septembre. On peut faire évoluer les choses en fonction de la circulation du virus, et la priorité reste évidemment la protection des plus fragiles. Mais le risque de désinsertion professionnelle est réel. J'ai consulté moi-même les fédérations d'usagers pour déterminer des listes de maladies donnant lieu à mise en activité partielle persistante. Par ailleurs, un médecin peut, sur ordonnance, continuer de déclarer son patient comme étant trop à risque pour travailler. Dans tous les cas, nous favorisons le télétravail.
Madame Jourda, le Centre opérationnel de régulation et de réponse aux urgences sanitaires et sociales (Corruss), la cellule opérationnelle chargée de la réception et de la gestion des alertes sanitaires et de la coordination des acteurs de l'expertise sanitaire, est certifié ISO. Je vous transmettrai le détail de sa composition. Nombre de partenaires sont mobilisés au-delà de cette structure et de la sous-direction : les ARS, l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), l'Établissement français du sang (EFS), l'Agence de la biomédecine, l'Institut national du cancer (INCa), l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses), l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN). Toutes ces structures, qui comportent les meilleurs experts, participent à la veille de sécurité sanitaire, chacune dans son domaine.
Je crois que cette organisation a fonctionné : aux Contamines-Montjoie, dans l'Oise, les problèmes ont été identifiés tout de suite. Mais cette question fera partie du retour d'expérience général.
Pour le premier tour des municipales, c'est le politique qui a décidé ; nous ne sommes pas dans un biopouvoir.
Le conseil scientifique a été consulté deux fois, les 12 et 14 mars. Les deux avis sont publics. Je vous affirme sous serment que j'ai demandé au conseil : n'internalisez pas la contrainte politique, ne vous préoccupez pas de savoir si c'est compliqué d'annuler une élection, demandez-vous seulement si l'annulation du premier tour vous paraît nécessaire ou utile. Le 12 mars, le conseil recommande de ne pas annuler les élections. Deux jours plus tard, je redemande son avis compte tenu de l'évolution de la situation sanitaire, et sa réponse est la même : « L'exercice de la démocratie, garanti par la sécurité sanitaire du vote, gagne à être préservé, afin que la population conserve dans la durée une confiance. »
Les opérations du premier tour des municipales se sont déroulées dans des conditions particulières : distanciation sociale, respect des gestes barrières, gel hydro- alcoolique pour les stylos, entre autres mesures. Les études n'ont pas montré, il me semble - même si, sous serment, je n'aime pas employer cette expression -, un impact mesurable de cette élection. Dans les mois qui viendront, les scientifiques publieront des données affinées.
Enfin, sur le grand sujet, presque philosophique, de savoir s'il faut vivre quitte à en mourir, je puis comprendre ce type de réflexions quand elles emportent des conséquences sur la seule santé de celui qui les mène. On ne peut pas imposer aux gens de prendre soin d'eux malgré eux. En revanche, on peut leur imposer de prendre soin des autres malgré eux. Dans une voiture, la ceinture de sécurité n'a pour but seulement de protéger le conducteur : elle protège aussi les autres.
L'hygiénisme est une discipline complexe, peuplée de mises en garde, d'injonctions. Relisez Camus : nous n'avons rien inventé ! Le confinement d'Oran, la lassitude qui gagne la population semaine après semaine, mois après mois, la tentation de certains de se dire : et puis tant pis. Certains commencent à dire que, finalement, ce sont des personnes âgées, que c'est peut-être moins grave...
On n'est pas dans Soleil vert : dans la société française, au pays des Lumières, on protège les personnes vulnérables, quels que soient leur âge et leurs facteurs de risque sanitaire. Ce n'est pas à moi, ce n'est pas à nous de décider qui mérite d'être protégé et qui peut mourir pour protéger les autres.
C'est une question essentielle : nous avons fait le choix, sur lequel le Président de la République a été très clair, du « quoi qu'il en coûte » pour protéger la vie et assurer la sécurité des Français. Pour ceux qui seraient réservés sur l'intergénérationnalité, à laquelle je crois fondamentalement - j'ai fait de la neurologie et j'ai commencé ma carrière comme aide-soignant dans un Ehpad -, j'ajoute que près d'un malade sur trois admis en réanimation a moins de soixante-cinq ans.
Vivre quitte à en mourir, c'est une phrase à l'emporte-pièce qu'on peut lancer sur un blog ou compte Instagram, pour faire un effet de tribune ou peut-être comme exutoire personnel. Dans la période actuelle, je pense que nous devons être extrêmement attentifs, surtout quand nous sommes écoutés, à notre façon de nous exprimer et aux messages que nous véhiculons. Une société qui déciderait de faire l'impasse sur ses vieux, ses fragiles, ses précaires, de faire l'impasse sur des morts évitables, ce ne serait pas celle dans laquelle j'ai été élevé et dans laquelle j'ai envie d'élever mes enfants.
M. Jean-François Rapin . - Avec mon expérience de médecin généraliste, je voudrais vous interroger sur la pratique actuelle.
On a régulièrement entendu le chiffre de 700 000 tests par semaine - je ne sais pas si c'était un objectif, un chiffre d'efficacité ou de capacité d'absorption des tests. On est aujourd'hui à 1,1, 1,2, voire 1,3 million de tests par semaine. Le chiffre de 700 000 était-il scientifique ou technique ? Comment l'excédent pourrait-il aujourd'hui être résorbé ? Car si le chiffre de 700 000 correspond aux capacités d'absorption, le quasi-doublement du nombre de tests provoque les problèmes que nous rencontrons aujourd'hui.
Un de ces problèmes est particulier à la médecine générale : je veux parler de l'arrêt de travail. Aujourd'hui, on a parfois l'impression de mettre des gens en arrêt de travail pour rien : ils sont cas contacts sans pouvoir télétravailler, on les met donc en arrêt de travail en attendant le test, parce que les délais sont longs. Il y a peut-être une expertise à mener sur le nombre d'arrêts de travail. En tout cas, un vrai problème se pose, pour l'entreprise, mais aussi pour le patient, puisque le délai de carence a été remis en place en juillet. Résultat : les arrêts de travail courts posent aux gens de vraies difficultés financières, tout au moins pour les petits salaires. J'implore votre attention sur ce sujet à la fois médical et social.
Je termine par une question de rétrospective, peut-être un peu plus agressive, mais qui nécessite que vous y répondiez. Le Président de la République nous a dit, dans une très belle déclaration : « c'est la guerre. » Seulement, hier, Mme Buzyn nous a expliqué, en fin d'intervention et de façon un peu impromptue, que Santé publique France avait failli, notamment sur les stocks - et pas seulement pour les masques. À cet égard, nous lui avons fait redire ce qu'elle avait annoncé, de façon un peu discrète, à l'Assemblée nationale : sur d'autres produits, nous avions des défaillances extrêmes.
Ainsi, nous avons commencé la guerre avec un très beau char d'assaut, la santé publique, mais qui n'était pas chargé en obus... En cas de guerre, je suppose que le militaire chargé de mettre les obus dans le char d'assaut serait recherché et identifié, pour qu'on sache ce qui s'est passé. Avez-vous mené une enquête interne au sein de Santé publique France pour identifier les responsabilités liées aux manques et péremptions ?
Mme Annie Guillemot . - Premièrement, nous tenons tous, comme vous, à rendre hommage et reconnaissance aux soignants. Mais pensez-vous que votre décret sur la reconnaissance de la maladie professionnelle, dont il résulte que seuls les soignants ayant été oxygénés auront cette reconnaissance, soit vraiment une reconnaissance ? S'agissant du remplacement d'un soignant testé covid, mais asymptomatique, quelle est votre position ?
Deuxièmement, pour être souvent interrogée comme parlementaire, par exemple sur l'éventuelle fermeture des piscines ou sur les taxis qui ont une vitre en plexiglas, mais dont les chauffeurs ne portent pas de masque, je consulte beaucoup les informations sur le site du Gouvernement. Or il n'est toujours pas à jour de vos annonces d'hier...
Ma troisième question, que j'ai déjà posée hier à Mme Buzyn, porte sur la gestion des masques par Santé publique France.
Selon l'expertise faite au début 2018, ce sont 95 % des médicaments qui étaient « out », et, sur 700 millions de masques, il n'en restait plus que 99 millions. À la lettre du directeur de Santé publique France, envoyée le 6 septembre, le DGS répond, le 30 octobre, qu'il faut commander 50 millions de masques, et encore 50 millions « si le budget le permet ». Ni le DGS ni le directeur de Santé publique France n'ont transmis ces informations à la ministre. Pensez-vous que c'est normal ?
Il y a un véritable problème. La question de la crédibilité et de l'organisation de l'État est posée. Quand je vois ce que fait peser l'État sur les maires... Comment se fait-il qu'il n'y ait ni enquête ni sanctions ? La crédibilité repose aussi sur la reconnaissance de la pénurie.
Quatrièmement, vous avez dit : « Je vais gérer la crise aujourd'hui et demain. » Nos citoyens nous demandent souvent pourquoi l'hôpital privé n'accepte pas tous les malades non atteints de la covid. Quelle est votre position sur l'articulation entre hôpital privé et hôpital public ? Comment se fait-il que, dans un hôpital public, des médecins ne trouvent pas de place en hospitalisation d'urgence pour 16 personnes. Est-on aussi mal préparé que lors de la dernière vague ?
Ma dernière question porte sur l'organisation de l'État. Lors de son audition à l'Assemblée nationale, et hier encore devant nous, Mme Buzyn a dit qu'il faudrait peut-être revoir le système et créer une agence chargée de l'ensemble des pandémies, qu'elles soient sanitaires, environnementales ou accidentelles. Quel est votre avis sur cette proposition ?
M. David Assouline . - Vous parlez avec la bonne foi de celui qui s'est démené comme personne - on l'a vu - pour faire face à une crise forte, inattendue, exceptionnelle, mais vous vous enfermez dans cette bonne foi et cette conviction. Or cette commission d'enquête a pour objectif d'éclairer les problèmes qui se sont posés pour les corriger. Le malaise, c'est que vous ne reconnaissez aucun problème, et que vous vous entêtez au sujet des masques. Vous ne vous êtes pas interrogé sur la question des masques grand public et vous êtes « abrité » derrière l'OMS. Cela vous arrangeait, puisqu'il n'y avait pas de masques. Une ministre est même venue nous expliquer qu'il était dangereux et contreproductif de porter un masque !
Tout le monde le sait aujourd'hui, c'est parce qu'il n'y avait pas de masques que l'on a expliqué qu'il n'en fallait pas. Aujourd'hui, on dit à tous de porter un masque, car cela réduit les risques. Dans les pays asiatiques, cette doctrine est installée depuis bien longtemps : on aurait pu se demander pourquoi ils le faisaient... Vous pourriez le reconnaître ! Cela pose un problème de confiance de l'ensemble des citoyens par rapport à la parole publique, dans le contexte d'une crise.
On nous a dit la semaine dernière qu'il y aurait un conseil de défense et que le Président de la République allait faire des annonces fortes. En effet, on voit bien que le virus circule et qu'il faut réagir fortement, et l'on sait qu'il y a une exponentielle depuis déjà une dizaine de jours. Et puis, il n'y a pas d'annonce, hormis celle que les préfets vont agir et prendre des mesures parce qu'il faut localiser celles-ci.
Hier, on apprend qu'un certain nombre de mesures sont prises, notamment à Marseille, à Paris, en Guadeloupe, etc . Vous dites : « On a concerté. » Non ! La maire de Paris a été appelée une heure avant. Or elle n'est pas d'accord avec ce qui est proposé, même si elle souhaite que des mesures soient prises. Ce doit être le même cas à Marseille.
Bien entendu, il faut des mesures. Mais il faut se concerter avec les élus locaux, avoir le souci de dire les choses telles quelles et trouver les bonnes mesures. C'est décousu : il n'y a aucune annonce du Président de la République ; on dit aux préfets que la concertation durera une semaine, mais on prévient des mesures une heure avant...
Fermer les bars à 22 heures, c'est porter atteinte du point de vue économique à une profession qui est déjà dans une situation catastrophique. Entre la situation dans laquelle il suffit de s'assoir à une terrasse pour ne plus porter le masque et ne plus respecter de distanciation sociale, d'où les attroupements énormes dans tous les cafés et les restaurants, et la fermeture, on pourrait prendre une mesure intermédiaire et dire : en dehors du moment où l'on boit, on doit porter le masque, y compris sur les terrasses. Cela, un élu pourrait vous le dire, à condition que vous écoutiez avant de faire des annonces. Tandis que la panique est en train de monter, la concertation est réduite à pas grand-chose.
Ma dernière question est aussi un conseil. Je pense qu'il est plus productif pour entraîner la Nation à affronter une telle crise de dire aux Français les choses telles qu'elles sont et telles qu'elles se posent à vous, qui devez prendre des décisions, plutôt que de les cacher.
Il est clair que vous êtes confronté à la question suivante : un virus circule de façon exponentielle et la situation ressemble à ce qui se passait au mois de mars. La mesure que vous avez prise alors, le confinement, était radicale. Vous savez que vous ne pouvez pas agir ainsi aujourd'hui sans mettre à bas l'économie. Vous pourriez dire aux Français que, pour sauvegarder les activités économiques, on va prendre un peu plus de risques, aller travailler, prendre des transports, laisser les écoles ouvertes. Dites-le, que c'est pour cela que vous ne reconfinez pas !
Quand il s'agit, non plus d'activités économiques, mais pour les gens de s'amuser, vous faites n'importe quoi : vous tapez. Les Français sentent cette incohérence. Dites les choses, et vous entraînerez la Nation !
Mme Marie-Pierre de la Gontrie . - Cette commission d'enquête veut aussi identifier les points qui pourraient être améliorés afin de mieux préparer l'appareil d'État et l'appareil sanitaire à d'éventuelles difficultés, comme celles que nous revivons aujourd'hui.
Je voudrais vous interroger sur les relations de l'État avec les ARS. Le choix de cette commission a été d'entendre d'abord les acteurs dits « de terrain », avant les responsables nationaux. Nous avons ainsi auditionné des directeurs d'ARS. Il est ressorti de ces auditions que de nombreuses alertes avaient été adressées au ministère - je parle de la période qui a débuté avec votre prise de fonctions, Monsieur le ministre. Ces directeurs d'ARS, dont l'interlocuteur naturel était le DGS, ont constaté que leurs signalements étaient restés sans réponse. J'ajoute que tous les directeurs d'ARS participaient à la réunion téléphonique qui se tenait tous les soirs, et qu'il n'y avait donc pas de possibilités d'appréhension différenciées selon les territoires.
L'objet de ma question n'est pas de vous suggérer de faire une autocritique... Avez-vous identifié des pistes d'amélioration dans la façon dont vous avez travaillé avec les ARS ? J'illustrerai ce point en évoquant la question des transferts de malades effectués en France ou à l'étranger.
Un directeur d'ARS nous a relaté un incident qui s'est produit le 6 avril à l'occasion du transfert de patients en Autriche, et alors que l'avion était d'ores et déjà présent. Sur instructions du cabinet du ministre, il a été décidé d'arrêter le transfert. Ces instructions ont été appliquées sans que l'on sache si la santé des patients pouvait être mise en danger par cette décision.
La formule que vous avez employée : « je ne crois pas que les ARS soient complètement abruties » signifiait que vous considériez qu'elles avaient une réelle compétence. Comment expliquez-vous que votre cabinet ait décidé de stopper ce transfert, alors même que les malades étaient au pied de l'avion ?
La situation dans les universités, dont on parle peu, se dégrade de manière considérable. Quelles sont les instructions précises et efficaces adressées en ce domaine ?
Je pense que votre mémoire vous joue des tours, Monsieur le ministre. J'ai retrouvé l'un de vos propos, tenu en février lors d'une conférence de presse, sur les stocks de masques FFP2 : « Nous disposons de stocks stratégiques dans les hôpitaux, dans un très grand nombre de cabinets libéraux et dans un grand nombre de services de l'État, qui nous permettent de faire face à la demande. Il n'y a donc aucun problème d'accès à ces masques pour toutes celles et tous ceux qui en ont besoin. » Il faut être très attentif à tous les propos qui ont été tenus !
M. Olivier Véran, ministre . - Madame de La Gontrie, j'ai été très attentif au travail des ARS, avec lesquelles nous avons eu des discussions quasi quotidiennes, et j'ai pu m'assurer de leur travail dans différentes situations. Vous avez entendu un directeur général d'ARS qui a été démis de ses fonctions en conseil des ministres, et qui a saisi la justice pour contester cette décision, laquelle a justement été prise parce que j'étais attentif à l'action de chaque ARS dans chaque territoire concerné.
Le Grand Est a certes été la région la plus fortement et précocement frappée par la crise épidémique, mais je vous invite à consulter l'ensemble de ses élus, quel que soit leur bord politique....
Mme Marie-Pierre de la Gontrie . - On l'a fait.
M. Olivier Véran, ministre . - Lorsque je me suis entretenu avec eux, il y avait un consensus sur les dysfonctionnements. Je ne considère donc pas que le constat fait par ce directeur d'ARS doive l'emporter sur celui de l'ensemble des autres directeurs, de l'administration centrale et de mes services ministériels.
Le transfert que vous évoquez, qui concernait 6 patients, ne devait pas se faire vers l'Autriche, mais vers la République tchèque. J'étais à cette époque appelé plusieurs fois par jour par des élus de la région Grand Est - maires, présidents de département - ou par des directeurs d'établissement, qui me suppliaient d'activer tous les réseaux d'évacuation sanitaire, car la pression se faisait plus forte face à la vague épidémique qui montait. Ils avaient, légitimement, très peur. J'ai parlé à tous ces responsables, tous bords politiques confondus.
La République tchèque était une destination éloignée pour des malades. Le jour où ce transfert devait avoir lieu, la vague épidémique avait commencé à baisser de façon sensible, et le nombre de patients admis dans les services de réanimation de la région refluait depuis quelque temps. J'ai été contacté par des équipes sur place, me disant qu'elles trouvaient aberrant d'envoyer par hélicoptère des patients en République tchèque, car ils sortiraient du coma très loin de chez eux et de leur famille, alors même qu'il y avait désormais des places vacantes dans les hôpitaux environnants.
Madame la sénatrice, je suis certain qu'à ma place vous auriez pris la décision d'annuler ce transfert sanitaire, et que chacun ici aurait pris la même décision. Celle-ci est contestée par le directeur d'ARS que vous avez cité : cela me conforte dans la décision, guère facile, que nous avons prise de nous séparer de cette personne en pleine crise.
Étant sous serment, je ne peux pas sortir de mes compétences sanitaires en répondant sur le sujet des universités. Vous avez insisté sur la nécessité d'avoir une communication gouvernementale harmonieuse. Je préfère donc laisser répondre sur cette question la ministre chargée de ce domaine. Les protocoles sanitaires décidés au niveau national sont très clairs. Leur application territoriale par certains rectorats, écoles ou universités, peut éventuellement être renforcée, mais cela nécessite l'expertise de la ministre de l'enseignement supérieur.
Pour ce qui concerne les chiffres techniques relatifs aux tests, la capacité PCR était : à la fin de février et au début de mars de 2 000 à 2 500 tests par jour ; au début d'avril de 5 000 tests par jour ; au moment du déconfinement, le 11 mai, entre 40 000 et 50 000 tests par jour. La capacité a été calculée en fin de confinement sur la base d'un R inférieur à 1, avec pour chaque cas positif 10 à 15 cas contacts. Nous avions donc estimé que nous serions en mesure d'atteindre, si nécessaire, le chiffre de 700 000 tests. Une donnée différente est apparue au moment du déconfinement : au lieu de 10 à 15 cas contacts, il y avait entre 2 et 4 cas contacts par patient positif, ce qui a changé la donne.
Nous sommes désormais capables de procéder à 1,3 million de tests, puis davantage à l'avenir, si nécessaire.
Le sujet des délais de carence est extrêmement compliqué. La situation diffère selon que l'on est cas contact ou positif, en activité partielle, ou bien en arrêt de travail avec indemnités journalières. L'assurance maladie, les ARS et les médecins le savent. Quoi qu'il en soit, le télétravail doit être encouragé à chaque fois que c'est possible, surtout dans les zones où le virus circule beaucoup.
Sur le rôle de Santé publique France lors de la crise, mon rôle n'est pas de tirer à l'arme lourde, pour reprendre votre métaphore guerrière, sur une agence composée d'experts qui se sont organisés et ont fait de leur mieux depuis le début de la crise. Cela ne veut pas dire que nous ne laissons pas de place à la critique ou à l'autocritique. Nous sommes capables de pointer le doigt sur des lenteurs et des inerties. J'ai ainsi évoqué précédemment la mauvaise publication des chiffres des tests, qui m'a énervé durant un moment - on nous reprochait de ne pas faire de tests ; or nos propres chiffres étaient en dessous de la réalité. J'ai aussi parlé des écouvillons, qui sont emblématiques d'un certain nombre de lenteurs, lesquelles ne sont pas forcément liées à Santé publique France, mais ont pu émailler la gestion de crise. Nous reverrons tout cela a posteriori.
Je suis au milieu d'une bataille et j'ai besoin que les troupes, notamment les agences, soient mobilisées et motivées. À chaque fois que j'enregistre des dysfonctionnements, je n'accuse pas, surtout publiquement ; j'y vais ! Je me suis donc rendu à Santé publique France lors de visites plus ou moins organisées afin de rencontrer toutes les personnes et de saisir les sujets tels qu'ils se posaient. C'est ainsi que j'envisage le management en période de crise.
Les soignants cas contacts ou asymptomatiques doivent être exclus du travail durant la même période que les autres personnes. On avait envisagé qu'ils reviennent au travail masqués, si l'ensemble système sanitaire était saturé et si c'était pour les malades une question de vie ou de mort. Si tel n'est pas le cas, ils sont logés à la même enseigne que les autres personnes.
Je n'entrerai pas dans le détail des mesures qui ont été annoncées hier. Je l'ai dit, les préfets, qui sont chargés de concerter les élus dans les différents territoires, devront ensuite affiner les différentes mesures relatives aux horaires, aux modalités d'application, etc .
Je ne commenterai pas ce qui s'est passé durant la période antérieure au 16 février, parce que je ne connais pas les faits avec suffisamment de précision et d'assurance. Je ne me risquerai donc pas, alors que je suis sous serment, à émettre un avis personnel. Non seulement celui-ci ne serait pas très intéressant, mais vous avez auditionné les précédents ministres de la santé concernés.
Sur l'articulation hospitalière entre public et privé, j'ai abondamment répondu.
M. René-Paul Savary , président . - Madame Guillemot avait demandé s'il serait utile de créer une agence de crise spécifique.
M. Olivier Véran, ministre . - J'ai répondu précédemment. L'Éprus, l'Institut national de prévention et d'éducation pour la santé (Inpes) et l'Institut de veille sanitaire (InVS) ayant fusionné, il faut probablement revoir cette déclinaison. Notre pays va devoir s'armer contre d'autres types de crises, qui ne seront pas forcément épidémiques, mais qui auront trait à la santé environnementale dans les territoires. Il faudra faire de l'information, de la formation, de l'intervention. On reverra donc ce dispositif avec vous, forts de votre expérience.
Vous dites, Monsieur Assouline, que l'on avait annoncé des mesures fortes. Je ne viens pas ici avec des opinions ou des on-dit ! Je ne peux pas me le permettre, car je suis ministre chargé de la crise. Je ne raisonne et ne décide qu'à partir des faits. Je ne sais pas qui vous a annoncé qu'il y aurait des mesures fortes lors du précédent CDSN... Quant à moi, j'en ai vécu plus de trente : certains ont donné lieu à des annonces fortes, d'autres étaient destinés à faire le point des objectifs.
Vous dites que tout le monde sait très bien ce qu'il en était des masques, et vous me demandez de faire un parjure. Je vous ai répondu qu'il n'y avait pas de lien entre la doctrine des masques et la gestion de la pénurie. Or vous me dites : « Tout le monde le sait et vous mentez. » Soit vous faites le constat d'un parjure, ce qui vous engage, soit vous me demandez de me parjurer, ce que je refuse, vous ayant répondu sur le fond.
Ne soyons pas dupes, les élus qui dénoncent le manque de concertation dénoncent en fait la nature des mesures prises. Ils le font d'ailleurs publiquement. Concentrons-nous non pas sur la forme, mais sur le fond des mesures ! On peut toujours passer deux semaines à consulter les uns et les autres... Mais si l'on ne tombe pas d'accord à la fin, alors il y a ceux qui disent : « j'ai consulté, je décide, car gouverner c'est choisir, et ainsi, je protège », et les autres qui se plaignent de ne pas avoir été consultés puisqu'ils n'ont pas gagné. Je vous ai donné l'exemple marseillais : nous avons passé deux heures à la préfecture, et des semaines à alerter et sensibiliser...
Ces élus ont parfaitement le droit de contester des mesures, mais nous avons aussi le droit de les mettre en place, car elles réduisent l'épidémie. Des études montrent que les risques sont quatre fois plus élevés d'être contaminés par la covid après que l'on a fréquenté un bar. Je n'y peux rien ! Moi aussi, lorsque j'avais le temps, je fréquentais les bars et les restaurants ; il ne s'agit pas d'incriminer qui que ce soit. C'est un fait complexe, qui participe de la diffusion de l'épidémie.
Monsieur Assouline, la loi prévoit que la police sanitaire est une compétence de l'État relevant du Premier ministre, du ministre des solidarités et de la santé et des préfets. Le Premier ministre et le Gouvernement ont fait un choix. J'entends parfaitement les critiques et les remises en question. Je comprends qu'un maire ait envie de défendre la vie sociale dans sa commune, ses bars et ses restaurants. Mais j'entends aussi les maires qui, tout en défendant la vie sociale et économique, me disent que c'est la bonne décision à prendre aujourd'hui pour protéger les habitants, puisque la diffusion épidémique augmente.
Ce n'est pas une question politique. Des maires issus du même parti que la maire de Marseille ou celle de Paris considèrent qu'une mesure nécessaire, dès lors qu'elle est justifiée, ne doit pas être discutée. Je ne dis pas que ce n'est pas dur ! Je me mets à la place des Marseillais et je sais que des gens sont en colère, même si je ne vais plus sur les réseaux sociaux, car je ne suis pas masochiste.
Honnêtement, tout ce qui est fait est destiné à assurer la protection des gens. Personne n'a critiqué les mesures de restriction de rassemblements et de couvre-feu mises en place en Mayenne, au mois de juillet, lors de la reprise épidémique ! Que s'est-il passé alors ? L'épidémie est retombée et l'impact sanitaire a été extrêmement faible. Nous avons fait la même chose en Guyane lorsque l'épidémie a commencé à flamber, et on a réussi à l'enrayer. Il y a pas de raison que nous n'y parvenions pas à Marseille, comme dans tout autre territoire de la République. Notre seul objectif est de protéger la santé des Français.
Mme Catherine Deroche , rapporteure . - Allez-vous rendre obligatoire la vaccination antigrippale ?
M. René-Paul Savary , président . - Cette question est tout à fait essentielle.
M. David Assouline . - Je précise, pour qu'il n'y ait pas de malentendu, que je demandais de la cohérence dans les mesures. Un Français pourrait vous demander pourquoi l'activité sportive, qui ne doit pas être très importante pour l'économie, est interdite : 10 enfants dans une grande salle n'ont pas le droit de faire de la danse, mais on peut entasser 30 mômes dans une classe ! Que répond-on aux parents ?
Mme Angèle Préville . - Lors de la mise en isolement des Ehpad, a-t-il été prévu dans les consignes que l'ensemble du personnel, et même les livreurs, devaient bénéficier d'équipements de protection, et pas seulement les soignants ?
M. Olivier Véran, ministre . - Non seulement les livreurs devaient être protégés, mais ils ne pouvaient pas rentrer dans les établissements !
En tant que ministre de la santé, je crois sincèrement aux bienfaits du sport. Mais dans les salles de sport, du fait de la transpiration, des jets de gouttelettes, des mouvements, les contaminations sont beaucoup plus importantes que dans le milieu professionnel, où sont imposés la distanciation et le masque.
Monsieur Assouline, je n'ai pas dit hier soir que les gymnases et les salles de sport seraient interdits aux enfants, notamment dans le cadre en scolaire. J'ai dit que ce sujet faisait partie des mesures en concertation entre les préfets et les élus dans les zones concernées.
La campagne antigrippale commencera le 13 octobre, comme chaque année, et pas avant. Si l'on vaccine trop tôt, le vaccin perd en efficacité dans la durée et ne protège pas au bon moment. Nous disposons des conclusions de l'épisode grippal dans l'hémisphère sud : la grippe y a été retardée - il y a donc des raisons de penser que la grippe, qui apparaît habituellement en France à partir du 20 décembre, interviendra encore plus tard - et faible, du fait des gestes barrières et de la distanciation sociale. Il y aurait aussi un mécanisme de compétition entre la grippe et la covid, qui utilisent un récepteur similaire.
Nous devons néanmoins veiller à la vaccination dans notre pays des publics vulnérables et des soignants, qui constituent une cible importante. Nous mettrons l'accent sur la campagne vaccinale. Pour la première fois, en plus des commandes des officines, nous avons procédé à des sécurisations de commandes d'État. Nous avons 30 % de doses de vaccins en plus par rapport aux années précédentes.
La vaccination des soignants sera un véritable enjeu. À La Réunion, la couverture vaccinale antigrippale des soignants en Ehpad n'a pas dépassé les 30 %. Une obligation devrait être prévue dans la loi ; je ne suis pas certain que nous aurions le temps de le faire... Nous aurons une stratégie affinée en matière de vaccination antigrippale, qui passe par la Haute Autorité de santé. Nous nous tenons prêts.
Mme Catherine Deroche , rapporteure . - Il faudra se poser la question de l'obligation de vaccination pour les soignants, dont on parle depuis des années.
M. René-Paul Savary , président . - Il faut une véritable volonté. La grippe devrait être citée en exemple pour que nos concitoyens comprennent l'intérêt de la vaccination contre la covid. Nous sommes donc fort intéressés par cette campagne de vaccination.
Merci, Monsieur le ministre, pour vos réponses.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .
Audition de M.
Cédric O,
secrétaire d'État chargé de la
transition numérique
et des communications électroniques
M. Alain Milon , président . - Nous reprenons nos travaux avec l'audition de M. Cédric O, secrétaire d'État chargé de la transition numérique et des communications électroniques, accompagné de M. Antoine Darodes, directeur de cabinet, et de Mme Aude Costa de Beauregard, conseillère.
Cette audition a pour objet d'examiner la mobilisation des outils numériques dans la lutte contre la pandémie et de comprendre pourquoi la défiance est si forte à leur égard, quand d'autres pays, en Asie, bien sûr, mais aussi plus près de nous, semblent rencontrer plus de succès dans ce domaine.
Je vais vous donner brièvement la parole à titre liminaire, monsieur le secrétaire d'État, afin de laisser le maximum de temps aux échanges. Je demanderai ensuite à chacun, intervenant et commissaires, d'être concis dans les questions comme dans les réponses.
Une commission d'enquête fait l'objet d'un encadrement juridique strict. Je vous informe qu'un faux témoignage devant notre commission serait passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Cédric O prête serment.
M. Cédric O, secrétaire d'État auprès du ministre de l'économie, des finances et de la relance et de la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, chargé de la transition numérique et des communications électroniques. - Je ne vais pas utiliser les dix minutes qui me sont imparties. Il sera plus intéressant de répondre aux diverses questions que vous ne manquerez pas de me poser sur le sujet, notamment sur l'application StopCovid. Celle-ci n'est pas le seul outil numérique déployé dans le cadre de la lutte contre le covid 19, mais j'imagine que c'est le sujet qui vous intéresse le plus.
Je souhaite d'abord rappeler le contexte dans lequel ce projet a émergé, au début du confinement, en mars 2020, une période de grande urgence, mais aussi de grande incertitude sur l'épidémie et sur son évolution. Il m'a alors semblé naturel, dans ce contexte d'inquiétude et de mobilisation et au vu des initiatives que nous voyions poindre dans d'autres pays, de faire ma part dans la lutte contre le covid en m'assurant que la France, comme les autres pays d'Europe et comme certains autres pays dans le monde, travaille au développement d'outils numériques pour aider à combattre l'épidémie.
Trois principes nous ont guidés depuis le début, sur lesquels vous ne manquerez pas de revenir dans vos questions.
Le premier, qui me semble important, a été de répondre à un besoin identifié par la communauté médicale et scientifique, sans chercher à imposer une solution technologique. Je rappelle que la capacité à stopper au plus vite les chaînes de contamination s'est rapidement imposée comme un levier majeur et décisif dans la lutte contre l'épidémie. La communauté des épidémiologistes - l'Impérial College London et l'université d'Oxford, en particulier, sous la direction du professeur Christophe Fraser, le premier à avoir publié des papiers sur les outils numériques - s'est très vite intéressée aux possibilités du numérique pour soutenir et accélérer ce processus et les applications de contact tracing sont ainsi apparues comme un des sujets importants de mobilisation numérique au service de la stratégie de lutte contre l'épidémie, notamment au niveau européen. Cela ne représente néanmoins qu'une partie de ce que le numérique a pu apporter dans la lutte contre l'épidémie. Aujourd'hui, notre stratégie « tester, alerter, protéger » repose ainsi sur des outils numériques complémentaires, permettant à tous les citoyens d'être acteurs de leur santé, comme la cartographie des laboratoires de santé sur santé.fr, les outils, dont vous avez eu l'occasion de débattre, qui servent de support aux brigades sanitaires, ou encore les moyens d'information. Dans ce contexte, StopCovid doit contribuer à stopper les chaînes de contamination et renvoyer vers d'autres outils, comme Mes conseils Covid, qui permettent à tous de connaître les bons gestes à adopter et de se protéger au mieux.
Notre deuxième principe était la transparence et la concertation. Dès le début, le débat public autour de cette application a été vif et il nous a toujours paru important de la développer en toute transparence sur nos principes, sur les statistiques qui l'accompagnent et sur la mobilisation des différentes parties prenantes. Rappelons quelques jalons de cette démarche : l'association de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL), tout d'abord, saisie pour avis à deux reprises en avril et en mai, qui a diligenté tous les audits nécessaires au mois de juin 2020 et a donc pu ouvrir le capot ; la consultation du Parlement, ensuite, lequel a été amené à voter, après un débat sur le fondement de l'article 50 de la Constitution - j'ai moi-même été auditionné par la commission des lois au Sénat et j'ai proposé à plusieurs reprises à l'ensemble des groupes parlementaires des échanges sur ce sujet en amont du débat - ; la prise en compte des différents avis, encore, celui du conseil scientifique, mais aussi ceux du Conseil national du numérique (CNNum), du Conseil national de l'Ordre de médecins et de l'Académie nationale de médecine ; la concertation, enfin, notamment avec les associations d'élus, avant le déploiement et la publication de l'intégralité du code source en mai 2020, en amont du débat parlementaire.
Le troisième principe me semble absolument essentiel : nous avons toujours inscrit le déploiement de StopCovid dans nos valeurs et nos règlements. Nous avons ainsi fait le choix d'une application qui ne relève pas d'un cadre juridique d'exception, puisqu'elle est nativement conforme au règlement général sur la protection des données (RGPD), comme l'a confirmé la CNIL début septembre. Nous avons également décidé, ainsi que nombre de sénateurs en avaient exprimé le souhait durant le débat, que cette application serait souveraine. Ce point a été discuté, nous aurons l'occasion d'y revenir, mais le retour d'expérience ne peut que nous conforter dans ce choix. Nous ne faisons, certes, pas partie du cadre d'interopérabilité des applications européennes, mais nous disposons d'une application dont le fonctionnement est très satisfaisant et qui n'a rien à envier aux applications fonctionnant avec la solution mise en place par Apple et Google ni en matière technique ni en ce qui concerne la sécurité des données et la transparence, compte tenu de ses caractéristiques.
À ce jour, d'après les informations dont nous disposons, l'application StopCovid a été installée plus de 2,6 millions de fois depuis son lancement, 7 969 personnes s'y sont déclarées comme ayant été testées positives, c'est-à-dire qu'elles ont flashé le code qui leur a été transmis à la suite des résultats de leur test, et 472 notifications ont été émises. Nous sommes tous d'accord pour dire qu'il y a un véritable enjeu d'adoption de cette application, j'aurais l'occasion d'y revenir. Ces chiffres indiquent toutefois que son potentiel reste entier, si nous parvenons à la redéployer. C'est intéressant, parce que beaucoup de personnes se déclarent dans l'application, comparativement aux autres pays, y compris à l'Allemagne, et que la dynamique d'utilisation suit celle de l'épidémie.
Il est également important de rappeler que le choix de la souveraineté nous permet de disposer de la maîtrise totale des traitements de données effectués, mais aussi des modèles de santé sous-jacents à cette application. Vous avez eu l'occasion d'auditionner Bruno Sportisse, je veux également rappeler que cette application est le fruit d'une mobilisation exceptionnelle d'acteurs français, publics et privés, que je tiens à saluer encore. Peu de pays auraient eu ou ont eu la capacité de mener un tel projet de manière autonome.
M. Alain Milon , président . - Une question taquine, monsieur le secrétaire d'État : votre montre connectée a-t-elle noté une augmentation de votre rythme cardiaque lorsque le Premier ministre a annoncé qu'il n'avait pas téléchargé cette application ?
M. Cédric O, secrétaire d'État. - Je ne peux pas répondre, monsieur le président, parce que je n'ai pas de montre connectée ! Je porte une Casio à vingt-cinq euros qui date sans doute du début des années 1980.
Mme Catherine Deroche , rapporteure . - Vous nous avez expliqué que cette application avait mobilisé beaucoup de monde, que l'on voulait qu'elle soit souveraine ; comment, dès lors, expliquer l'échec du dispositif ? Contrairement au Premier ministre, je l'ai installée sur mon téléphone ! Comment expliquez-vous cette faible mobilisation, par rapport à l'Allemagne, par exemple ? Aurait-on conçu une application trop spécifique ? La communication a-t-elle été mauvaise ? Comment expliquez-vous ces chiffres ?
M. Cédric O, secrétaire d'État. - Il est peut-être utile, à ce moment du débat, de rappeler pourquoi nous avons fait le choix de cette architecture technique. Je rappelle d'ailleurs que, à l'origine, le projet français est franco-germano-britannique, issu d'une analyse commune menée dans l'ensemble de ces trois pays, mais aussi dans d'autres pays autour du monde, selon laquelle deux modèles s'opposent dans la manière de concevoir les applications de contact tracing : le modèle centralisé et le modèle décentralisé, même si ces termes sont questionnables. Il est important de comprendre pourquoi nous avons fait les choix que nous avons faits. Dans les deux cas, lorsque je me promène et que je vous rencontre, monsieur le président, à moins d'un mètre, et durant plus de quinze minutes, si nous avons tous les deux l'application, chacun de nos téléphones enregistre le fait que nous sommes croisés. Dans le modèle centralisé, un serveur central est mis en place et, si je m'identifie comme étant positif, l'ensemble des crypto-identifiants que j'ai enregistré sur mon téléphone remonte vers le serveur central. Plusieurs fois par jour, tous les téléphones vont vérifier si leur identifiant a été inscrit sur le serveur central. Cette architecture a un avantage : le serveur central ne contient que les crypto-identifiants des contacts de gens malades, mais il n'existe nulle part de liste de crypto-identifiants de malades.
Dans un système décentralisé, à chaque fois, nous enregistrons de la même manière chacun nos crypto-identifiants respectifs en cas de rencontre, mais si je me déclare positif, j'envoie mon identifiant vers un serveur central qui le redistribue sur votre téléphone. Dans un système décentralisé, donc, la liste des crypto-identifiants de tous les malades est, non seulement disponible et facilement accessible sur internet, mais elle est, de plus, présente sur tous les téléphones. C'est ce qui a conduit l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi), en accord avec ses homologues britannique et allemand, à considérer que la solution centralisée était plus protectrice de la vie privée que la solution décentralisée. Ces craintes se sont révélées fondées aujourd'hui, au vu du fonctionnement des applications européennes. Si vous êtes un peu malin, vous pouvez avoir accès à l'ensemble des crypto-identifiants des gens qui se sont déclarés malades en Europe, la liste est facilement accessible. En outre, avec ce que l'on appelle un sniffer, un logiciel qui permet de récupérer le crypto-identifiant que vous émettez, je pourrais, si j'étais employeur, installer un portique à l'entrée de mon entreprise et ainsi savoir si l'un de mes employés, et lequel, est dans la liste des gens malades. Il y a donc une possibilité de réidentification. Vous trouverez ces éléments dans les débats académiques et techniques, notamment portés par certains membres de l'École polytechnique fédérale de Lausanne, l'institution qui avait poussé en faveur du développement d'une solution décentralisée. La solution centralisée, elle, ne permet jamais de réidentifier quelqu'un de malade ; la première raison de notre choix tient donc à la sécurité de la vie privée. Un des reproches qui lui est toutefois adressé tient à la présence d'un serveur central, dont un État mal intentionné ou peu démocratique pourrait se servir pour surveiller ses citoyens. Nous avons considéré que la transparence sur les éléments de code, la possibilité d'accès au serveur central offerte à la CNIL comme au comité de surveillance ainsi que le fait que nous nous trouvions dans un état démocratique caractérisé par la capacité de contre-pouvoir de la CNIL et du comité de surveillance, votée par l'Assemblée nationale et le Sénat, offraient des garanties aux Français, au-delà de la confiance que ceux-ci accordent au Gouvernement.
Un deuxième élément, sanitaire, explique que, au départ, les Britanniques, les Allemands et les Français aient choisi la solution centralisée. Aujourd'hui, 15 ou 16 millions de Britanniques ont une application sur leur téléphone, ainsi que 18 millions d'Allemands et un peu moins de 2,7 millions de Français. Ici, nous savons qu'il y a eu 8 000 codes scannés et 472 notifications reçues. Les Allemands et les Anglais sont incapables d'annoncer un nombre de notifications reçues, pour une raison simple : l'ensemble de l'architecture est entre les mains d'Apple et de Google, et les homologues anglais ou allemands de la CNIL ne sont pas capables d'aller vérifier ce qui se passe à Palo Alto, dans les serveurs d'Apple et de Google.
Je ne dis pas que l'application française est un succès, je dis que nous savons ce qui se passe et que cela marche mal, alors que les Allemands et les Anglais savent que beaucoup d'applications ont été téléchargées, mais ils ne savent rien de ce qui se passe, ni même si cela fonctionne. Je vous renvoie à un article du journal Le Monde sur le sujet, qui explique très précisément que les Allemands ne sont pas capables de savoir combien de gens ont été notifiés. C'est pour cela que j'assume aujourd'hui notre choix technique, lequel, selon moi, était le bon.
Vous me demandez, madame la rapporteure, si celui-ci a pu influencer l'adoption ou le refus des Français. À mon sens, cela n'a pas été le cas, et les études confirment cette opinion. Aujourd'hui, je ne sais pas expliquer complètement pourquoi cette application n'est pas suffisamment téléchargée. Il me semble que nous sommes à la croisée de plusieurs éléments, mais les études qualitatives qui ont été menées indiquent que le vrai sujet est que les Français ne comprennent pas l'intérêt personnel qu'ils auraient à télécharger StopCovid. S'ajoutent à cela des craintes sur les données ou, à tout le moins, une incompréhension globale du fonctionnement de cette application sur ce point. En outre, il me semble qu'interviennent également des dimensions culturelles ainsi qu'un problème de timing : les Anglais ressortent leur application au moment du reconfinement ou au moment où la peur remonte ; nous avons sorti la nôtre à un moment où l'on pensait que c'était fini. Il est impossible de refaire l'histoire, mais la lancer au moment où les bars ferment, où l'on craint pour sa sociabilité - les Anglais ont interdit les rencontres à plus de six personnes - et où l'on se rend compte que cela va durer six mois, un an ou un an et demi, cela provoque un effet de traction supérieur sur l'application. Le Gouvernement et moi-même avons sans doute été aussi insuffisamment pédagogues sur l'utilité de cette application et sur la protection qu'elle permet. Je reviens sur les sondages qualitatifs : les gens ne comprennent pas quel est leur intérêt. Il me semble donc qu'il y a une conjonction d'éléments qui font que cette application est malheureusement insuffisamment téléchargée.
Je voudrais toutefois élargir la focale : dans certains pays, on a constaté un succès de l'application en termes de téléchargements, parce que, encore une fois, on ne connaît pas son impact sanitaire en Allemagne, en Grande-Bretagne ou en Suisse. Ailleurs, c'est un échec, parfois moins problématique, mais c'est un échec. La réussite des applications de contact tracing est donc plus l'exception que la règle. Cela ne doit pas nous empêcher de mener notre propre introspection sur les raisons qui expliquent que cela n'ait pas marché, mais il ne faudrait pas que l'arbre anglais et allemand cache la forêt, c'est-à-dire le fait que ces applications rencontrent des difficultés partout en Europe. Je dis « partout en Europe » parce que, à l'exception de Singapour, il est difficile de comparer les applications déployées en Corée du Sud ou en Chine, qui n'ont absolument rien à voir avec notre projet en matière de protection de la vie privée, dans des pays où, par ailleurs, les cultures sont très différentes.
Mme Sylvie Vermeillet , rapporteure . - Monsieur le secrétaire d'État, tout d'abord, j'aimerais obtenir une précision : vous évoquez 2,6 ou 2,7 millions de téléchargements en France, mais le 22 septembre, lors d'une audition de la commission d'enquête, Bruno Sportisse, le PDG de l'Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique (Inria) nous a indiqué que l'application avait été téléchargée 2,5 millions de fois, avait connue ensuite 1 million de désinstallations puis 300 000 réinstallations. Si je compte bien, cela fait un total de 1,8 million d'applications installées aujourd'hui, et non 2,6 millions. Pouvez-vous expliquer cet écart ?
Ensuite, le 23 mai, lors d'une conférence sur StopCovid, vous avez déclaré qu'il serait normal que nous puissions lancer un appel d'offres afin de disposer d'un choix plus large avec des spécifications qui permettraient à d'autres acteurs potentiels de s'impliquer dans le projet visant à gérer et à stocker les données de santé au sein de la plateforme technologique française du Health Data Hub (HDH). Pourtant, l'État a fait le choix de la société américaine Microsoft pour assurer l'hébergement des données de santé des Français, sans appel d'offres et malgré les risques de transfert de données aux États-Unis. Quand sera programmé l'appel d'offres qui permettra à des entreprises européennes de participer à l'hébergement des données de santé des Français ? Puisque l'on évoque l'échec relatif de StopCovid, ne pensez-vous pas qu'il y existe un lien entre les réserves que suscite le Health Data Hub et le peu de téléchargements de l'application en France ?
M. Cédric O, secrétaire d'État. - J'ai avancé un chiffre de téléchargements, donc un chiffre brut. Je vous confirme que l'on doit être aujourd'hui autour de 1,1 million d'installations.
S'agissant de la comparaison entre StopCovid et le Health Data Hub, avant de revenir sur les raisons du choix de Microsoft par les équipes du HDH, je voudrais rappeler que si nous avions choisi de passer par Apple et Google, les éléments que vous évoquez seraient aujourd'hui au coeur du débat et cela n'aurait certainement pas facilité l'adoption du dispositif par les Français. Vous me demanderiez pourquoi nous sommes passés par une solution américaine pour stocker les données de santé des Français et vous auriez raison, puisque nous avons démontré que nous pouvions développer une application par nous-mêmes.
Pour comprendre le choix du HDH, il faut se replacer dans le dilemme de l'époque. En 2018, le Président de la République annonce une accélération en matière d'utilisation de l'intelligence artificielle pour faire progresser la recherche française en matière de santé et de données numériques dans ce domaine. Il est alors décidé de lancer l'entrepôt de données de santé, autrement appelé le Health Data Hub ; une consultation de dix-neuf acteurs, parmi lesquels des Français, est mise en place autour de certains éléments du cahier des charges. Notre volonté est alors de démarrer très vite, pour deux raisons : nous voulons profiter de la dynamique enclenchée autour de ce sujet et la compétition mondiale en matière d'utilisation de l'intelligence artificielle dans la santé est extrêmement forte. Or le seul acteur capable de répondre aux prérequis au moment de cette consultation est Microsoft. Je vous rappelle un chiffre qui doit toujours nous faire réfléchir et qui découle de politiques industrielles très anciennes : chaque année, Amazon investit 22 milliards de dollars dans la recherche et le développement ; chaque année, la somme dépensée par l'ensemble de la France, public et privé mêlés, dans tous les domaines de recherche confondus, est comprise entre 60 et 70 milliards d'euros. Dans le cloud, en particulier, elle atteint sans doute moins de 1 milliard d'euros. Dans certains domaines, notamment l'intelligence artificielle, les Américains disposent donc d'une avance que nous ne pouvons pas nier. Cela ne signifie pas que nous ne sommes pas forts dans certains domaines relatifs au cloud ou que nous ne devons pas nous donner pour objectif de faire émerger un acteur français.
À l'issue de la consultation réalisée à l'époque, qui comprenait plusieurs Français, et pas seulement OVH, Microsoft était le mieux-disant, et le choix du ministère de la santé a été de partir avec cette entreprise pour obtenir très vite des applications. D'ailleurs, pendant la crise du covid, le HDH a été très utile pour travailler sur les interactions médicamenteuses ou sur les facteurs de comorbidités. Aurions-nous été prêts si nous avions dû attendre un an ou deux et choisir un fournisseur français ? Honnêtement, c'est très questionnable. D'une certaine manière, il s'agit d'un choix ontologique. Il a donc été décidé de partir, pour le début, avec cette plateforme et toutes les garanties ont été prises dans le cadre juridique de l'époque.
J'ai dit, lors de la conférence de presse, mon souhait que nous puissions relancer un appel d'offres, car il était très clair que la décision qui avait été prise concernait une phase de démarrage, afin d'organiser une compétition ouverte.
Je vais aller un peu plus loin : la décision prise par la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) d'invalider le Privacy Shield il y a quelques semaines, qui est un coup de tonnerre dans le domaine de la gestion des données sensibles, nous a conduits à travailler, avec Olivier Véran, au transfert du HDH vers des plateformes françaises ou, au moins, européennes, parce que le contexte juridique a complètement changé. Une exigence s'impose donc à nous, comme aux parlementaires, d'ailleurs, parce qu'une infrastructure de cloud au niveau de compétitivité de celles des Américains ou des Chinois représente un investissement très coûteux. Nous devons donc tirer la conséquence de nos choix souverains. Des discussions sont en cours avec nos partenaires allemands sur ce sujet, entre le Président de la République et la Chancelière, mais il faut être conscient que nous n'avons pas, aujourd'hui, la même capacité technologique pour traiter des données de santé. Toutefois, compte tenu de l'invalidation de l'arrêt Schrems II et du Privacy Shield par la CJUE, nous travaillons à transférer ces données vers des fournisseurs de cloud européens.
M. Bernard Jomier , rapporteur . - Je vous remercie pour vos intéressantes explications techniques. La question qui nous préoccupe est la suivante : pourquoi 65 millions de Français ne veulent-ils pas télécharger et utiliser cet outil ? Car nous pouvons partager l'idée que ce type d'outil est utile dans la stratégie de traçage et de rupture des chaînes de transmission.
Depuis une quinzaine de jours, la préoccupation liée à l'épidémie devient plus forte : des bars, des restaurants sont fermés ; le port du masque est beaucoup plus strict. Avez-vous constaté une hausse significative des téléchargements sur cette période ?
Nous connaissons les craintes soulevées par les applications numériques. On peut y répondre en apportant des éléments objectifs, que vous nous avez assez bien exposés, mais aussi avec de la confiance. En mars-avril, les enquêtes d'opinion montraient un soutien majoritaire, voire massif, des Français aux mesures gouvernementales : 93 % des Français ont approuvé le confinement, du jamais-vu ! Mais les résultats des enquêtes se sont dégradés au fil des mois et aujourd'hui les mesures gouvernementales sont très majoritairement rejetées. C'est inquiétant. Dans ce contexte de défiance à l'égard des décisions du Gouvernement, comment pouvez-vous restaurer l'adhésion à un dispositif numérique proposé par le Gouvernement ? Avez-vous réfléchi à d'autres pistes pour sortir de ce guêpier ? Vous avez esquivé la question du président Milon qui n'était pas taquine, mais extrêmement importante : soit la parole des ministres, notamment celle du premier d'entre eux, n'a pas d'importance ; soit elle en a et alors elle signe la qualité du lien entre les gouvernants et la population.
Dernière question très précise : quel est le coût de l'application StopCovid à ce jour ?
M. Cédric O, secrétaire d'État . - Nous constatons une légère augmentation des téléchargements, qui sont aujourd'hui de l'ordre de 6 à 10 000 téléchargements quotidiens, soit un peu plus qu'avant la crise. Nous n'atteindrons pas les 65 millions de Français, et nous aurions du mal à le faire en raison notamment de l'équipement en smartphones. Mais, oui, c'est insuffisant.
Je laisserai à mon collègue Olivier Véran le soin de vous répondre sur la question de la confiance dans le Gouvernement et dans la gestion de la crise. Il m'est difficile de répondre sur des questions de politique sanitaire.
M. Bernard Jomier , rapporteur . - La question de la confiance n'est pas une question de politique sanitaire. C'est une question qui s'adresse à tout gouvernant.
M. Cédric O, secrétaire d'État . - Je ne constate pas de corrélation entre les taux de téléchargement en Europe et la confiance dans les gouvernements. Le sujet de la confiance dans la démocratie et dans les corps intermédiaires, qu'ils soient politiques, institutionnels ou médiatiques, est un énorme sujet. La crise que nous traversons peut avoir des répercussions démocratiques eu égard à ces questions de confiance et aux tensions majeures qu'elle instille dans la société. Cette question est au coeur des relations entre gouvernants et administrés, dans le cadre d'une épidémie qui va durer. S'agissant de StopCovid et des applications similaires, je ne vois pas de corrélation entre confiance dans les gouvernements et adhésion aux applications.
Comment relancer StopCovid et lui donner une deuxième chance ? Nous ne sommes malheureusement pas à une semaine près, compte tenu de la durée prévisible de l'épidémie. Nous y travaillons. Nous réfléchissons. Nous étudions notamment l'application anglaise dont les fonctionnalités diffèrent des applications allemande et française, avec plus d'informations et une interconnexion plus forte avec le système des bars et des restaurants. Nous cherchons à mieux comprendre ce qui se passe, en lien avec nos homologues.
Par ailleurs, si nous voulons relancer l'application, nous avons besoin de trouver des relais et des alliés. La parole des gouvernants, quels qu'ils soient, partout dans le monde, souffre actuellement d'un manque de crédibilité et de confiance. Si les professions médicales estiment que StopCovid est utile, elles doivent le dire : les épidémiologistes l'ont dit, le Conseil scientifique l'a dit, mais nous avons besoin que les médecins généralistes, les professeurs d'université nous aident s'ils pensent que c'est utile pour maîtriser l'épidémie. C'est à eux d'en faire le choix. Et si les responsables de cafés, hôtels et restaurants considèrent que StopCovid peut les aider à ne pas fermer leurs établissements, il faut aussi qu'ils nous aident à ce que les gens téléchargent ou activent StopCovid. En effet, les gens téléchargent StopCovid, mais ne savent pas que lorsque l'on ferme l'application, elle n'est plus utile.
Nous allons vivre avec ce virus pendant longtemps. Pour relancer un outil « insuffisamment bien parti », si vous me permettez cet euphémisme, nous avons besoin d'une manoeuvre collective. Mardi dernier, un journaliste italien m'a appris que, pour promouvoir l'application Immuni, qui a été téléchargée plus que l'application française, mais encore insuffisamment pour être utile, les journaux italiens s'étaient mobilisés afin d'offrir au Gouvernement une page de publicité, car ils considéraient que c'était utile. Cela n'est pas un appel de ma part, mais si nous considérons collectivement que StopCovid est utile, il faut que le mouvement soit collectif. La parole politique n'est plus toujours performative : ce n'est pas parce que le ministère de la santé fait sa part du travail en rappelant systématiquement qu'il est utile de télécharger StopCovid, qu'en bout de chaîne les jeunes, les personnes âgées, les personnes concernées qui vont dans les bars et les restaurants vont effectivement la télécharger...
Le Premier ministre a été clair. Les gens ne voient pas très bien à quoi sert StopCovid quand ils portent un masque, quand ils sont seuls dans leur bureau ou avec toujours les deux ou trois mêmes personnes. Mais StopCovid est particulièrement utile lorsque vous allez au bar, au restaurant, dans une soirée entre amis non autorisée, que vous ne portez pas de masque et que vous ne savez pas forcément à côté de qui vous êtes. Ce sont des cas de figure que le Premier ministre rencontre assez peu : c'est ce qu'il a essayé d'expliquer. Il faut bien rappeler dans quelles occasions StopCovid est utile, afin, le cas échéant, de réactiver l'application en entrant dans un restaurant. Les restaurateurs doivent nous aider à le rappeler, cela nous évitera de prendre les mesures que nous sommes obligés de prendre.
Sur la question du coût de l'application, le sujet est un peu complexe. Je ne voudrais pas vous dire de bêtises... L'État français n'a rien payé au cours de la phase de développement, du 8 avril au 2 juin 2020, ainsi que j'avais eu l'occasion de vous l'indiquer lors de mes passages devant les commissions du Sénat, ainsi qu'en séance publique. Pour le même travail, les Allemands ont déboursé 20 millions d'euros et les Anglais quelques millions de livres. À partir du 2 juin 2020, le ministère de la santé est en première ligne en tant que responsable du traitement de l'application et financeur du projet. Un accord-cadre d'assistance à maitrise d'oeuvre pour le déploiement, l'infogérance, l'exploitation, l'hébergement, le maintien en conditions opérationnelles de sécurité, le support utilisateurs, l'animation du déploiement et des usages et la maintenance évolutive a été signé entre la direction générale de la santé et l'Inria. C'est dans ce cadre contractuel que l'équipe projet fonctionne, avec un accord de consortium entre les acteurs privés engagés dans le déploiement de l'application : Outscale qui est une filiale de Dassault Systèmes, Capgemini, Lunabee, Orange et Withings qui est spécialiste des objets connectés.
Il ne m'est pas possible de vous donner un chiffre, car nous n'avons à ce jour versé que des avances, sans facturation au réel. Je ne peux donc vous donner que le montant des autorisations-plafonds prévues dans le cadre du marché ; ce sont des plafonds qui ont été pensés afin de nous conserver une marge très importante qui nous permette, par exemple, de déployer de nouvelles fonctionnalités. Nous serons donc probablement à un quart ou la moitié des plafonds que je vais vous indiquer. C'est ainsi que pour les quatre premiers mois d'exploitation, du 2 juin 2020 au 31 septembre 2020, ce plafond s'établit à 206 000 euros. Les premières factures seront émises en octobre pour ces premiers mois d'exploitation. Mais je ne voudrais pas faire d'erreur...
Mme Catherine Deroche , rapporteure . - Vous pouvez nous répondre par écrit si vous le souhaitez.
M. Cédric O, secrétaire d'État . - Pardon, je viens de me tromper dans les chiffres. Sur cette période, le plafond est de 86 000 euros par mois, donc on peut retenir, en gros, à ce stade, un plafond d'environ 100 000 euros par mois. Sachez que Capgemini, qui est le maître d'oeuvre du projet, travaille gratuitement jusqu'à la fin du mois d'octobre. Nous avons lancé un appel d'offres afin de désigner un nouveau chef de projet dans les règles des marchés publics. Ce plafond devrait donc augmenter, sans toutefois exploser, pour s'établir autour de 200 000 euros par mois.
Le développement de l'application ne nous a donc rien coûté ; le coût de l'entretien et du suivi est de 100 000 à 200 000 euros par mois. L'Allemagne a dépensé 20 millions d'euros pour le développement et 3 millions d'euros par mois pour le fonctionnement : les chiffres sont publics. Comment la France a-t-elle été capable de réaliser cela ? Grâce à l'Inria qui assure toute une partie de la maîtrise d'oeuvre et de la maîtrise d'ouvrage et car nous avons le savoir-faire. Alors que les Allemands ont choisi de sous-traiter à SAP et Deutsche Telekom. Pardon de ne pas pouvoir être plus précis, je vous répondrai plus précisément par écrit.
Mme Catherine Deroche , rapporteure . - Vous nous avez dit avoir lancé StopCovid à un moment où l'on pensait que l'épidémie était terminée. Est-ce bien cela ?
Vous nous avez également dit : « On n'est pas à une semaine près. » Cela me trouble : aujourd'hui on relance des plans blancs ! On a peut-être pris trop de retard en se le disant.
Il y a eu, dans certains pays, à la fois de la confiance dans les gouvernants et une vraie application. C'est le cas à Taïwan et en Corée du Sud qui sont certes de cultures différentes, mais aussi en Allemagne. L'application allemande coûte peut-être plus cher que la nôtre, mais le coût global de l'épidémie sera certainement inférieur en Allemagne qu'en France.
M. Cédric O, secrétaire d'État . - J'ai dit que nous avions lancé l'application à un moment où une partie des Français pensait que l'épidémie était terminée et la crainte était moins présente qu'elle ne l'est aujourd'hui. Bien évidemment, nous ne pensions pas que l'épidémie était terminée.
Pourquoi ai-je dit que nous n'étions pas à une semaine près ? Je suis persuadé que nous n'aurons pas deux fois une deuxième chance : nous devons savoir exactement ce que nous voulons faire si nous voulons relancer StopCovid et quelles sont les modifications techniques que nous voulons y apporter. Il faut plusieurs semaines pour développer des fonctionnalités grand public sur une telle application. Nous avons également besoin des retours d'expérience des pays où cela a marché. Nous avons été les premiers en Europe à lancer une telle application ; des équipes ont travaillé jour et nuit pour le lancement le 2 juin. Alors que le Président de la République, le Premier ministre et Olivier Véran rappellent que cette application est utile dans la lutte contre l'épidémie, nous ne sommes pas en train de nous tourner les pouces !
La réussite des applications, c'est l'exception, ce n'est pas la règle. L'exemple allemand est un bon exemple. En Corée du Sud, la culture est très différente. Je préfère que nous prenions le temps, afin de mettre toutes les chances de notre côté et que ce deuxième lancement réussisse.
Mme Angèle Préville . - On note un manque de coordination avec les autres pays de l'Union européenne. Pourquoi a-t-on loupé le coche ? Nous avons manqué de vitesse dans notre réponse au phénomène. L'Allemagne et la Grande-Bretagne étaient prêtes.
J'ai du mal à comprendre ce que vous dites sur le coût.
Vous nous avez indiqué que les gouvernements anglais et allemand ne connaissaient pas le nombre de notifications. Mais l'objectif est-il de connaître le nombre de notifications ou que chacun reçoive sa notification et puisse agir en conséquence ?
Je reviens sur un point que j'avais déjà évoqué lors du débat au Sénat : une solution parfaitement anonyme n'est pas atteignable. Imaginons une personne âgée seule chez elle, avec comme seule visite celle de son aide-ménagère. Si elle est positive, elle va penser que c'est son aide-ménagère qui l'a contaminée, alors que la contamination a pu s'opérer par le biais d'un emballage plastique à l'occasion d'une livraison de nourriture au domicile. Il peut y avoir des fuites d'information. Quid de ces cas particuliers ?
M. Cédric O, secrétaire d'État . - Sur la vitesse de réponse, nous avons été les premiers à sortir une application, bien avant les Allemands et les Anglais : la première application disponible en Europe a été l'application française ! L'application anglaise ne sort que maintenant, soit trois mois plus tard. Notre non-réussite s'explique par de nombreuses raisons, mais pas par la question de la rapidité de la réponse.
Sur la coordination, notre choix était binaire : soit nous choisissions de nous coordonner et de faire appel à Apple et Google, soit nous décidions de rester souverains. En outre, la valeur ajoutée d'une telle coordination est limitée, à l'exception de la question des voyages internationaux et des travailleurs transfrontaliers. Si je dois aller voir mon homologue allemand en Allemagne, je téléchargerai l'application allemande. Quant aux travailleurs transfrontaliers, ils ont deux applications, ce qui ne semble pas dirimant en termes d'expérience utilisateur. Nous ne nous sommes pas coordonnés, car nous ne souhaitions pas travailler avec Apple et Google.
Les Allemands et les Anglais ne savent pas si leur application fonctionne, même si elle est très téléchargée. Cela pose un problème démocratique : il s'agit de données de santé, et personne ne sait ce qui se passe. Et il ne s'agit pas d'entreprises dont le track record en matière de protection de la vie privée est exceptionnel. Or la CNIL allemande ne peut pas ouvrir la boîte de l'application... En France, la CNIL est venue voir et je suis en mesure de vous dire que notre dispositif ne marche pas très bien. En Allemagne, si, sur les 17 ou 18 millions de personnes qui ont téléchargé l'application, une seule reçoit une notification, personne ne le saura. Pour la représentation nationale, cela me semble problématique, surtout si vous payez 20 millions d'euros pour le développement et 3 millions d'euros par mois pour le fonctionnement sans savoir si cela marche. Le choix français me semble se justifier, même s'il est légitime que ce choix soit questionné.
S'agissant d'éventuelles fuites d'informations techniques, nous avons mis en place toutes les sécurités possibles : l'ANSSI est à bord et le niveau de sécurité est extrêmement fort. Nous avons pris toutes les garanties possibles. S'agissant de la personne âgée qui est seule chez elle, les brigades sanitaires vont devoir remonter les chaines de contamination. La personne âgée que vous évoquez a-t-elle StopCovid ? Je ne suis pas certain qu'il y ait énormément de personnes âgées qui aient StopCovid. Si elle n'a rencontré qu'une seule personne dans les sept derniers jours, il est probable que cette personne l'ait contaminée.
Mme Victoire Jasmin . - Après que votre collègue porte-parole du Gouvernement a parlé d'une nécessaire « acculturation scientifique » des Français, voici qu'à votre tour vous faites comme si les Français ne pouvaient pas comprendre StopCovid, et que ce serait la source du problème. Mais imaginons, imaginez l'inverse, une minute au moins : les Français n'ont-ils pas plutôt une culture scientifique suffisamment poussée pour se méfier d'une application dont le moins qu'on puisse dire, c'est qu'elle a été lancée dans la cacophonie ? Ensuite, n'avez-vous pas une façon bien hasardeuse d'engager des dépenses publiques ? Vous dites avec fierté que, entre le 8 avril et le 2 juin, l'État français n'a rien dépensé pour cette application, mais justement, cette mobilisation n'aurait-elle pas été plus utile là où il y avait le plus d'urgence, par exemple à l'hôpital, auprès des équipes soignantes ?
M. Cédric O, secrétaire d'État . - Qu'il y ait eu des doutes envers l'application, j'en conviens parfaitement, et je constate - avec vous ? - que les questionnements et la polémique ont pu créer de la méfiance. La réponse a été que la CNIL a fait un contrôle sur pièces et sur place, et qu'elle a jugé que le dispositif était parfaitement conforme au RGPD, moyennant quelques petites modifications.
Sur la dépense publique, je ne suis pas d'accord avec vous : les entreprises ont travaillé pro domo entre avril et juin, estimant qu'il était de leur devoir mettre leur personnel à disposition de la nation face à l'urgence. Plus de 200 personnes ont été impliquées, il faut les en remercier. Ce n'est pas rien que des entreprises aient mis à disposition des salariés gratuitement, pour aider l'État à développer une application...
M. David Assouline . - Qui ne sert à rien...
M. Cédric O, secrétaire d'État . - On verra ce qu'il en est, monsieur Assouline - et comme on dit chez moi, c'est à la fin de la foire qu'on compte les bouses...
En tout état de cause, après cette période de mobilisation exceptionnelle face à l'urgence, on entre, avec les entreprises concernées, dans un processus contractuel plus normal, c'est sain - et je crois qu'il faut remercier les entreprises de l'effort qu'elles ont fait face à l'urgence.
M. René-Paul Savary . - Je prolongerai ce que vient de dire ma collègue : par deux fois, vous dites que les Français ne comprennent pas StopCovid, comme si c'était leur faute que l'application ne soit pas populaire. Mais ne pensez-vous pas que les Français, qui expriment une méfiance vis-à-vis du monde politique, nous le savons tous, subissent aussi la défiance que le Gouvernement leur témoigne ? L'un de vos collègues a parlé « d'acculturisme politique », c'est tout à fait extraordinaire... La vérité, et c'est un médecin qui vous parle, c'est que pour fonctionner bien, une relation a besoin de confiance : si le Gouvernement avait confiance dans le peuple, cela règlerait bien des choses.
Ensuite, j'ai fait installer StopCovid sur mon portable, et j'ai eu la mauvaise surprise de voir que cette application consommait toute ma batterie - alors, je l'ai désinstallée, pour la remettre après. Et ce que l'on entend ici et là, c'est que cet outil pêche par manque d'interactivité : cette application est incomplète, on l'installe puis on l'oublie parce qu'elle ne vous fait aucune notification, elle ne délivre aucune information. Pourquoi n'informerait-elle pas sur l'état de l'épidémie, sur les consignes en cas de symptômes ?
Vous convenez que la CJCE a mis au jour un problème de confidentialité avec des acteurs américains, mais vous vous accommodez de ce que Microsoft héberge StopCovid : dès lors, les données de santé, que StopCovid est censée ne conserver que six mois, n'appartiennent-elles pas de fait aux Américains ? Que vont devenir les données de santé qui auront été collectées ? Quelles garanties avez-vous sur ce qu'elles deviendront ?
M. Cédric O, secrétaire d'État . - Quand je dis que les Français ne comprennent pas suffisamment StopCovid, je ne porte aucun jugement, je ne fais que constater ce qu'ils nous disent dans les sondages : à la question de savoir pourquoi ils n'y recourent pas davantage, ils répondent qu'ils ne comprennent pas cette application. Il n'y a donc nul jugement, nulle qualification dans mon propos, mais un simple constat pratique.
L'idée que StopCovid consommerait beaucoup la batterie est fausse : cette application utilise moins de 1 % de la batterie, je vous invite à regarder dans les réglages de votre téléphone, vous y verrez la confirmation de ce que je dis.
Les données de santé recueillies n'appartiennent pas aux Américains, aussi bien celles de StopCovid que de l'établissement des données de santé. Ce qui se passe, c'est que la CJCE a estimé qu'il y avait un risque juridique, dès lors que la justice américaine pourrait saisir des données de manière extraterritoriale, en particulier pour les pays qui ont recours à des opérateurs américains. Pour ce qui nous concerne, les données sont hébergées par des entreprises françaises, la conception et la réalisation de StopCovid n'impliquent que des entreprises françaises - autre chose est la situation des pays qui ont recouru à Google et à Apple.
Mme Laurence Cohen . - L'interopérabilité peut être de trois sortes : technique, syntaxique et sémantique ; pour le médical, on utilise la terminologie définie par l'Organisation mondiale de la santé (OMS). Or, une société britannique, Snomed International, a développé une base de données de l'ensemble des lexiques utilisés dans la médecine, avec l'ambition de devenir un langage d'échange universel dans les professions de santé ; sa licence est certes en libre accès, gratuite, mais elle comporte des restrictions qui rendent la terminologie difficilement utilisable en recherche. J'ai été alertée par des chercheurs, qui s'inquiètent d'une privatisation de ce bien commun qu'est la santé. Que pensez-vous de cette société, quels garde-fous pensez-vous utiles à mettre en place pour éviter ce risque de privatisation ?
Ensuite, au nom de la souveraineté numérique, vous avez refusé de lier StopCovid à Apple ou Google, mais, pour les données recueillies sur la plateforme Health Data Hub, vous avez recouru à Microsoft, qui en assurera l'hébergement : des associations de soignants, des médecins, des chercheurs s'inquiètent de ce choix pour les données de santé. Il y a des alternatives. Que pensez-vous, en particulier, de l'idée d'un grand service public des données de santé, associant les organismes de sécurité sociale, de recherche publique, les entreprises nationales - un service public qui, en plus de sécuriser les données de santé, encouragerait le développement industriel et participerait à la souveraineté numérique de notre pays, dans un cadre de coopération européenne ?
M. Cédric O, secrétaire d'État . - Je ne connais pas l'entreprise que vous citez, Snomed, aussi vous répondrai-je par écrit.
Sur le choix de Microsoft comme hébergeur de l'entrepôt des données de santé, je veux souligner qu'au moment où le projet a été établi, début 2018 de mémoire, les Américains étaient les seuls qui pouvaient répondre à nos nécessités ; bien de l'eau a coulé sous les ponts depuis lors, le cadre juridique a été modifié, nous allons pouvoir faire évoluer le dispositif.
Mme Laurence Cohen . - Je partagerai avec mes collègues la réponse écrite que vous me ferez sur la société britannique Snomed.
Je voudrais être sûre d'avoir bien compris votre réponse à ma deuxième question : vous dites que le recours à Microsoft pour l'hébergement des données de santé résulte d'un manque de choix lors du lancement du projet, mais que les choses ont changé depuis et que vous travaillez à des solutions nouvelles : étant d'un tempérament optimiste, ai-je raison d'entendre que la constitution d'un grand service public des données de santé est une alternative que vous allez examiner ?
M. Cédric O, secrétaire d'État . - La question qui se pose aujourd'hui est celle de l'infrastructure. L'entrepôt des données de santé est sous maîtrise publique, ses équipes et sa gouvernance sont publiques, avec l'ensemble des hôpitaux publics - et le choix du Gouvernement est bien de maintenir le caractère public de cet entrepôt. En revanche, l'un des outils que nous utilisons est américain, j'ai dit pourquoi, et nous envisageons de recourir à un outil européen, toujours avec des règles strictes et très claires sur l'usage des données recueillies. Nous avons d'ailleurs tout un travail de regroupement à faire, car ces données sont encore éparpillées et nous allons les protéger par des règles claires. En tout état de cause, dès lors qu'il n'y a pas d'entreprise publique qui propose du cloud, l'entrepôt des données de santé aura recours à une entreprise privée, dans des conditions strictement définies, avec des règles claires, pour apporter toutes les garanties juridiques.
Mme Michelle Meunier . - Nous sommes désormais en mesure de faire un bilan à six mois de cette application StopCovid et l'on doit constater le peu d'enthousiasme de nos compatriotes pour s'en servir : avec le recul, que feriez-vous de mieux ? Vous nous dites vouloir développer l'application, en prenant l'exemple des restaurateurs. Mais avez-vous au moins contacté l'Union des métiers et des industries de l'hôtellerie ? Les associations de consommateurs ? Comment comptez-vous vous allier plus de monde ? Ce que l'on voit surtout, c'est qu'à l'entrée des restaurants on doit écrire ses coordonnées sur une feuille avec un stylo, bien loin des technologies numériques dont vous nous parlez...
M. Cédric O, secrétaire d'État . - Que faire de plus ? Je fais mienne l'idée exprimée par votre collègue René-Paul Savary, de développer l'interactivité de StopCovid, nous y travaillons pour qu'elle donne, par exemple, de l'information sur l'épidémie dans son département de résidence, sur les consignes en cas de symptômes ou de suspicion de covid-19 autour de soi. C'est ce que fait l'application anglaise, mais pas celle qui est développée par nos voisins allemands. En réalité, si nous n'avons pas voulu d'interactivité au départ, c'est que, dans le contexte de débats vifs où nous avons lancé StopCovid, nous avons choisi de cantonner cette application à son strict rôle de contact tracing. Il faut développer l'usage de StopCovid. Dans le protocole des restaurateurs franciliens, nous avons recommandé le recours à cette application, il faut que cela se mette en place, aussi bien dans les restaurants que dans les bars et les magasins. Il faut une volonté collective de relancer StopCovid - je ne me défausse pas de la responsabilité du Gouvernement, mais c'est collectivement que nous y arriverons.
M. David Assouline . - Vous nous dites que les équivalents de StopCovid n'ont de succès nulle part, alors pourquoi vous obstiner ? La question n'est pas celle d'une culture française qui serait celle de la méfiance, mais plutôt celle de la responsabilité politique du Gouvernement : quand on a expliqué que les masques ne servaient à rien, puis qu'on les impose aux Français, il y a de quoi faire douter nos compatriotes ; quand on dit qu'il faut tracer, tester et isoler, mais que rien n'est prêt ensuite, c'est-à-dire qu'il faut faire des files interminables pour se tester, qu'on doit ensuite en attendre les résultats huit jours, que l'appel des cas contact n'est pas rigoureux et qu'il n'y a aucun moyen d'isolement, on comprend que la confiance ne soit pas au rendez-vous ! Si StopCovid ne marche pas, c'est bien de votre responsabilité. Quand une entreprise lance un produit sur le marché et qu'il ne rencontre pas son public, on ne dit pas que c'est la faute du client, on cherche ce qui ne va pas dans le produit. Il faut donc bien que vous regardiez du côté de ce que vous faites, que vous vous posiez la question de votre responsabilité dans le manque de confiance de nos compatriotes envers votre action, plutôt que de dire qu'ils ne comprennent pas et qu'ils ont une culture de la méfiance. Nous sommes au coeur d'un sujet décisif. Un grand nombre de citoyens, en France et dans bien d'autres pays, s'inquiètent du pillage massif de leurs données personnelles, on sait maintenant que toutes nos actions, nos paroles mêmes peuvent donner lieu à une exploitation commerciale par la manipulation des données à une échelle de masse - il y a donc un enjeu éthique, politique, qui exige de la transparence et une forte confiance dans le Gouvernement.
Il n'y a pas de situation plus favorable qu'une épidémie, en quelque sorte, pour travailler à cette confiance, car les Français, face à la menace, sont prêts à sacrifier temporairement bien de leurs libertés pour ne pas tomber malades, ils sont a priori plutôt disposés à télécharger une application s'ils perçoivent qu'elle les aidera à ne pas tomber malades et si elle leur inspire de la confiance. Pourquoi ne le font-ils pas, malgré la crainte de la maladie ? Quand allez-vous assumer que vous avez une part de responsabilité et que vous vous y êtes peut-être mal pris ?
Vous m'avez répondu, à une remarque que je faisais en aparté, que c'est à la fin de la foire qu'on compte les bouses. Mais les Français sont nombreux à se poser la question de votre responsabilité. Et ne me dites pas que je ne fais que regarder dans le rétroviseur : je prône l'engagement dans la révolution numérique, mais je suis convaincu qu'il faut considérer tous les enjeux, en particulier l'enjeu éthique, je crois qu'il faut rassurer, considérer les moyens de la confiance. À quoi servent les incantations si les moyens ne suivent pas, si l'on ne peut pas se tester ni obtenir les résultats rapidement, si l'on ne peut pas isoler les malades à l'hôtel dans des conditions décentes ? Il faut aussi de la stabilité dans les annonces et dans l'action, la confiance passe par là.
M. Cédric O, secrétaire d'État . - Le Gouvernement et moi-même assumons la responsabilité de l'insuffisance du téléchargement de StopCovid. Si je vous ai donné l'impression de me défausser, c'est une erreur de ma part, car il faut de la pédagogie, des explications et de la clarté.
Oui, et j'en prends toute ma part de responsabilité, cette application n'a pas suffisamment rencontré son public.
M. Martin Lévrier . - L'application est-elle insuffisamment téléchargée parce que nos concitoyens se considèrent non pas comme des victimes mais comme des coupables ?
Le système centralisé que vous avez proposé est le moins mauvais parmi ceux qui existent, et en tout cas le plus rapide. Travaillez-vous avec nos partenaires européens sur la mise en place d'une application commune, qui serait de nature à augmenter la confiance du public ?
M. Cédric O, secrétaire d'État . - Vous m'interrogez sur la logique « victime/coupable ». Nous avons veillé à préserver au maximum la vie privée et à laisser aux Français leur libre arbitre quant au téléchargement de StopCovid. Il ne sera jamais question de la rendre obligatoire. Une seule personne doit y avoir accès : un employeur qui tenterait de consulter l'application de l'un de ses employés, par exemple, serait passible de poursuites pénales ; cette interdiction s'applique aussi aux cafetiers et aux restaurateurs.
Si vous êtes malade et que vous envoyez la notification à vos contacts, personne ne sait qu'il s'agit de vous ! À l'inverse, si vous recevez une notification, vous n'avez aucun moyen de savoir d'où vient celle-ci. La décision de se faire tester ensuite relève de la responsabilité individuelle.
Il me semble qu'il est trop tard pour discuter avec nos partenaires européens, car ce débat est derrière nous : 15 millions de Britanniques et 18 millions d'Allemands ont téléchargé leur application. Il y aura donc au final deux applications différentes, puisque celles-ci sont par essence non interopérables. C'est dommage à divers titres, mais je reste persuadé que nous avons fait les bons choix.
M. Alain Milon , président . - Nous vous remercions, monsieur le secrétaire d'État, et vous souhaitons bon courage pour la suite.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .
Audition de M.
Édouard Philippe,
ancien Premier ministre
M. Alain Milon , président . - Nous entendons ce matin M. Édouard Philippe, ancien Premier ministre.
Monsieur le Premier ministre, en entendant le Président de la République s'exprimer hier soir, vous avez probablement à nouveau déroulé le fil des événements qui ont conduit notre pays à se trouver dans une situation comparable au printemps dernier. C'est à cet exercice que nous vous demandons de bien vouloir vous livrer ce matin, cette fois à destination des membres de cette commission d'enquête.
Vous avez été entendu par la mission d'information constituée à l'Assemblée nationale, la semaine dernière, mercredi 21 octobre. J'ai, pour ma part, retenu deux éléments sur lesquels je vous demanderai de bien vouloir revenir plus longuement ce matin. Vous avez largement parlé de la difficulté de la prise de décision publique dans un climat d'incertitude et en particulier, de controverse scientifique. Pouvez-vous nous préciser quel a été l'impact de ces controverses sur des décisions précises ?
Vous avez ensuite évoqué l'épée de Damoclès de la poursuite pénale qui pèse sur les décideurs publics. Nous en avons eu une illustration puisqu'une perquisition se déroulait au domicile de plusieurs ministres et responsables d'administration centrale au moment même où notre commission se réunissait. Là encore, quel impact a eu ce risque sur vos décisions et quelles conclusions en tirez-vous ?
J'indique que cette audition fait l'objet d'une captation vidéo retransmise en direct sur le site Internet du Sénat et consultable à la demande. Je rappelle que le port du masque et la distance d'un siège entre deux commissaires sont obligatoires et je vous remercie de bien vouloir y veiller tout au long de cette audition.
Je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment. Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire serait passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Édouard Philippe prête serment.
M. Édouard Philippe, ancien Premier ministre . - J'ai parfaitement conscience que cette audition se tient à un moment très particulier, le lendemain des annonces du Président de la République face à la résurgence de la vague épidémique qui frappe à nouveau le pays, au moment où le Premier ministre présente à l'Assemblée nationale les mesures qui s'imposent, alors qu'un débat y a lieu, avant celui qui se tiendra cet après-midi au Sénat, et alors même que la France et singulièrement la ville de Nice viennent d'être frappées par un crime dans une église dont tout semble indiquer qu'il relève d'une logique d'attentat.
Soyez assurés que je prends très au sérieux cette audition et le process dans lequel vous vous inscrivez, c'est-à-dire réfléchir sur ce qui a bien fonctionné et ce qui a moins bien fonctionné, pour en tirer des leçons sur le fonctionnement global de notre réponse publique et privée. Votre mission est difficile, sur un événement qui est en cours. Tout indique que la deuxième vague sera plus forte que la première. Cela vous impose un exercice compliqué de lucidité dans l'action.
L'un des aspects qui m'a paru essentiel lors de la première vague a été d'assurer l'information la plus complète possible aux assemblées parlementaires. J'ai évidemment tenu à participer à l'ensemble des séances de questions au Gouvernement. J'ai tenu à rassembler les présidents des groupes parlementaires, par visioconférence pendant le confinement, pour les informer de nos contraintes et décisions. J'ai tenu à présenter à l'Assemblée nationale et au Sénat la stratégie menée ; ces présentations ont donné lieu à des débats et des votes. Bref, nous avons tenu à transmettre, dans de bonnes conditions, aux présidents des chambres, l'ensemble de nos décisions, pour garantir l'information la plus complète possible du Parlement.
Monsieur le président, vous avez évoqué la controverse scientifique et l'effet de la menace pénale sur le processus de décision.
Sur la première question, il n'est pas anormal que nos concitoyens se soient passionnés pour des questions scientifiques et qu'ils aient essayé de les comprendre. Cette épidémie est tellement puissante et déstabilisante que cette soif de savoir est parfaitement légitime. Il n'est pas non plus illégitime que les médias aient cherché à faire parler ceux qui sont le mieux à même d'expliquer ce qu'est cette maladie. En démocratie, il faut se réjouir que le débat public s'y intéresse. Ce qui est très regrettable, c'est que ces débats scientifiques se soient déroulés dans un désordre considérable, sans aucune régulation, et que notre système démocratique ait laissé prospérer des prises de position souvent définitives, parfois exprimées sur un ton où l'humilité du scientifique était très discrète - je suis poli - et qui ont rendu le débat, l'appréciation de nos concitoyens et la prise de décision moins clairs et plus confus. Cette controverse a eu un impact que je déplore très sincèrement, en délégitimant la parole scientifique.
Depuis que je ne suis plus Premier ministre et que je suis maire du Havre, je suis très frappé de la réaction de certains de nos concitoyens, très dure sur le rôle des scientifiques dans la controverse et sur celui des non-scientifiques qui, se basant sur les propos des scientifiques, en rajoutaient.
J'ai eu l'occasion de dire à l'Assemblée nationale qu'en janvier, février, mars la doctrine sur les masques, que nous portons tous aujourd'hui, était claire pour les soignants et les malades, mais pas pour la population générale. Je trouvais au moins autant de professeurs de médecine aux titres impressionnants pour me dire qu'il fallait en porter que pour me dire que cela n'avait aucun intérêt. Si la doctrine médicale avait été claire, l'action et la décision publiques auraient été évidemment plus simples et univoques - je vous le garantis. Les controverses et anathèmes ont rendu la décision publique plus difficile sur un certain nombre de points.
Concernant le risque pénal, il n'a jamais été question pour moi de dire que telle ou telle situation exigeait que l'on s'extraie de toute responsabilité. Un décideur public est, comme n'importe quel citoyen, soumis à une réglementation, et sa responsabilité pénale peut être engagée s'il ne la respecte pas. Je n'ai jamais eu à l'esprit de l'éviter, soyons clair !
Dans une crise de cette nature, avec un nombre d'incertitudes absolument considérable et un nombre d'acteurs tout aussi considérable, qui, tous, doivent, dans l'exercice de leurs compétences, prendre des décisions, dès que la menace pénale apparaît, vous observez une plus grande difficulté à prendre des décisions et la volonté de se reporter à l'échelon du dessus. Cette mécanique peut emboliser le système. Ce fait humain constaté a tendance à ralentir la prise de décision quand elle devrait être rapide, à l'inhiber quand elle devrait être assumée. Collectivement, notre système a pu fonctionner moins bien, car ce risque s'est tellement diffusé que beaucoup de décideurs ont été hésitants.
M. Alain Milon , président . - Cette réunion a lieu au lendemain de décisions du Président de la République contre la deuxième vague, alors qu'un événement niçois semble important et à la suite d'un article dans un journal satirique sur un général que vous avez missionné. Pourriez-vous en parler rapidement ?
M. Édouard Philippe . - Je comprends que vous faites allusion à la mission que j'ai confiée au général Lizurey, ancien directeur général de la gendarmerie nationale à la retraite, pour qu'il soit, compte tenu de son expérience des situations de crise, de son grand sens de l'État et de ma confiance à l'égard d'un militaire tel que lui, un oeil extérieur sur le dispositif mis en place. Je souhaitais qu'il vérifie que rien n'était oublié, qu'il nous conseille et qu'il mène, non pas un retour d'expérience, mais un contrôle continu pendant la gestion de la crise. Cette décision de Matignon a été prise en plein accord avec le Président de la République. Le général Lizurey a participé à beaucoup de réunions, il a travaillé et a, je crois, remis son rapport début juillet, après mon départ de Matignon. Je n'en ai donc pas été destinataire. J'ai entendu à la radio que le rapport avait été remis en juin. Je ne le crois pas.
Cette mission montre que, dès la crise, nous nous sommes placés à la fois sur la gestion immédiate et sur le plus long terme, en faisant appel à un regard extérieur très connaisseur.
Mme Catherine Deroche , rapporteure . - Alors que la crise est en pleine évolution et que la deuxième vague s'annonce très forte, contrairement aux idées rassurantes qui circulaient dernièrement, les membres de la commission d'enquête devront se prononcer rapidement.
Le début de la crise nous intéresse. Je rappelle qu'une cellule interministérielle a été créée le 17 mars. Auparavant, deux mois se sont écoulés. Notre rapport pourrait formuler des préconisations sur l'organisation adéquate en début de crise, même s'il est toujours plus facile de se prononcer a posteriori. Vos propos sur le général Lizurey corroborent l'idée que la crise sanitaire sur laquelle nous étions partis est devenue tellement multisectorielle qu'il y avait besoin d'un autre appui que celui du seul ministère de la santé et de Santé publique France.
Agnès Buzyn nous a dressé un descriptif très précis et daté de ce qu'elle avait vu jusqu'à son départ du Gouvernement, précoce au regard de l'épidémie, avant le tsunami dans le Grand Est et en Île-de-France. Néanmoins, elle nous a fait part de sa vigilance, liée aux éléments qui lui parvenaient, même si elle nous a aussi dit que les modélisations initiales de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) sur l'arrivée du virus depuis la Chine étaient erronées. On a senti sa vision d'une épidémie qui se préparait. Quelles formes d'alertes avez-vous reçues et comment ont-elles été prises en compte ? De façon précoce, à l'époque, la France a envoyé des protections individuelles en Chine et la communauté asiatique ne souhaitait pas organiser les festivités du Nouvel An à Paris.
Monsieur le Premier ministre, vous avez évoqué les nombreuses controverses scientifiques. Les analyses ont varié et ajouté au manque de confiance qui s'est répercuté sur l'ensemble de la classe politique. Le fait de rendre publics les avis du conseil scientifique n'a-t-il pas contribué à une non-clarification et à l'impression que le Gouvernement ne se soumettait qu'à cet avis-là, alors que vous disposiez de divers organismes de veille sanitaire ?
Quelles préconisations pour une organisation plus simple de l'architecture de la veille sanitaire ? Comment améliorer la coordination ? Faut-il sortir l'Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (Eprus) de Santé publique France ?
Monsieur le Premier ministre, vous avez dit qu'il y avait des avis contraires sur le port du masque. L'Organisation mondiale de la santé (OMS) a elle-même varié dans ses recommandations. Le conseil scientifique a lui-même reconnu que ses avis tenaient compte de la situation et qu'il n'encourageait pas au port du masque ni aux tests massifs, car il n'y en avait pas. À quel moment avez-vous su que nous étions en pénurie de masques ? La direction générale de la santé (DGS) avait tout de même demandé fin 2018 à Santé publique France une expérimentation d'acculturation au masque. C'est donc bien que ce dernier avait une utilité en période de grippe. Mme Buzyn nous a dit qu'elle n'avait pas été alertée par la DGS sur la pénurie de masques.
M. Édouard Philippe . - Madame la rapporteure, vos questions sont toutes délicates. Vous avez évoqué l'organisation, notamment de Santé publique France. Cet établissement public est assez loin de Matignon et assez peu dans mon champ de compétences. La seule chose que je sais, c'est que ceux ayant décidé de la fusion des établissements qui a donné naissance à Santé publique France ont fait le raisonnement qu'intriquer dans un même établissement la gestion des stocks et de la logistique et l'expertise épidémiologique était une bonne idée. Nous aurons collectivement à nous poser la question : le choix de l'intrication de ces deux missions était-il adapté ? Lorsque l'on réunit deux entités aux missions complémentaires, on ne peut pas exclure que, compte tenu des circonstances ou des personnalités, l'une des priorités prenne le pas sur l'autre.
M. Alain Milon , président . - Ce n'était pas le choix du Sénat.
M. Édouard Philippe . - Cette solution a été proposée par le gouvernement qui a précédé celui que j'ai eu l'honneur de diriger.
Vous m'interrogez sur les conseils scientifiques, les groupements et institutions habilités à porter un message médical ou scientifique pour accompagner la décision publique : il existe beaucoup d'institutions, d'académies qui se sont exprimées, soit collectivement, soit via leurs membres à titre individuel. La décision du Président de la République de créer le conseil scientifique, assez tard dans la crise, a été dictée par le sentiment que, face à cette crise unique en son genre, il était utile de consulter des scientifiques ne provenant pas exclusivement du domaine médical, pour qu'une vision plus large éclaire la décision. Ne pas se limiter à l'avis strictement médical et épidémiologique est plutôt intelligent. Ce conseil scientifique a donc été créé, sans existence légale jusqu'à la loi sur l'état d'urgence. Fallait-il publier ses avis ? Le faire, c'est vrai, c'était s'exposer à la critique de soumission du politique aux scientifiques. Mais ne pas le faire, c'était s'exposer au soupçon de dissimulation. Dès lors que le conseil scientifique émettait des avis sur lesquels des décisions publiques étaient fondées, il pouvait être utile de les publier. La publication n'a pas été systématique. Nous l'avons décidée pour des avis qui étaient au coeur de décisions très sensibles. Les deux solutions avaient chacune leurs inconvénients.
Sur la forme qu'ont prise les alertes, vous connaissez l'enchainement des faits : au 31 décembre, nous enregistrons une petite alerte, probablement passée inaperçue dans le public, qui nous dit qu'il y a un problème épidémique dont l'origine serait sur un marché animalier de Wuhan ; le 2 janvier, nous mettons en place la cellule de veille sanitaire, c'est-à-dire que nous mettons immédiatement en place les éléments de veille épidémiologique. Nous voyons qu'il se passe quelque chose en Chine ; Agnès Buzyn, qui est une spécialiste de la santé, qui a exercé des responsabilités en présidant la Haute Autorité de santé (HAS) avant de devenir ministre de la santé, connaît ces sujets épidémiologiques et s'y intéresse ; elle nous dit alors que si - j'insiste sur la conjonction, sur l'hypothèse -, une épidémie était en cours de déclenchement par un nouveau virus très contagieux et virulent, alors, dans ce cas, il nous faudrait être très réactifs, car l'épidémie pourrait être très dangereuse. Lorsqu'on entend le terme de coronavirus, nous ne sommes pas dans l'inconnu, il y a eu le syndrome respiratoire aigu sévère (Sras) en 2003, plusieurs épisodes sont restés très localisés géographiquement, le Sras lui-même était resté assez circonscrit - donc notre attitude, c'est la plus grande attention à ce qui se passe, la plus grande vigilance, avec les outils de veille dont nous disposons.
Le 24 janvier, nous enregistrons les trois premiers cas sur le territoire national, tous venus de l'extérieur de nos frontières. Dès le 26 janvier, un dimanche, je convoque une réunion interministérielle sur le sujet pour savoir de quoi l'on parle précisément ; la ministre de la santé a conscience que nous devons être très vigilants ; nous décidons de mettre en place le centre de crise sanitaire, c'est chose faite le 27 janvier. Ce centre est interministériel : piloté par le ministre de la santé, il complète les réunions interministérielles présidées par le Premier ministre. Au total, j'ai présidé sept de ses réunions avec le ministre de la santé, pour suivre, piloter, prendre des décisions. La ministre de la santé me dit, le 30 janvier, au Conseil économique, social et environnemental (CESE) - je m'en souviens très bien parce que j'y avais une réunion sur la réforme des retraites, qui donnait lieu à un débat intense -, que si l'on se trouvait dans une situation de contagion avec ce virus, - j'insiste encore sur la conjonction, sur l'hypothèse -, notre vie sociale s'en trouverait affectée et que si l'épidémie explosait au moment des élections municipales, on pourrait alors ne pas les tenir. J'entends cette parole d'alerte, prononcée alors que la France ne compte que cinq cas de covid-19.
Quand les Chinois ont annoncé la fermeture de la ville de Wuhan, épicentre de l'épidémie, nous avons entrepris de rapatrier nos compatriotes - qui aurait compris qu'on les y laisse ? -, en prenant les plus grandes précautions, avec une quatorzaine obligatoire et un encadrement médical ; plusieurs pays européens nous ont demandé de raccompagner par la même occasion leurs ressortissants, nous avons mené des discussions difficiles avec l'État chinois. Le coronavirus n'étant pas une grippe, nous n'avons pas recouru au plan Pandémie grippale, mais nous nous en sommes inspirés.
J'en viens à votre question sur les masques. Je tiens à dire qu'avant janvier 2020 personne, jamais, ne m'a parlé de masques - vous pourriez me dire que je n'ai pas demandé non plus s'il y avait un problème avec les masques, mais quand on est à Matignon, les sujets ne manquent pas... J'ai tout de suite posé la question de savoir combien nous en avions en réserve ; on m'a répondu, après examen : 117 millions de masques. Mais qu'est-ce que cela représente, 117 millions de masques ? Je n'en avais pas l'idée, cela dépend de la consommation. Alors j'ai demandé si c'était beaucoup, ou pas ; on m'a répondu que les soignants en utilisaient 5 millions par semaine et qu'on en produisait 4 millions en France, le reste étant importé de Chine. Sachant qu'il y a un problème en Chine, je me demande si nous en obtiendrons facilement, ou pas. La doctrine, donc ce qu'on me dit, c'est que nous avons 22 à 23 semaines d'avance, ce qui laisse le temps de recomposer les stocks.
Vous parlez aujourd'hui de pénurie, mais au moment où l'on me présente le stock, on me dit que nous avons 22 à 23 semaines devant nous en temps normal et qu'on peut fabriquer et importer encore des masques - nous ne sommes donc pas à proprement parler en pénurie. Mi-février, on me dit qu'il pourrait y avoir des blocages dans la reconstitution des stocks, nous décidons donc de passer commande.
Je rappelle aussi que la doctrine, alors, n'est pas le port du masque dans la population générale, l'OMS le dit clairement : le docteur Michael Ryan - je me souviendrai de son nom toute ma vie -, directeur exécutif du programme de l'OMS de gestion des situations d'urgence sanitaire, dit alors explicitement qu'il n'y a pas lieu de demander à la population de porter un masque. Évidemment, on peut se dire que ce monsieur se trompe, le médecin de mon canton me dit que le masque est utile - mais je vous parle ici de la doctrine de l'urgence sanitaire, qui ne demande pas le masque pour la population générale et donc, écarte la qualification de pénurie pour les stocks de masques dont nous disposons. Or, ce qu'on voit ensuite quand apparaissent les premiers clusters dans l'Oise, c'est que la consommation de masques par les soignants est bien plus forte que prévu : on me le dit fin février, ce ne sont pas 5 millions de masques hebdomadaires dont nos soignants ont besoin, mais 40 millions. Ce n'est plus du tout la même chose, il y a là un sujet, nous ne sommes pas sûrs de produire assez de masques pour les soignants dans la durée. Dès lors, le 3 mars, nous réquisitionnons l'ensemble des stocks de masques présents sur notre territoire, une mesure agressive par rapport à nos partenaires, qui peuvent avoir des contrats de livraison de masques produits en France, et nous accélérons le pont aérien pour acheminer des masques sur notre territoire, alors même que l'ensemble des relations internationales se crispent.
En fait, c'est plus tard que les organisations internationales et la doctrine changent sur les masques. Aujourd'hui, nous portons le masque, nous savons que c'est un geste barrière essentiel. Cependant, je ne peux me retenir de faire remarquer que, même avec le port du masque généralisé, même sans pénurie, alors que chacun se procure et porte un masque, nous déplorons en France, comme en Italie, en Belgique, ou encore en Allemagne, une accélération de la propagation du virus. Je ne dis pas ici qu'il ne faut pas porter de masque, bien entendu, mais simplement qu'on ne saurait faire porter la responsabilité de la propagation du virus au seul manque de masque dans la population.
M. Bernard Jomier , rapporteur . - Une remarque préalable : nous ne sommes guère satisfaits de ce qui s'est passé avec le rapport que vous avez commandé au général Lizurey. L'exécutif nous appelle à faire bloc, à travailler ensemble, nous pensons que c'est la bonne méthode, celle de l'union face au virus ; mais, dans le même temps, alors que le Président de la République a commandé un rapport au professeur Didier Pittet et qu'il nous en a communiqué la version provisoire, nous apprenons dans la presse que vous avez vous-même commandé un rapport au général Lizurey, sans nous en tenir du tout informés, ni de la commande ni du prérapport : il faut lire Le Canard enchaîné pour l'apprendre. On ne peut pas dire que cette façon de faire contribue au climat politique que le Président de la République appelle de ses voeux.
Je tiens, ensuite, à vous prier d'excuser le fait que nos questions puissent paraître, pour beaucoup, vérifier des hypothèses établies à partir d'opinions que nous nous serions faites ; c'est le cas, car nous en sommes à la fin de nos auditions, nous rendrons notre rapport dans quelques semaines et nos questions, donc, viseront à valider des hypothèses, des opinions que nous nous sommes forgées au cours de plusieurs mois d'auditions.
Une première question sur le calendrier, car nous comprenons mal la lenteur de la prise de décision avant le confinement. Vous faites référence au mois de février, j'ai donc regardé votre agenda public des deux premières semaines de ce mois. On y trouve de nombreuses réunions consacrées à la réforme des retraites, beaucoup moins à la question de l'épidémie qui arrive : quel est votre sentiment sur cette répartition de votre emploi du temps ? Lors de son audition, celle qui était la porte-parole de votre gouvernement a dit le temps qu'il avait fallu pour placer l'épidémie au centre de l'agenda et sortir des dossiers politiques qui y étaient alors : qu'en pensez-vous ?
Une deuxième question, sur la place de l'expertise en santé publique dans la prise de décision, sur votre propre positionnement, comme Premier ministre, par rapport à cette expertise. Devant l'Assemblée nationale, vous avez dit, avec beaucoup d'humilité, que vous ne saviez pas. Personne ne vous fera reproche de ne pas être spécialiste de santé publique. Vous avez dit que, le 28 février, on ne déplorait que deux morts dans notre pays - sous-entendu qu'il était difficile de savoir que le phénomène serait important. Vous dites aussi que vous ne savez pas si les masques suffisent à endiguer l'épidémie et que, plus généralement, nous ne savions pas bien ce qu'il en était. Or, bien des éléments ont été anticipés : tous les experts savaient que, face à une épidémie, face au risque de transmission d'un virus potentiellement mortel, le port de masque était utile ; du reste, c'est la raison pour laquelle l'État entretenait un stock important de masques - ce que vous ne dites pas, c'est que ce stock était de 700 millions de masques jusqu'en octobre 2018, date à partir de laquelle le Gouvernement a brutalement décidé de ne pas le renouveler à ce niveau. Nous comprenons bien que vous n'ayez pu tout régler dès le mois de février, mais nous constatons aussi que la première commande significative n'intervient qu'autour du 20 février, donc très tardivement. Nous savons que le Premier ministre n'a pas le don de tout savoir, mais dès lors qu'on savait l'importance des masques, il est très étonnant que la décision n'ait pas été prise plus tôt : qu'est-ce qui n'a pas marché dans les liens entre l'expertise de santé publique et la décision ? Nous ne voulons pas réécrire l'histoire, même Agnès Buzyn, qui a eu une intuition assez tôt, n'a pas eu de certitude avant le 20 janvier - c'est assez tôt, cela aurait permis une décision plus précoce. On peut donc se demander pourquoi, eu égard à ce que l'on savait sur l'importance des masques en cas d'épidémie, la décision n'a pas été plus précoce.
Enfin, une question sur l'État central. Lorsque nous l'avons interrogé sur les problèmes d'organisation dans l'État central, le ministre de la santé Olivier Véran a écarté toute défaillance, tout problème un peu sérieux. Or, le prérapport du professeur Didier Pittet au président de la République ne mâche pas ses mots : il parle de « défauts manifestes d'anticipation, de préparation et de gestion » ; il écrit que « la crise a révélé des faiblesses structurelles dans la gouvernance (...), un déploiement heurté du processus de gestion de crise (...), une organisation complexe des relations entre le ministère de la santé et les agences et instances qui l'entourent ».
Ce rapport souligne un sentiment largement partagé, celui d'un empilement des structures, des agences. Pour justifier la création du conseil scientifique, vous avez dit que le Président de la République tenait à recueillir l'expertise bien au-delà des seuls épidémiologistes ; or, le Haut Conseil de la santé publique (HCSP) a déjà une assise large, plus large d'ailleurs que celle du conseil scientifique. Quand l'État dispose déjà d'instances, mais qu'il en crée de nouvelles quand une crise survient, n'est-ce pas le symptôme d'un problème d'organisation ? Qu'en pensez-vous ? La crise que nous traversons n'est-elle pas l'occasion de reconsidérer notre organisation ? Nous avons auditionné des représentants de pays d'Asie, ils nous ont dit que la crise du Sras qui les a touchés en 2003, a été suivie de modifications en profondeur dans leur organisation. Pensez-vous, donc, que notre État a fait face et qu'il n'y a pas grand-chose à changer, ou bien avons-nous de quoi faire en la matière ?
M. Édouard Philippe . - D'abord, monsieur le sénateur, j'espère que vous ne vous en offusquerez pas, je fais les mêmes réponses aux questions semblables à l'Assemblée nationale et au Sénat.
M. Bernard Jomier , rapporteur . - C'est un signe de cohérence, je vous en donne acte.
M. Édouard Philippe . - Merci, j'y tiens - je vous rappelle que je dépose sous serment.
Vous posez trois questions complexes et intéressantes.
Avant d'y répondre, je ferai une remarque sur le rapport du général Lizurey. Je n'ai rien à ajouter à ce que j'ai dit : j'assume le fait d'avoir commandé ce rapport. Je n'en suis plus destinataire, puisque je ne suis plus Premier ministre.
M. Bernard Jomier , rapporteur . - Nous l'auriez-vous transmis ?
M. Édouard Philippe . - Que voulez-vous dire ?
M. Bernard Jomier , rapporteur . - S'il vous avait été remis lorsque vous étiez encore en fonctions...
M. Édouard Philippe . - Quand je veux faire de la politique-fiction, j'écris des livres, monsieur le sénateur. Ce que je sais, c'est que j'ai, à chaque fois, transmis les documents au Sénat, et même au-delà de ce que la loi m'imposait, notamment pour les actes pris dans l'état d'urgence sanitaire. Avez-vous des éléments pour soutenir votre remarque ? Sinon, je ne suis pas sûr d'en comprendre exactement le sens.
J'ai moi-même demandé au général Lizurey de produire ce rapport, ce qu'il a fait, après avoir participé à de très nombreuses réunions, et après avoir formulé pour nous, oralement, plusieurs recommandations fort utiles. Il a rendu son rapport, et je ne crois pas être responsable de la façon dont on gère les affaires de l'État, sur des décisions de cette nature, dès lors que ce n'est plus moi le Premier ministre.
Vous dénoncez des prises de décisions lentes. Je peux difficilement entrer dans une querelle de dates... Vous évoquez mon agenda public des deux premières semaines de février. D'abord, méfiez-vous des agendas publics : ils ne publient pas d'informations erronées, mais ils ne disent pas tout. Je ne crois pas que figurent à l'agenda public, c'est-à-dire à celui qui a vocation à être communiqué à la presse, l'ensemble des réunions et des rendez- vous que j'organise dans mon bureau.
Or, sur la covid-19, entre le 26 janvier et le passage à la phase 2, le 28 ou le 29 février, j'ai organisé et présidé moi-même sept réunions. Il n'y a pas beaucoup de sujets sur lesquels le Premier ministre organise à Matignon, avec des ministres, sept réunions en trois ou quatre semaines.
Je vous confirme, monsieur le sénateur, que je m'occupais aussi des retraites et que je gérais aussi d'autres sujets. Sinon, vous auriez été fondé à me faire le reproche de ne pas continuer à exercer, au mois de février, l'ensemble des compétences qui reviennent au Premier ministre.
Je ne sais pas, donc, si sept réunions, c'est beaucoup, ou pas beaucoup. Je pense que cela montre que, dès lors que nous avons été informés, nous nous sommes saisis du sujet. Du reste, dès lors que le Premier ministre était informé qu'un certain nombre de décisions devaient être prises, il les a prises.
Aux alentours du 20 au 22 février, la décision de passer une commande de 200 millions de masques a été prise dans les vingt-quatre heures, ou dans les quarante-huit heures, en tout cas très rapidement, dès lors qu'elle a été documentée et qu'elle m'est remontée. Peut-être - sans doute - aurait-il été possible d'être plus rapides. C'est rétrospectivement qu'il faut s'interroger. Ce que je sais, c'est que, chaque fois que nous avons posé des questions, et chaque fois que nous avons eu des éléments documentés, nous avons pris les décisions qui nous semblaient s'imposer compte tenu de la situation. Je l'atteste, je l'assume, et je pense que c'est comme cela qu'il fallait faire.
Sur l'expertise, ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit. Je m'exprime à titre personnel. Je dis que, sans être médecin, je suis passionné par ces sujets - parce que je suis passionné par la connaissance -, mais je ne les maîtrise pas intimement, faute d'expérience professionnelle et scientifique. Je n'ai pas attendu le mois de janvier pour lire des livres sur les épidémies, sujet intéressant tout homme qui aime l'histoire, et l'histoire des populations : c'est un sujet qui a compté dans l'histoire de l'humanité, et qui manifestement va continuer à compter. Pour autant, je suis incapable, naturellement, d'avoir l'ensemble des données scientifiques et le raisonnement scientifique complet. Je peux reconnaître la qualité d'un raisonnement scientifique, et il m'arrive parfois, par exemple, de savoir qu'un raisonnement n'est pas scientifique. J'ai d'ailleurs entendu des gens éminents, anciens ministres, personnalités portant des titres prestigieux ou présidents de grands exécutifs locaux, tenir sur l'épidémie, ou sur telle ou telle voie thérapeutique, des propos qui me paraissaient curieux du point de vue scientifique. Pour autant, je ne suis pas médecin, et je ne le serai probablement jamais - je crois même que je peux dire que je ne le serai jamais...
Heureusement, il y a une expertise au sein de l'État, et il se trouve qu'Agnès Buzyn est médecin, et connaît ces sujets ; de même, Olivier Véran est médecin ; sans être un spécialiste des épidémies, il dispose d'une formation scientifique et médicale approfondie, complétée par la pratique médicale. Le directeur général de la santé est un épidémiologiste qui connaît parfaitement ces sujets. Il peut s'appuyer sur un corpus de travail passé et des expertises présentes, qui complètent sa réflexion.
Lorsqu'on me présente des éléments, que je pose des questions et que l'on me répond, je suis dans la position de quelqu'un qui sait qu'il n'est pas médecin. Et j'entends aussi les doutes et les hésitations formulés par les médecins. Il est d'ailleurs dommage qu'on n'ait pas vu assez souvent sur les plateaux de télévision et dans l'expression publique les médecins qui ont des doutes - et ils sont nombreux - et ont l'humilité de dire : « on ne sait pas. »
En tout cas, une fois que les décisions m'ont été présentées, qu'elles étaient documentées, et que les dossiers m'avaient été transmis, nous avons pris un certain nombre de décisions, que ce soit sur la mise en place des plans bleus pour les établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), pour passer des commandes, ou sur les mesures spécifiques que nous avons mises en place autour des clusters. En février, le grand sujet a été le cluster des Contamines-Montjoie, ou ceux que nous avons découvert dans le Morbihan, ou dans l'Oise. La réponse qui est apportée par l'ensemble de la communauté médicale et administrative qui lutte contre cette épidémie n'est pas du tout négligeable. La gestion du cluster des Contamines-Montjoie me semble correspondre parfaitement à la doctrine, et avoir été plutôt efficace : nous n'avons pas constaté d'explosion du nombre de cas liée à ce cluster. Les éléments de réaction qu'il fallait mettre en place l'ont été. Mais il est vrai que nous avons été surpris par le débordement, et par la rapidité avec laquelle l'Oise d'abord et, surtout ensuite, le Grand Est ont été frappés par la multiplication des cas. En tout cas, il n'y avait pas un Premier ministre qui ne serait pas médecin, et qui l'assume, face à l'immensité des incertitudes médicales. Bien entendu, il y avait autour de moi des gens très solides, qui ont réfléchi et proposé des éléments.
Sur le Conseil scientifique, et l'existence d'organismes déjà habilités et légitimes pour exprimer un point de vue, vous avez raison. D'ailleurs, ces organismes ont rendu des avis, et nous avons travaillé avec eux dans la préparation des mesures liées au confinement et au déconfinement. Nous avons tenu des réunions avec la Haute Autorité de santé et d'autres structures, dont nous avions besoin de recueillir les avis, ne fût-ce que du point de vue légal. Ces organismes n'ont donc pas été ignorés.
Votre troisième question porte sur l'organisation de l'État. La bonne organisation de l'État, c'est celle qui permet de faire face à la situation actuelle, et à la situation future. Comme les situations changent, l'organisation de l'État doit toujours s'adapter. La question que vous posez est très bonne. Dans la mesure où nous sommes confrontés à une difficulté sérieuse, cela signifie que, d'une certaine façon, notre organisation n'est pas parfaite. Je n'ai aucun problème pour le dire devant vous : notre organisation n'a pas répondu de façon parfaite à la situation, et nous aurons à l'adapter. Je ne doute pas que, quels que soient les gouvernements qui succéderont au gouvernement actuel, quelles que soient les majorités qui se succéderont, l'organisation de l'État se trouvera profondément modifiée par la crise que nous connaissons - et heureusement. La bonne philosophie, s'agissant de l'organisation de l'État, c'est la logique d'amélioration continue. C'est pour cela que votre mission est importante : pour que nous puissions apprendre et améliorer l'organisation, notamment de l'État, mais pas seulement de l'État.
L'évolution administrative, depuis longtemps, nous a menés très loin dans l'« agenciarisation », au point d'appeler « agences » des structures qui sont, en fait, des administrations. Nous avons donc été loin dans l'utilisation de termes qui ne sont pas totalement adaptés à la réalité administrative de ce qu'ils désignent. Nous avons été très loin dans la création des autorités administratives indépendantes - et cela ne date pas d'hier, cela fait bien quarante ans. Est-ce l'alpha et l'oméga de l'organisation de l'État de demain ? Je n'en suis pas sûr. Il faudra corriger des choses. Nous avons été très loin, aussi, dans la régionalisation. Mon gouvernement s'est engagé dans une voie un peu différente, d'ailleurs, puisque nous organisions, au travers des exercices sur l'organisation territoriale de l'État, le renforcement de l'échelon départemental, ce qui n'est pas une mince affaire : on ne change pas rapidement l'État quand, depuis trente ans, on est parti sur la voie de la régionalisation. Là aussi, donc, il faut avoir de l'humilité. Bien sûr que l'organisation de l'État peut être améliorée, qu'il s'agisse de l'organisation interne ou de la façon dont l'État travaille avec les parties prenantes. Pour autant, il ne faut pas jeter le bébé avec l'eau du bain : il y a aussi des choses, à l'intérieur de l'État, qui ont bien fonctionné. Même - et c'est terrifiant -, ce sont les mêmes choses qui ont parfois très bien fonctionné, et pas très bien fonctionné.
On a beaucoup critiqué les agences régionales de santé (ARS), par exemple, et leur direction générale, en disant qu'il était très difficile de travailler avec les élus locaux et avec le secteur privé. Mais, dans la réponse à la crise, un certain nombre de directeurs généraux d'ARS, avec leurs équipes, ont été exceptionnels, vous le savez, en termes d'implication, de compétence, d'imagination même. Aussi est-il difficile de définir ce que sera, demain, une meilleure organisation de l'État. Il ne suffit pas, d'ailleurs, de trouver une bonne organisation : il faut trouver les bons managers. Un organigramme peut être formidable, avec des compétences fixées par la loi et par les décrets, mais, dans la réalité, ce sont des femmes et des hommes qui font vivre l'institution. Qui est mauvais, le manager ou l'organisation ? Problème conceptuel d'organisation, ou problème de management ? Et que nous dit la réponse à cette question de l'organisation future ?
Souvent, les directeurs généraux des ARS ont été très bons. Quand ils l'étaient moins, on en a tiré les conséquences ; c'est parfois nécessaire. Je suis bien conscient de ne pas répondre complètement à votre question ; en effet, derrière elle, une réflexion redoutablement complexe sur l'organisation future de l'État s'impose. Oui, cette organisation sera amenée à changer, évidemment, heureusement, mécaniquement et nécessairement. Veillons seulement à ne jamais jeter le bébé avec l'eau du bain en la matière.
Mme Sylvie Vermeillet , rapporteure. - Lorsque nous avons auditionné Agnès Buzyn, elle nous a détaillé son action et son agenda point par point depuis le jour où elle a senti que cette crise serait grave jusqu'au 16 février. Elle nous a déclaré en conclusion : « Je pense que je n'étais pas, moi, en phase avec le pays : c'est d'ailleurs ce qui m'a permis de nous préparer aussi bien. » Pourquoi l'avez-vous laissée partir du Gouvernement ? N'était-elle pas un bon manager ?
Ma deuxième question porte sur la coopération européenne et internationale. Vous aviez déclaré que l'ensemble des relations internationales allait se crisper. À l'évidence, certains mécanismes n'ont pas fonctionné. On a envoyé des masques en Chine, contre l'avis de Mme Buzyn, on a laissé les Italiens tous seuls, allant jusqu'à critiquer leur décision de fermer les frontières, quelques jours avant de faire la même chose. Mme Buzyn souhaitait que puisse se tenir un conseil des ministres européens, le 25 février ; seuls trois pays étaient d'accord pour le faire. Quel est votre sentiment sur cette coopération et ses limites ?
Ma dernière question porte sur le Ségur de la santé. Lors de son lancement, le 25 mai dernier, vous avez déclaré : « Le premier enjeu, c'est d'être capable de montrer notre reconnaissance aux soignants et de garder intactes leur motivation et leur vocation. » Avez-vous le sentiment que l'on a pris la bonne voie ?
M. Édouard Philippe . - Aussi longtemps qu'Agnès Buzyn a été ministre des solidarités et de la santé, j'ai travaillé avec elle en confiance et avec plaisir. Nous avions des échanges très directs et complets, je me réjouissais de son expertise et je me félicitais de la façon dont elle avait préparé, puis défendu, le projet de loi relatif à la bioéthique. Je n'avais a priori aucune envie qu'elle cesse d'exercer ses fonctions. Vous savez les circonstances dans lesquelles la question des candidatures aux élections municipales parisiennes s'est posée. Plusieurs personnes ont évoqué avec elle la possibilité que, plutôt que de rester médecin devenu ministre, elle s'implique complètement dans le jeu démocratique. Elle y a réfléchi, elle a hésité et elle a décidé d'y aller ; c'est parfaitement respectable. Je ne vois pas comment j'aurais pu lui refuser, moi qui suis extrêmement attaché à l'engagement électoral, de s'engager dans ce combat électoral difficile, qui n'était pas gagné d'avance. Je respecte sa décision ; c'est ce que je lui ai dit, en lui souhaitant bon courage.
Les relations internationales, elles aussi, rendent modestes. Quand la crise arrive, des systèmes que l'on croit bien établis et des habitudes que l'on croit bien inscrites dans les comportements peuvent très rapidement se rétracter et se crisper. Je ne sais pas comment qualifier la façon dont l'OMS - grande organisation internationale, indispensable dans le monde de la santé - a fonctionné. J'ai été marqué par sa doctrine sur les masques. Certains ont critiqué le délai avec lequel l'OMS a émis ses alertes relatives à la situation en Chine ; je n'ai pas d'avis sur le sujet.
Le dispositif international dans son ensemble a été assez peu convaincant. Comme l'ont rappelé Agnès Buzyn et Olivier Véran, au début de la crise - certains nous demandent si nous avions alors conscience du sujet -, nous avons évoqué avec nos partenaires européens la nécessité de prendre certaines mesures, ceux-ci, quand ils venaient aux réunions, nous demandaient pourquoi donc nous réagissions ainsi. Agnès Buzyn en a été horrifiée. Olivier Véran en a aussi fait l'expérience en tant que ministre, donc après le 16 février.
Après le désintérêt manifeste de certains pays européens courant janvier et au début de février, j'ai moi-même pu observer, pendant la crise, la résurgence de logiques très nationales. On peut d'ailleurs faire ce reproche également à la France. La réquisition des masques décidée le 3 mars, geste que j'assume du point de vue national, a eu un impact : à n'en pas douter, certains responsables étrangers qui attendaient des commandes venant de France ont dû trouver ce geste égoïste. La logique nationale a prévalu très rapidement.
Vous avez évoqué nos relations avec l'Italie, pays que je connais un peu et que j'aime beaucoup ; j'y passe du temps dès que je le peux. Je n'ai jamais eu la moindre sympathie pour ceux qui croient que le système de santé publique de l'Italie du Nord n'est pas à la hauteur des enjeux. C'est une région riche. Je n'ai jamais pensé que le nécessaire n'y était pas fait. Nous - Français, Allemands, Européens - avons été aussi surpris que les Italiens par la rapidité et la brutalité de l'épidémie ; nous n'avons pas su avoir les bons gestes et les bonnes mesures à la destination de nos amis qui subissaient la première vague sans avoir pu s'y préparer. Il y avait un souci d'aider : un sommet franco-italien s'est tenu le 27 février à Naples ; le Président de la République s'en était remis à son homologue italien quant à la décision de le maintenir. Pour autant, je ne suis pas sûr qu'on ait trouvé les bons moyens d'aider.
Au début de la crise, l'Union européenne n'a pas été non plus d'une aide considérable ; on peut se féliciter de sa réaction plus tard, autour du plan de relance et des réactions de la Banque centrale européenne (BCE), et aujourd'hui encore avec les commandes de vaccins et les financements à prendre. Au début, la logique nationale a pris le dessus, comme en témoigne la manière dont ont été décidées les fermetures de frontières : au sein de Schengen, la gestion optimale aurait été collective, on aurait décidé des règles d'ouverture et de fermeture ensemble. Il n'y a même pas eu de gestion bilatérale ! L'Allemagne a pris des décisions sur la frontière franco-allemande sans nous prévenir, tout comme la Belgique ; la Suisse nous a prévenus quatre heures avant de les prendre. La qualité du travail bilatéral et multilatéral s'est trouvée très affectée. Nous allons devoir corriger ce problème.
Concernant le Ségur de la santé, conscient de la situation difficile et de la charge terrible qui avait pesé, notamment, sur certains services hospitaliers pendant la première vague, le Président de la République a souhaité, par des décisions massives, non seulement exprimer notre reconnaissance, mais aussi donner des perspectives pour construire la suite. Le travail s'est poursuivi, des décisions ont été prises, qui doivent être traduites dans des budgets, des primes, des recrutements. Un système de santé est le produit de très lentes et longues évolutions. L'essentiel serait que la cohérence demeure autour des lignes dégagées au terme de ce Ségur, car je crois qu'elles produiront leur effet. Cependant, il y a urgence : la deuxième vague va affecter de manière massive le fonctionnement des services hospitaliers, partout sur le territoire. On doute qu'il puisse y avoir du répit, même dans certaines régions ; ce sera un élément de tension considérable.
Comme souvent, dans les moments les plus durs se révèle le plus noir, mais aussi le plus lumineux. J'ai pu constater - je le fais encore au Havre - que des coopérations entre établissements publics et privés jusqu'alors impensables sont devenues possibles, même si elles restent difficiles. Les acteurs de la santé comprennent mieux que d'autres combien la situation est délicate et essaient d'en tirer les conséquences ; il faut s'en réjouir.
Mme Angèle Préville . - Le confinement décidé par la Chine le 22 janvier comportait des mesures drastiques et coercitives ; cette décision somme toute extraordinaire aurait pu constituer une alerte absolue, d'autant qu'elle a été suivie des premières contaminations en Italie, qui avait trois semaines d'avance sur nous. Qu'est-ce qui n'a pas fonctionné ? Une vigilance particulière aurait-elle dû être exercée sur les événements internationaux ?
Certaines mesures prises en France pour le confinement ont été mal comprises et mal ressenties. Certains Français ont notamment été ulcérés par le fait que les grandes surfaces continuaient de vendre des produits non alimentaires, alors que les petits commerces non alimentaires étaient fermés. On risque de retrouver ce même problème avec le nouveau confinement.
Le conseil scientifique s'est constitué tardivement et dans l'urgence. Pensez-vous qu'il serait pertinent, voire nécessaire, d'instituer un conseil scientifique pérenne et élargi aux autres risques ? Un tel conseil existe, notamment, au Québec, où il a une légitimité ; ses membres peuvent être sollicités immédiatement lorsque souvient un événement important de leur ressort.
Mme Victoire Jasmin . - Il n'est certes pas évident de faire face à une telle situation, mais on voit bien avec le recul qu'on aurait pu mieux faire dans certains domaines. Il y a eu de vrais problèmes de communication autour des masques. Mme Ndiaye, alors porte-parole du Gouvernement, avait affirmé que le masque ne servait à rien ; lors de son audition par notre commission d'enquête, elle a évoqué l' « acculturation scientifique des Français ». Les éléments de langage qui étaient les vôtres à cette époque étaient-ils les plus pertinents ?
Je me rappelle un article de presse qui s'apparentait à une poignante confession de Mme Buzyn, après les élections municipales. Qu'avez-vous ressenti à la lecture de cet article ?
M. le président de la commission a tenu à préciser, au sujet de Santé publique France, qu'il n'avait pas voté en faveur de la fusion de différentes agences en celle-ci. J'apprécie la réponse que vous avez eue à ce propos, où vous faisiez la distinction entre organisations et managers. Cette agence est un outil innovant qui n'est pas suffisamment valorisé, y compris par le Gouvernement. Peut-être faudrait-il redéfinir le périmètre de ses actions, mais Mme Marisol Touraine a eu l'occasion lors de son audition de justifier les choix qui ont présidé à sa création. Notre rapport permettra sans doute de mieux comprendre son importance.
Mme Nadia Sollogoub . - On imagine bien votre rôle au coeur d'un réacteur en fusion, submergé d'informations scientifiques contradictoires. Aviez-vous une vision précise de ce qui se passait à l'autre bout de cette chaîne, chez les maires ? Eux aussi, saturés d'informations et de recommandations, ont mis en place un système D pour garantir la sécurité de millions de gens, autour de la réouverture des écoles par exemple. Pouviez-vous, en tant que Premier ministre, percevoir cette réalité ?
Mme Michelle Meunier . - Ma question porte sur la stratégie de déconfinement. Le 2 avril, vous avez présenté M. Jean Castex à la télévision comme un « haut fonctionnaire qui connaît parfaitement le monde de la santé et qui est redoutable d'efficacité ». Aujourd'hui, les spécialistes nous disent que nous avons raté quelque chose. Qu'est-ce qui n'a pas marché dans cette stratégie de déconfinement ?
M. Martin Lévrier . - Le report du second tour des élections municipales a été une décision importante. On entre dans une nouvelle phase de la pandémie ; le même problème peut se poser à nouveau. Faut-il définir un processus en amont, ou bien attendre le dernier moment pour en discuter, ce qui peut susciter des controverses, voire des combats ?
En février, l'Institut Pasteur a été l'un des premiers au monde à produire des tests PCR. Malheureusement, nous n'avons pas eu la même réactivité qu'en Allemagne quant à leur distribution rapide. Aurait-on dû faire plus de tests à cette époque ?
M. Alain Milon , président . - Je tiens à répondre à Mme Jasmin. Santé publique France a été créée en 2016 par la loi de modernisation du système de santé ; cette agence regroupait l'Institut de veille sanitaire (InVS), l'Institut national de prévention et d'éducation pour la santé (INPES) et l'Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires. Nous étions d'accord pour regrouper les deux premiers, mais l'EPRUS avait des missions très différentes - achat de vaccins et de masques, notamment - ; c'est pourquoi nous nous étions opposés à sa fusion au sein de la nouvelle agence.
M. Édouard Philippe . - Quelle lecture avons-nous faite des informations venues de Chine ? Elles étaient spectaculaires, par l'ampleur des décisions prises, mais certains se sont vite interrogés quant à leur caractère complet. Tout le monde avait le sentiment qu'il se passait quelque chose de grave, au vu des réactions massives des autorités chinoises. Je ne sais pas quand celles-ci ont eu conscience de la gravité de la situation. Pour les coronavirus antérieurs, la logique consistant à juguler très tôt l'épidémie par de telles mesures avait fonctionné ; les autorités chinoises ont dû espérer que tel serait le cas cette fois aussi.
Notre première préoccupation a été de ne pas perdre le contact avec les autorités chinoises. Nous sommes partenaires sur bien des sujets. Lorsque les habitants de la région de Wuhan ont été confinés, nous avons été préoccupés par le fait que beaucoup de Français y résident, souvent pour des raisons professionnelles. Comment les ramener à la maison, s'ils le souhaitent ? La question du rapatriement des ressortissants étrangers pose pour les Chinois un dilemme : ils veulent montrer qu'ils sont en mesure de gérer l'épidémie, mais aussi en empêcher l'extension. Le rapatriement est organisé après des discussions intenses ; les États-Unis et le Japon font de même, et les autres pays européens nous demandent souvent de le faire pour leur compte. Une lecture fine de ce qui se passe en Chine est alors difficile, mais tout cela contribue à nous alerter, même si nous ignorons encore si l'épidémie arrivera chez nous. C'est pourquoi, très tôt, nous organisons toutes les réunions que vous savez.
Concernant le caractère difficilement compréhensible de certaines mesures dans le cadre du confinement, je ne le nie pas. C'est une question redoutable. Hier, j'ai reçu un message très émouvant du patron de la plus grande librairie du Havre, la Galerne : si l'on referme, m'écrit-il, alors que l'on a besoin de poursuivre une vie intellectuelle, on met dans une situation terrible non seulement les libraires, économiquement, mais aussi les lecteurs. Trois jours auparavant, j'avais rencontré les responsables des salles de sport, eux aussi consternés par la perspective de fermer à nouveau. Ce sont deux domaines auxquels je suis très sensible, mais d'autres peuvent l'être tout autant - les jardineries, par exemple : c'est tout à fait respectable. Le problème est qu'il faut casser le taux de reproduction du virus : voilà la logique du confinement. Pour ce faire, il faut prendre des mesures dures, donc limiter au maximum les exceptions. Pour avoir pris ces décisions - la fermeture des cafés et des restaurants, le 14 mars, puis le confinement, le 16 -, je comprends ce qui se passe dans la tête de ceux qui sont conduits à les prendre. C'est une décision que l'on prend, non pour embêter le monde, mais en sachant qu'elle aura des conséquences terribles, mais moindres qu'aurait le fait de ne pas la prendre. Je comprends très bien la différence entre grandes surfaces et petits commerces, ainsi que l'agacement des libraires, mais je sais aussi que la décision ne peut pas être parfaite ; le seul intérêt d'une décision aussi dure est qu'elle produise des effets.
Je suis très hésitant quant au principe d'un conseil scientifique plus large. Faudrait-il créer une seule instance très large et y piocher en fonction des missions, ou bien plusieurs instances très spécifiques ? Je ne suis pas sûr qu'il y ait une bonne réponse dans l'absolu. Une fois une forme de calme revenu, nous gagnerons à avoir un débat public sur la meilleure façon d'associer les savants à la décision publique, au vu de l'expérience actuelle. Je suis prêt à y participer, mais je n'ai pas de solution à ce stade.
Quant aux éléments de langage, reconnaissons que deux heures d'intervention peuvent être réduites, dans le débat public, à une phrase de trente secondes ! Cela nous arrive à tous. Vous pouvez dire pendant une heure cinquante des choses mesurées, nuancées et intelligentes, puis avoir un choix de mots contestable : ce sera la seule chose que l'on retiendra. Trente secondes d'erreur seront vues cent mille fois sur les réseaux sociaux ; le correctif, quarante-cinq fois seulement. On vit dans un monde bizarre !
Je pourrais vous répondre de manière plus délicate encore, pour mon compte, parce que Mme Ndiaye a déjà eu l'occasion de s'expliquer. Avec la même assurance qu'elle, même si mes mots n'étaient pas les mêmes, j'ai dit au journal télévisé que le port du masque en population générale ne servait à rien. Je l'ai dit, parce que la doctrine médicale et scientifique le disait, ainsi que l'OMS. J'aurais pu y mettre plus de nuances. C'est d'ailleurs souvent ce que je fais, et on me le reproche parfois : à force de nuancer, me dit-on, on ne comprend plus le message. En matière de santé publique, si vous voulez répondre à un objectif, il faut essayer de taper fort. Nous avons dit avec assurance que la doctrine était telle ; c'était le message à faire passer. De la même façon, avec la même assurance, nous disons aujourd'hui qu'il faut porter le masque. Je ne sais pas si l'impact est garanti. Ma communication n'a pas été parfaite, je le sais bien, mais convenez que l'exercice est délicat en période de crise. L'important est de corriger et d'améliorer son message, si quelque chose d'imprécis ou d'incorrect a été dit ; c'est ce que j'ai essayé de faire, en ayant toujours plus recours à des communications factuelles, en disant ce que nous savions plutôt que d'en rester à de grands principes.
Mme Buzyn a eu des échanges avec une journaliste du Monde, qui ont donné lieu à un article publié le 17 mars. Je l'ai lu, et Mme Buzyn m'a évidemment appelé, juste après sa parution, consternée à l'idée que cet échange ait pu faire l'objet d'un article présenté comme une interview. Je lui ai expliqué que cela ne changeait nullement ni mon opinion d'elle ni mes futures relations avec elle. Sur le fond, j'ai déjà répondu : nous avons pris en compte toutes les alertes qui ont été lancées par Mme Buzyn quand elle était ministre ; l'ensemble des mesures que j'ai prises l'ont été sur le fondement de ce qu'elle me disait.
Ceux qui connaissent bien les campagnes électorales conseillent de ne pas immédiatement répondre à toutes les questions des journalistes après une défaite électorale lourde. C'est effectivement un bon conseil, vous aurez remarqué d'ailleurs que je m'exprime assez peu.
Vous me dites qu'il faut mieux valoriser Santé publique France. Je ne sais pas si c'est au Premier ministre de valoriser l'ensemble des instruments qui sont à sa disposition. Un Premier ministre espère simplement que ses instruments vont bien fonctionner et qu'ils lui permettront de prendre les décisions les moins mauvaises possible, voire parfois de bonnes décisions ! Il faudra à un moment se poser tranquillement la question - c'est naturel, sain et ce n'est pas accusatoire - de savoir comment cet établissement public, qui est au coeur de la réponse sanitaire, a fonctionné face à une crise de cette nature. L'objectif est, bien sûr, d'améliorer le dispositif.
Vous m'avez interrogé sur la vision que pouvait
avoir un Premier ministre de la réalité de terrain. Elle est
forcément plus lointaine que lorsque vous êtes tous les jours dans
votre circonscription. Néanmoins, ma longue expérience de maire
m'a été utile. Un Premier ministre ne vit pas non plus en vase
clos. Il est certes contraint par un agenda compliqué et il est soumis
à un rythme intense, mais il n'est heureusement pas prisonnier. Il a la
possibilité
- je ne m'en suis pas privé - d'avoir
des contacts avec des amis, qu'ils soient maires ou autres. Pendant la crise, y
compris pendant la gestion de celle-ci, j'ai passé beaucoup de temps au
téléphone avec des maires de grandes ou de petites villes pour
qu'ils m'informent de la façon dont ils voyaient les choses. J'ai
également appelé des amis, élus locaux ou pas, des
médecins,
etc
. J'ai d'ailleurs toujours procédé
de la sorte, pas seulement pendant la crise sanitaire. Heureusement qu'il y a
des capteurs de terrain !
De la même façon, j'ai cherché à avoir des contacts avec des médecins et des professeurs de médecine pendant le confinement pour qu'ils m'expliquent comment ils envisageaient la suite. Il se trouve que les mêmes que j'ai reçus dans mon bureau, et qui étaient des exemples de précision et d'humilité, formulaient les jugements définitifs les plus terribles sur les plateaux de télé. C'est également un travers que je constate parfois chez certains responsables politiques : ils sont dans la conversation soucieux de l'intérêt général, de la nuance et comprennent parfaitement les aspérités du réel, mais ils deviennent maximalistes, définitifs et tranchés par la grâce du plateau et de la chaîne d'info continue ! Il faut croire que c'est humain.
Mme Michelle Meunier m'a posé la question du déconfinement et m'a interrogé sur ce que nous n'avions pas réussi. Nous avons essayé de mettre en place un déconfinement progressif et réversible, l'idée étant de mesurer au fur et à mesure les impacts des décisions que nous prenions. Cette logique a été contestée. Beaucoup d'élus locaux, notamment, et certains responsables d'activités culturelles nous ont dit : vous allez trop lentement. On nous l'a dit en mai, on nous l'a dit en juin. On l'a dit aussi en septembre, même si je n'étais plus Premier ministre. Comme je l'ai expliqué au Sénat, nous avons conçu un déconfinement fondé sur une capacité de 700 000 tests par semaine et sur une doctrine d'utilisation nous permettant de tester et d'isoler.
En mai, en juin, en juillet et en août les chiffres sont restés relativement bas. En revanche, les mois de septembre et d'octobre ont été mauvais sans que l'on puisse non plus parler d'un redémarrage rapide à ce moment-là. Qu'avons-nous raté dans le déconfinement ? Mettons les événements en perspective : l'Italie a utilisé des méthodes plus strictes que les nôtres, pourtant elle est également confrontée à un redémarrage de l'épidémie. Je vous garantis pourtant que l'ambiance à Turin, au mois de juillet, n'était pas celle de Marseille ! À Turin, au mois de juillet, quand on entrait dans un bar, il fallait donner son nom, son numéro de téléphone et communiquer l'identité des personnes avec qui l'on était. Le port du masque était absolument généralisé, bref le régime était quasi « dictatorial ». Je ne sais donc pas très bien répondre à la question de Mme Meunier. Je pense, parce que nous sommes dans une logique d'amélioration continue, qu'il faudra prendre en compte dans la préparation du prochain déconfinement ce qui a fonctionné lors du précédent et essayer d'améliorer ce qui n'a pas fonctionné. En tout état de cause, je ne peux guère dire mieux compte tenu des informations dont je dispose.
Enfin, Martin Lévrier m'a questionné sur les élections et sur les tests. S'agissant des élections, en France, la durée des mandats est soumise à des dispositions légales et à un contrôle par le juge constitutionnel, ce qui est heureux. La jurisprudence classique est qu'il faut un sacré motif d'intérêt général pour allonger les mandats. C'est à l'évidence le cas lorsque l'on traverse une crise sanitaire. Mais cela demande un consensus scientifique et un consensus politique. Faute de consensus politique, vous êtes accusé de vouloir modifier la date des élections à votre avantage. Faute d'un consensus scientifique, vous avez du mal à démontrer le motif d'intérêt général. Je suis entièrement d'accord avec vous, monsieur le sénateur : mieux vaut le faire longtemps à l'avance que juste avant la date des élections.
L'ancien président du Conseil constitutionnel, Jean-Louis Debré, a été chargé d'une mission. Peut-être parviendra-t-il à un consensus politique... On sait d'ores et déjà que la campagne électorale est beaucoup plus problématique que les opérations électorales elles-mêmes. Intégrons ce que nous savons, et voyons si un consensus scientifique et un consensus politique peuvent se construire. Si c'est le cas, je n'ai aucun doute sur le fait que la décision prise par le Gouvernement, en accord avec le législateur, sera bonne. Quoi qu'il en soit, je maintiens qu'il n'y avait pas de consensus scientifique le 12 ou le 14 mars, et encore moins de consensus politique !
En ce qui concerne les tests, oui nous avons eu des tests, oui ils ont été déployés. La doctrine de tests est d'ailleurs assez largement issue du plan Pandémie grippale, mais en phase 3 il n'y a plus de tests dans ce plan. Le coronavirus, ce n'est pas la grippe. On s'est calé sur ce plan dans la première et la deuxième phase. Mais on aurait été bien mal inspiré d'en appliquer la troisième phase. Quant au reste, j'attends, monsieur le sénateur, avec une impatience non feinte le moment où l'on aura des tests simples à réaliser, rapides à lire et fiables. J'ai tout entendu sur les tests ! J'espère d'ailleurs qu'on n'aura pas à subir les mêmes débats et les mêmes hésitations sur les vaccins...
Certains tests très rapides n'étaient pas fiables. J'ai vu des États acheter des centaines de milliers de tests qui ne servaient à rien. Aujourd'hui, on teste beaucoup, mais je ne suis pas certain que l'on ait la machine humaine et administrative nécessaire pour traiter l'ensemble des résultats et appeler les cas contacts. Je suis certain que lorsque nous aurons des tests fiables et rapides - les tests antigéniques sont peut-être de cette nature - nous disposerons alors d'un instrument de gestion de l'épidémie extraordinairement plus efficace que les tests actuels, compliqués et peu agréables à pratiquer, il faut le souligner.
M. Alain Milon , président . - Merci, monsieur le Premier ministre, de ces réponses particulièrement construites. Si vous me permettez une boutade, je vous remercie également d'avoir constaté que les villes portuaires étaient beaucoup plus difficiles à gérer que les autres villes de la Nation ! (Sourires.)
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .