C. L'ADAPTATION, CLÉ DE VOÛTE DE LA DIFFÉRENCIATION TERRITORIALE OUTRE-MER
L'aspiration à plus de proximité, de démocratie et de liberté locale , le constat des limites de l'organisation centralisée actuelle mis en avant par les travaux du groupe de travail sur la décentralisation du Sénat, valent aussi et a fortiori outre-mer où la distance géographique a tendance à amplifier l'effet d'éloignement décisionnel .
La notion d'adaptation ou encore « d'acclimatation », terme privilégié par la délégation dans ses travaux sur les normes, est au coeur du projet de différenciation pour les outre-mer en tant que levier de l'efficacité de l'action publique.
1. L'adaptation des normes par le Parlement : une prise de conscience qui doit se poursuivre
Dans les collectivités régies par l'article 73 de la Constitution, les lois et les règlements peuvent faire l'objet d'adaptation tenant aux caractéristiques et contraintes de ces collectivités. Si les critères d'adaptation ont évolué afin de mieux tenir compte des particularités structurelles des outre-mer, la mise en oeuvre de l'adaptation aussi bien par le pouvoir législatif que réglementaire gagnerait encore à être améliorée.
Les outre-mer sont pluriels et accusent des retards par rapport à la métropole suffisamment marqués pour que des plans de convergence aient pu être prévus par la loi en 2017 26 ( * ) , plus de soixante-dix ans après la départementalisation. Les spécificités ultramarines justifient la déclinaison territoriale de ces plans, tout comme des normes en général, afin de les contextualiser.
La Délégation sénatoriale aux outre-mer a fortement contribué à alerter le Sénat sur cet enjeu 27 ( * ) . Dans le volet de l'étude sur les normes outre-mer consacrée au BTP, les rapporteurs ont rappelé que leur inadaptation pouvait être source de renchérissement et être paralysante.
Ce constat peut en réalité être généralisé à l'ensemble de l'action publique. Ces travaux mettent en lumière qu'au besoin de simplification des normes s'ajoute celui de leur adéquation outre-mer .
Bien que ces travaux aient contribué à faire émerger une prise de conscience, beaucoup reste à faire.
Une meilleure adaptation législative, réglementaire ou encore normative serait pourtant doublement bénéfique. Ce n'est pas faire injure à l'État - central ou déconcentré - que d'admettre qu'il a pu prendre de mauvaises décisions qui se sont traduites par des politiques publiques inefficientes, voire contre-productives outre-mer, soit parce qu'il n'était pas le mieux placé pour les prendre soit parce qu'il les a prises sans concertation avec les élus de ces territoires.
L'adaptation des normes par le Parlement est aujourd'hui fortement encadrée. Le Conseil constitutionnel exerce ainsi un contrôle sur l'existence de caractéristiques et contraintes particulières justifiant des adaptations, en l'absence desquelles, les adaptations sont inconstitutionnelles. Le Conseil l'a ainsi rappelé lorsqu'il a considéré que les écarts de situations entre les collèges et les lycées en matière de personnels techniciens, ouvriers et de service des collèges et des lycées ne constituait pas des « caractéristiques et contraintes » justifiant une entrée en vigueur différée de la loi relative au transfert aux départements et aux régions de l'entretien des bâtiments dans les collèges et les lycées en 2004 28 ( * ) .
Par ailleurs, nombreux sont encore les textes législatifs qui renvoient aux ordonnances le soin d'adapter les dispositions aux outre-mer . Cette méthode a le double désavantage de priver la représentation nationale d'un véritable débat et d'une prise en compte à part entière des outre-mer dans la réflexion nationale en plus de différer dans le temps l'application des mesures . Pour cette raison, il serait utile d'instaurer un rendez-vous annuel pour actualiser le droit applicable outre-mer . À cette occasion serait recensé l'ensemble des domaines à actualiser, via un travail de concertation entre le Parlement et le Gouvernement.
Proposition n° 1 : Adapter les normes nationales et les modalités de l'action des autorités de l'État aux caractéristiques et contraintes particulières des territoires ultramarins par une loi annuelle d'actualisation du droit outre-mer. |
2. L'adaptation des normes par les collectivités : simplifier la procédure d'habilitation
L'article 73 prévoit par ailleurs deux procédures d'habilitation . En vertu de l'alinéa 2 de cet article, les collectivités peuvent être habilitées à adapter les normes nationales dans leurs domaines de compétence. Par ailleurs, l'alinéa 3 de ce même article prévoit que les collectivités peuvent être habilitées à fixer elles-mêmes les règles applicables sur leur territoire dans un nombre limité de matières pouvant relever du domaine de la loi ou du règlement. Il s'agit ainsi de la reconnaissance d'une forme de « pouvoir normatif délégué » mais pas transféré.
L'habilitation est accordée à la demande de la collectivité. .
Selon qu'elle intervienne dans le domaine de la loi ou du règlement, l'habilitation est alors accordée par voie législative ou règlementaire . Le délai de validité de l'habilitation avait initialement été fixé à deux ans. Depuis l'adoption de la loi organique du 27 juillet 2011, l'habilitation est accordée jusqu'à l'expiration du mandat de l'assemblée qui en a fait la demande et renouvelable une fois.
Article 73 de la Constitution Dans les départements et les régions d'outre-mer, les lois et règlements sont applicables de plein droit. Ils peuvent faire l'objet d'adaptations tenant aux caractéristiques et contraintes particulières de ces collectivités. Ces adaptations peuvent être décidées par ces collectivités dans les matières où s'exercent leurs compétences et si elles y ont été habilitées selon le cas, par la loi ou par le règlement. Par dérogation au premier alinéa et pour tenir compte de leurs spécificités, les collectivités régies par le présent article peuvent être habilitées, selon le cas, par la loi ou par le règlement, à fixer elles-mêmes les règles applicables sur leur territoire, dans un nombre limité de matières pouvant relever du domaine de la loi ou du règlement. Ces règles ne peuvent porter sur la nationalité, les droits civiques, les garanties des libertés publiques, l'état et la capacité des personnes, l'organisation de la justice, le droit pénal, la procédure pénale, la politique étrangère, la défense, la sécurité et l'ordre publics, la monnaie, le crédit et les changes, ainsi que le droit électoral. Cette énumération pourra être précisée et complétée par une loi organique. La disposition prévue aux deux précédents alinéas n'est pas applicable au département et à la région de La Réunion. Les habilitations prévues aux deuxième et troisième alinéas sont décidées, à la demande de la collectivité concernée, dans les conditions et sous les réserves prévues par une loi organique. Elles ne peuvent intervenir lorsque sont en cause les conditions essentielles d'exercice d'une liberté publique ou d'un droit constitutionnellement garanti. La création par la loi d'une collectivité se substituant à un département et une région d'outre-mer ou l'institution d'une assemblée délibérante unique pour ces deux collectivités ne peut intervenir sans qu'ait été recueilli, selon les formes prévues au second alinéa de l'article 72-4, le consentement des électeurs inscrits dans le ressort de ces collectivités. |
Au cours des auditions conduites dans le cadre de ce rapport, M. Ary Chalus, président du conseil régional de la Guadeloupe, a exprimé un avis favorable - malgré quelques réserves - sur la procédure d'habilitation prévue par l'article 73 de la Constitution au contraire de ses homologues. De fait, après avoir obtenu la prolongation de l'habilitation en matière d'énergie jusqu'en 2021, le conseil régional de la Guadeloupe s'apprête à solliciter une nouvelle habilitation en vue de contourner les blocages qui conduisent à la paralysie du territoire en matière de distribution d'eau potable.
En revanche, pour Mme Josette Borel-Lincertin, présidente du conseil départemental de la Guadeloupe, la lourdeur du processus et l'expertise technique et juridique requises en amont rendent difficile la mise en oeuvre de ce dispositif. Elle a estimé néanmoins qu'une habilitation est plus simple à mettre en oeuvre dans le cadre de compétences déjà exercées.
Questionné à ce sujet, M. Jean-Paul Virapoullé, ancien sénateur et conseiller régional de La Réunion, a quant à lui qualifié la procédure de « marché de dupes » et M. Jack Gauthier, conseiller régional de La Réunion a de son côté souligné la nécessité de simplifier la procédure actuelle qui n'est pas satisfaisante.
M. Claude Lise, président de l'Assemblée la collectivité territoriale de la Martinique a également déploré la lourdeur du processus , rappelant que la Martinique n'a obtenu son habilitation dans le domaine des transports qu'au bout de dix ans. M. Alfred Marie-Jeanne, président du conseil exécutif de la collectivité de la Martinique, a pour sa part jugé la procédure « incompréhensible ».
Il convient d'observer que lorsqu'une habilitation est accordée, au contraire d'un transfert de compétence, elle n'est pas assortie de ressources financières correspondant à la dépense qu'elle engendrera. Cette dimension financière explique probablement, avec le manque d'expertise, que les collectivités ne se soient pas davantage saisies de la procédure d'habilitation. À titre d'exemple, la région Guadeloupe qui a procédé à des adaptations en matière d'énergie a supporté une charge financière d'environ quatre millions d'euros.
La procédure d'habilitation comporte en outre un pouvoir d'appréciation en opportunité pour l'État car la demande des collectivités doit identifier les règles sur lesquelles elle porte ainsi que le projet d'adaptation.
Alors que les élus se sont très peu emparés de cette procédure, les constitutionnalistes et juristes sont en revanche nettement convaincus par l'intérêt de la procédure tout en identifiant des explications à la frilosité des politiques. Des pistes d'améliorations ont en outre été évoquées et leur pertinence justifient qu'elles soient retenues ici.
Lors de la table ronde du 23 juillet 2020 intitulée : « La différenciation territoriale : quel cadre pour le "sur-mesure" ? » , Mme Véronique Bertile, Maître de conférences en droit public à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV 29 ( * ) , M. Ferdinand Mélin-Soucramanien 30 ( * ) et M. Stéphane Diémert se sont accordés pour admettre que la procédure pouvait revêtir des difficultés réelles pour les collectivités. Ils estiment toutefois qu'elle constitue « la possibilité de s'approprier les normes, pour les élus comme pour les citoyens » jugeant unanimement cette possibilité de l'article 73 « largement sous-exploitée ».
Au rang des difficultés, Mme Véronique Bertile, a notamment fait valoir que le caractère limité du recours à la procédure pouvait s'expliquer à la fois par le manque de réactivité locale et par « l'absence de réponse à Paris » . Elle pointe également les défauts de « formation et d'information ».
Relevé par les exécutifs et présidents, les intervenants ont également souligné le défaut d'expertise locale dans la mise en pratique des habilitations et recommandé l'organisation d'une mise en commun des compétences afin de permettre aux collectivités de résoudre leurs difficultés juridiques tout en apprenant à mieux se connaître entre elles.
Cette mise en commun pourrait par exemple être confiée à un organe dédié, sur le modèle de l'OCTA 31 ( * ) qui oeuvre pour la représentation des intérêts des PTOM au niveau européen.
Proposition n° 2 : Mettre en commun les compétences juridiques entre collectivités d'outre-mer pour aider à la mise en place des habilitations. |
En outre, afin de simplifier davantage la procédure d'habilitation, deux pistes de réflexion complémentaires ont été suggérées.
La première consisterait à envisager de recourir le plus possible à la procédure de législation en commission s'agissant des demandes d'habilitation législative des collectivités d'outre-mer.
Proposition n° 3 : Envisager d'examiner les demandes d'habilitations législatives des collectivités d'outre-mer selon la procédure de législation en commission. |
Par ailleurs, en cas d'absence de réponse, une innovation parlementaire pourrait introduire un mécanisme de décision parlementaire implicite d'acceptation des habilitations en vue d'une simplification et d'une réduction des délais.
Proposition n° 4 : Conduire une réflexion sur la création de décisions parlementaires implicites d'acceptation en vue de faciliter la procédure d'habilitation. |
Ces propositions sont de nature à alimenter la réflexion du Sénat sur l'évolution du droit applicable aux outre-mer.
De plus, ces procédures, si elles étaient retenues en tout ou partie, pourraient être étendues à la ratification des décrets approuvant l'adoption des actes des COM intervenant dans les domaines de compétences de l'État , comme en matière pénale s'agissant des sanctions édictées afin de réprimer les infractions aux règles applicables sur leur territoire, en vue de leur indispensable simplification.
3. Mieux prendre en compte les avis des collectivités
Les avis et propositions des collectivités constituent une autre voie d'adaptation à l'initiative des collectivités ultramarines.
Modifiés par la loi n° 2000-1207 du 13 décembre 2000 d'orientation pour l'outre-mer, les articles L. 3444-1 à L. 3444-3 du code général des collectivités territoriales (CGCT) pour les départements et L. 4433-3 à L. 4433-3-3 du même code s'agissant des régions, prévoient leur consultation sur les projets de lois, d'ordonnances ou de décrets comportant des dispositions d'adaptation du régime législatif et de leur organisation administrative.
Les conseils régionaux et départementaux peuvent de même présenter au Premier ministre des propositions de modification des dispositions législatives ou réglementaires en vigueur , et toutes propositions législatives ou réglementaires concernant leur développement économique, social et culturel .
Cette faculté est également offerte aux collectivités territoriales de Guyane et de Martinique respectivement par les articles L. 7152-1 et L. 7151-2 et L. 7252-1 et L. 7252-2 du CGCT.
En ce qui concerne les COM, l'article 74 de la Constitution renvoie à la loi organique statutaire le soin de définir les conditions dans lesquelles elles sont consultées.
Afin de garantir une pleine et entière prise en compte des propositions de modifications législatives émanant des collectivités et de les encourager, il convient que le Parlement en soit également informé. Les propositions de modifications d'ordre réglementaires peuvent également faire l'objet d'une transmission afin de permettre au Parlement de suivre ces demandes au titre de son pouvoir de contrôle de l'action du Gouvernement.
Proposition n° 5 : Prévoir la transmission au Premier ministre et aux assemblées parlementaires des propositions de modifications législatives ou réglementaires présentées par les territoires ultramarins. |
* 26 Loi n° 2017-256 du 28 février 2017 de programmation relative à l'égalité réelle outre-mer et portant autres dispositions en matière sociales et économiques.
* 27 « Agricultures des outre-mer : Pas d'avenir sans acclimatation du cadre normatif ». Rapport d'information du Sénat n° 775 (2015-2016) de MM. Éric Doligé, rapporteur coordonnateur, Jacques Gillot et Mme Catherine Procaccia, fait au nom de la Délégation sénatoriale à l'outre-mer - 7 juillet 2016.
« Le BTP outre-mer au pied du mur normatif : Faire d'un obstacle un atout ». Rapport d'information du Sénat n° 601 (2016-2017) de M. Éric Doligé, rapporteur coordonnateur, Mmes Karine Claireaux et Vivette Lopez, fait au nom de la Délégation sénatoriale aux outre-mer - 29 juin 2017.
* 28 Décision du Conseil constitutionnel n° 2004-503 DC du 12 août 2004.
* 29 Mme Véronique Bertile est également ancienne ambassadrice déléguée à la coopération régionale Antilles-Guyane.
* 30 M. Ferdinand Mélin-Soucramanien, « Les collectivités territoriales régies par l'article 73 », Les nouveaux cahiers du Conseil constitutionnel, n° 35.
* 31 Overseas Countries and Territories Association : Association des pays et territoires d'outre-mer.