B. UNE CRISE RÉVÉLATRICE DES DYSFONCTIONNEMENTS DE LA JUSTICE PRUD'HOMALE
Les travaux menés par la mission depuis la publication de son deuxième rapport d'étape ont confirmé la situation assez accablante dans laquelle se sont trouvés les conseils de prud'hommes pendant le confinement, malgré les efforts des chefs de juridiction.
1. La justice prud'homale à l'arrêt pendant près de deux mois
La crise sanitaire et le confinement de la population ont fait surgir de nouveaux facteurs de litiges liés à l'exécution du contrat de travail, relevant de la compétence du conseil de prud'hommes et appelant dans certains cas une réponse urgente . Ces litiges pouvaient être liés notamment à l'organisation du travail (en présence ou à distance) pendant le confinement, au placement en activité partielle, aux congés payés (renonciation à des congés par des salariés confinés, modification unilatérale de jours de congés par l'employeur...), à l'exercice du droit de retrait, au paiement des salaires par des entreprises confrontées à des problèmes de trésorerie, ou encore à des licenciements.
Pourtant, ni la circulaire du ministère de la justice du 14 mars 2020 relative à l'adaptation de l'activité pénale et civile des juridictions aux mesures de prévention et de lutte contre la pandémie COVID-19, ni le communiqué de presse de la garde des sceaux du 15 mars 2020 ne mentionnent l'activité des conseils de prud'hommes comme relevant du périmètre des contentieux urgents . Si la circulaire évoque, parmi les « missions essentielles » à maintenir en matière civile, le référé et le « traitement des contentieux civils ayant un caractère d'urgence », en pratique, aucune disposition n'a été prise pour que les juridictions prud'homales continuent à fonctionner même minimalement . À Montpellier, la cité judiciaire où le conseil de prud'hommes a ses locaux a même été fermée dès le 16 mars sans que ses président et vice-président n'en soient informés ! À Paris, une audience de référé a été maintenue le 16 mars, malgré l'absence totale d'équipements de protection ; face aux défections de conseillers accaparés par leurs propres difficultés professionnelles ou réticents à venir siéger sans protection, face aussi aux nombreuses demandes de report émanant des justiciables, les audiences ont été suspendues dès le 18 mars.
Le regroupement du greffe du conseil de prud'hommes avec celui du tribunal judiciaire, effectif depuis le 1 er janvier 2020, ne semble pas avoir facilité les choses, car les plans de continuation d'activité (PCA) mis en place par les tribunaux judiciaires n'ont généralement pas pris en compte les besoins des conseils de prud'hommes en services de greffe . Dans un second temps, ce regroupement a toutefois permis des mutualisations d'effectifs.
Quant aux juges départiteurs des tribunaux judiciaires, ils ont généralement cessé d'exercer leurs fonctions au sein des conseils de prud'hommes , celles-ci n'étant pas considérées comme prioritaires.
D'une manière plus générale, les chefs de juridiction prud'homale déplorent que leurs besoins aient été insuffisamment pris en compte par la chancellerie, les cours d'appel et les tribunaux judicaire. Beaucoup ont le sentiment d'avoir été tenus à l'écart des décisions .
Ainsi, d'après les informations recueillies par les rapporteurs, la très grande majorité des conseils de prud'hommes ont fermé leurs portes entre la mi-mars et la fin avril, voire la mi-mai . Des milliers d'audiences ont dû être reportées 38 ( * ) .
Or l'archaïsme des moyens informatiques des conseils de prud'hommes, dont s'inquiétaient naguère les rapporteurs de la mission commune d'information des commissions des affaires sociales et des lois du Sénat sur la justice prud'homale 39 ( * ) , a empêché qu'une partie de l'activité puisse se poursuivre malgré la fermeture des locaux. Il s'est avéré impossible, même dans les plus gros conseils, de tenir des audiences par visioconférence , faute de matériel informatique disponible. De même, les greffiers ont été dans l'incapacité de poursuivre le traitement des procédures, le logiciel WinGes CPH n'étant pas accessible à distance.
2. Des conseils de prud'hommes dessaisis
Dans ces conditions, et face à l'urgence de certains contentieux, il s'est avéré nécessaire de faire usage de procédures exceptionnelles ayant pour effet de dessaisir un conseil de prud'hommes de ses attributions :
- en application de l'article L. 1423-10-1 du code du travail, le premier président de la Cour d'appel de Lyon, par une ordonnance du 20 avril 2020, a désigné quatre magistrats du tribunal judiciaire de Lyon pour connaître des affaires urgentes inscrites au rôle du conseil de prud'hommes de la même ville ; la même procédure a été engagée en ce qui concerne le conseil de prud'hommes de Villefranche-sur-Saône ;
- en application de l'article 3 de l'ordonnance n° 2020-304 du 25 mars 2020, le premier président de la Cour d'appel de Douai a transféré au conseil de prud'hommes de Valenciennes, qui devait rouvrir ses portes le 5 mai, une partie des affaires enrôlées à Lille, où les audiences ne pouvaient reprendre que plus tardivement.
Par la suite, l'ordonnance n° 2020-595 du 20 mai 2020 40 ( * ) a prévu que, jusqu'à l'expiration du délai d'un mois suivant la fin de l'état d'urgence sanitaire, en cas de partage des voix au sein du bureau de jugement (siégeant en principe en formation restreinte en application de l'ordonnance n° 2020-304 du 25 mars 2020), l'affaire est renvoyée, non pas à la même formation présidée par un juge départiteur, comme c'est habituellement le cas, mais à un juge du tribunal judiciaire statuant seul , « après avoir recueilli par tout moyen l'avis des conseillers présents lors de l'audience de renvoi en départage ». L'esprit même de la justice prud'homale, rendue par des magistrats non professionnels issus du monde du travail, se trouve ainsi battu en brèche .
3. Des assouplissements procéduraux inégalement accueillis
Néanmoins, lors de la reprise d'activité, certaines des facilités procédurales prévues par l'ordonnance n° 2020-304 du 25 mars 2020 se sont révélées utiles , comme la faculté de restreindre la publicité des audiences - à Paris, toutes les audiences ont eu lieu en chambre du conseil à compter de la reprise d'activité à la mi-avril -, le recours à la procédure si les parties sont représentées ou assistées par un avocat, ou encore le rejet par ordonnance non contradictoire des demandes en référé irrecevables ou ne relevant pas de cette procédure. En revanche, pour les raisons déjà évoquées, il n'a pas été possible de tenir des audiences par visioconférence.
La même ordonnance prévoyait que le conseil de prud'hommes statuerait en formation restreinte , comprenant un conseiller employeur et un conseiller salarié, jusqu'à l'expiration d'un délai d'un mois suivant la fin de l'état d'urgence sanitaire. Cette disposition est, semble-t-il, restée lettre morte dans la plupart des conseils de prud'hommes, les conseillers étant majoritairement hostiles à l'extension de la formation restreinte, où le partage des voix est plus fréquent et qui est, par conséquent, un facteur de développement de la procédure de départage.
Depuis, l'ordonnance n° 2020-595 du 20 mai 2020 a prévu que si, trois mois après la saisine du conseil de prud'hommes, la procédure de conciliation n'a pas abouti devant le bureau de conciliation et d'orientation, l'affaire est renvoyée devant le bureau de jugement, sauf opposition du demandeur . Cette disposition paraît bienvenue pour accélérer le traitement des affaires, même si les conseillers prud'hommes ont maintes fois exprimé leur attachement à la procédure de conciliation.
Au-delà des mesures de court terme, une réforme de grande ampleur paraît plus que jamais nécessaire pour remédier aux difficultés chroniques de la justice prud'homale, révélées au grand jour par la crise . Il faut souhaiter que les quarante-six recommandations formulées il y a peu par les commissions des affaires sociales et des lois du Sénat trouveront bientôt une traduction législative.
* 38 À titre d'exemple, au sein de la section du commerce du conseil de prud'hommes de Paris, 74 séances du bureau de conciliation et d'orientations ont été annulées où devaient être examinés 658 dossiers, ainsi que 120 séances du bureau de jugement, où 1 249 affaires devaient être jugées.
* 39 « La justice prud'homale au milieu du gué », rapport d'information n° 653 (2018-2019) de Mmes Agnès Canayer, Nathalie Delattre, Corinne Féret et Pascale Gruny, fait au nom de la commission des affaires sociales et de la commission des lois, déposé le 10 juillet 2019. Ce rapport est consultable à l'adresse suivante : https://www.senat.fr/rap/r18-653/r18-653.html .
* 40 Ordonnance n° 2020-595 du 20 mai 2020 modifiant l'ordonnance n° 2020-304 du 25 mars 2020 portant adaptation des règles applicables aux juridictions de l'ordre judiciaire statuant en matière non pénale et aux contrats de syndic de copropriété.