B. LA FRACTURE NUMÉRIQUE TERRITORIALE NE PEUT PLUS DURER

Les inégalités de couverture ont constitué une double peine inacceptable pour les entreprises et nos concitoyens. Durant le confinement, ces disparités de couverture se sont traduites, très concrètement, par des enfants qui ne peuvent pas suivre leurs cours en ligne, des salariés qui ne peuvent pas télétravailler, des commerces qui ne peuvent pas développer des offres en ligne... À la faveur de la crise, la fracture s'est transformée en gouffre numérique ! Cette situation ne peut plus durer.

Les chiffres clés

• Fin 2019, 37 % des locaux n'étaient toujours pas couverts en très haut débit fixe. Mais ce chiffre monte à 60 % en zone rurale.

• Plus de 50 % des locaux n'étaient pas couverts en fibre jusqu'à l'abonné. Ce chiffre monte à 80 % en zone rurale.

• En 2018, la France était le dernier pays de l'UE en couverture en très haut débit fixe.

• Des milliers de zones restent à couvrir en très haut débit mobile.

1. À court terme, il importe d'abord de soutenir une filière en danger

Avant le confinement, la filière du déploiement de la fibre avait atteint des records de déploiements, à 4,8 millions de prises par an en 2019. Mais, mi-avril, Infranum évoquait des risques de retards importants sur le plan France très haut débit et une baisse de 70 % de l'activité de production, faisant état du risque d'écroulement de la filière du plus grand chantier de France. Depuis le déconfinement, l'activité de production aurait repris à hauteur de 50 % de mobilisation des effectifs. Mais, compte tenu des mesures sanitaires à respecter, la productivité est moindre et le coût des déploiements a augmenté. Plusieurs mesures ont été mises en place en soutien à la filière.

Mesures adoptées pour maintenir un minimum d'activité de production

Une plateforme de remontée des difficultés, dont nous avions appelé de nos voeux la création rapide , a été mise en place par l'Agence nationale de la cohésion des territoires. Elle est particulièrement utile pour objectiver les blocages administratifs que peuvent rencontrer les opérateurs sur le terrain, collectivités et opérateurs n'ayant pas toujours le même diagnostic à ce sujet 2 ( * ) .

Un guide de bonnes pratiques sanitaires a été publié (mais pas toujours parfaitement respecté sur le terrain) et, dans un premier temps, cela n'a pas pallié le manque de masques et de gels hydro alcooliques.

L'ordonnance relative à la prorogation des délais échus pendant la période d'urgence sanitaire et à l'adaptation des procédures pendant cette même période a été ajustée et complétée par un décret (délais de recours non plus prorogés mais suspendus ; délais d'instruction des autorisations d'urbanisme également suspendus et suppression du « mois tampon ») afin de faciliter la reprise des travaux, alors que sa première rédaction avait pour effet de retarder tous les projets de construction de trois mois après la période d'urgence sanitaire.

L'ordonnance citée dans le précédent encadré, qui prévoit notamment un renversement du principe selon lequel le silence vaut rejet au bout de deux mois pour les permissions de voirie, n'a cependant pas été étendue aux opérations de déploiement, le Conseil d'État ayant rejeté cette proposition 3 ( * ) . Considérant que tout ajustement normatif devait assurer un équilibre entre préservation du domaine public et nécessité de soutenir la filière, nous avions appelé le Gouvernement à consulter les associations d'élus locaux et à objectiver la situation sur le terrain avant de prendre une mesure particulièrement dérogatoire par ordonnance.

Par ailleurs, les collectivités ont été autorisées par ordonnance à augmenter les avances versées à leurs co contractants jusqu'à 60 % du montant du marché. Enfin, une ordonnance a autorisé que les assemblées générales de copropriété se tiennent à distance, ce qui a permis de lever les blocages aux raccordements d'immeubles.

Mesure n° 3 : pour aller plus loin, une avance de trésorerie des crédits disponibles du fonds pour la société numérique (FSN) devrait être envisagée à titre exceptionnel là où cela pourrait venir en soutien à des entreprises en difficulté. Les industriels estimeraient le besoin de trésorerie à 200 millions d'euros. Une telle disposition devrait, le cas échéant, s'accompagner d'une instruction aux comptables publics locaux afin d'éviter des blocages dans sa mise en oeuvre administrative.

Par ailleurs, la question se pose de savoir comment devront être traités les éventuels retards dans les déploiements dus à la crise. Les échéances contraignantes pour les opérateurs à venir cette année sont nombreuses, tant sur le mobile (échéance du premier arrêté du dispositif de couverture ciblée concernant 485 sites le 27 juin , fin de l'année 2020 pour le deuxième arrêté concernant 185 sites supplémentaires , pour le passage en 4G des réseaux existants et pour la couverture de 75 % des sites du programme « zones blanches centres bourgs ») que sur le fixe (92 % de locaux raccordables à fin 2020, le complément devant être « raccordable à la demande »).

Mesure n° 4 : il reviendra au régulateur de traiter ces retards au cas par cas , en faisant preuve d'indulgence lorsque cela apparaît justifié mais aussi de fermeté lorsqu'un tel retard n'apparaît pas justifié par les circonstances exceptionnelles de la crise. S'agissant des 8 % raccordables à la demande en zone dite « Amii » fin 2020, il conviendra de s'assurer de la commercialisation effective de l'offre par au moins un opérateur de détail. Le délai de raccordement à la demande, de six mois actuellement, pourrait également être reconsidéré.

2. La nécessité de fixer un calendrier clair à 2025 accompagné d'une trajectoire financière

L'exigence d'une couverture numérique du territoire exhaustive apparaît aujourd'hui comme une évidence. Des objectifs ont été fixés au niveau national, mais ceux-ci apparaissent insuffisants.

Rappel des objectifs poursuivis en matière de couverture numérique du territoire

Sur le fixe, 2020 était censée être l'année durant laquelle 100 % des locaux seraient couverts en « bon haut débit » (8 Mbit/s). Cet objectif, qui ne fait actuellement l'objet d'aucun suivi statistique agrégé officiel, sera tenu grâce au satellite. Il conviendra cependant de s'assurer que le taux effectif d'abonnement au bon haut débit sera significatif. Cela passe par une simplification du guichet « cohésion numérique » , qui n'a jusqu'ici pas rencontré le succès escompté.

En 2022, la France devra atteindre l'objectif de 100 % de locaux en très haut débit (30 Mbit/s). Mais aucun objectif clair n'a, jusqu'ici, été fixé postérieurement à 2022.

Sur le mobile, au-delà des échéances de 2020, les objectifs du New Deal , notamment celui de couverture de 5 000 nouvelles zones par opérateur, devront être suivis avec attention. De nouveaux engagements seront également pris dans le cadre de l'attribution des fréquences pour la 5G.

Mesure n° 5 : fixer - enfin ! - des objectifs ambitieux d'ici à 2025 dans le cadre d'une loi de programmation des infrastructures numériques , qui déterminerait également une trajectoire financière indicative des concours de l'État.

- Sur le fixe , la Commission européenne a fixé pour objectif d'atteindre la société du gigabit en 2025 (100 % des locaux couverts par un débit de 100 Mbit/s, convertible en gigabit). Cet objectif devrait être poursuivi par la France et notre pays devrait s'en donner les moyens. Le Sénat avait plaidé ( amendement 1 , amendement 2 ), lors de l'élaboration de la loi de finances pour 2020, pour une dotation budgétaire à la hauteur des besoins de financement des réseaux d'initiative publique, estimés à 322 millions d'euros en plus des 140 millions d'euros issus du recyclage de crédits déjà ouverts mais non utilisés. Les associations de collectivités locales estiment les besoins globaux à un minimum de 680 millions d'euros . La mobilisation de ces moyens pourrait également s'accompagner d'une refonte du cahier des charges du plan France très haut débit, particulièrement restrictif. Par ailleurs, après la mise en redressement judiciaire de Kosc, il devient plus que jamais nécessaire, comme l'ont souligné la délégation aux entreprises et le groupe numérique du Sénat , de faire du développement du marché à destination des entreprises une priorité nationale.

- Sur le mobile, ce serait l'occasion que le Parlement, qui n'a pas été associé à l'élaboration du New Deal mobile de janvier 2018, reprenne la main, tant sur le volet 4G que sur les déploiements à venir de la 5G. Une réflexion devrait, dans ce cadre, être menée sur un recours accru à la mutualisation des infrastructures mobiles, là où cela apparaîtrait pertinent d'un point de vue technique, économique et environnemental.

- Cette loi pourrait également être l'occasion de fixer des objectifs en matière de transition énergétique à l'ensemble du secteur , alors que la Commission européenne fixe l'objectif de neutralité carbone des télécommunications et centres de données en 2030 4 ( * ) . S'agissant de ces derniers, dont l'implantation en France est indispensable pour que nos données soient hébergées sur notre sol et, au moins en partie, soumises à notre droit, une réflexion sur la fiscalité qui leur est applicable devrait être engagée, afin d'accroître l'incitation à leur implantation en France tout en favorisant les démarches d'efficacité énergétique. Cela pourrait se traduire par une extension du champ d'application du taux réduit de taxe intérieure sur la consommation finale d'électricité actuellement en vigueur au-delà des seuls grands centres de données, extension qui serait assortie d'une incitation en matière d'efficacité énergétique 5 ( * ) .

- Pour mettre en oeuvre cette loi de programmation , le pilotage des déploiements mobiles et fixes pourrait être davantage harmonisé. Une telle loi de programmation pourrait être intégrée à une loi d'orientation et de suivi de la souveraineté numérique proposée par la commission d'enquête sénatoriale sur ce thème.

- Par ailleurs, même si la France bénéficie déjà de prix très bas , la transposition du code européen des communications électroniques sera également l'occasion de s'assurer que le prix des prestations de communications électroniques relevant du service universel ne soit pas un frein à l'abonnement des particuliers : cette directive prévoit que, s'il est établi que les prix de détail ne sont pas abordables pour les consommateurs à faibles revenus ou à besoins sociaux particuliers, l'État membre doit prendre des mesures pour y remédier. La transposition de ce code, prévue initialement par voie d'ordonnance dans le projet de loi sur l'audiovisuel , devrait faire l'objet d'un véritable examen parlementaire.


* 2 Une enquête de l'AMF montre d'ailleurs que les difficultés d'obtention d'autorisations pour les déploiements proviennent avant tout des services ne relevant pas des collectivités territoriales, 70 % des répondants estimant effectuer l'instruction des autorisations d'urbanisme normalement ou presque, et seuls 7 % connaissent un arrêt. L'Avicca a également mené une enquête allant dans le même sens.

* 3 Le Conseil d'État a probablement rappelé à l'occasion sa jurisprudence d'un arrêt du 21 mars 2003, SIPERREC, selon lequel « un régime de décision implicite d'acceptation ne peut être institué lorsque la protection des libertés ou la sauvegarde des autres principes de valeur constitutionnelle s'y opposent ; qu'en vertu de l'article 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, auquel se réfère le Préambule de la Constitution, la protection du domaine public est un impératif d'ordre constitutionnel ».

* 4 Commission européenne, communication sur la stratégie numérique de l'Europe, février 2020. Selon une publication commune d'autorités administratives indépendantes françaises en date du 5 mai dernier, l'impact du numérique est estimé autour de 3 % des émissions de gaz à effets de serre au niveau mondial, mais pourrait doubler d'ici à 2025. Selon l'Ademe, les émissions de tels gaz par le numérique proviennent à 53 % des infrastructures (25 % des centres de données, 28 % du réseau) et à 47 % des équipements des utilisateurs finaux.

* 5 La mesure a initialement été consentie, lors de la loi de finances pour 2019, en contrepartie d'un engagement du secteur à baisser de 15 % sa consommation énergétique d'ici 2022. Mais aucun dispositif incitatif n'est entré en vigueur parallèlement.

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