CHAPITRE IV :
LE
NOUVEL UNIVERS DU RENSEIGNEMENT SPATIAL
En annonçant en juillet 2018 l'élaboration d'une stratégie spatiale de défense, le Président de la République a souligné à quel point l'espace, « par les incroyables potentialités qu'il offre mais également par la conflictualité qu'il suscite » est devenu un véritable enjeu de sécurité nationale. Ce qui se passe à plusieurs kilomètres au-dessus de nos têtes produit des effets de plus en plus prégnants sur notre vie quotidienne et bien au-delà, sur l'exercice de la souveraineté nationale. La création en septembre 2019 d'un véritable « Commandement de l'espace » rattaché à l'Armée de l'Air et de l'espace, marque incontestablement l'entrée dans une ère nouvelle ; la stratégie spatiale de défense présentée à l'été 2019 en constitue le nouveau cadre d'action.
Si l'espace n'est pas, pour le moment, un théâtre de guerre, force est de constater qu'il est de moins en moins un univers de paix. Les grandes puissances se préparent à se défendre, et le cas échéant à passer à l'offensive, comme en témoigne la volonté du Président américain, Donald Trump, de hisser le sujet de la puissance spatiale au rang de ses priorités politiques. L'arsenalisation de l'espace n'est plus une hypothèse ; elle ne semble plus être désormais qu'une question de temps.
Et si la guerre dans l'espace n'est pas encore militaire, elle est déjà économique avec la montée en puissance du « New Space » et des révolutions qui l'accompagnent. Les frontières sont de plus en plus ténues entre le public et le privé, entre les grandes puissances et les petits États, entre les opérateurs historiques et les nouveaux entrants... La vitesse de ces bouleversements oblige à renforcer notre capacité d'adaptation et notre agilité dans un environnement de plus en plus instable.
Dans ce contexte, le renseignement d'intérêt spatial est appelé à occuper une place de plus en plus stratégique pour améliorer notre connaissance de la situation spatiale, pour protéger nos satellites, y compris de manière active, mais aussi en appui à nos opérations militaires. En quelques années, les révolutions en cours dans le domaine spatial ont revisité les modalités d'exercice de notre souveraineté, à l'échelle nationale comme européenne, et défient notre capacité à conserver notre statut de puissance mondiale.
I. L'ESPACE, NOUVELLE FRONTIERE DU RENSEIGNEMENT
L'espace extra-atmosphérique appartenant à tous, il devient, au fur et à mesure des avancées technologiques, de plus en plus investi, à des fins tant civiles que militaires. L'occupation de l'espace est de moins en moins le privilège de la puissance publique qui doit désormais le partager avec des entreprises privées à l'assaut de nouveaux marchés.
La conquête spatiale a également ouvert de nouveaux champs en termes d'acquisition de renseignement, faisant de l'espace un domaine stratégique essentiel à nos opérations de défense. Observation, écoute, communication, navigation : l'espace est devenu le nouvel Eldorado du renseignement. Indispensable à la défense de nos intérêts et à la sécurité nationale, le renseignement spatial tire pleinement profit des révolutions technologiques en cours.
A. L'ESPACE, NOUVEL ELDORADO DU RENSEIGNEMENT
Le renseignement spatial couvre un champ très large qui concerne tout à la fois notre capacité à surveiller la Terre depuis l'espace et l'espace depuis la Terre. Les progrès technologiques rendent aussi désormais possible l'observation de l'espace depuis l'espace, ouvrant la voie à une arsenalisation de l'espace.
1. Observer la Terre depuis l'espace
L'acquisition du renseignement depuis l'espace présente un intérêt majeur dans la mesure où le recueil d'informations peut s'opérer de manière très discrète, sans la moindre entrave liée à la souveraineté des frontières. La surveillance de la Terre depuis l'espace peut se faire soit par le recueil d'images, soit par des écoutes électromagnétiques.
a) Le renseignement d'origine image (ROIM)
S'agissant du recueil d'images, il faut distinguer les capteurs optiques des capteurs radar.
Grâce au programme civil SPOT initié dans les années 1980 et développé par le CNES, la France dispose d'un savoir-faire d'excellence en matière d'imagerie optique. Notre pays a été pionnier en Europe dans la reconnaissance spatiale militaire. SPOT fut à l'époque de son lancement le premier satellite, non américain ou soviétique, à prendre une image de la Terre ; ses clichés furent les premiers à faire l'objet d'une commercialisation.
L'expertise acquise par le CNES grâce au programme civil SPOT a permis le développement de programmes militaires dont la dimension duale est évidente. La famille de satellites de reconnaissance militaires HELIOS trouve en effet son origine dans le programme SPOT. Les satellites HELIOS sont aujourd'hui en fin de cycle ; seuls les deux satellites HELIOS II sont encore opérationnels, *****. Les programmes HELIOS I et HELIOS II ont été ouverts à des partenaires (l'Espagne et l'Italie pour HELIOS I ; l'Espagne, l'Italie, la Belgique et la Grèce pour HELIOS II), la participation financière de ces nations partenaires aux programmes *****. Le Centre satellitaire de l'Union européenne de Torrejon utilise également ces satellites.
La nouvelle génération de satellites de reconnaissance optique est dénommée CSO (Composante Spatiale Optique). Dédiée à l'observation spatiale, CSO est une constellation de trois satellites faisant partie du programme d'armement français MUSIS ( Multinational Space-based Imaging System ). Le premier satellite a été lancé en 2018 ; le deuxième aurait dû l'être en avril 2020 146 ( * ) tandis que le troisième le sera en 2022. Cette nouvelle génération de satellites offre des performances technologiques très supérieures à HELIOS en améliorant sensiblement l'imagerie délivrée et la qualité du renseignement produit. CSO est en mesure de fournir un nombre conséquent de prises de vue en un seul survol sur une même zone géographique.
Néanmoins, quelles que soient les avancées technologiques, l'imagerie optique a ses limites, qui sont liées aux conditions météorologiques. Il n'est en effet pas possible d'observer la Terre sous une couche nuageuse, ce que seuls les radars permettent. Aussi, la France a conclu des accords bilatéraux avec l'Italie en 2001 (accord de Turin) et l'Allemagne en 2002 (accord de Schwerin) afin d'avoir accès aux moyens radars COSMO-SkyMed italien et SAR-Lupe allemand, en échange d'images HELIOS et CSO.
b) Le renseignement d'origine électromagnétique (ROEM)
La collecte du renseignement électromagnétique revêt une dimension stratégique qui a conduit le CNES à mettre au point des démonstrateurs dans le cadre du programme ELISA ( Electronic Intelligence by Satellite ), développé pour le compte de la DGA *****. L'interprétation combinée des mesures des signaux effectuées par satellite permet de localiser et de caractériser les radars.
Ces quatre satellites ont été placés en orbite en décembre 2011. Ce sont des démonstrateurs qui permettent de fixer le cadre du programme opérationnel CERES (capacité d'écoute et de renseignement électromagnétique spatial) *****. Le lancement du premier de ces trois satellites est prévu au cours de cette année 2020.
Airbus Defence and Space fournit les satellites et Thales Alenia Space la charge utile. Le coût du programme est estimé à 400 millions d'euros.
2. Surveiller l'espace depuis la Terre
L'observation de l'espace depuis la Terre peut se faire à partir de radars ou de télescopes. La surveillance de l'espace vise à pouvoir caractériser et identifier les objets dans l'espace, en se dotant de la capacité d'attribuer, le cas échéant, des actes hostiles commis dans l'espace.
a) Le système GRAVES développé par l'ONERA
Entré en service opérationnel en 2005, le système de surveillance de l'espace GRAVES (grand réseau adapté à la veille spatiale) détecte les objets en orbite basse, entre 400 et 1000 km d'altitude. Il est constitué d'un système radar fixe implanté sur deux sites, qui observent les cibles traversant le ciel.
Développé par l'ONERA dans les années 2000, le système GRAVES permet de suivre quotidiennement et de cataloguer plus de 3 000 objets spatiaux en orbite basse. Faute d'industriel intéressé, l'ONERA a développé GRAVES à titre de démonstrateur, pour un coût relativement modeste - environ 30 millions d'euros - au regard de son intérêt stratégique. Cependant, le radar GRAVES ne permet pas de détecter cette nouvelle génération de nano satellites.
Pour pouvoir le faire il faudrait disposer d'une autre technologie et totalement changer le système. Dans son discours de présentation de la stratégie spatiale de défense, le 25 juillet 2019 sur la Base aérienne 942 de Lyon, la ministre des armées, Mme Florence Parly, a indiqué que « le successeur de Graves devra être conçu pour déceler des satellites de la taille d'une boîte de chaussures à une distance de 1500 kilomètres ».
C'est ce à quoi s'emploie l'ONERA qui s'est lancée dans la refonte du système GRAVES, dans le cadre d'un contrat pour la DGA. L'objectif est de garantir son fonctionnement jusqu'en 2030, tout en améliorant certaines de ses performances. Pour détecter des satellites de plus en plus petits, le successeur de GRAVES devra s'appuyer sur une fréquence de détection plus élevée, en fonctionnant dans le domaine UHF.
b) Les télescopes
Pour la surveillance des satellites en orbites moyennes et géostationnaires les armées s'appuient sur le réseau TAROT (Télescopes à Action Rapide pour les Objets Transitoires) du CNRS et sur le système GEOTracker d'ArianeGroup.
Pour bénéficier d'informations sur les satellites se trouvant en orbite à 36 000 km de la terre, le Commandement de l'espace a en effet signé un contrat avec ArianeGroup pour bénéficier des données recueillies par son réseau mondial d'observation GEOTracker.
Le système GEOTracker est le fruit de dix années de travaux. Il repose sur six télescopes basés au Chili, en Espagne, en France et en Australie afin de couvrir l'ensemble de l'orbite géostationnaire.
3. Surveiller l'espace depuis l'espace
L'existence mise à jour en 2018 d'un satellite effectuant du recueil de renseignement russe s'approchant de satellites appartenant à différents pays, dont le nôtre, a accéléré la prise de conscience de l'urgence à se doter de moyens de surveillance de l'espace depuis l'espace. La surveillance de l'espace depuis l'espace représente sans nul doute aujourd'hui la nouvelle frontière du renseignement spatial. Thales Alenia Space a ainsi investi dans le premier projet civil de l'espace depuis l'espace : un projet canadien dénommé « North Space ».
S'agissant du volet militaire, comme cela a été rappelé par la ministre des Armées dans son discours du 25 juillet 2019 sur la présentation de la stratégie spatiale de défense, les moyens de gêner, neutraliser ou détruire les capacités spatiales adverses existent et ils se développent à travers des satellites espionnés, brouillés, ou encore éblouis.
Dans ce contexte, la ministre a estimé nécessaire que la France se dote de nano-satellites patrouilleurs dès 2023.
Les missions de ces nano-satellites seront :
- ***** ;
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L'échéance de 2023 est très ambitieuse, certaines technologies n'étant pas encore disponibles. Elle est néanmoins atteignable à condition de mettre en place un dispositif de développement et de production suffisamment agile et intégré. Pour tenir le calendrier d'un lancement d'ici à la fin de l'année 2023, c'est l'ensemble de la chaine des acteurs qu'il convient de mobiliser autour de cet objectif stratégique, en privilégiant le développement, la production et la mise en orbite de nano-satellites « démonstrateurs opérationnels ».
* 146 Le lancement a été reporté en raison de la crise sanitaire liée au coronavirus.