B. LA PRISE EN CHARGE DES SORTANTS DE PRISON
L'enjeu sécuritaire que représente l'élargissement des terroristes islamistes (TIS) et des détenus de droit commun susceptibles de radicalisation appelle une coopération étroite entre le renseignement pénitentiaire et les services qui sont chargés de leur suivi une fois libres.
1. L'exigence d'anticipation
a) Se préparer à l'augmentation importante du nombre de sortants de prison
Flavien Moreau, le premier djihadiste jugé en France à son retour de Syrie, est sorti de prison en janvier 2020. Il avait été condamné en 2014 à sept ans de prison pour « association de malfaiteurs en vue de la préparation d'un acte de terrorisme ».
La libération des détenus condamnés pour terrorisme est une source de préoccupation tant pour les pouvoirs publics que pour l'opinion publique. Entre 2018 et 2022, on évalue en effet à 355 le nombre de détenus TIS libérés ou libérables.
Libérations effectives ou prévues de détenus TIS
Année |
2018 |
2019 |
2020 (prév.) |
2021 (prév.) |
2022 (prév.) |
Sorties |
100 |
72 |
70 |
63 |
50 |
Source : Direction de l'administration pénitentiaire.
Le nombre de libérations plus important en début de période s'explique par le fait que les premiers détenus pour terrorisme, jugés au début des années 2010 et arrivés en fin de peine, ont fait l'objet de condamnations moins lourdes - généralement de 5 à 10 ans de prison - que par la suite dans les affaires de terrorisme. Cette population des sortants représente un enjeu de taille : le régime des peines ayant été durci, les « sorties sèches » se multiplient. Sans dispositif dédié, les sortants pourraient retrouver leur liberté sans aucune obligation, ni suivi des services pénitentiaires.
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Libérations effectives ou prévues de détenus inscrits au FSPRT
Tableau *****
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*****. La crise sanitaire liée à l'épidémie de covid-19 a également conduit à la libération anticipée de 8 000 détenus pour endiguer la propagation de la covid-19 dans les prisons, sans que cela ne concerne les détenus condamnés pour des crimes, des faits de nature terroriste ou les auteurs de violences conjugales.
L'ordonnance du 25 mars 2020 a créé trois dispositifs spécifiques :
- la remise en liberté, sous assignation à domicile, des détenus condamnés à une peine inférieure ou égale à 5 ans et dont le reliquat de peine est inférieur à deux mois ;
- l'octroi de remises de peine spéciales d'un maximum de deux mois pour les détenus qui auront adopté un comportement exemplaire durant la période d'état d'urgence sanitaire ;
- l'aménagement des peines inférieures à 6 mois sous la forme du travail d'intérêt général.
Auditionné 15 avril 2020 par la Commission des Lois de l'Assemblée nationale, Stéphane Bredin, directeur de l'administration pénitentiaire, a apporté des précisions sur le travail d'identification des prévenus ou détenus de droit commun suivis au titre de la radicalisation et concernés par l'ordonnance du 25 mars 2020 : 130 personnes inscrites au FSPRT étaient concernées pour lesquelles un avis du SPIP et du chef d'établissement a été sollicité. Stéphane Bredin a indiqué qu'« au 14 avril 2020, onze de ces détenus, dont certains ont été retirés du FSPRT au moment de leur sortie, ont été libérés : deux ont fait l'objet d'une assignation à domicile et neuf d'une réduction de peine supplémentaire. Tous avaient la perspective d'une sortie très prochaine, parfois dans quelques jours » .
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b) Renseigner au mieux le profil de chaque détenu libéré
Il ne s'agit pas seulement d'anticiper la date de sortie d'un détenu, mais aussi de disposer d'informations circonstanciées sur le profil de la personne libérée, et son niveau de dangerosité. Les profils des sortants de prison se révèlent très divers, et la menace qu'ils représentent, elle aussi est variée.
Lorsqu'un individu inscrit au FSPRT est incarcéré, c'est le renseignement pénitentiaire qui devient chef de file pour son suivi. *****.
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2. L'exigence d'une coordination renforcée
Nécessité faisant loi, la mise en place de nouveaux mécanismes de coopération vient bousculer les pratiques des services de renseignement qui reposent habituellement sur le cloisonnement et la protection du secret. Or le partage de l'information et la fluidité des circuits de transmission sont des éléments clés pour lutter efficacement contre le développement d'une menace terroriste endogène qui se nourrit de ses réseaux en milieu carcéral.
a) Le rôle pivot de l'UCLAT à l'échelon central
Il revient à l'UCLAT d'assurer le suivi centralisé de la problématique des sortants de prison.
Depuis la mi-2018, l'UCLAT a mis en place une unité spécialisée comprenant un officier issu de l'administration pénitentiaire. Cette unité spécialisée, dont la nature est autant technique qu'administrative, n'est pas chargée du suivi opérationnel des sortants de prison ; sa mission consiste à s'assurer de l'attribution de chaque sortant de prison - TIS et RAD - à un service de renseignement.
À cette fin, une réunion mensuelle nationale se tient le quatrième mardi de chaque mois ; elle associe les services de police et de gendarmerie ainsi que ceux du ministère de la Justice. Cette réunion mensuelle organisée par l'UCLAT se tient en présence de la CNRLT. *****.
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b) Le suivi territorial au sein des GED
Une part importante de la coopération opérationnelle entre les différents services de l'État se joue en effet au niveau départemental sous la direction du préfet à qui revient la charge de présider les GED (groupes d'évaluation départementaux).
Les GED sont composés des services de renseignement (échelon local de la DGSI et SDRT, échelon départemental du SCRT), du procureur de la République, de la gendarmerie et de la police nationale et désormais aussi du renseignement pénitentiaire qui s'y trouve pleinement intégré. Les GED se réunissent généralement une fois tous les quinze jours, voire sur un rythme hebdomadaire dans les départements concernés par un grand nombre de personnes à suivre.
Lorsque le détenu est libéré, l'UCLAT s'assure auprès de la Préfecture et des services concernés que l'individu a bien été pris en compte, qu'un service est chargé de son suivi et que les rubriques correspondantes du FSPRT ont bien été modifiées.
Si le sortant de prison radicalisé a été condamné à une peine de milieu ouvert, le directeur du SPIP territorialement compétent s'assure de la poursuite de la prise en charge du radicalisé sortant de prison et évoque la situation de l'intéressé lors des cellules pour la prévention de la radicalisation et l'accompagnement des familles.
En revanche, les procureurs de la République n'ont à ce jour toujours pas accès au FSPRT, alors qu'ils participent aux GED. La Délégation considère qu'ils devraient pouvoir, à l'instar des autres participants, consulter ce fichier.
Recommandation n° 27 : Autoriser les procureurs de la République à accéder au FSPRT.
Une coordination des services maintenue pendant la période de confinement
Les GED ont maintenu leur activité pendant la période de confinement. L'UCLAT a ainsi été destinataire de 231 relevés de décisions émanant des GED et a participé à 2 GED en audioconférence ou visioconférence avec les départements de la Loire-Atlantique (44) et de l'Essonne (91). Une visioconférence a également été organisée avec les référents radicalisation des 7 zones de défense, notamment pour s'assurer de la bonne tenue des GED.
S'agissant plus spécifiquement des sortants de prison, les réunions mensuelles de coordination présidées par l'UCLAT ont été maintenues malgré le confinement. Elles ont ainsi pu se tenir en mars et en avril.
3. La permanence du suivi
Une fois sortis de prison, il s'agit donc de pouvoir garantir la permanence du suivi des personnes dont les services de renseignement estiment qu'elles demeurent susceptibles de présenter une menace pour la sécurité nationale. Pour les TIS étrangers qui présentent une « menace grave à l'ordre public », des mesures d'éloignement peuvent être ordonnées ; cela a concerné 44 sortants de prison au 31 décembre 2019.
Pour eux, la permanence du suivi après leur passage en prison ne se pose plus. En revanche, pour les autres, ce volet aval du renseignement pénitentiaire se révèle aujourd'hui être un point de faiblesse de notre dispositif de suivi.
a) Les MICAS : un outil juridique utilisé faute de mieux pour les sortants de prison
La loi du 30 octobre 2017, dite « loi SILT », a introduit dans le droit commun diverses mesures inspirées des dispositions de la loi du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence. Parmi elles, figurent les MICAS (mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance), qui succèdent aux assignations à résidence prises dans le cadre l'état d'urgence.
Entre le 1 er novembre 2017 et le 31 décembre 2019, 205 personnes ont fait l'objet d'une mesure individuelle de contrôle administratif et de surveillance. Sur ces 205 MICAS, 82 ont concerné des sortants de prison, qu'il s'agisse de TIS ou de détenus de droit commun dont la radicalisation était connue avant ou est apparue pendant leur peine d'emprisonnement.
Les statistiques du ministère de l'intérieur montrent l'augmentation continue des sortants de prison dans le total des MICAS, passant de 31 % au cours de la première année d'application de la loi à 57 % l'année suivante. Ces chiffres sont cohérents dans la mesure où ils traduisent l'accélération du rythme des libérations de détenus TIS et qu'en pratique, 100 % des sortants TIS font l'objet d'une MICAS.
La MICAS n'est certes pas l'unique moyen de suivi des sortants de prison ; mais cette mesure de police administrative, qui peut être utilisée en complément d'une mesure de contrôle judiciaire, présente un intérêt majeur. D'une part, parce qu'elle restreint la latitude opérationnelle des personnes à qui elle s'applique ; d'autre part, parce que l'astreinte du pointage quotidien permet de faire remonter des informations sur leur environnement direct.
Néanmoins, le recours aux MICAS se heurte à une difficulté majeure liée à leur durée. En effet, au-delà de six mois, une MICAS ne peut être renouvelée qu'en cas d'éléments nouveaux ; et ce renouvellement ne peut excéder six mois. En outre, la durée totale d'une MICAS ne peut excéder 12 mois, le Conseil constitutionnel ayant explicitement indiqué dans sa décision du 16 février 2018 75 ( * ) que « compte tenu de sa rigueur, cette mesure ne saurait, sans méconnaître les exigences constitutionnelles excéder, de manière continue ou non, une durée totale cumulée de douze mois » .
Si la durée totale d'une MICAS ne saurait dépasser douze mois, la question reste ouverte quant à la possibilité de soumettre consécutivement un même individu à plusieurs MICAS comprenant des obligations différentes, au-delà d'une durée de douze mois. A ce jour, la conformité à la Constitution d'une telle pratique n'a pas été examinée par le Conseil constitutionnel. Mais en en tout état de cause, cela souligne l'absence de dispositif juridique adapté au profil des condamnés pour terrorisme, pour ceux dont la dangerosité ne diminue pas à leur sortie de prison et pour lesquels les mesures de suivi post-sentencielles sont inadaptées.
b) La nécessité d'un régime de sûreté ah doc pour les sortants de prison
Aussi, pour répondre à une inquiétude légitime des Français, notre droit doit rapidement s'adapter afin de fixer un cadre juridique dédié au suivi des sortants de prison, pour ceux d'entre eux susceptibles de représenter une menace pour la sécurité nationale.
Ce régime ad hoc , qui n'aurait vocation à s'appliquer que lorsque les dispositifs existants s'avèrent insuffisants concernerait les personnes condamnées pour des faits de terrorisme et en passe d'être libérées. Il viendrait ainsi renforcer les outils dont notre pays dispose pour prévenir les risques de passage à l'acte. Pour pouvoir être d'application immédiate, il ne doit pas être qualifié ou même être qualifiable de peine : il doit s'agir de mesures de sûreté.
Il imposera de requérir l'avis préalable de la commission pluridisciplinaire des mesures de sûreté, qui aura accès pour se prononcer à l'ensemble des pièces des dossiers judiciaire et pénitentiaire, sur la dangerosité de la personne concernée.
Les sortants de prison concernés par ce régime se verraient soumis à diverses obligations, cumulatives ou non, telles que :
- répondre aux convocations du juge d'application des peines ;
- établir leur résidence en un lieu déterminé ;
- obtenir une autorisation avant tout changement d'emploi ou de résidence ainsi que pour tout déplacement à l'étranger ;
- régime de présentation périodique ;
- interdictions d'entrer en relation et de paraître dans certains lieux ;
- placement sous surveillance électronique mobile.
Il reviendrait au tribunal de l'application des peines - dont la formation collégiale est une garantie essentielle - de prononcer tout ou partie de ces mesures de sûreté.
Celles-ci seraient ordonnées pour une durée d'un an, renouvelable dans une limite de dix ans en matière correctionnelle et vingt ans en matière criminelle. Des sanctions - amende et peine d'emprisonnement - devront être prévues en cas de non- respect des mesures prononcées.
Le sortant de prison pourrait demander la modification ou la levée de ces mesures.
La délégation parlementaire au renseignement considère que cette possibilité nouvelle de suivi des personnes purgeant une peine de prison pour des faits de terrorisme est aujourd'hui indispensable pour assurer dans de bonnes conditions la sécurité des Français.
Recommandation n° 28 : Instaurer un régime de sûreté ad hoc pour les sortants de prison.
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Quelques années auront finalement suffi au renseignement pénitentiaire pour conquérir sa légitimité au sein de la communauté du renseignement. Mais ce renseignement, singulier à plus d'un titre, doit encore poursuivre sa montée en puissance pour occuper toute sa place dans la chaîne du renseignement.
Et si l'impératif de la lutte contre le terrorisme a motivé le développement et la structuration du renseignement pénitentiaire, cette finalité pourrait le moment revenu revenir au second plan face à sa vocation première que représente la sûreté pénitentiaire.
* 75 Décision n° 2017-691 QPC du 16 février 2018.