DEUXIÈME PARTIE : DES EXPÉRIENCES QUI FONT DÉBAT
I. DES CONTEXTES PROPICES À LA MISE EN oeUVRE DE LA GRATUITÉ DES TRANSPORTS COLLECTIFS
A. LES EXPÉRIENCES DE GRATUITÉ TOTALE
1. Les expériences françaises : de petits réseaux
a) Une trentaine de collectivités petites ou moyennes
En France, 29 communes ou établissements publics de coopération intercommunale pratiquent actuellement la gratuité des transports collectifs.
Les premières villes ayant mis en place la gratuité des transports sont Colomiers 65 ( * ) (Haute-Garonne) et Compiègne (Oise), respectivement en 1971 et 1975. Ces initiatives ne créent toutefois pas de dynamique ; les seules villes à adopter la gratuité jusqu'aux années 2000 sont Issoudun, en 1989, et Chantilly, en 1992. La gratuité des transports connaît un réel essor dans les années 2000 : elle est mise en place dans une quinzaine de villes, dont une grande agglomération, Aubagne. En 2011 encore, ces collectivités pouvaient être qualifiées de « pionnières » 66 ( * ) .
Depuis le début des années 2010, une douzaine de collectivités ont adopté la gratuité des transports collectifs, dont huit entre 2017 et 2018. Parmi ces dernières, la communauté d'agglomération de Niort, depuis le 1 er avril 2017, et la communauté urbaine de Dunkerque, depuis le 1 er septembre 2018.
Sur ces 29 collectivités, une grande majorité est de petite taille : 14 comptent moins de 15 000 habitants, 6 en comptent entre 15 000 et 50 000, 6 ont une population entre 50 000 et 100 000 habitants. Enfin, trois collectivités dépassent les 100 000 habitants : Aubagne (105 000 habitants), Niort (120 000 habitants) et Dunkerque (198 000 habitants).
Les villes de Boulogne-Billancourt, Puteaux et Levallois disposent d'un petit réseau intra-urbain. L'intégration de ces villes dans le réseau de transports francilien et leur situation limitrophe de Paris conduisent cependant à les considérer à part de la liste des collectivités proposant la gratuité totale des transports.
Ville ou EPCI
|
Nombre d'habitants |
Date passage gratuité |
Réseau concerné |
Jours de service/Amplitude horaire |
Fréquentation annuelle |
Communauté d'agglomération
|
107 000 |
01/05/2009 |
15 lignes de bus + 1 ligne
|
Lundi au samedi,
|
6 millions
|
BERNAY (Eure) |
10 400 |
01/09/2017 |
2 lignes de bus |
Lundi au samedi,
|
55 000 voyageurs |
Communauté d'agglomération de CASTRES-MAZAMET (Tarn) |
78 200 |
01/10/2008 |
11 lignes de bus |
Lundi au samedi,
|
2,5 millions
|
CHANTILLY (Oise) |
10 800 |
1992 |
1 ligne de bus |
Lundi au samedi,
|
|
CHATEAUDUN (Eure-et-Loir) |
13 100 |
01/04/2009 |
2 lignes de bus |
120 000
|
|
CHATEAUROUX Métropole
|
73 100 |
22/12/2001 |
15 lignes de bus |
Lundi au samedi,
|
5 millions
|
Agglomération de la région de COMPIÈGNE (Oise) |
81 800 |
1975 |
11 lignes de bus |
Lundi au samedi,
|
5 millions
|
CRÉPY-EN-VALOIS (Oise) |
15 000 |
2011 |
2 lignes de bus |
Lundi au samedi, 6h à 19h40 |
424 000 voyages |
DINAN Agglomération
|
96 900 |
01/12/2018 |
4 lignes de bus |
Lundi au samedi, de 7h à 20h |
|
Communauté urbaine
|
198 000 |
01/09/2018 |
15 lignes de bus |
7 jours sur 7,
|
14,8 millions de voyages (2017) |
FIGEAC (Lot) |
9 800 |
01/09/2003 |
10 lignes de bus |
Lundi au samedi, de 7h à 19h |
300 000 voyageurs |
Communauté d'agglomération GAILLAC-GRAULHET (Tarn) |
73 500 |
01/09/2014 68 ( * ) |
5 (Gaillac)
|
Lundi au samedi, de 7h à 19h |
|
Communauté
d'agglomération
|
49 400 |
01/11/2005 |
9 lignes de bus |
Lundi au samedi, de 7h à 19h |
2 millions
|
Communauté de communes
|
20 100 |
1989 |
7 lignes de bus, dont 4 desservant les communes
|
2 matinées
|
31 000 passagers |
JOIGNY (Yonne) |
9 800 |
2011 |
1 ligne de bus |
Lundi au samedi, de 7h30 à 18h |
115 000 voyageurs (2017) |
MAYENNE (Mayenne) |
12 900 |
2000 |
2 lignes de bus
|
Lundi au samedi
|
|
Communauté de communes
MOSELLE-ET-MADON
|
29 000 |
2007 |
5 lignes de bus (depuis 2015) /
|
Lundi au samedi, de 9h à 18h30 |
381 000 voyages (2018) |
Communauté d'agglomération
|
120 000 |
01/04/2017 |
9 lignes de bus |
4,8 millions
|
|
PERONNE (Somme) |
7 700 |
01/07/2018 |
2 lignes de bus |
Lundi au vendredi, 9h à 16h30, 5 rotations par jour |
|
PONT-STE-MAXENCE (Oise) |
12 500 |
2006 |
3 lignes de bus |
5h15 à 20h15 du lundi au vendredi et de 7h15 à 18h00 le samedi |
300 000 voyages |
NOYON (Oise) |
13 700 |
01/01/2018 |
7 lignes de bus |
400 000 voyages (2018) |
|
NYONS (Drôme) |
6 800 |
26/10/2010 |
5 lignes de bus |
Lundi au samedi, 9h à 18h30, 5 rotations/jour |
|
POHER Communauté
|
15 600 |
2007 |
1 ligne de bus |
30 000 voyageurs |
|
PORTO-VECCHIO
|
11 800 |
01/01/2017 |
1 ligne de bus |
||
SAINT-BRÉVIN-LES-PINS
|
13 800 |
2008 |
3 lignes de bus |
||
SAINT-FLOUR
|
6 500 |
01/09/2013 |
3 lignes de bus |
Lun-ven : 7h-18h, sam : 7h-12h30 |
30 000 voyageurs |
SENLIS (Oise) |
14 600 |
2000 |
5 lignes de bus |
Lundi au samedi, 6h à 20h |
|
Communauté d'agglomération du GRAND VILLENEUVOIS (Lot-et-Garonne) |
48 400 |
8/04/2018 |
5 lignes de bus |
Lundi au samedi, de 7h à 20h |
|
VITRÉ
Communauté
|
80 400 |
01/05/2001 |
3 lignes de bus
|
Lundi à samedi,
|
470 000 voyageurs (2016) |
Source : mission d'information sur la gratuité des transports collectifs, selon les informations collectées sur les sites internet des collectivités et les articles de presse .
La communauté urbaine de Dunkerque est donc à ce jour la plus importante collectivité ayant adopté la gratuité des transports collectifs. La mise en place de la gratuité dans une collectivité approchant les 200 000 habitants a marqué une étape et contribué à lancer de nombreux débats et réflexions, dans les médias comme dans les collectivités. Ainsi, les élus de la communauté d'agglomération de Grand Calais Terres et Mer ont annoncé, en novembre 2018 la mise en place de la gratuité en janvier 2020. Avec Calais, le nombre de collectivités dépassant les 100 000 habitants et pratiquant la gratuité sera donc porté à quatre.
Toutefois, plus nombreux sont les exemples de collectivités dont les réflexions s'orientent vers la gratuité partielle .
Le cas le plus marquant est celui de Paris : le rapport commandé par la maire Anne Hidalgo sur l'applicabilité de la gratuité des transports à Paris a conclu à la difficulté de mettre en oeuvre la gratuité totale des transports collectifs dans un contexte de quasi-saturation du réseau existant 69 ( * ) . Mais les réflexions développées dans le rapport ont servi de fondement à la mise en place de la gratuité pour les enfants de moins de 11 ans, effective à la rentrée 2019. Encore convient-il de noter que la Mairie de Paris elle-même présente cette mesure non comme l'instauration de la gratuité mais comme un remboursement total ou partiel, à l'instar de ce qui se pratique déjà à Lausanne par exemple.
La « gratuité » pour les enfants et les jeunes à Paris Depuis le 3 septembre 2019, la Ville de Paris a mis en place un dispositif de remboursement, intégral ou partiel selon les cas, de la carte de transport des jeunes Parisiennes et Parisiens. Cette aide aux déplacements est accessible par un formulaire de remboursement en ligne. Les cinq mesures du nouveau dispositif - Remboursement intégral du forfait Navigo imagine R des jeunes Parisiennes et Parisiens de 4 ans et plus scolarisés en primaire (écoles maternelles et élémentaires) pour l'année 2019-2020. - Remboursement à 50% du forfait Navigo imagine R des jeunes Parisiennes et Parisiens élèves du secondaire, collégiens et lycéens. - Accès gratuit aux transports en commun pour les jeunes Parisiennes et Parisiens collégiens ou lycéens en situation de handicap. - Accès gratuit aux transports en commun pour les jeunes Parisiennes et Parisiens étudiants de moins de 20 ans en situation de handicap. - Attribution d'une aide financière équivalente au coût de l'abonnement Vélib' « V-Plus jeune » mécanique pour les Parisiennes et Parisiens âgés de 14 ans à 18 ans. Seuls les jeunes Parisiennes et Parisiens domiciliés à Paris et titulaires d'un forfait Navigo imagine R ou Vélib « V-Plus jeunes » ou « V- Max Jeunes » pourront bénéficier de ces mesures. Un justificatif de domicile pourra vous être demandé. Pour les personnes domiciliées hors de Paris, nous vous invitons à vérifier si votre département a mis en oeuvre une aide similaire. Source : https://www.paris.fr/pages/remboursement-des-transports-pour-les-jeunes-parisiens-7064 |
C'est également après un audit que les élus de Valenciennes Métropole ont décidé d'appliquer la gratuité des transports aux moins de 18 ans en septembre 2018. Forte de son succès, cette mesure 70 ( * ) a été étendue aux moins de 25 ans à la rentrée 2019. Là aussi, il ne s'agit pas d'une gratuité intégrale pour les personnes concernées, puisqu'elle s'obtient sur demande et sous réserve de s'acquitter des frais de dossier.
La « gratuité » pour les jeunes à Valenciennes Pass & GO : l'offre de mobilité pour les -25 ans Pour obtenir un Pass & Go, vous devez répondre aux deux critères suivants : - Avoir -25 ans au 1er septembre : cela signifie que vous devez avoir 24 ans avant le 31 août de chaque année de référence. - Habiter une des 82 communes du ressort territorial des deux agglomérations (Valenciennes et Porte du Hainaut). Le Pass & Go vous permet de voyager gratuitement et de manière illimité sur l'ensemble du réseau Transvilles (BUS, TRAM et TER excepté les Transports à la demande). Le Pass & Go est valable du 1er septembre au 31 août de chaque année. Il est délivré après une inscription en ligne, une présentation de justificatifs et le paiement des frais de dossier annuels. Le Pass & Go se demande uniquement par internet via le formulaire en ligne à partir du 1er juillet. Une fois votre compte créé sur le site Transvilles, vous devrez indiquer votre identité, vos coordonnées et votre établissement scolaire. Vous devrez fournir une pièce d'identité justifiant votre âge et un justificatif de domicile lors de votre inscription. Source : https://www.valenciennes.fr/decouvrir-la-ville/deplacements-stationnements/deplacements-doux.html |
Enfin, différentes études sur la gratuité sont en cours à La Roche-sur-Yon, à Clermont-Ferrand et à Grenoble. Elle a par ailleurs été écartée au sein de la métropole Marseille-Aix-Provence au printemps 2019 (cf. infra), puis à Angers en juillet (la métropole décidant parallèlement de diminuer de 10 % le tarif applicable aux moins de 26 ans).
Si la gratuité des transports est une idée qui se développe, certaines des villes qui l'ont adoptée l'ont abandonnée, ou sont sur le point de le faire. Ainsi Cluses, en Haute-Savoie, qui avait mis en place la gratuité en 2014, l'a remise en cause en 2017 à l'occasion de l'extension du réseau à d'autres communes. De même, le réseau des bus de Manosque, gratuit depuis 2010, est redevenu payant depuis le 7 juillet 2019, dans le cadre de la réorganisation du réseau de transports par la communauté d'agglomération Durance Luberon Verdon . Enfin, depuis l'intégration de la communauté d'agglomération du pays d'Aubagne et de l'Etoile à la métropole Aix-Marseille-Provence, la question du maintien de la gratuité sur le territoire de l'ancienne communauté d'agglomération se pose en raison de la modification du périmètre d'exercice de la compétence transports.
b) Des objectifs multiples
La gratuité des transports répond à plusieurs objectifs. Leur ordre, leur importance et leur articulation varient selon les territoires concernés, mais ils peuvent se regrouper autour de quatre types de motivations :
- une optimisation du service , les véhicules étant sous-utilisés, voire très peu utilisés ;
- une motivation sociale : le libre accès de tous aux transports, en particulier des personnes aux revenus modestes ;
- une motivation environnementale : la réduction de l'utilisation de la voiture individuelle en influant sur le changement des comportements ;
- une motivation liée à l'aménagement du territoire : l'attractivité du centre-ville, en rendant plus accessibles les commerces et les services qui y sont concentrés.
Ces objectifs étant souvent précisés par le biais d'annonces d'élus des collectivités concernées, leur caractère politique ne peut être éludé, comme le souligne le chercheur Wojciech Klebowski dans sa thèse concernant l'analyse du transport public en accès libre du point de vue du droit à la cité 71 ( * ) : « De beaucoup de façons, la gratuité des transports publics 72 ( * ) a placé le politique devant le technique. Premièrement, elle a intrinsèquement été conçue comme un projet politique et électoral, plutôt qu'une solution purement technique, et a été portée et promue par des élus plutôt que par des spécialistes des transports ». Sa thèse portant principalement sur Tallinn et Aubagne, il observe par ailleurs que « dans les deux villes elle a été introduite par les maires sortants, plutôt que par ceux qui aspiraient à les remplacer - elle a agi comme une mesure permettant de consolider le pouvoir des coalitions en place... ». Il avance même que « l'étude de la gratuité des transports publics à Aubagne et Tallinn révèle que la fin de la tarification a la capacité à re-politiser la question des transports ».
Autre preuve de ce primat du politique, Wojciech Klebowski montre par ailleurs que la mise en place de la gratuité des transports n'y a reposé que marginalement sur les représentants des usagers et des personnels, que ce soit au stade de la décision, de la préparation ou de l'exécution du changement de politique tarifaire.
(1) Une optimisation du service
Par les investissements qu'ils nécessitent, leur coût d'exploitation et d'entretien, les transports collectifs constituent un poste important pour le budget des collectivités. Voir circuler des bus vides ou très peu remplis ne peut que générer, chez les élus comme chez les citoyens, un sentiment de gaspillage de l'argent public. Comme l'a souligné Patrice Vergriete, maire de Dunkerque, « je préfère transporter des gens que des banquettes vides ». Avant le passage à la gratuité à Niort, 25 % des trajets effectués en bus l'étaient avec moins de 5 personnes à bord.
La circulation de bus vides ou très peu remplis est en outre source de pollution inutile : le maire de Niort, Jérôme Baloge, considérait ainsi les bus de l'agglomération, avant le passage à la gratuité, comme de « l'argent public transformé en CO 2 ».
La sous-utilisation du réseau de bus est donc régulièrement citée comme un des éléments moteurs des décisions de mise en place de la gratuité des transports. Les collectivités de Gaillac, Châteaudun, Châteauroux, Mayenne et Saint-Flour ont ainsi voulu par cette mesure développer l'utilisation de leurs transports collectifs.
Souvent, la faiblesse des recettes de billettique facilite amplement le passage à la gratuité. Cette faiblesse peut être liée à la pratique de tarifs très bas et/ou à l'importance du public disposant de tarifs réduits. Les coûts liés à la gestion de ces dernières (systèmes de vente et de compostage, personnels en charge de la vente ou du contrôle des titres) pouvant être élevés, il paraît plus pertinent de supprimer les recettes et par conséquent les coûts induits par leur gestion. Ainsi à Dinan, les coûts liés au système de billetique et à l'ingénierie nécessaire pour le suivi des recettes ont été évalués à un niveau supérieur à celui des recettes estimées. De même dans la communauté de communes de Moselle et Madon, les recettes commerciales du réseau s'élevaient à 15 000 euros, et étaient « mangées » par les coûts de gestion, pour reprendre l'expression employée par Hervé Trillard, Premier vice-président en charge du développement économique et des transports de la Communauté de communes lors de son audition. À Saint-Flour, dans le cadre de la mise en place du service de transport, les recettes ont été évaluées à 3 000 euros : les élus n'ont donc pas jugé utile de rendre le service payant. Enfin à Gap, avant le passage à la gratuité des transports, 80 % des usagers ne payaient pas, la gratuité ayant déjà été instaurée pour les personnes âgées, les jeunes et les bénéficiaires du RMI.
Par ailleurs, la mise en place de la gratuité totale des transports collectifs met fin au remboursement par les employeurs de la moitié du prix des abonnements de leurs salariés, ce qui allège d'autant les charges sociales qu'elles payent.
(2) Le libre accès de tous aux transports
Comme nous l'avons vu précédemment 73 ( * ) , la gratuité des transports collectifs porte un enjeu social, par ses conséquences directes sur le pouvoir d'achat des personnes disposant de revenus modestes et sur l'accès à la mobilité.
En 2009, le contexte de crise économique et de baisse subséquente du pouvoir d'achat, a été un des motifs du passage à la gratuité pour la communauté d'agglomération du pays d'Aubagne et de l'Étoile. Rendre du pouvoir d'achat aux habitants est également une des principales raisons ayant motivé le choix de la gratuité à Dunkerque. Les élus se sont notamment appuyés sur le constat que plus d'un quart des ménages ne disposait pas de véhicule. À Mayenne, le taux de logements sociaux élevé (26 %) a été un des facteurs du passage à la gratuité. Enfin à Castres-Mazamet, l'objectif était de rendre plus mobiles les personnes aux revenus modestes.
L'idée d'un accès facile à la mobilité est aussi régulièrement mise en avant. Selon les cas, l'accent est mis sur la volonté de donner à tous une solution de mobilité (Niort, Saint-Flour). Le maire de Niort préfère d'ailleurs évoquer la liberté d'accès aux transports plutôt que leur gratuité.
(3) La limitation de l'usage de la voiture
La réduction de la place prise par la voiture en ville est devenue une préoccupation majeure pour les élus. Aujourd'hui, il s'agit bien évidemment, en premier lieu, de lutter contre la pollution. Mais ces préoccupations se rejoignent également autour de la nécessité de lutter contre la congestion automobile et l'aspiration à un climat plus plaisant en ville, résultant d'une circulation moins bruyante et moins stressante. Les collectivités d'Aubagne, Compiègne, Dinan, Vitré et Mayenne notamment ont mis en avant l'objectif de la moindre utilisation de la voiture. C'est également le cas de Dunkerque, où il a été établi en 2015 que deux tiers des déplacements à l'échelle de l'agglomération s'effectuaient en voiture, ce qui constituait l'un des taux d'utilisation de la voiture les plus élevés de France .
À Saint-Brévin-les-Pins et Porto-Vecchio, la gratuité des transports publics a pour objectif spécifique de lutter contre les importants embouteillages générés par l'afflux saisonnier de touristes. La population de ces villes augmente en effet sensiblement en période estivale : pour Saint-Brévin-les-Pins, elle double. Attirer habitants et touristes dans les bus gratuits vise à leur rendre la ville plus agréable à vivre en cette période d'affluence. Dans le cadre des villes touristiques, la gratuité des transports peut aussi revêtir un aspect promotionnel, l'utilisation facilitée des transports collectifs invitant à découvrir la ville.
(4) L'attractivité du centre-ville
Dans leurs travaux sur la revitalisation des centres-villes et des centres-bourgs 74 ( * ) , nos collègues Rémy Pointereau et Martial Bourquin ont mis en lumière un « contexte de dégradation générale et marquée » de ces centres-villes. Importance du phénomène de vacance commerciale, baisse et paupérisation de la population vivant en centre-ville, déplacement des services attractifs en périphérie et fermeture des services publics de proximité sont autant d'éléments marqueurs de ce phénomène, qui s'aggrave de façon nette depuis le début des années 2010.
La facilité d'accès au centre-ville est une des réponses, si ce n'est la première, à ce phénomène de déclin. Pour Compiègne, il s'agissait, déjà en 1975, de faire revivre le centre-ville. À Châteauroux, la gratuité a notamment été mise en place afin de revitaliser le centre-ville en déclin démographique. Pour Dunkerque, la volonté de la nouvelle équipe municipale de maintenir l'attractivité résidentielle de la communauté urbaine mais également de donner une nouvelle image du centre-ville a fait partie des motivations du passage à la gratuité. Pour la communauté de communes d'Issoudun, la priorité était de permettre l'accès de la population aux différents équipements et services de la ville.
c) Des particularités fortes
Les transports collectifs des collectivités ayant instauré la gratuité sont marqués par deux spécificités : des réseaux de bus , au départ relativement peu fréquentés et une répartition particulière du financement entre entreprises, collectivités et usagers .
(1) Des réseaux de bus, souvent peu denses et sous-utilisés
Les bus nécessitent des investissements, en matériels comme en infrastructures, beaucoup moins importants que ceux des métros et des tramways. Ce n'est donc pas un hasard si, à une exception près, les collectivités proposant la gratuité des transports disposent de réseaux qui ne sont composés que de ce mode de transport. La collectivité faisant exception est celle d'Aubagne, qui dispose, en plus de son réseau de bus, d'un tramway court et léger, en service sur une seule courte ligne.
Les besoins en investissement sont d'autant moins importants que les réseaux sont souvent de taille modeste : dans 20 des 29 collectivités pratiquant la gratuité, le service est assuré sur 5 lignes ou moins . Certains réseaux sont aussi caractérisés par la faible importance de la flotte de véhicules et de la capacité de ces derniers. À Bernay par exemple, la flotte se limite à deux bus de 22 places. Mayenne ne dispose que de deux bus d'une capacité maximale de 70 places et de 2 navettes. À Saint-Brévin-les-Pins, les bus ont une capacité de 15 places assises et 12 places debout.
Enfin, le service est dans certains cas assuré sur des plages horaires ou selon une fréquence limitée. Les bus de Péronne ne passent par exemple que cinq fois dans la journée. À Issoudun, quatre bus circulent six demi-journées par semaine.
Comme le soulignait il y a peu Jean Sivardière, vice-président de la Fédération nationale des associations d'usagers des transports (Fnaut), « Dans les petites agglomérations, l'offre de transport public gratuit reste bas de gamme. À Saint-Amand-Montrond (Cher), pas de service entre 12 et 14 h, avant 9 h et après 18 h. À Vitré (Ille-et-Vilaine), les bus ne transportent que des scolaires. À Péronne (Somme), le dernier service quitte le centre-ville à 17 h 30 et les usagers sont mécontents : "Je préfère payer mon trajet pas cher, comme l'année dernière, et avoir plus de bus dans la journée " ; " C'est bien le bus gratuit, mais si c'est pour attendre le prochain pendant plus d'une heure ou rentrer à pied, je ne vois pas l'intérêt " (Le Courrier picard) » 75 ( * ) .
À Dunkerque, la non-réalisation du tramway est un choix politique assumé pour dégager des financements pour l'aménagement urbain et afin d'avoir plus de flexibilité.
Surtout ces réseaux connaissaient souvent, avant la mise en place de la gratuité, une moindre fréquentation que la moyenne des collectivités de taille comparable, ce qui influe sur leur mode de financement.
(2) Un financement qui repose essentiellement sur le versement transport
La faible part des recettes versées par les usagers dans le financement des transports collectifs est une des caractéristiques marquantes des réseaux pour lesquels le passage à la gratuité a été décidé. Lorsque la moyenne nationale de la participation des usagers se situe entre 20 à 25 %, elle était souvent, pour ces réseaux, inférieure à 15 % (12 % pour Niort, 14 % à Châteauroux ...) voire voisine de 10 % (cas de Dunkerque et de Pont-Ste-Maxence).
Parallèlement, le versement transport était, et reste, élevé dans ces collectivités, soit par choix politique des élus, soit en raison d'un contexte économique dynamique. La communauté d'agglomération d'Aubagne a par exemple triplé le taux de son versement transport 76 ( * ) lorsqu'elle a dépassé le seuil de 100 000 habitants. À Dunkerque, le versement transport avait été augmenté en 2011, passant de 1,05 à 1,55 %, et le produit de cette augmentation avait été engrangé depuis : le passage à la gratuité était, en quelque sorte, préfinancé.
Niort est l'exemple-type de la collectivité bénéficiant d'un contexte économique favorable : l'implantation historique des sièges des grandes mutuelles d'assurance permet à la communauté d'agglomération de bénéficier d'un versement transport de 15 millions d'euros. Cette somme est à elle seule supérieure aux coûts de fonctionnement des transports niortais !
2. Les expériences étrangères : la gratuité, cerise sur le gâteau de l'intermodalité ?
En France, la gratuité totale des transports collectifs ne relève plus de l'exception mais reste relativement marginale, les AOM qui l'ont adoptée ne représentant que 8 % du total et moins de 3 % des personnes « couvertes » par une AOM. Une analyse internationale confirme cet état de fait, voire l'accentue dans la mesure où la France apparait, avec les États-Unis et la Pologne, comme un pays où la gratuité est bien implantée et qu'elle l'est beaucoup moins ailleurs.
Si une étude internationale de grande ampleur parait hors d'atteinte, on peut néanmoins dégager quelques tendances .
Le nombre de collectivités où les transports sont intégralement gratuits est en augmentation : de 6 en 1980, elles sont passées à 26 en 2000 et 99 en 2018, selon les chiffres établis par Wojciech Klebowski dans un article intitulé « Le transport public peut être gratuit » 77 ( * ) .
Les États-Unis ont été précurseurs en matière de transports collectifs gratuits , la première ville passée à la gratuité dans le monde étant Commerce (12 947 habitants en 2017), dans la banlieue de Los Angeles, en 1962. C'est dans ce pays qu'est située la plupart des villes qui mettent en place la gratuité dans les années 1970, 1980 et 1990. Outre sa dimension sociale, ce signal prix a pour objectif d'accroître la fréquentation et, par conséquent, de diminuer la pression pour des investissements coûteux en infrastructures routières. En revanche, les grandes villes américaines (Denver, Austin...) qui étaient passées à la gratuité y ont renoncé pour un ensemble de raisons dont la soutenabilité financière de long terme. En conséquence, les collectivités qui pratiquent aujourd'hui la gratuité totale aux États-Unis sont toutes de petite taille ou correspondent à des réseaux universitaires ou situés dans des parcs naturels et stations touristiques.
Colomiers a été la première ville en Europe à adopter la gratuité en 1971 78 ( * ) , suivie par Rome et Bologne, qui y ont renoncé par la suite, tout comme Hasselt (Belgique), s'étant retrouvées dans une impasse budgétaire (impossibilité de faire face à l'accroissement de la fréquentation dans un contexte financier évolutif - diminution des subventions étatiques à Hasselt par exemple).
Depuis les années 2000, sans que l'on puisse parler de lame de fond, le nombre de collectivités européennes où les transports collectifs sont gratuits a fortement augmenté, notamment en Pologne et en France . La gratuité concerne désormais des agglomérations de taille plus importante. Tallinn constitue aujourd'hui la plus grande ville en Europe à pratiquer la gratuité totale des transports publics, certains n'hésitant pas à saluer cette « première capitale », plutôt que sa taille relativement modeste (450 000 habitants environ) 79 ( * ) .
En dehors de ces cas emblématiques, la population de la plupart des collectivités où les transports collectifs sont gratuits est, comme en France, peu élevée . En Italie, seule Bardonnèche, petite ville de montagne très touristique (3 500 habitants environ) propose un système de navettes gratuites, qui sont payées par la ville. Selon Cristina Pronello, directeur du département Systèmes de transports intelligents et dynamiques territoriales de l'école polytechnique de Turin, entendue par la mission dans le cadre d'une table ronde dédiée aux expériences à l'étranger, leur fréquence est toutefois faible 80 ( * ) .
En Italie comme en Suisse, la gratuité ciblée est en revanche plus pratiquée, notamment en faveur des jeunes . C'est par exemple le cas à Lausanne, comme il a été mentionné précédemment.
Dans les villes européennes qui pratiquent la gratuité, les objectifs poursuivis sont les mêmes et aussi variés qu'en France : pouvoir d'achat, réduction de la place de la voiture, lutte contre la pollution atmosphérique et sonore, attractivité touristique 81 ( * ) ... Sur le plan politique, l es préoccupations laissent apparaître des spécificités régionales : les aspects sociaux et environnementaux prédominent en Europe et au Brésil, les motivations d'ordre économique aux États-Unis. Enfin, la façon dont les élus présentent la gratuité est peu liée à leur orientation politique : le passage à la gratuité n'est pas le fait de membres d'un parti plutôt qu'un autre ; il est organisé par des élus d'un large éventail idéologique.
Dans les trois villes étudiées par Wojciech Klebowski - Aubagne, Tallinn et Chengdu (dans une moindre mesure) -, la gratuité ne permet pas de remettre en cause la prédominance de la voiture et n'est pas mise en oeuvre comme moyen de limitation de la congestion automobile. En d'autres termes, son ambition est d'accompagner plus que de remplacer les autres mesures destinées à limiter le trafic routier (instauration de péages urbains, restriction du stationnement, diminution des infrastructures routières). Lors de la table ronde de la mission, Christophe Jemelin confirmait cette constatation : « À elle seule, la gratuité paraît insuffisante pour parvenir à un véritable report modal. Il faut améliorer l'offre et réfléchir à l'organisation du territoire concerné. Si vous avez un centre-ville qui dépérit et que vous cherchez à le stimuler grâce à la gratuité des transports publics mais que dans le même temps vous avez inauguré deux ans plus tôt une gigantesque zone commerciale en périphérie, les transports publics, même gratuits, demeureront impuissants ». En revanche , dans ces trois villes, on observe un petit report modal des voitures particulières vers les transports collectifs.
Sur le plan financier, on constate une grande similitude, en Europe, quant à la prédominance du financement public. La part des usagers est le plus souvent minoritaire , tout particulièrement à Tallinn où le financement des transports était assuré à 75 % par les subventions publiques avant le passage à la gratuité totale. Lors de la table ronde de la mission, Allan Alaküla, chef de la représentation de Tallinn auprès de l'Union européenne, s'est félicité de ce que « consécutivement à l'instauration de la gratuité, le nombre des résidents à Tallinn [soit] passé de 416 000 à 450 000 environ, de sorte que la perte de recettes a été plus que compensée par l'accroissement de la ressource fiscale ». Il a insisté sur « la concurrence en matière fiscale » entre municipalités « car l'impôt sur le revenu est lié au lieu de résidence de la personne ». Même s'il ne s'agit donc pas forcement de nouveaux résidents, mais de nouveaux déclarants, Tallinn constitue de ce point de vue un exemple intéressant : financement de la gratuité sur fonds publics nationaux mais au prix d'une iniquité manifeste entre collectivités, d'autant que, comme l'indiquait Allan Alaküla, « le système n'est pas bien intégré avec le réseau péri-urbain ».
En outre, l'évolution de la part modale à Tallinn après le passage à la gratuité intégrale continue à faire débat. Lors de son audition par la mission, Charles-Éric Lemaignen, vice-président de l'Assemblée des communautés de France, a rappelé les résultats d'une enquête réalisée sous l'égide du Groupement des autorités responsables de transport (GART) : En 2013, année de l'introduction de la gratuité, la part modale des transports en commun passe de 55 % à 62 %, celle de la voiture tombe de 32 % à 29 %. Mais, dès l'année suivante, la part des transports en commun est retombée à 53 % et elle des voitures remontée à 33 %. De plus, les effets de la gratuité sont aussi affaire de situations locales particulières. Comme le notait Charles-Éric Lemaignen, « dans les pays de l'Est, le mythe de la voiture reste très présent et le parc automobile est en forte progression ». En outre, la densité de l'agglomération est relativement faible (la ville est dix fois moins dense que Paris) et la circulation à vélo très peu développée.
Une première mondiale : la gratuité à l'échelle d'un pays entier La gratuité des transports publics sera effective au Luxembourg le 1 er mars 2020. Cette mesure fait partie du programme de la coalition Gouvernementale, composée des partis démocrate, socialiste et des verts. C'est avant tout une mesure sociale, comme le souligne le ministre des transports lorsqu'il explique qu'il s'agit de « la cerise sociale sur le gâteau d'une stratégie globale pour le transport multimodal ». Le capital de la Société nationale des chemins de fer luxembourgeois (CFL) est détenu à 94 % par l'État luxembourgeois. Compte tenu de la petite taille du Luxembourg, le pays dispose d'une exception au principe d'ouverture à la concurrence des transports au niveau européen et l'État a conclu un contrat de service avec la CFL, le réseau de tramways et le principal réseau de bus, sachant qu'il existe par ailleurs quelques réseaux de bus privés dans quelques communes. La gratuité des transports publics, qui représente une perte de recettes de 41 millions d'euros, concernera tous les habitants ainsi que, pour la partie de leur trajet effectuée sur le territoire luxembourgeois, les travailleurs frontaliers, qui sont 200 000 à se rendre chaque jour au Luxembourg. Des négociations sont d'ailleurs en cours avec les compagnies de chemins de fer française, belge et allemande pour adapter les tarifs des abonnements. En revanche, la première classe dans les trains ainsi que la recharge de voitures électriques resteront payantes. La gratuité des transports publics vise également à les rendre plus attractifs ; elle s'inscrit dans le cadre des actions mises en oeuvre depuis dix ans : amélioration des infrastructures, modernisation du matériel, refonte du réseau de bus. En outre, nous avons anticipé les évolutions futures du trafic en investissant 400 millions d'euros dans le tramway. |
* 65 Mise en place en 1971, la gratuité a été abandonnée à Colomiers fin août 2016, à la suite de l'intégration de la commune à Toulouse Métropole et au transfert de la compétence transport à cette dernière.
* 66 En 2011, s'est tenue à Aubagne la « première rencontre des collectivités pionnières dans la gratuité des transports publics ».
* 67 Communauté d'agglomération ayant fusionné au sein de la Métropole d'Aix-Marseille-Provence le 1 er janvier 2016.
* 68 Depuis 2013 pour la commune de Graulhet. La compétence transports a été reprise par la communauté d'agglomération Gaillac-Graulhet le 1 er janvier 2018.
* 69 Rapport « Pour un big bang de la tarification des transports dans le Grand Paris » , d'Emmanuel Grégoire, adjoint chargé du budget, Jean-Louis Missika, adjoint chargé de l'urbanisme et Christophe Najdovski, adjoint chargé des transports, janvier 2019.
* 70 Le nombre des abonnements jeunes sur le réseau de Valenciennes Métropole a augmenté de 40 % entre 2017 et décembre 2018.
* 71 Wojciech Keblowski, Moving past sustainable mobility towards a critical perspective on urban transport. A right to the city-inspired analysis of fare-free public transport , thèse de doctorat, Université libre de Bruxelles, 2018.
* 72 L'expression « gratuité des transports publics » est la traduction la moins mauvaise possible de « fare-free public transport », ce qui souligne la différence d'approche, par la tarification en français, par la liberté d'usage en anglais.
* 73 Cf. 1 du C du II de la première partie du rapport.
* 74 Rapport d'information de la délégation aux entreprises et de la délégation aux collectivités territoriales n° 676 (2016-2017).
* 75 In Reporterre, Le quotidien de l'écologie, 22 juillet 2019.
* 76 Le taux de versement transport est passé de 0,6 % à 1,8 %.
* 77 https://jacobinmag.com/author/wojciech-keblowski ; Wojciech Klebowski est chercheur à l'Université libre de Bruxelles.
* 78 Colomiers ne possède plus de réseau de transports publics autonome, celui-ci étant désormais inclus dans le réseau de la métropole toulousaine.
* 79 Comme le dit Wojciech Klebowski (article cité ci-avant) « La plupart d'entre elles font rarement la une - avez-vous déjà entendu parler de Koscierzyna ou Vitré, Hallstahammar ou Lugoj, Velenje ou Akureyri ? ».
* 80 http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20190624/mi_gratuite.html .
* 81 Afin de les inciter à renoncer à utiliser leur voiture, les villes de Genève, Lausanne, Bâle, Berne et Montreux offrent aux touristes la gratuité des transports dès lors qu'ils s'acquittent d'une nuit d'hôtel ou de camping. Comme l'indique Christophe Jemelin avec humour : « Autrement dit, la gratuité est financée par la taxe de séjour dont ils sont redevables ».