II. UNE LIBERTÉ ENCADRÉE
A. TROUVER DES FINANCEMENTS ALTERNATIFS
Le versement mobilité constitue aujourd'hui la principale source de financement des transports collectifs. Sauf à espérer une croissance forte de l'emploi salarié, il ne permettra pas de financer à lui seul une éventuelle gratuité des transports collectifs. C'est pourquoi différentes pistes de financement complémentaire sont évoquées ci-après. Elles émanent des travaux de la mission et de la plupart des sensibilités politiques représentées. Elles ne peuvent être considérées comme une préconisation de la mission.
1. Une augmentation du taux du versement mobilité dangereuse
La plupart des autorités organisatrices de la mobilité (AOM) qui ont mis en place la gratuité des transports collectifs ont compensé les pertes subies par un recours accru au versement transport (VT) , certaines pouvant même s'appuyer sur des excédents de recettes comme à Niort.
Le recours à des hausses du versement transport, s'il peut être soutenable dans un certain nombre de territoires, doit toutefois être appliqué avec modération , car ce prélèvement, qui constitue une exception française, a beaucoup augmenté ces dernières années.
En effet, 67 % des AOM de plus de 300 000 habitants avaient atteint leur taux plafond de VT en 2017 , cette proportion atteignant 39 % pour celles de plus de 100 000 habitants , 47 % pour celles de plus de 50 000 habitants et 24 % pour celles de plus de 10 000 habitants .
Pour mémoire, le produit du VT représentait 7,5 milliards d'euros en 2015, dont 3,7 milliards d'euros pour les AOM hors Île-de-France Mobilités et 3,8 milliards d'euros pour Île-de-France Mobilités.
La mise en place de la gratuité entraîne certes la disparition de la contribution des employeurs aux abonnements de transports en commun de leurs salariés . Majorer le versement mobilité à due concurrence de cette diminution de charges serait donc neutre pour eux.
Mais prôner un recours excessif à cet outil déjà très sollicité risquerait de remettre en question la légitimité même d'un prélèvement plus que jamais indispensable au financement des transports collectifs dans notre pays . Comme l'a souligné Philippe Duron, président du Conseil d'orientation des infrastructures lors de son audition, utilisation du versement mobilité pour le fonctionnement des réseaux au bénéfice de tous les usagers peut renforcer la contestation dont il fait l'objet de la part des entreprises.
Un amendement 120 ( * ) à l'article 2 du projet de loi d'orientation des mobilités déposé à l'Assemblée nationale au stade de la séance visait à préciser que le taux du versement mobilité peut être réduit dans le cas où une commune ou une autorité organisatrice de la mobilité décide de mettre en place la gratuité des transports en commun. Lors de son examen, son premier signataire, Mme Valérie Lacroute, a précisé qu'il visait à « éviter que le versement mobilité ne finance la gratuité des réseaux de transport... L'objet du versement transport doit rester l'amélioration de l'offre de transport ». Tout en s'opposant à l'adoption de l'amendement, la ministre des transports avait pour sa part expliqué : « il convient d'être attentif à l'acceptabilité du versement mobilité. Celui-ci ne doit pas être considéré comme une recette magique qui pourrait être augmentée indéfiniment ».
2. Des ressources nouvelles pour repenser la mobilité
Le versement transport, rebaptisé « versement mobilité » par le projet de loi d'orientation des mobilités (LOM) en cours d'examen au Parlement, pouvant désormais difficilement être mobilisé davantage par les autorités organisatrices, il convient de réfléchir à de nouveaux modes de financement des transports collectifs susceptibles à la fois d'améliorer l'offre et de remplacer les recettes tarifaires en cas de mise en place de la gratuité totale ou d'un élargissement des gratuités partielles.
Quatre pistes peuvent être explorées sans a priori :
1) Plusieurs villes en Europe et dans le monde ont institué un péage urbain.
2) Les réflexions consacrées à la taxation des plus-values immobilières liées aux infrastructures de transport mériteraient également d'être approfondies.
3) Il apparaît également envisageable de travailler sur la question de la tarification du stationnement et sur la taxation des zones de stationnement des centres commerciaux.
4) Enfin, il serait possible d'affecter aux transports en commun devenus gratuits le produit d'impôts nationaux.
a) Instituer un péage urbain : une solution périlleuse
La piste du péage urbain est revenue souvent au cours des auditions comme solution pour financer la gratuité des transports. Sur le plan théorique, cette solution peut sembler attrayante car rendre les transports en commun gratuits et financer cette mesure en mettant davantage à contribution les utilisateurs de véhicules polluants n'est pas un principe absurde, loin de là.
Mais, le péage urbain présente de nombreuses difficultés difficilement surmontables.
Une difficulté légale tout d'abord que les débats récents autour du projet de loi d'orientation des mobilités sont venus étayer : les collectivités locales ne disposent pas aujourd'hui d'un cadre légal sécurisé pour mettre en place un tel dispositif. Aucun amendement en sens n'a été adopté lors du débat parlementaire. Il est vrai que, dans le contexte du mouvement des « gilets jaunes », mettre davantage à contribution les automobilistes est une décision politiquement périlleuse à laquelle ne se sont risqués ni le Gouvernement, ni le Parlement.
Par ailleurs, cette situation porte en elle les germes d'une injustice certaine. Beaucoup de Français sont « prisonniers » de leur voiture, notamment en zone périurbaine et rurale. Des décennies d'urbanisme ont concentré l'activité économique et les emplois dans les centres-villes et ont étalé l'habitat dans des rayons de plusieurs kilomètres (voire dizaines de kilomètres) autour des métropoles. Lorsqu'ils existent, les transports en commun, trop chers quand ils sont sous-utilisés, se sont progressivement raréfiés ou ont carrément disparu. Pour toute une partie de la population, vivant dans les zones périurbaines ou rurales, la voiture est devenue vitale. Beaucoup de Français habitent trop loin du centre-ville, de leur lieu de travail pour disposer de transports en commun efficaces, souvent par manque de moyens car les loyers sont d'autant plus chers que l'on se rapproche du centre-ville et du réseau de transport collectifs. Leur mobilité est tributaire d'un et plus souvent deux véhicules par foyer, coutant chacun plus de 6 000 euros par an, coût susceptible d'augmenter avec le cours du pétrole dont on doute qu'il soit à nouveau un jour une énergie bon marché. Toute ponction supplémentaire de la puissance publique sur leur véhicule est perçue comme une injustice profonde. Le mouvement des « gilets jaunes » en a témoigné avec une véhémence exceptionnelle.
Personne n'aime passer des heures dans les bouchons et il est certain que de nombreux automobilistes abandonneraient leurs véhicules si une alternative se présentait à eux. Mais le péage urbain serait d'autant plus injuste qu'il ne toucherait pas les automobilistes des centre-urbains, alors même qu'ils bénéficient au premier chef des réseaux de transports collectifs, aussi insatisfaisants soient-ils le cas échéant.
Le péage urbain renforcerait donc le sentiment d'une fracture territoriale entre les coeurs des métropoles, souvent plus aisés concentrant l'activité économique, l'offre culturelle et de loisirs et le maillage de transports collectifs, et les périphéries moins aisées, moins dotées et dont l'accès au centre-ville est indispensable.
Dès lors, pour être juste et socialement acceptable, toute réflexion autour d'un péage urbain (ou d'une autre forme de taxation des véhicules motorisés) devrait donc parvenir à relever plusieurs défis :
- faire contribuer davantage les habitants des centres-villes qui disposent d'une alternative de transports collectifs (c'est presque un péage urbain inversé qu'il faudrait imaginer) ;
- faire contribuer davantage les autosolistes et moins les véhicules en autopartage et en covoiturage ;
- faire contribuer davantage les véhicules les plus massifs, les plus émetteurs de gaz à effet de serre et les plus polluants (type SUV), ainsi que les livraisons à domicile ;
- exonérer les citoyens les plus modestes et les petits artisans qui sont dans l'obligation, notamment professionnelle, de se rendre en centre-ville dans un véhicule motorisé.
Au regard de ses défis, le péage urbain ne représente pas aujourd'hui une solution complétement aboutie. Il existe peu d'exemples dans le monde et peu d'élus qui se sont risqués à le mettre en oeuvre pour une raison très simple : il est extrêmement complexe de faire le tri entre les automobilistes qui utilisent leur véhicule par confort et ceux qui l'utilisent par nécessité.
b) Taxer les plus-values immobilières liées aux infrastructures de transport, une piste à explorer davantage
En dehors des péages urbains, le recours à la fiscalité sur la valorisation foncière est une piste régulièrement évoquée pour assurer le financement des transports collectifs et, le cas échéant, la mise en oeuvre de leur gratuité.
La réalisation d'une nouvelle infrastructure de transport provoque en effet de nombreuses externalités positives sur son environnement, et en particulier une augmentation de la valeur des terrains et des immeubles situés à proximité de cette infrastructure.
Il paraîtrait dès lors légitime d'imaginer des dispositifs permettant aux autorités organisatrices de la mobilité (AOM) de récupérer au moins une partie de la valeur engendrée par la construction des équipements publics qu'elles ont financés.
Deux grandes options paraissent envisageables pour récupérer une partie de ces plus-values foncières, mais aucune n'est à ce stade pleinement satisfaisante.
La première conduirait à taxer les plus-values foncières latentes imputables à un projet d'infrastructure .
Cette solution présente toutefois de nombreuses difficultés car il faut déterminer un point de référence temporel (annonce du projet, début de la construction du projet, mise en service).
La seconde consisterait à taxer les plus-values effectivement réalisées par les propriétaires au moment de la vente d'un bien immobilier .
Elle présente toutefois l'inconvénient de ne taxer que les ménages qui vendent leurs biens, alors que ceux qui le conservent bénéficient également de l'accroissement de la valeur du leur et des aménités apportées par l'infrastructure. En outre, le risque est grand de provoquer un blocage du marché immobilier de la zone où s'appliquerait cette taxe.
Plusieurs mesures prévoyant l'instauration d'une taxation des plus-values immobilières liées aux infrastructures de transport ont été adoptées par le Parlement ces dernières années, mais aucune n'a été mise en oeuvre.
En Île-de-France, la loi du 3 juin 2010 relative au Grand Paris avait ainsi prévu l'instauration d'une taxe sur le produit de la valorisation des terrains nus et des immeubles bâtis résultant des projets d'infrastructure du réseau de transport du Grand Paris, mais la disposition a finalement été abrogée par la quatrième loi de finances rectificative pour 2010.
Une taxe sur le produit de la valorisation des terrains nus et des immeubles bâtis résultant de la réalisation d'infrastructures de transports collectifs en site propre avait également été instituée par la loi Grenelle II du 12 juillet 2010. Cette taxe, qui ne concernait pas l'Île-de-France, n'a, elle non plus, jamais été appliquée et a été abrogée par l'article 20 de la loi de finances initiale pour 2015.
Si la mise en place d'une taxation des plus-values immobilières liées à une infrastructure de transport constitue assurément un défi complexe, il serait pertinent de relancer la réflexion sur ce sujet, au point mort depuis maintenant bientôt 10 ans.
c) Les pistes innovantes qui ont émergé des auditions ou de la consultation en ligne portaient notamment sur la tarification du stationnement
De nombreuses propositions de financements alternatifs des transports collectifs ont émergé au cours des auditions de la mission ou ont été proposées par des internautes qui ont répondu au questionnaire proposé sur le site du Sénat.
Si toutes ces propositions ne sont probablement pas réalistes, certaines mériteraient à coup sûr d'être expertisées.
Est ainsi revenue à plusieurs reprises la question de la taxation des applications dédiées au transport (voitures avec chauffeur, trottinettes électriques, etc.) qui font subir à la collectivité de nombreuses externalités négatives.
Parmi les autres recettes envisagées citons celles qui pourraient provenir de la taxation des parkings de centres commerciaux ou d'une éventuelle taxe sur la publicité pour les véhicules à moteurs thermiques.
Est également revenue à plusieurs reprises la possibilité de prévoir des hausses des tarifs de stationnement.
Rappelons enfin que les AOM qui mettent en place la gratuité totale devraient pouvoir récupérer la TVA sur leurs dépenses, la fragilité actuelle étant source d'une incertitude financière particulièrement pénalisante.
3. Affecter une part de la fiscalité d'État au financement de la gratuité des transports collectifs ?
S'il apparaît cohérent, en première analyse, de faire financer la gratuité totale mise en place par une AOM par le produit de la fiscalité locale, peut-on prévoir que les ressources des AOM soient abondées par le produit d'impôts nationaux, dont l'assiette est le cas échéant localisable ?
De très nombreuses pistes peuvent être évoquées dans cette perspective.
Serait-il tout d'abord envisageable, dans le cadre d'une éventuelle renationalisation des sociétés concessionnaires d'autoroutes, de prévoir que les dividendes ainsi récupérés puissent être fléchés vers le financement des transports collectifs ?
Au-delà de sa prise en compte dans le cadre de la définition des contours d'un éventuel péage urbain, pourrait également être mises en place une vignette automobile, épargnant les véhicules les plus légers et les moins polluants mais pesant en revanche lourdement sur les automobiles les plus polluantes (type SUV). Une telle taxe aurait le mérite de détourner les consommateurs de ce type de véhicules et d'inciter les constructeurs à développer des voitures moins polluantes.
Peuvent également être citées la taxation des poids lourds et du transport aérien, deux modes de transport particulièrement polluants.
Enfin, rien n'interdirait d'affecter une part du produit de la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE) au fonctionnement des transports en commun, comme c'est d'ailleurs le cas depuis deux ans pour Île-de-France Mobilités, qui a perçu à ce titre 94 millions d'euros en 2017.
Recommandation : poursuivre et élargir la réflexion sur les modes de financement de la mobilité écologique de demain |
4. Exclure les dépenses liées à la transition écologique de la limitation des dépenses des collectivités territoriales dans le cadre de la contractualisation
Les dépenses liées à la gratuité constituent en effet un accélérateur de la transition écologique et doivent de ce fait être encouragées et non pas freinées par des règles qui seraient appliquées aveuglément.
Dernier point particulièrement important sur la question du financement des transports collectifs : la nécessité d'exclure les dépenses liées à la transition écologique, dont la gratuité des dépenses de fonctionnement soumises au plafond de 1,2 % de croissance par an.
* 120 Amendement n° 1947 de Mme Lacroute.