II. LE CHOC DE LA CRISE SYRIENNE : UNE POLITIQUE ÉTRANGÈRE QUI SE TOURNE VERS LA RUSSIE ET UNE DÉTÉRIORATION DE LA RELATION AVEC LES OCCIDENTAUX

Avec l'aggravation de la crise syrienne, tout l'édifice de la nouvelle diplomatie turque tournée vers le Moyen-Orient, dont la relation privilégiée avec le voisin syrien était l'un des principaux piliers, se trouve remis en cause. Progressivement, le « zéro problème avec les voisins » tend à devenir un « zéro voisin sans problème » et la marge de manoeuvre de la Turquie dans son environnement régional diminue considérablement, l'acculant à des choix difficiles.

A. LES CONSÉQUENCES DES PRINTEMPS ARABES ET DE LA CRISE SYRIENNE : UNE DÉSTABILISATION PROFONDE DE LA TURQUIE

Alors que, dans les premiers temps du printemps arabe, la Turquie, forte de ses années de forte croissance économique et de sa réaffirmation en tant que puissance émergente, se pose comme un modèle, l'impasse syrienne lui fait progressivement perdre cette aura nouvellement acquise et dégrade ses relations avec ses voisins.

1. Les conséquences de la crise syrienne
a) L'engagement de la Turquie aux côtés de la rébellion après une brève phase de négociation avec Bachar El Assad

La révolution syrienne constitue un défi de grande ampleur pour la Turquie compte-tenu des relations étroites qu'elle entretenait avec ce pays, la puissance régionale turque s'étant dans une large mesure construite par les relations stables et sûres avec la Syrie depuis le début des années 2000.

Dans un premier temps, fidèle à sa politique consistant à engager des relations avec les parties opposées, la Turquie propose à Bachar al Assad ses services pour ouvrir son régime à davantage de démocratie , tout en engageant des contacts avec des représentants des rebelles « au cas où ». Cependant, du fait d'une répression syrienne trop féroce, de la montée en puissance inquiétante pour la Turquie des Kurdes syriens et du sentiment de M. Erdogan de ne pas avoir été écouté par Bachar, la Turquie finit par appeler au départ d'Assad en septembre 2011. Dès lors, elle apporte son soutien à l'ensemble de la rébellion syrienne.

À partir de ce moment, ainsi que l'a analysé Jana Jabbour lors de son audition, la Turquie croit pouvoir passer d'une attitude de médiation fondée sur le soft power et l'influence à une posture interventionniste visant à obtenir un changement de régime. Selon la chercheuse, c'est une dérive classique s'agissant d'une « puissance émergente » : après avoir lutté contre les grandes puissances pour s'affirmer au niveau international, elle finit par reproduire elle-même des comportements « impérialistes » au risque d'humilier ses voisins moins puissants. La Turquie prend en outre ainsi le risque de réveiller le souvenir de la domination ottomane sur les peuples du Moyen-Orient (« néo-ottomanisme »).

Soutenant l'ensemble des groupes islamistes dès lors qu'ils luttent contre le régime syrien, la Turquie va jusqu'à adopter une attitude ambigüe avec Daech, qui se trouve être l'ennemi de ses deux ennemis, le régime syrien et les Kurdes de Syrie. Elle accorde ainsi un soutien tacite, logistique et matériel à l'organisation djihadiste. Cette stratégie s'avère rapidement contre-productive puisque Daech échappe à tout contrôle et tue des centaines de Turcs dans des attentats. La situation évolue à l'été 2015 : le 23 juillet 2015, trois jours après l'attentat de Suruç, la Turquie autorise les États-Unis à utiliser la base aérienne d'Incirlik pour bombarder Daech. La nuit suivante, elle mène ses premières frappes aériennes contre des positions de l'EI en Syrie mais engage également des frappes -- plus nombreuses encore -- contre les positions du PKK en Turquie et en Irak.

Les conséquences de ces évolutions pour l'image internationale et pour l'influence de la Turquie sont lourdes . L'attitude ambigüe avec Daech est réprouvée par l'ensemble des alliés occidentaux, dont certains sont victimes d'attentats sur leur territoire et qui exigent une clarification de la part de la Turquie.

Enfin, le fait que la Turquie soit finalement obligée d'en appeler à ses alliés de l'OTAN pour intervenir, notamment pour instaurer une « no-fly zone », manifeste qu'elle ne peut pas jouer seule le rôle de puissance régionale qu'elle revendiquait.

b) La crainte de la création d'un « Kurdistan syrien »

L'attitude de la Turquie pendant le siège de Kobané, ville défendue par les Kurdes des YPG contre l'offensive de l'Etat islamique, lui vaut une forte pression de la communauté internationale. La Turquie refuse en effet d'apporter son aide aux YPG en raison de sa crainte de voir s'établir progressivement une continuité territoriale kurde tout le long de la frontière turco-syrienne. Elle exige l'établissement d'une zone tampon et d'une zone d'exclusion aérienne qui lui sont toutefois refusées par les États-Unis.

Rappelons que les Forces démocratiques syriennes (FDS), qui combattent dans le nord de la Syrie, sont dominées par les Unités de protection du peuple (YPG), branche armée du Parti de l'union démocratique (PYD) syrien. Les combattants kurdes des YPG sont assimilés par le gouvernement turc au PKK et sont par conséquent considérés par lui comme des terroristes. Dès lors que les YPG ont progressivement étendu leur contrôle depuis la frontière irakienne à l'Est jusqu'à Kobane à l'Ouest, établissant ainsi une quasi-continuité territoriale le long de la frontière turque, le soutien qu'elles ont reçu des Occidentaux a été perçu par la Turquie comme une attitude hostile à son encontre. Cette perception a été encore renforcée par le fait que, depuis le 12 novembre 2013, le Kurdistan syrien dispose de sa propre administration autonome, tandis que le PYD a proclamé le 29 janvier 2014 une « Constitution du Rojava ».

Les événements de Kobané ont eu pour conséquence la reprise des affrontements entre les forces de sécurité et la guérilla du PKK sur le territoire turc (voir infra p. 82). En outre, après la reprise de Kobané par les forces kurdes appuyées par la coalition internationale, la crainte de la Turquie de voir s'établir une continuité territoriale s'aggrave, ce qui conduira à l'opération « Bouclier de l'Euphrate » en août 2016.

2. Le coup d'arrêt à la politique du « zéro problème avec les voisins » et la dégradation rapide des relations avec la Russie
a) La dégradation de l'image de la Turquie au Moyen-Orient

Progressivement, ayant approuvé l'intervention en Libye, soutenu en Égypte un président vite destitué et s'étant montrée relativement impuissante dans la crise syrienne, la Turquie voit son image se dégrader tandis que sa politique d'influence est désormais davantage perçue comme une volonté de puissance classique. En particulier, la volonté de la Turquie de dépasser le clivage chiites/sunites est battue en brèche dès lors que la Turquie paraît désormais alignée sur l'Arabie Saoudite et le Qatar. De plus, la Turquie apparaît de plus en plus comme étant en lutte de puissance avec l'Iran pour le leadership du Moyen-Orient. L'Égypte considère également de plus en plus la Turquie comme un adversaire. Progressivement, le « zéro problème avec les voisins » est devenu un « zéro voisin sans problèmes ». Par ailleurs, l'accord sur les réfugiés signé avec l'UE ternit l'image « humanitaire » de la Turquie.

De manière plus générale, ces événements montrent la difficulté de l'émergence d'une puissance régionale au Moyen-Orient. En particulier, les logiques économiques de libre-échange et d'investissement international, sur lesquelles la Turquie comptait s'appuyer pour affirmer son influence, volent en éclat dès que les tensions politiques et confessionnelles se réveillent (voir infra p. 98).

b) La dégradation des relations avec la Russie

La Russie, alliée du gouvernement syrien, intervient militairement dans la guerre civile à compter du 30 septembre 2015. Cette brusque intervention constitue un revers très important pour la Turquie qui soutenait les oppositions syriennes essentiellement islamistes sur le terrain, désormais cibles des bombardements russes. La revendication turque visant à l'établissement d'une zone de protection n'est plus d'actualité tandis que les combattants kurdes de Syrie sont soutenus désormais à la fois par la Russie et par les États-Unis. Peu à peu, la convergence de l'ensemble de la communauté internationale contre Daech, considéré comme l'ennemi public numéro 1, marginalise la Turquie.

Après une série d'incidents et une montée des tensions rapide, l'armée turque abat un avion de chasse de l'armée de l'air russe le 24 novembre 2015 alors qu'il semble avoir survolé brièvement l'espace aérien turc avant d'aller attaquer une cible anti-régime en Syrie. Cet événement a de nombreuses conséquences négatives sur les relations entre les deux pays, la Russie mettant rapidement en oeuvre des sanctions économiques contre la Turquie, notamment dans les secteurs du commerce, de l'investissement, du tourisme et des transports. Moscou rétablit également les visas pour les citoyens turcs à partir du 1 er janvier 2016.

Cet incident témoigne ainsi de la difficulté de la Turquie à faire face à la nouvelle situation du Moyen-Orient depuis le début de la crise.

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