C. UNE AUTONOMISATION DE LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE
La Turquie s'est déjà progressivement tournée vers le Moyen-Orient pour des raisons économiques dès les années 1980. Cette tendance a été fortement accentuée quelques années après l'arrivée au pouvoir de l'AKP.
1. De «Paix chez soi, paix dans le monde » à « Zéro problème avec les voisins »
Jusqu'en 2007, le gouvernement AKP a d'abord inscrit sa diplomatie dans la continuité de la politique étrangère des Gouvernements précédents, avec pour ambition principale l'adhésion à l'Union européenne . Toutefois, progressivement, la Turquie s'est rapprochée de ses voisins moyen-orientaux, notamment sous l'impulsion d'un universitaire devenu Premier ministre et ministre des affaires étrangères, Ahmet Davutoglu, avec qui vos rapporteurs ont pu s'entretenir lors de leur déplacement à Istanbul.
Dans un ouvrage intitulé « La Profondeur stratégique (2001) », dont l'importance a été soulignée par la chercheuse Jana Jabbour lors de son audition, A. Davutoglu développe la thèse selon laquelle, au sein d'un monde longtemps marqué par la bipolarité, le peuple turc, faute de confiance en soi et de conscience de sa singularité, a été empêché de se projeter dans sa région naturelle d'influence, le Moyen-Orient, ainsi que, plus largement, dans les relations internationales. Davutoglu construit par ailleurs un discours « culturaliste » opposant une civilisation orientale ouverte, souple et essentiellement pacifique, à une civilisation occidentale considérée comme plutôt agressive et rigide. Inspirés par ces conceptions, les dirigeants de l'AKP présentent la civilisation ottomane comme intrinsèquement bonne, pacifique, tolérante et juste.
La Turquie doit ainsi s'affirmer et développer une diplomatie « ouverte » et pacificatrice visant à stabiliser son environnement géostratégique afin de permettre le développement des échanges économiques et culturels nécessaire à l'enrichissement matériel et spirituel des peuples.
S'ajoute à cette analyse la notion de « profondeur stratégique » de la Turquie, zone naturelle d'influence s'étendant, à travers l'aire musulmane, du Maroc à l'Indonésie en passant par l'ensemble du Moyen-Orient , quand pouvoir kémaliste et militaire, considérant plutôt le monde arabe comme un environnement hostile et dangereux, prônait l'isolement par rapport à celui-ci. La Turquie devrait ainsi jouer le rôle d'un « pays central » ayant vocation à contribuer à l'ordre régional, nécessaire à sa sécurité et à sa prospérité. Se tourner vers les pays arabes permettra également à la Turquie de satisfaire ses besoins énergétiques.
Par ailleurs, la Turquie met en avant son islamité dans ses relations avec le monde arabe, en même temps qu'elle continue à faire valoir auprès des Européens son « occidentalité » et sa capacité à être un pont entre les civilisations contre tout « choc des civilisations ». Alors que, dans ses relations avec le monde musulman, elle cherche à opposer un « nous » aux « eux » plutôt hostile et agressif que constitue l'Occident, elle se présente vis-à-vis des Occidentaux comme une sorte de « Janus » islamique et occidental à la fois.
Corollaire de cette analyse stratégique, la mise en application du principe « zéro problème avec ses voisins » doit permettre une affirmation pacifique de la Turquie dans sa zone d'influence, là où le slogan « la paix chez soi, paix dans le monde » de l'époque d'Atatürk reflétait une attitude isolationniste. La Turquie doit ainsi tendre la main à ses voisins et laisser derrière elle tous les affrontements du passé.
Cette attitude vaut en particulier pour la Syrie, l'Arménie et la Grèce, mais aussi pour Chypre, d'où le soutien turc au plan de réunification de l'île de Chypre élaboré par le secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan, en 2004.
La Turquie développe également des relations politiques et économiques étroites avec la région autonome du Kurdistan d'Irak , reconnue par la nouvelle Constitution irakienne de 2005. Le rapprochement avec les pays musulmans du Moyen-Orient se traduit par ailleurs par une bruyante prise de distance avec Israël, plus verbale que réelle toutefois 56 ( * ) , les relations économiques restant importantes entre les deux pays. Néanmoins, les relations avec Israël se sont dégradées après le lancement de l'opération militaire israélienne « Plomb durci » dans la bande de Gaza (2009), et surtout l'abordage par l'armée israélienne du navire turc Mavi Marmara , qui tentait de forcer le blocus de la bande de Gaza, causant neuf morts du côté turc (2010). À ce différend diplomatique s'est ajouté un différend économique, relatif à l'exploitation des gisements de gaz de Méditerranée orientale, opposant d'une part Israël et Chypre et d'autre part la Turquie et la République turque de Chypre du nord (RTCN). Tout en s'efforçant de maintenir discrètement des relations avec Israël, la Turquie défend alors de manière de plus en plus exacerbée la Palestine par un « Israël bashing » permanent.
La Turquie crée par ailleurs une « direction des Turcs à l'étranger et des communautés apparentées » afin de développer ses relations avec les peuples de langue apparentée au turc, comme avec les Turkmènes du Liban, à qui elle octroie une importante aide au développement. Dans l'esprit du Gouvernement turc, les Turcmènes doivent consolider l'influence de la Turquie au Liban. Les limites d'une telle politique apparaissent toutefois clairement lorsque les Gouvernement d'Irak et de Syrie refusent que leurs minorités Turkmènes entretiennent des relations spécifiques avec la Turquie.
Le rapprochement entre la Turquie et la Syrie au cours des années 2000 constitue la réussite la plus significative de cette politique de bon voisinage . Facilité par l'expulsion de Syrie du chef historique du PKK Abdullah Öcalan (1998), ce rapprochement s'est concrétisé par une coopération politique, économique et militaire étroite entre les deux pays. Celle-ci s'est accélérée au cours des années 2007-2010 avec l'ouverture progressive de la frontière turco-syrienne aux échanges de biens et de personnes (accord de libre-échange et suppression de l'obligation de visas). Dans l'esprit des dirigeants turcs, la relation avec Damas doit servir de tremplin à un espace régional économiquement intégré, qui graviterait autour de la Turquie et servirait d'arrière-cour pour cette puissance émergente.
Par ailleurs, le Parlement turc refuse en 2003 l'autorisation aux troupes américaines de transiter par le sol turc. Cet événement est perçu comme une marque d'indépendance par rapport à l'Occident et crédibilise la Turquie. Après la guerre d'Irak de 2013, l'Irak devient un des premiers partenaires commerciaux de la Turquie. Oléoduc et gazoduc irakiens passent par la Turquie à destination de l'Europe. Grâce à sa puissante industrie du bâtiment, la Turquie se pose comme un « parrain » de l'Irak en reconstruction.
La Turquie de l'AKP se rapproche également des Kurdes irakiens . À la suite de la guerre d'Irak, la nouvelle Constitution fédérale irakienne et l'institutionnalisation du GRK avaient été considérés comme une grave menace par la Turquie, qui avait lancé contre les Kurdes irakiens l'opération militaire « Soleil » entre décembre 2007 et février 2008. Paradoxalement, l'échec de cette opération conduit à un rapprochement avec le GRK : visite historique du ministre des affaires étrangères Davutoglu à Erbil le 30 octobre 2009, ouverture d'un consulat turc à Erbil, visite officielle de M. Erdogan. Cette politique permet aux Turcs d'accroître leur influence en Irak. En outre, elle est instrumentalisée pour améliorer les relations avec les Kurdes de Turquie : Barzani, président du GRK, est invité à Diyarbakir en Turquie et fait passer aux Kurdes des messages en faveur d'une coopération avec l'AKP. Enfin, le Kurdistan irakien devient un véritable « Eldorado » pour les entreprises turques, en particulier dans la construction. Plus de 80 % des produits importés au GRK proviennent ainsi de la Turquie . La coopération autour du pétrole et du gaz kurdes se développe également fortement au bénéfice de la Turquie. Cette relation bénéficie à l'autonomie du GRK en Irak tout en permettant à la Turquie de « neutraliser par la prospérité » cet ancien ennemi. Elle permet aussi, par contiguïté, le développement économique du sud-est turc. Il apparaît toutefois progressivement un décalage entre cette réussite et les difficultés que connaît la politique de rapprochement avec les kurdes de Turquie.
La Turquie signe par ailleurs des accords de libre-échange avec les pays du Maghreb , qui constituent un « terrain de chasse » privilégié pour les entreprises turques.
Enfin, depuis les années 2000, la Turquie a également noué des relations économiques, politiques et stratégiques intenses avec les pays du Golfe, en particulier l'Arabie Saoudite, avec des visites réciproques et une collaboration énergétique qui permet à la Turquie de réduire un peu sa dépendance par rapport à la Russie et à l'Iran, et aux pays du Golfe d'attirer la Turquie dans leur camp contre l'Iran.
La Turquie ne parvient pas cependant à améliorer de la même manière ses relations avec l'Égypte. Les deux pays restent rivaux, chacun d'entre eux ayant tendance à se considérer comme le leader naturel du Moyen-Orient musulman.
2. Un rôle de médiateur et de modèle pour le monde arabe
La posture de « puissance bienveillante » de la Turquie s'est par ailleurs traduite par un rôle de médiateur dans plusieurs conflits régionaux, notamment entre le Pakistan et Israël, entre la Russie et la Géorgie, dans le dialogue inter-palestinien, ou encore entre la Syrie et Israël, concernant le statut du plateau du Golan et les garanties susceptibles d'être apportées à la sécurité de l'Etat hébreu. La Turquie est également intervenue en 2010 conjointement avec le Brésil dans les négociations sur le dossier nucléaire iranien, sans parvenir toutefois in fine à éviter le vote de sanctions contre l'Iran par le Conseil de sécurité.
Par ailleurs, après les « printemps arabes » (2011), la Turquie se rapproche des nouvelles formations politiques islamistes au pouvoir en Tunisie et en Égypte, qui, proches des frères musulmans, affirment comme elle la compatibilité entre islam, démocratie et développement économique.
En Tunisie, la chute rapide de Ben Ali a permis à l'AKP d'exprimer, dès le 11 février 2011, son soutien à la transition démocratique. Avec l'Égypte, M. Erdogan reste plus prudent. Ce n'est qu'en 2015, après le renversement de Moubarak, qu'il approuve ouvertement la révolution, puis prend le parti des frères musulmans. À l'égard de Bahreïn, la Turquie mène une politique subtile visant à défendre les chiites sans froisser l'Arabie Saoudite. Contrairement à la Tunisie et à l'Égypte, la Libye constituait un marché important pour les entreprises turques. La Turquie a néanmoins approuvé, en 2011, l'opération qui a abouti à la chute du régime libyen. Ankara argumente alors que l'interventionnisme peut être justifié lorsqu'il est le fait d'une puissance régionale amie et qu'il permet d'empêcher une guerre fratricide et de sauver des populations civiles, ce qui ressemble fort à la « responsabilité de protéger » et au « droit d'ingérence humanitaire », apanages d'un Occident dont elle condamne pourtant l'agressivité.
En septembre 2011, le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan se rend en Tunisie, en Égypte et en Libye afin de consolider les relations de la Turquie avec ces pays dans le contexte postrévolutionnaire . Alors qu'elle a d'abord hésité entre la préservation de ses relations avec ses partenaires gouvernementaux et soutien aux révolutions, la Turquie recompose ainsi son discours pour se présenter comme la « mère adoptive » des révolutionnaires qui iraient selon elle dans le sens de l'histoire, vers la démocratie et la modernité.
La Turquie fait aussi le pari d'une réussite politique des islamistes. Elle invite des représentants des frères musulmans, d'Ennadha et du PJD marocains afin de les initier au jeu démocratique. Elle promeut ainsi un « centrisme islamiste », un islam « du juste milieu », conservateur et libéral. À cette politique d'influence s'ajoute une « diplomatie du carnet de chèques » (prêts avantageux et dons), rendue possible par la bonne santé de l'économie turque.
La Turquie s'efforce ainsi, et parvient en partie, à faire figure de modèle de démocratie islamique pour les opinions publiques du monde arabe.
3. Des moyens accrus au service d'une puissance retrouvée
Au-delà de son espace régional, la Turquie a souhaité accroître son pouvoir d'influence vers l'Afrique et même au niveau mondial. Comme l'a souligné Nicolas Eybalin, sous-directeur de l'Europe Méditerranéenne au Quai d'Orsay, lors de son audition par vos rapporteurs, le réseau diplomatique turc est progressivement devenu le 5ème du monde. La Turquie a notamment ouvert 45 ambassades en Afrique, dont la moitié depuis l'arrivée au pouvoir de l'AKP en 2002. Rien que pour l'année 2018, le Président Erdogan a effectué 29 visites en dehors de la Turquie, et le ministre des affaires étrangères, 79. Plus de cinquante nouveaux centres culturels « Yunus Emre » ont été créés, notamment dans les Balkans.
En outre, la Turquie a mis en place une agence de coopération et de développement (TIKA), inspirée par l'Agence française de développement et par l'Agence allemande pour la coopération technique (GIZ), qui conduit des projets de développement dans une trentaine de pays, en particulier auprès des communautés musulmanes dans les pays d'Afrique sub-saharienne. L'aide publique au développement (APD) a augmenté constamment pour atteindre environ 0,95% du RNB en 2017 , une part importante étant cependant de l'aide aux réfugiés sur le sol turc.
Parallèlement, le réseau de Turkish Airlines n'a cessé de s'étendre depuis le début des années 2000 et le nouvel aéroport d'Istanbul, ouvert en avril 2019, est censé devenir le plus grand du monde, avec à terme 150 millions de passagers/an.
L'organisation du premier Sommet humanitaire mondial de l'ONU à Istanbul en mai 2016 est également venue illustrer la volonté de la Turquie d'assumer un rôle de puissance à part entière. Ce sommet constitue, par ailleurs, une forme de reconnaissance de la politique humanitaire de la Turquie, État accueillant le plus grand nombre de réfugiés au monde, soit environ 4 millions.
La Turquie met également au service de sa diplomatie d'influence la présidence des affaires religieuses (Diyanet). Actuellement, le budget de celle-ci, très considérablement augmenté par le gouvernement AKP, est nettement supérieur celui des affaires étrangères et constitue un instrument d'influence considérable pour la Turquie . En particulier, la Diyanet et sa branche européenne DITIB joue un rôle dans le contrôle de la diaspora turque en Europe et dans l'influence exercée sur celle-ci par le parti au pouvoir en Turquie, notamment lors des élections auxquelles peuvent voter les Turcs de l'étranger. La Turquie s'appuie aussi sur des initiatives privées telles que le mouvement Hizmet du prédicateur Fethullah Gülen. Né dans les années 1970, ce mouvement est ainsi l'une des composantes du soft power turc, notamment dans le domaine de l'éducation et de l'aide humanitaire, avant que l'éloignement puis l'hostilité ne s'installent entre l'AKP et le prédicateur islamiste.
4. Un accent particulier sur le « soft power »
En cohérence avec son nouveau discours civilisationnel, la Turquie a développé des instruments de « soft power », en particulier à destination du Moyen-Orient. Elle s'efforce ainsi de séduire les populations arabes par la projection de la culture turque. La télévision occupant une place essentielle au Moyen-Orient, les feuilletons turcs (Diziler) ont détrôné les productions syriennes et égyptiennes. Le Gouvernement AKP crée par ailleurs « TRT Al Turkiyya », une chaîne d'information arabophone. Cette initiative est toutefois d'une efficacité limitée car elle apparaît trop directement liée au gouvernement turc.
Le gouvernement développe également une politique de bourses offertes à des étudiants arabes dans les universités turques, qui débouche ensuite sur la création d'associations pro-turques dans leur pays d'origine par ces étudiants. La Turquie développe par ailleurs les centres culturels « Yunus Emre » pour promouvoir l'apprentissage du turc dans les pays arabes.
* 56 Cf. « La Turquie, l'invention d'une diplomatie émergente » (2017), Jana Jabbour