B. LE PEUPLE TURC A MONTRÉ SON ATTACHEMENT À LA DÉMOCRATIE EN PROVOQUANT UNE ALTERNANCE À LA TÊTE DE CERTAINES AGGLOMÉRATIONS
1. Un attachement profond à la démocratie élective
Les succès électoraux répétés de l'AKP témoignaient tout à la fois de sa popularité, mais aussi de sa capacité à capter par un discours « populiste » l'exclusivité de la représentation du « vrai peuple » et à légitimer dès lors, sur ce fondement, aussi bien des adaptations institutionnelles permettant de concentrer davantage le pouvoir que des dérives pour orienter le débat, au besoin en limitant la liberté d'expression.
Cet affaiblissement progressif des oppositions pouvait laisser croire que la Turquie avait renoncé à l'alternance.
Toutefois, une analyse attentive des résultats lors des dernières élections révélait à des signaux faibles de lassitude de la population.
Les résultats mitigés de l'AKP aux élections municipales, qui lui sont généralement favorables, vont confirmer cette analyse. Si les candidats du parti obtiennent, en mars 2019, 44,72% des suffrages au niveau national 148 ( * ) et ils perdent 6 des 7 plus grandes villes dont Ankara, et Istanbul au profit du CHP. Néanmoins, il reste majoritaire dans 50 provinces sur 81 et l'Alliance au pouvoir détient 4/5 des conseils municipaux et la majorité des districts des grandes villes comme Ankara et Istanbul. Il progresse enfin dans les provinces kurdes, le HDP perdant beaucoup de terrain 149 ( * ) .
Il est à remarquer que la campagne électorale s'est déroulée dans un climat très défavorable à l'opposition qui a été privée de moyens d'expression dans les médias et notamment dans les provinces kurdes.
Ces résultats seront amplifiés par le scrutin de juin 2019 à Istanbul suite à l'annulation de la première élection. En effet, le 31 mars 2019, le candidat CHP, Ekrem Imanoglou, pour la mairie d'Istanbul l'avait emporté avec 13 000 voix d'avance sur quelques 10 millions de votants contre le candidat de l'AKP l'ancien Premier ministre Yildirim. À noter que l'AKP avait remporté 24 arrondissements sur 39 et dispose donc d'une majorité au conseil. L'AKP avait formé un recours devant la Commission électorale qui a annulé le seul scrutin pour l'élection du maire au motif du faible écart de voix entre les deux candidats et que certains bureaux de vote n'étaient pas présidés par des fonctionnaires comme le prévoit la loi. Le 23 juin, le candidat du CHP l'a emporté avec plus de 800 000 voix (54,21%) donnant à cette victoire, reconnue par l'AKP, une portée politique élevée.
En outre, la mobilisation sur le terrain, la volonté de sanctionner « les mauvais perdants » ou ceux qu'ils soupçonnaient de vouloir « tricher » avec la volonté populaire et la présence nombreuse des citoyens dans les bureaux de vote pour contrôler le bon déroulement des opérations, montrent un degré d'intérêt, d'engagement et de civisme élevé.
Ces évènements démontrent qu'il n'y a pas de fatalité et que l'alternance démocratique reste possible sauf à ce que le gouvernement accentue la dérive autoritaire observée depuis quelques années et ne restreigne davantage la liberté d'opinion et la liberté d'expression.
2. Un attachement au respect du droit
Démocratie élective, la Turquie reste une démocratie inachevée car le substrat idéologique qui permet la réalisation des conditions nécessaires au débat politique : un droit électoral stable, une égalité des conditions entre les candidats en matière de financement des campagnes électorales et d'accès aux médias, une liberté de création de formations politiques, la liberté d'expression, la liberté de la presse...., est historiquement insuffisant.
Sans doute, les questions sécuritaires et l'histoire politique de la République de Turquie émaillée de fréquents coups d'état militaires, pourraient justifier un contrôle plus étroit, mais en même temps, il dénoterait une insuffisante résilience de la démocratie élective et altèrerait son crédit s'il devait rendre impossible l'alternance.
Une large part de la société civile craint cette situation ayant le sentiment qu'après avoir remis à leur juste place les institutions de tutelle liées à l' « État profond », le pouvoir légitime par les urnes a progressivement accaparé les outils de contrôle à son profit. La « démocratie combattante » restreint paradoxalement la démocratie et perd le sens de son combat.
Cette situation n'a pas heureusement été à son terme et malgré les arrestations et les condamnations, souvent pour des délits d'opinion, malgré des restrictions de la liberté d'expression, y compris sur Internet, il reste une société civile active qui participe et anime le débat politique et revendique une extension des droits et libertés conformément aux principes constitutionnels et aux engagements internationaux de la Turquie dans le cadre du Conseil de l'Europe, et dans celui de la présentation de sa candidature pour une adhésion à l'Union européenne.
Cette société civile active est présente dans tous les secteurs de la société, et notamment au sein des milieux intellectuels (universitaires, juristes, journalistes, écrivains, cinéastes, chefs d'entreprise) dont certains de renommée internationale qui contribuent à la réputation de la Turquie.
La Turquie apparaît dès lors beaucoup plus diverse que l'image donnée par le discours politique dominant et cela fait sa richesse et témoigne de sa capacité à développer une société modernisée et plus ouverte sur l'extérieur.
Il y a donc lieu d'être attentif et de nourrir un dialogue exigeant et constructif avec le monde politique et avec la société civile turque en ce domaine. On notera que dans les débats sur la restriction des crédits de préadhésion sous-consommés, faute de projets suffisamment nombreux et encadrés présentés par le gouvernement turc, le Parlement européen a souligné que ces baisses de crédits ne devaient pas affecter les actions en direction de la société civile.
* 148 Soit avec ceux de son allié MHP (7,25%), un total de 51,76% relativement similaire à celui obtenu par l'Alliance populaire aux législatives de 2018
* 149 4,22% des suffrages au niveau national, il remporte 8 grandes villes du sud-est au lieu de 10 en 2014.