AVANT-PROPOS
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« Un jour, croyez-moi, vous finirez par faire front »
Hérodote, Histoires, VII, 141
La défense européenne est comme un verre à moitié rempli : certains le voient à moitié vide, quand d'autres le voient à moitié plein. Les travaux que vos rapporteurs ont menés depuis six mois les amènent inévitablement à se ranger du côté des optimistes, ceux qui voient le verre se remplir. Pour autant, face à l'effritement du multilatéralisme et au jeu de plus en plus décomplexé des puissances, l'Europe est engagée dans une partie difficile concernant sa défense. Mais elle n'a jamais eu, depuis la Seconde Guerre mondiale, d'aussi bonnes cartes à jouer.
A l'exception notable de la France et du Royaume-Uni qui ont chacun développé l'arme atomique, l'Europe a renoncé dans la seconde moitié du XXe siècle à assurer sa défense. Cela tient d'une part à l'affaiblissement politique, matériel et moral qu'ont entraîné les deux guerres mondiales et, d'autre part, au fait que le continent soit devenu dès 1945 un espace disputé entre les États-Unis et l'U.R.S.S dans le cadre de la Guerre froide.
Malgré ce contexte très particulier, la question de la sécurité de l'Europe est restée centrale. Elle a notamment été au fondement de la construction européenne. Celle-ci est née de la volonté des six pays fondateurs de rendre impossible toute nouvelle guerre entre eux. Cet objectif a été brillamment atteint. Mais d'autres menaces sont apparues ou se sont renforcées. La question de la défense européenne n'est donc pas nouvelle. Elle a été et elle demeurera une ligne d'horizon pour les peuples européens, que leurs gouvernements en fassent une priorité ou non. De ce point de vue, il est probable que le regard rétrospectif de l'histoire voie la fin de cette décennie comme un tournant dans le processus de construction européenne.
Plus que tout autre, le champ de la défense est marqué par son caractère régalien, et donc profondément politique. Mais cette nature politique ne naît pas des agendas internes des dirigeants des pays d'Europe : elle découle avant tout des contraintes géopolitiques, contraintes sur lesquelles ceux qui gouvernent nos démocraties pendant un temps limité ont peu de prise.
Au cours des six mois qu'ont duré les travaux de vos rapporteurs, l'ambivalence des contraintes qui pèsent sur l'Europe leur est clairement apparue : d'une part l'Europe est placée face à ses responsabilités devant le jeu toujours plus décomplexé des puissances extra-européennes ; quand, d'autre part, la difficulté de cette situation l'oblige de façon de plus en plus pressante, en tant qu'ensemble géopolitique, à sortir de sa torpeur. À défaut, elle tombera à brève échéance dans une forme de vassalité dont vos rapporteurs estiment, à l'issue de leurs travaux, qu'elle n'est en réalité acceptée dans aucun des pays européens.
L'éclairage permanent des tensions et divergences qui existent entre les gouvernements européens occulte l'importance de la convergence des représentations collectives des Européens sur quelques points fondamentaux. Elle ne rend pas compte de la communauté de destins qui nous unit, ni de la conscience qu'ont nos peuples de cette communauté de destin.
Le sujet de la défense européenne a fait l'objet de très nombreux rapports, colloques et travaux divers, dont beaucoup d'une très grande qualité. Ce rapport a pour ambition non d'en faire une synthèse, mais de placer la réflexion des Français dans le contexte européen, très bien connu et décrit par les spécialistes de la question, mais assez largement ignoré dans notre débat national. N'est-il pas quelque peu étrange d'affirmer une vision de la défense européenne sans se demander ce qu'en pensent nos partenaires européens ? C'est pourtant ce que nous persistons collectivement à faire, depuis longtemps. Cela pouvait se comprendre lorsque la France entendait précisément se démarquer de ses partenaires, dans les années 1960. Aujourd'hui, comment penser construire la défense européenne sans entendre et chercher à comprendre le point de vue des autres pays européens ?
Sur ce plan, la situation est très claire. Pour l'ensemble de nos partenaires européens, mais aussi pour la plupart des spécialistes français, il est évident que la défense de l'Europe est aujourd'hui assurée pour l'essentiel par l'OTAN, c'est-à-dire, concrètement, par les États-Unis d'Amérique 2 ( * ) . Pourtant, la France exprime sa vision d'une façon qui amène parfois nos partenaires à la voir comme souhaitant un désengagement des États-Unis. À l'évidence, le fait que nous soyons perçus ainsi brouille notre discours sur la nécessaire autonomie stratégique de l'Europe. Nos difficultés à entendre et comprendre le point de vue de nos partenaires affaiblit la crédibilité de nos propositions et, pour dire les choses simplement, nuit à nos intérêts.
La France a raison lorsqu'elle dit que, devant la montée des périls, l'Europe devra être en mesure de se défendre, pour préserver ses intérêts et protéger ses citoyens. Mais tous les autres pays européens ont également raison lorsqu'ils constatent qu'à court terme, l'Europe est incapable de se défendre sans l'aide des États-Unis. Nier cette évidence matérielle, ce que nous semblons parfois faire au travers de concepts mal définis, propulsés de façon soudaine dans le débat, suscite chez nos partenaires l'incompréhension, quand ce n'est pas l'inquiétude. Pourtant, dans les échanges que vos rapporteurs ont pu avoir avec leurs interlocuteurs étrangers, les convergences l'emportent largement sur les divergences. Nous perdons donc un temps et une énergie précieuse à expliquer, justifier et défendre nos positions, alors même que celles-ci ne sont pas, en fin de compte, irrecevables par nos partenaires.
Le présent rapport entend montrer comment, à travers un foisonnement d'initiatives de toute nature (politique, institutionnelle, industrielle, opérationnelle...) les pays européens sont entrés dans une phase nouvelle, qui n'est possible que parce qu'il y a bien, de façon globale, une prise de conscience que le contexte international a changé.
Le premier élément majeur de ce changement est la tension croissante entre les États-Unis et la Chine. En voyant dans la Chine leur principal compétiteur stratégique, et dans l'Asie du sud-est leur principal centre d'attention, les États-Unis ont exprimé tout à fait clairement que l'Europe n'était pas, a contrario, leur priorité stratégique. Comme cela a été rappelé à plusieurs reprises lors des auditions de vos rapporteurs, ce cours nouveau est antérieur à l'élection à la présidence des États-Unis de Donald Trump. Ce « pivot stratégique » avait été défini par Barack Obama. Le fait que cette vision, qui s'exprime certes avec une force nouvelle sous la Présidence Trump, soit celle de deux présidents successifs, et de partis différents, impose de voir là une évolution pérenne. Même les plus attachés au lien transatlantique parmi nos partenaires européens en ont conscience. Mais ces mêmes pays rappellent que, dans l'immédiat, l'Europe n'est pas capable de se défendre sans les États-Unis, et en tirent la conclusion qu'il est primordial de ne rien faire qui soit de nature à affaiblir la protection américaine.
Le second élément de ce contexte est constitué par la posture interventionniste de la Russie. Initiée par la guerre de Géorgie en 2008, elle s'est rapprochée du territoire européen avec l'intervention en Ukraine et l'annexion de la Crimée en 2014. Mais ce regain de recours à la force russe s'est manifesté également en Syrie, où la Russie a sauvé le régime de Bachar Al Assad, qui était en passe d'être renversé. Cette posture nouvelle est relayée sur toutes les frontières de l'Europe par une présence aérienne et navale assimilable à une démonstration de force constante. S'y ajoutent les actions de manipulation de l'information, d'attaques cyber et d'espionnage, qu'il soit à des fins de renseignement ou d'action violente, comme lors de la tentative d'assassinat du dissident Skripal au Royaume-Uni. Cette attitude de la Russie renforce la conviction de nombreux pays européens que la menace sur le flanc Est rend vital le maintien de la présence américaine. Ces mêmes pays considèrent que le premier objectif stratégique russe est de désarrimer les États-Unis du continent européen, afin d'y avoir ensuite les coudées franches. Cette perspective explique l'inquiétude que font naître chez eux les épisodes de tension entre les Européens et les Américains.
Le troisième élément du contexte est la matérialisation des menaces du front sud. Celles-ci sont de deux ordres. D'une part, les pays européens ont connu ces dernières années une série d'attaques terroristes djihadistes sans précédent. D'autre part, la guerre civile en Irak et en Syrie, aggravée par l'émergence du califat de l'Etat islamique (EI), a entraîné un important mouvement de migration vers l'Europe. De même, l'effondrement de l'Etat libyen suite à l'intervention occidentale a facilité la mise en place de filières criminelles tournées vers l'Europe, prospérant notamment sur le trafic d'êtres humains et l'exploitation des migrants tentant de rejoindre l'Europe. Enfin, l'affaiblissement des Etats dans la bande sahélo-saharienne (BSS) fait de cette zone une base pour les réseaux djihadistes et pour le crime organisé, les deux se recoupant parfois.
Or, si les attentats terroristes qui ont frappé la France depuis 2015 nous ont bien appris une chose, c'est que la situation au Proche et Moyen-Orient d'une part, et en Afrique d'autre part a des conséquences directes sur la sécurité des pays européens. L'idée d'une « Forteresse Europe » dans laquelle les pays européens pourraient se retrancher en restant indifférents aux violences qui frappent leur voisinage est complètement illusoire. De ce point de vue la question de la défense européenne n'est pas un débat politique théorique à long terme, c'est aussi un questionnement pratique qui est susceptible d'avoir une portée concrète.
Les pays européens sont confrontés à des défis importants. Les épreuves qu'ils ont dû surmonter par le passé leur ont donné la force d'âme nécessaire à la défense de notre liberté, de nos valeurs et de notre mode de vie. Vos rapporteurs sont convaincus que la volonté d'agir ensemble, et d'agir aussi avec nos alliés, est là. Encore faut-il que nous soyons attentifs à ce que nous disent nos partenaires européens :
« Il suffit de tes yeux pour t'en persuader,
Si tes yeux un moment pouvaient me regarder » 3 ( * ) .
* 2 Etant dotés de l'arme atomique, la France et le Royaume-Uni sont les seuls à pouvoir mettre en oeuvre par eux-mêmes une stratégie de dissuasion de nature à protéger leurs intérêts vitaux.
* 3 Phèdre, II, 5.