AVANT-PROPOS
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La question de la fraude documentaire a surgi dans le débat public il y a quelques mois. L'ancien magistrat Charles Prats, qui a participé il y a quelques années aux travaux de la délégation nationale à la lutte contre la fraude (DNLF), a publié une tribune dans la presse selon laquelle quelque 14 milliards d'euros de prestations sociales seraient versés chaque année de manière indue à des personnes nées à l'étranger et disposant d'un numéro de sécurité sociale obtenu de manière frauduleuse.
Notre collègue Nathalie Goulet a fortement contribué à mettre ce sujet en avant, notamment en interpellant en séance publique la ministre des solidarités et de la santé, Agnès Buzyn 2 ( * ) . Quant au Gouvernement, il s'est constamment attaché à démentir avec force ces estimations, en affichant, à partir d'études récentes, un taux très faible de fraude à l'obtention de numéro de sécurité sociale, qui serait compris entre 0,15 % et 0,3 %.
Face à ce grand écart des estimations et au vu de la forte importance de ce sujet, en termes de finances de la sécurité sociale mais surtout de justice sociale, la commission des affaires sociales a chargé son rapporteur général d'éclaircir enfin cette question avant le terme de la présente session.
Le présent rapport d'information rend compte de ces travaux.
Après avoir fait le point sur les précédents contrôles de ces dossiers menés sous l'égide de la DNLF, le rapporteur général livre les premières conclusions du contrôle complémentaire effectué à sa demande sur le stock de dossiers existants. Ces travaux, hélas pas encore tout à fait achevés, permettront néanmoins de disposer d'une fourchette pour le risque financier lié à l'obtention frauduleuse ou injustifiée de numéros de sécurité sociale par des personnes nées hors de France.
Bien entendu, les méthodes de travail des différents organismes impliqués ont également été étudiées. Les incontestables progrès réalisés, parfois de manière trop progressive, depuis 2012, seront mis en lumière. Le rapporteur général présente aussi les facteurs d'amélioration qui restent à mettre en oeuvre pour réduire encore le risque de fraude au numéro de la sécurité sociale, et plus largement d'usurpation d'identité.
EXPOSÉ GÉNÉRAL
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I. LE RENFORCEMENT NOTABLE DES PROCÉDURES D'IMMATRICULATION À LA SÉCURITÉ SOCIALE À LA SUITE DU PREMIER CONTRÔLE DE 2011
L'immatriculation auprès des organismes de sécurité sociale des personnes nées hors de France suit un circuit particulier, qui ne dépend pas, à la différence des personnes nées sur le territoire national, de l'Institut national de la statistique et des études économiques (Insee). En effet, depuis 1988, un service de la Caisse nationale d'assurance vieillesse (Cnav), dénommé service administratif national d'identification des assurés (Sandia), a, par délégation de l'Insee, la charge de gérer l'attribution d'un numéro d'inscription au répertoire (NIR) 3 ( * ) à ces demandeurs 4 ( * ) . C'est également la Cnav qui gère le système automatisé de gestion des identités (SNGI), traitement automatisé qui contient l'identité des personnes nées en France et les personnes nées à l'étranger qui viennent travailler en France à partir du NIR.
Comme cela sera détaillé ci-après, le Sandia n'est jamais l'interlocuteur direct desdits demandeurs ; dans le processus d'attribution, son rôle consiste principalement à contrôler les documents transmis par les différents organismes de sécurité sociale. Ce sont ces organismes qui se trouvent en contact direct avec la personne souhaitant s'inscrire. En revanche, le Sandia voit passer l'ensemble de ces dossiers pour en vérifier la validité après avoir effectué ses propres contrôles et, le cas échéant, renvoyé le dossier à l'organisme concerné.
Le premier grand contrôle opéré conjointement par le Sandia et la direction centrale de la police aux frontières (DCPAF), sous l'égide de la délégation nationale à la lutte contre la fraude, date de 2011. Ses conclusions chocs ont conduit les organismes sociaux à faire évoluer leurs procédures, de manière progressive mais en profondeur, afin de remédier aux risques alors constatés.
A. EN 2011, UN PREMIER CONTRÔLE AUX CONCLUSIONS CHOCS
1. Un rapport d'évaluation du risque
Tout d'abord, il est nécessaire de revenir sur le contrôle de 2011 lui-même ainsi que sur ses conclusions.
Diligenté à la demande de la direction de la sécurité sociale à la suite d'une suggestion de la délégation nationale de lutte contre la fraude (DNLF), ce contrôle a réuni des équipes opérationnelles du Sandia et de la DCPAF. Il a concerné 2 103 dossiers représentatifs de l'ensemble du stock de dossiers conservés par le Sandia.
Il est nécessaire de souligner que ce rapport avait vocation à une diffusion interne. Il s'agissait d'établir un degré de risque financier pour les organismes de sécurité sociale lié aux procédures d'immatriculations de personnes nées à l'étranger alors en vigueur et de formuler, si nécessaire, des recommandations pour faire évoluer lesdites procédures.
Au vu de son objet, de son « public » ainsi que du temps et des moyens impartis à la mission, le rapport emploie un langage direct et ne creuse pas plusieurs éléments importants pour l'analyse du préjudice financier réel subi par les organismes sociaux. Ainsi :
- d'une part, les dossiers sont simplement identifiés comme posant ou non problème lors de leur constitution. Au-delà de ce constat sur l'adéquation de l'enregistrement des intéressés auprès d'un organisme de sécurité sociale, les dossiers « problématiques » n'ont pas été analysés individuellement par la suite afin de distinguer les dossiers régularisables sur présentation d'un titre d'identité valable, ceux qui n'étaient pas régularisables et les fraudes stricto sensu ;
- d'autre part, aucune recherche des montants des prestations sociales effectivement associés à ces dossiers n'a alors été effectuée.
2. Des résultats alarmants appelant à réformer les procédures d'immatriculation
Chaque dossier de l'échantillon a été contrôlé par un binôme composé d'un représentant du Sandia et d'un autre de la DCPAF. L'équipe a ensuite classé les dossiers dans l'une des trois catégories suivantes :
- document authentique ;
- document faux, lorsqu'il ne respecte pas les formes des règles en vigueur dans le pays d'émission ;
- et document indéterminé. Cette dernière catégorie regroupe les documents pour lesquels l'administration ne possède pas de modèle de comparaison, les documents non traduits, les actes de naissance étrangers au cachet invérifiable sur le scan ou les actes invérifiables par nature (pour lesquels l'administration ne disposera jamais de modèle, comme pour les fiches individuelles d'état civil, qui étaient admises à cette époque).
Au bout du compte, l'étude a abouti au classement que retrace le graphique ci-après.
Résultats du contrôle de 2011 sur un
échantillon de 2103 dossiers représentatifs
du stock de
dossiers gérés par le Sandia
Source : Délégation nationale à la lutte contre la fraude
Les dossiers classés en « indéterminés », dont la proportion globale apparaît importante, correspondait plus précisément au classement suivant :
- 81 dossiers (11 % du total des indéterminés) dus à une absence de référence ;
- 24 dossiers (3 %) dus à une absence de traduction ;
- 39 dossiers (5 %) dus à une absence de cachet ou à un cachet illisible au scan ;
- 447 dossiers (63 %) invérifiables par nature, pour lesquels l'administration ne disposera jamais de modèle de référence auquel comparer les documents en question ;
- 121 dossiers (17 %) pour d'autres motifs ou pour un motif non précisé par les contrôleurs.
En appliquant aux dossiers « indéterminés » le même taux de faux documents que pour ceux à partir desquels les contrôleurs pouvaient se prononcer, cette première étude a abouti à un taux global de faux documents de 10,4 % .
C'est sur cette base que l'ancien magistrat Charles Prats, qui travaillait pour la délégation nationale à la lutte contre la fraude au moment de l'étude de 2011, considère que ces travaux ont permis d'établir qu' environ 1,8 million de dossiers sur les 17,6 millions constituant alors le stock du Sandia auraient été des faux . Selon les propres termes de M. Prats, que le rapporteur général a rencontré dans le cadre de ses travaux, il s'agit d'une extrapolation, fondée sur le fait que l'échantillon de l'étude de 2011 a été construit pour être représentatif de l'ensemble des dossiers du Sandia.
Une autre extrapolation, appliquant à ces 1,8 million de dossiers un montant moyen de prestations sociales de 7 700 euros le conduit à estimer à environ 14 milliards d'euros le préjudice financier annuel pour les organismes de sécurité sociale liés à l'existence de faux numéros d'immatriculation de personnes nées à l'étranger.
Ces chiffres ont été largement repris dans le débat public ces derniers mois, notamment lors de plusieurs débats au Sénat. Mais il est nécessaire de souligner, à ce stade du présent rapport d'information :
- en premier lieu, que ces estimations ne pouvaient s'appuyer sur une étude individuelle des dossiers identifiés comme faux dans le cadre de l'étude , puisque ces travaux n'ont alors pas été conduits - tel n'était d'ailleurs pas l'objet de l'étude ;
- en deuxième lieu, qu'il n'a évidemment jamais existé de liste de 1,8 million de numéros d'identification dont les organismes de sécurité sociale ou une quelconque autorité publique auraient su qu'ils étaient faux sans les annuler pour autant ;
- en troisième lieu, que le préjudice financier associé aux faux NIR est encore plus incertain .
* 2 Cf. compte rendu de la séance publique du Sénat du 21 décembre 2018.
* 3 Dans le langage courant, le NIR est plus communément désigné par l'expression « numéro de sécurité sociale ».
* 4 Le Sandia gère également les NIR des assurés nés à Mayotte, en Polynésie française, à Wallis-et-Futuna et en Nouvelle-Calédonie.