ETAT DES LIEUX : LA FRANCE EST-ELLE PRÊTE ?

Entre incertitude et plans de contingence, comment les pouvoirs publics se sont-ils préparés au Brexit ?

Intervenants :

• Introduction par Joëlle GARRIAUD-MAYLAM, Sénateur représentant les Français établis hors de France et membre du Conseil franco-britannique ;

• Xavier BERTRAND, Président de la Région Hauts-de-France ;

• Sandrine GAUDIN, Secrétaire générale des affaires européennes (SGAE) et conseillère Europe du Premier ministre.

Mme Joëlle GARRIAUD-MAYLAM, Sénateur représentant les Français établis hors de France et membre du Conseil franco-britannique

Je remercie le Président du Sénat pour son message chaleureux en ouverture de ce colloque qui se tient le jour de la journée internationale de la francophonie. Comme membre du groupe de suivi depuis sa création au lendemain du referendum de 2016, comme résidente et élue des Français de Royaume-Uni et comme membre du conseil franco-britannique - organisme créé au moment de l'entrée dans la Communauté économique européenne du Royaume-Uni en 1972 par le Président de la République française et le Premier ministre britannique -, j'ai le plaisir et l'honneur d'introduire cette première session. Elle est consacrée à l'état de préparation de la France au Brexit.

L'Union européenne est en train de prendre toute une série de mesures de contingence nécessaires. Le Gouvernement nous a affirmé, à de multiples reprises, être prêt à affronter toutes les hypothèses, y compris celle d'un Brexit « dur » le 29 mars prochain. La loi du 19 janvier 2019 - j'en profite pour saluer le travail, au Sénat, de la commission spéciale et de son rapporteur Ladislas Poniatowski - a permis l'adoption de six ordonnances, relatives respectivement aux droits des citoyens, à la mise en place en urgence des infrastructures nécessaires aux contrôles frontaliers, aux opérations de transport routier, aux secteurs des assurances et de la défense, ainsi qu'à la continuité du trafic ferroviaire sous la Manche. Mais ces efforts déployés par le Gouvernement sont-ils suffisants ? Prenez l'exemple du recrutement de 700 douaniers supplémentaires. La grève du zèle observée par leurs collègues entraîne des ralentissements considérables : plus de 3 000 camions sont bloqués, des trains Eurostar ont dû être annulés, tout cela générant un terrible manque à gagner pour les transporteurs. Le recrutement de 700 douaniers sera-t-il donc suffisant ?

Les domaines concernés par le Brexit sont innombrables. Personne n'avait imaginé, avant 2016, devoir un jour procéder à cette séparation, à ce retour en arrière par rapport au processus d'intégration européenne. Le délai de deux ans, fixé par l'article 50 du Traité sur l'Union européenne, a engendré une véritable course contre la montre. La réactivité de l'ensemble des acteurs concernés - administrations, collectivités, entreprises - doit être saluée... mais nous n'en continuons pas moins à nous interroger : sommes-nous prêts ? C'est l'objet de cette session à laquelle j'ai le plaisir d'accueillir Xavier Bertrand, Président de la Région Hauts-de-France. M. le Président, votre région est en première ligne pour affronter le Brexit. Les ports de Dunkerque et de Calais représentent 88 % du tonnage qui est échangé par voie maritime avec le Royaume-Uni. Le tunnel permet de réaliser un quart des échanges entre le Royaume-Uni et l'Union européenne. Les enjeux sont considérables et des investissements sont nécessaires pour la réintroduction de contrôles frontaliers. Les entreprises commerçant avec le Royaume-Uni risquent de connaître des difficultés. Votre approche régionale sera particulièrement intéressante. Quelles sont les mesures prises par la Région pour se préparer à l'échéance du 29 mars ? Les entreprises vont semblent-elles suffisamment préparées à l'hypothèse éventuelle d'un Brexit « dur » ?

J'ai également le plaisir d'accueillir Sandrine Gaudin, Secrétaire générale des Affaires européennes et conseillère Europe du Premier ministre. Vous pilotez, Madame, la mise en oeuvre du plan de préparation de la France au Brexit. Nous ferons avec vous un point sur la mise en oeuvre de ce plan, à quelques jours de l'échéance. Vous nous direz comment, à ce stade, vous évaluez l'état de préparation de l'Union européenne.

Mme Sandrine GAUDIN, Secrétaire générale des Affaires européennes (SGAE) et conseillère Europe du Premier ministre

Je vais vous dresser un bilan de l'état de préparation de notre pays et revenir sur l'état de la négociation en cours. Je vous ferai enfin quelques rappels dans le contexte actuel, contexte qui est celui de la demande formulée par le Royaume-Uni aux 27 de report de la date de sa sortie de l'UE.

La sortie du Royaume-Uni devra intervenir après la ratification de l'accord de retrait par le Parlement britannique et par le Parlement européen. C'est notamment à cette condition que le retrait s'opérera de façon ordonnée. Cet accord prévoit une période de transition. À défaut, la sortie s'opérera sans aucun accord. C'est ce que l'on appelle le no deal entraînant un hard Brexit . Nous devons nous préparer à toutes les hypothèses. Je rappelle que la sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne entraînera le rétablissement de la frontière entre nos deux pays. J'ai régulièrement eu l'occasion de dire aux entreprises du secteur privé et aux administrations chargées de réguler le contrôle des marchandises et des personnes à la frontière tous les enjeux que le rétablissement de cette frontière va générer, puisque le Royaume-Uni va devenir un État tiers, un État étranger à l'Union européenne. Est-il utile de vous redire que l'hypothèse que nous privilégions est celle de la sortie ordonnée et que nous avons tous intérêt à obtenir du Royaume-Uni une ratification de l'accord aussi rapide que possible ? Cet accord de retrait est très important parce qu'il règle de nombreux points et de nombreuses situations que je ne vais pas vous énumérer ici. Il nous donne le temps de négocier un authentique accord de partenariat, négociation dont l'échéance est fixée au 31 décembre 2020. Tout cela ne va pas de soi car nous sommes aussi contraints de nous préparer parallèlement à l'hypothèse d'une sortie sans accord. Depuis plusieurs mois, nous travaillons parallèlement sur les deux hypothèses. L'hypothèse d'un no deal suppose davantage de formalités, davantage de contraintes, davantage de tracasseries, davantage de contrôle, davantage de procédures et surtout moins de fluidité. Il placerait le Royaume-Uni dans la catégorie des États tiers avec lesquels l'Union commerce, même si cette situation ne sera que passagère parce que l'Union européenne s'efforcera, malgré un hard Brexit , de retrouver avec son ancien État membre, des relations commerciales « normales » basées sur un accord de coopération, relations qui résulteraient toutefois d'un échec de la solution de sortie ordonnée.

Les efforts de préparation que nous encourageons depuis plusieurs mois ont débuté par la définition d'un cadre juridique permettant notamment de délimiter les contours d'une frontière clairement identifiée en cas de sortie sans accord. Cette préparation juridique a été facilitée par l'adoption d'une loi d'habilitation qui permet au Gouvernement d'agir par ordonnances. Ces ordonnances régiront, en cas de no deal , les questions de transport, les questions de circulation dans le tunnel sous la Manche (notamment la garantie qu'au-delà du 30 mars, l'Eurostar et les navettes de marchandises puissent continuer à y circuler). Sur ce point, je rappelle notre souci de garantir un mécanisme de gestion des contrôles de nos frontières aussi fluide que possible. Ces ordonnances ont été complétées par une série de textes à l'échelon communautaire. Toutefois, le règlement européen sur la question des visas n'a pas encore été finalisé. C'est un sujet qui n'est pas anodin : l'Union européenne envisage, en effet, d'exempter les ressortissants britanniques de visas pour des courts séjours sur le territoire de l'Union européenne. Cet arsenal juridique que constituent les ordonnances nous permet de disposer d'un dispositif très complet. Il se double de la préparation de moyens humains, en particulier en termes de gestion des frontières. Cette préparation concerne également, dans les services préfectoraux, le changement de statut des ressortissants britanniques qui séjournent ou vivent sur le territoire français. Cette mobilisation se traduit, comme cela a été évoqué, par des recrutements qui ont été prévus dès l'an passé et qui vont monter en puissance. Ces recrutements sont massifs, mais s'inscrivent dans un cadre budgétaire qui est contraint. Nous espérons que ces recrutements seront suffisants pour répondre à tous les besoins qui s'exprimeront. Je pourrais également évoquer les questions qui sont liées aux enjeux sanitaires et phytosanitaires.

La préparation des administrations est une chose, celle des acteurs économiques et des gestionnaires d'infrastructures en est une autre. Nous avons essayé d'inciter ces derniers à anticiper le plus en amont possible les aménagements, qu'ils soient provisoires ou non. À ce propos, les ordonnances prévoient des procédures accélérées pour inciter à la mise en oeuvre de ces préparatifs. Les services des douanes et de Bercy, en lien avec le monde de l'entreprise, assurent une information régulière de ces acteurs économiques sur l'ensemble de ces changements. On estime à 30 000 le nombre des entreprises françaises qui vont être directement affectées par le Brexit en termes d'accroissement des procédures. Vous le voyez, le Brexit suppose une multiplicité de changements qu'il nous faut anticiper. Nous avons ouvert un site internet dédié : brexit.gouv.fr. Je vous invite à vous y reporter.

En conclusion, nous pouvons considérer que nous nous sommes préparés au maximum de nos moyens et du degré de certitude. Nous avons intensifié les efforts de préparation au fur et à mesure que la situation politique britannique devenait de plus en plus confuse. La Commission européenne estime que nous sommes le pays « le moins mal préparé ». L'administration française s'est elle-même préparée du mieux qu'elle pouvait. Le Royaume-Uni se prépare aussi. Nous savons que son gouvernement mesure combien l'hypothèse du pire serait une catastrophe. Il ne faut cependant pas s'imaginer que le report de l'échéance est la solution la plus aisée. C'est notamment la raison pour laquelle le Gouvernement conditionne ce report à la fixation d'un objectif clair et défini. Cette demande de report sera étudiée avec le souci de préserver nos intérêts et ceux du projet européen.

M. Xavier BERTRAND, Président de la Région Hauts-de-France

Vous avez rappelé, Madame le Secrétaire général, que le report ne s'entend qu'à la seule condition qu'il s'accompagne de la fixation d'un but précis. Ce but existe. Il est que les Britanniques se mettent davantage en ordre de marche sur le plan économique et que nos entreprises soient mieux informées des conséquences des diverses hypothèses qui ont été rappelées. C'est la raison pour laquelle je demande solennellement au Chef de l'État de donner demain son accord à la prolongation de l'article 50. Sachons faire preuve en la matière de pragmatisme. Le Conseil européen estime que le report au 30 juin du Brexit ne devrait pas interférer avec la tenue des élections européennes prévues en mai 2019. La Commission européenne a adopté sur le sujet une position légèrement différente, considérant qu'il sera nécessaire de « sécuriser » les premières décisions. Qui décide à l'échelon européen ? Ce n'est pas la Commission européenne. C'est le Conseil européen. Ne pas accepter cette prolongation pourrait donc générer des conséquences fâcheuses. Vous pourriez arguer du fait que ce n'est pas le problème des Européens. Détrompez-vous. La fluidité s'entend dans les deux sens. Il ne s'agit pas de repousser le Brexit sine die . En revanche, obtenir ce délai supplémentaire est d'autant plus important qu'il permettra aux acteurs économiques d'accélérer leur préparation.

Nous pouvons en témoigner dans les Hauts-de-France. Je veux d'ailleurs saluer le travail qui est initié avec le préfet de région Michel Lalande. Ce travail a notamment permis de produire une note qui a inspiré le Gouvernement dans son propre travail de préparation. Nous nous sommes mobilisés et avons fait en sorte que de nouvelles infrastructures soient le plus rapidement possible disponibles. Toutefois, reste à savoir si nos amis britanniques ont, eux aussi, initié ce travail de préparation. S'il ne l'a pas été, nous serons donc impactés. Je me bats pour la fluidité qui préserve les emplois et l'économie. Je le revendique au nom de ce pragmatisme que j'invoque régulièrement et qui doit l'emporter sur le juridisme.

Un travail très important a été initié par Michel Barnier. Je tiens ici à le saluer. Je vous dois la vérité de dire que nous pensions tous que la première partie de l'accord de sortie, à savoir l'émission du chèque britannique, serait la plus difficile à obtenir. Cela n'a pas été le cas alors que le montant est très conséquent ; on parle de 45 milliards d'euros. Il s'avère en fait que c'est la classe politique qui ne permet pas au Royaume-Uni de sortir de ses difficultés. Est-il opportun de punir le Royaume-Uni ou l'Union européenne pour autant ? Je ne le crois pas. C'est la raison pour laquelle je plaide en faveur d'un délai supplémentaire car il nous permettra de mieux nous préparer. Le travail de renforcement des douanes qui a été initié par Gérald Darmanin a été tout à fait conséquent. Paradoxalement, la grève du zèle que les douaniers observent est motivée par des considérations qui se comprendraient si nous n'étions pas préparés. Ce n'est pas le cas. Je veux rappeler que nous avons imaginé des procédures digitalisées afin que les démarches s'opèrent le plus en amont possible et afin d'éviter les encombrements à la frontière. Le problème est celui des entreprises de taille modeste qui ont besoin de se familiariser avec ces procédures. Il en va de même de celles originaires des pays européens les plus éloignés de nous et qui ignorent jusqu'à l'existence de ces procédures en amont. Si nous avons besoin d'un délai supplémentaire, ce n'est pas tant sur les formalités et les modalités, mais, sur la communication. Je ne veux pas polémiquer sur un sujet que je sais sensible mais sur les contrôles sanitaires et phytosanitaires, il nous faut être souples. Les effectifs dédiés aux contrôles ne sont pas en nombre suffisant. Les Britanniques ont les mêmes normes que nous. Il n'y a donc aucune raison de modifier les contrôles que nous opérons actuellement. En revanche, le jour où le Gouvernement britannique abandonne les normes européennes, il nous faudra réfléchir à une modification des modalités de contrôle sanitaire et phytosanitaire.

Vous l'avez compris, ce n'est pas tant notre niveau de préparation qui m'inquiète que le niveau britannique, notamment en termes de contrôle. Deux minutes de contrôle par camion génèrent 27 kilomètres d'encombrement à la frontière. Le monde des entreprises britanniques souffre d'un manque de préparation parce que son gouvernement a jugé qu'il était préférable de se focaliser sur les seuls aspects politiques du Brexit (article 50). Il nous semble opportun que les Britanniques profitent d'un délai supplémentaire pour entamer - ou accélérer - leur préparation. L'allongement du délai est également nécessaire pour l'une des activités directement impactées par le Brexit. Il s'agit de la pêche. Je puis vous assurer, en tant que Président des Hauts-de-France, qu'elle est d'une importance vitale pour ma région et son économie. Je suppose qu'elle impacte aussi la Bretagne et la Normandie. Là aussi, un délai supplémentaire nous permettrait de poursuivre les négociations qui ont été engagées avec nos amis britanniques, voire d'initier un bras de fer avec eux si les négociations venaient à patiner.

Au-delà de la discussion actuelle qui porte sur les modalités du divorce, il nous faudra définir les modalités de la cohabitation. Le Royaume-Uni ne va certainement pas partir à la dérive après le Brexit et se placer automatiquement sous protectorat américain. Il est une chose qui ne change pas, c'est la géographie. Le Royaume-Uni ne sera jamais traité comme peut l'être la Turquie. C'est un pays européen. Nous avons besoin de lui et nous aurons besoin de lui, notamment pour bâtir l'Europe de la défense. Sur cette question, je ne vous parle pas seulement comme Président des Hauts-de-France. Je crois qu'il est dans l'intérêt de l'Europe que d'imaginer une nouvelle relation avec le Royaume-Uni. Reste à savoir si la France est réellement prête à l'imaginer et si l'Union européenne l'est. Elles ne le sont pas parce que nous ne connaissons pas encore le cadre dans lequel cette future relation s'opérera. Il nous faut donc définir le compromis le plus approprié.

Mme Elise BARTHET

Je suis journaliste au Monde. Vous nous avez confirmé que l'État se prépare du mieux possible au Brexit. Il apparaît que les entreprises ne le sont pas réellement. Estimez-vous qu'elles devraient être mieux préparées ?

M. Xavier BERTRAND

Les plus agiles de ces entreprises ont très vite compris qu'il leur fallait se préparer le plus en amont possible et investir, notamment celles qui ont recruté des commissionnaires en douane. Ma principale inquiétude concerne les entreprises du secteur du transport qui doivent totalement se familiariser avec ces nouvelles procédures.

Pour répondre à votre question, l'état de préparation des entreprises progresse, mais un report de trois mois est aussi l'opportunité pour elles d'accélérer cet état de préparation. Il est un point sur lequel je veux m'exprimer. Il concerne la police de l'air et des frontières. La mission de celle-ci sera aussi impactée par le Brexit parce qu'il sera nécessaire de tamponner les passeports des passagers allant et venant du Royaume-Uni. Cela va affecter la fluidité des transports, en particulier en cas de grands départs en vacances. Il convient aussi de réfléchir à ce sujet et de faire preuve de pragmatisme.

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