Introduction par Françoise
Thébaud,
professeure émérite d'histoire
contemporaine
Monsieur le Président du Sénat,
Mesdames et Messieurs les élus,
Mesdames, messieurs,
En introduction de ce colloque consacré aux « Femmes dans la Grande Guerre », permettez-moi tout d'abord de saluer l'initiative de la délégation aux droits des femmes du Sénat, de la remercier d'avoir promu et mis en oeuvre cette journée, et de m'y avoir associée. J'en suis très honorée.
Pour moi, qui m'intéresse à ce thème depuis les temps héroïques des premières recherches en histoire des femmes dans les années soixante-dix, recherches alors mal perçues par la majorité des historiens, ce colloque a une grande signification.
Labellisé par la Mission du Centenaire , organisé par une institution majeure de la République, ce colloque souligne que la question des femmes dans la guerre est désormais légitime et, plus encore, qu'elle intéresse la plupart de nos concitoyens, et pas seulement la part féminine de la Nation. Depuis quatre ans, nombre d'expositions ont évoqué cette question, qu'il s'agisse d'expositions conçues par de grands musées de la guerre comme celui de Meaux ou par des historiens et historiennes locaux, qui ont souhaité faire revivre l'expérience de guerre des habitants et habitantes de leur commune ou département. Parallèlement, des associations culturelles, des médiathèques municipales, des universités populaires, ont sollicité pour des conférences celles et ceux qui ont travaillé sur le sujet et le public a toujours été au rendez-vous : un public à la fois curieux d'une approche d'ensemble et heureux de partager avec d'autres un souvenir familial.
Le Centenaire a réveillé en France la mémoire de la Grande Guerre, bien souvent recouverte par celle de la Seconde Guerre mondiale, plus présente dans les médias ou les films. Pourtant, plus meurtrière dans notre pays, la Grande Guerre a été un véritable traumatisme, marquant la plupart des familles françaises, y compris la mienne, avec une grand-mère maternelle en zone occupée et un grand-père à Verdun, puis chez Citroën 14 ( * ) . La guerre cause la perte d'êtres chers, mais apporte aussi tout un ensemble de bouleversements affectifs et socio-économiques, dont la journée va aborder de nombreux aspects.
Ce colloque est en effet le résultat d'un cheminement historiographique que je voudrais brosser à grands traits.
Comment a-t-on écrit l'histoire de la Grande Guerre ?
Aux étudiants débutant dans la discipline historique, il est fréquent de dire, pour les bousculer et les faire réfléchir, que « l'histoire s'écrit au présent ». Il ne s'agit pas d'évoquer là le fait qu'en France, et à l'inverse de nos collègues anglophones, nous écrivons sur le passé en utilisant le temps présent, mais de souligner que les questions posées au passé, et donc l'écriture de l'histoire, sont liées au contemporain de l'historien. Depuis cinquante ans, deux faits majeurs de nature tout à fait différente ont influencé l'écriture de l'histoire des guerres en général et de la Grande Guerre en particulier : l'affirmation des femmes dans l'espace public depuis les années 1970 et le retour, longtemps inimaginable, de la guerre en Europe, en ex-Yougoslavie dans les années 1990, guerre cruelle qui a montré la prégnance des violences sexuées et sexuelles et la difficulté de sortir de la guerre, de faire la paix.
D'où des strates historiographiques qui ne se recouvrent pas l'une l'autre, mais se chevauchent et s'articulent pour une approche complexe de l'événement. Pendant longtemps, seuls les aspects militaires et diplomatiques du conflit ont intéressé, notamment les causes de la guerre, question réactualisée en 2013 par l'ouvrage de l'historien australien Christopher Clark, traduit en français sous le titre Les Somnambules. Été 1914 : comment l'Europe a marché vers la guerre . Le regard se concentre alors sur les hommes, et plus encore sur les élites masculines qui décident.
À partir des années 1970 se développent à la fois une histoire sociale des sociétés en guerre - quotidien, économie, vie politique, conflits sociaux - et une histoire des femmes, dont le premier objectif est d'observer l'événement au féminin et d'appréhender l'expérience de guerre des femmes - où sont-elles ? Que font-elles ? Qu'éprouvent-elles ?
Puis s'affirme, dès la fin des années 1980, autour de l'Historial de la Grande Guerre à Péronne, en Picardie, une histoire culturelle du conflit, attentive à toutes les formes de violence et de souffrance, ainsi qu'à la culture des sociétés en guerre. S'affirme aussi parallèlement une histoire du genre, qui englobe l'approche d'histoire des femmes et la complexifie. D'une part, elle observe concomitamment les femmes et les hommes, analysant leurs relations et leurs rôles sociaux respectifs ; d'autre part, elle est attentive aux imaginaires sociaux du masculin et du féminin et à leurs usages par la propagande et les politiques des États belligérants ; enfin, elle considère les hommes comme des individus sexués et la masculinité comme une construction culturelle et sociale, au même titre que la féminité. Les sociétés en guerre mobilisent la virilité, appelant les hommes à se montrer forts, à protéger les femmes et les enfants, à défendre la terre et la Nation. Mais la guerre met aussi les hommes et leur virilité à l'épreuve, brutalisant les corps et suscitant des interrogations identitaires sur ce que doit être et faire un homme.
L'histoire des femmes s'enrichit de cette approche de genre, de même qu'elle inclut trois thématiques travaillées depuis une vingtaine d'années en histoire : les violences sexuées et sexuelles, l'intime en guerre et les modes de sortie de guerre. Elle contribue également à l'écriture d'une histoire sensible de la guerre, qui s'appuie sur les journaux tenus par des femmes, sur des Mémoires et des correspondances dont le Centenaire a, me semble-t-il, stimulé la recherche dans les greniers ou les centres d'archives et favorisé la publication. Nous appelons ces documents des « archives de soi ».
Deux courtes remarques encore pour clore cette introduction.
À part une contribution sur une combattante serbe, la journée, déjà très dense, n'évoquera que l'expérience de guerre des Françaises, et plus précisément des Françaises de la métropole, les recherches manquant encore sur les femmes des colonies. Elle comporte également une dimension citoyenne, avec une ouverture bienvenue sur le temps présent qui témoigne des mutations des dernières décennies concernant la place des femmes dans la société française. Au même titre que les commémorations du Centenaire qui n'ont pas oublié de rendre hommage aux héroïnes de guerre - impression récente d'un timbre à l'effigie de Louise de Bettignies, résistante en territoire envahi -, ainsi qu'à la participation des femmes à l'effort de guerre, avec notamment l'inauguration à Verdun en 2016 d'un monument célébrant le travail essentiel des agricultrices.
Merci de votre présence nombreuse.
Annick Billon, présidente
Merci de votre exposé, madame la professeure. Le temps nous étant compté, il était bref et je le regrette - la dernière fois que vous êtes intervenue 15 ( * ) , nous avions bu vos paroles...
J'invite maintenant les participantes à la première séquence à rejoindre la tribune.
Pendant ce bref intermède, je vous invite à découvrir sur l'écran des photographies du monument aux agricultrices de Verdun, prises par notre collègue sénateur Franck Menonville, élu de la Meuse, lui-même exploitant agricole, et membre de la délégation aux droits des femmes.
Le président Gérard Larcher y a fait référence précédemment, ce monument a été inauguré le 19 juin 2016 dans le cadre du centenaire de la bataille de la Marne, « en hommage aux femmes de France et d'Outre-mer qui, au cours des conflits 14-18 et 39-45, ont tenu un rôle essentiel pour le succès de la Nation ». À cet égard, je salue mes collègues d'Outre-mer présents. Ce monument témoigne d'une avancée dans la prise de conscience du rôle des femmes dans notre histoire, que nous ne pouvons que saluer.
Pendant des années, que ce soit dans les livres d'histoire ou les récits de guerres, les femmes étaient relativement invisibles. Il importe de souligner ce type d'inaugurations et d'événements pour insister sur l'importance des femmes dans l'histoire ; et tel est le sujet de notre colloque.
MONUMENT EN L'HONNEUR DES AGRICULTRICES DES DEUX GUERRES MONDIALES - VERDUN Photographies : Franck Menonville, sénateur de la Meuse |
* 14 Voir Françoise Thébaud, Les femmes au temps de la guerre de 14 , Payot, 2013, p. 21 (note du secrétariat de la délégation aux droits des femmes).
* 15 Au cours d'une audition par la délégation, le 5 avril 2018, dont le compte rendu est annexé au présent recueil.