B. COMPTE RENDU DE LA TABLE RONDE
Modérateur :
Alex TAYLOR, journaliste
Intervenants :
Peter BOUDGOUST, Président de la chaîne
régionale Südwestrundfunk (SWR) ;
membre de l'ARD, et
président du groupe Arte
;
Sir David
CLEMENTI, Président de la BBC
;
Pascal CRITTIN, Directeur de la RTS
;
Anne DURUPTY, Directrice
générale d'Arte France et vice-présidente du groupe
Arte
;
Monica MAGGIONI, Présidente
de la RAI
;
Jean-Paul PHILIPPOT,
Administrateur général de la RTBF.
____________
Alex TAYLOR, modérateur . - Nous devions avoir avec nous la présidente de la RAI. Elle a été retenue et nous a adressé une vidéo 2 ( * ) .
Monica MAGGIONI, Présidente de la RAI. - Je suis désolée de ne pas pouvoir être avec vous. Je suis retenue par des engagements institutionnels. Je remercie la présidente et la commission de la culture du Sénat, pour l'organisation de ce colloque permettant de discuter de l'organisation du service public audiovisuel à l'époque du numérique. C'est un défi important, notamment dans un moment où tous les services publics sont menacés.
Il y a quelques mois, l'Union européenne de radio-télévision (UER) a publié un rapport intitulé « perfect storm » 3 ( * ) , la tempête parfaite décrivant la situation. En effet, il y a une forte concurrence, une réduction de nos budgets. Nous devons faire face à un changement de langage. Il est difficile de parler aux jeunes. Ces derniers ne savent même plus que nous existons et ce que nous faisons. Enfin, nous sommes confrontés aux fausses nouvelles, à la propagande ; l'information devenant la cible de nombreuses polémiques.
Avec la technologie, ces obstacles sont devenus plus difficiles à surmonter. Le point de départ de notre raisonnement doit être le fait que nos sociétés ont besoin de nous. Il y a deux ans, l'UER avait réalisé un sondage : là où les services publics étaient les plus forts, la démocratie était plus forte. Normalement, nos services publics ne doivent pas aider les gens à connaître la vérité, mais à construire un esprit critique, à comprendre la complexité de notre monde. C'est l'une de nos missions principales.
Le numérique représente un défi et une opportunité. Il faut changer les moyens de production, la façon dont nous organisons notre budget, changer les produits. Les gens regardent la télévision, mais ils utilisent désormais d'autres appareils. Nous devons être présents là où ils sont. En Italie, nous avons signé au printemps le nouveau contrat de service pour une durée de cinq ans (2018-2022). Il reconnaît le rôle central joué par la RAI, par ses audiences notamment. Toutefois, l'adaptabilité, l'attention aux différents publics, la diversité, qui reste une valeur fondamentale du service public, et l'innovation sont au coeur de ce nouveau contrat.
On peut discuter de ces points si on n'oublie pas qu'à la base du service public il y a l'idée de valeur universelle. On ne peut pas avoir de sociétés réellement démocratiques là où seulement ceux qui peuvent payer ont accès à des produits de qualité, aidant à comprendre le monde, les sociétés. Mais, il faut également réfléchir aux changements qui arrivent.
Dès lors, des moyens sont nécessaires, pour conserver un journalisme de qualité et avoir une grande production internationale. Nous avons beaucoup investi dans les productions internationales. Nous arrivons à travailler avec tous les membres de l'UER. Nous avons un début de réponse face à ces grands défis. Il faut travailler ensemble, partager les expériences, car tous les services publics rencontrent les mêmes obstacles. Nous avons des histoires similaires, des difficultés comparables, les mêmes concurrents internationaux. Face aux géants de la communication globale, notre seul espoir réside dans un travail commun. C'est notre seule chance.
Le débat d'aujourd'hui nous permet de comprendre quelles peuvent être les expériences à partager, le nouveau terrain commun sur lequel travailler, afin de transformer nos systèmes, à l'heure du numérique, tout en gardant les valeurs qui ont été les nôtres.
Alex TAYLOR, modérateur. - Nous allons parler du rôle et des missions de l'audiovisuel public. La BBC a de beaux résultats de satisfaction, comme on a pu le voir dans l'étude présentée. Comme définiriez-vous les missions de la BBC, si on prend en compte le développement du numérique ?
Sir David CLEMENTI , Président de la BBC . - Nous fonctionnons à la BBC avec une charte royale qui forme notre statut. Elle protège notre indépendance politique. Début 2017, une nouvelle charte nous a été accordée pour onze ans. À mi-chemin de cette période, une analyse sera faite. Cette charte définit clairement les missions adoptées depuis près de cent ans. Nous célébrerons notre centenaire en 2022 ainsi que celui de nos missions : « informer, éduquer et divertir ». Nous sommes très heureux de constater la satisfaction de nos téléspectateurs. Nous bénéficions d'une longue histoire au service de la nation et des Britanniques. Nous faisons partie des dix éléments qui définissent la nation britannique.
Le premier objectif est notre impartialité, notre neutralité et notre précision en termes d'information. Nous avons toujours constaté que nous étions indépendants du gouvernement. Nous effectuons des études régulièrement pour le vérifier. Le public britannique nous fait confiance en termes de pertinence et de vérité. Nous savons que les plus jeunes générations utilisent davantage les réseaux sociaux. Or, les réseaux sociaux fonctionnent par suggestion. Nous essayons de nous adapter à cette situation de manière aussi neutre que possible. Cela signifie que nous devons être en ligne à 6 heures du matin comme à 22 heures, comprendre ce qui se passe et en rendre compte sur Internet pour que l'on puisse consulter sur nos sites ce qui se passe dans le monde. La population britannique s'attend à avoir accès à ces informations de façon immédiate.
C'est pour cela que nos services en ligne récoltent des millions de visites par heure. Un ou deux de nos services aident spécifiquement les élèves à l'école. Mais nous pensons que tous nos programmes doivent être de grande qualité. Par exemple, un documentaire comme « la planète bleue » éduque, informe et divertit à la fois.
Notre troisième mission est le partage de nos contenus. Il s'agit de diffuser un programme. Nous pensons que cela implique de nouveaux auteurs, de nouveaux formats. Nous avons l'obligation de permettre à des auteurs britanniques d'écrire des contenus britanniques pour des acteurs britanniques.
Nous devons reconnaître la concurrence croissante à laquelle l'audiovisuel public doit faire face. Nous pensons que nous sommes le « gorille dans la jungle ». Les jeunes de 16 à 35 ans regardent beaucoup plus YouTube, Netflix, Facebook que la BBC. Nous savons que la jeune génération consulte en permanence son smartphone et c'est par ce biais qu'elle a les informations. Elle utilise la BBC si elle veut vérifier les informations. Certes c'est gratifiant. Cependant, la source primaire de l'information n'est pas l'audiovisuel public, mais les réseaux sociaux.
La quatrième mission est de représenter la diversité de la nation et des régions au sein du Royaume-Uni. Nous le prenons très au sérieux. Il y a des radios et télévisions locales au sein de la BBC. C'est là que la télévision privée s'est en grande partie retirée. Nous pouvons apporter ces informations locales au peuple britannique. C'est une de nos missions les plus importantes. Cela répond au principe de l'universalité. Cette dernière est l'idée de représenter tout le monde dans une société.
Au Royaume-Uni, comme dans d'autres pays, le montant de la redevance audiovisuelle est extrêmement critiqué. Il s'élève à 150 livres. C'est une redevance qui s'applique à tous les ménages. Nous pensons que c'est le coût de l'audiovisuel public. Un modèle de souscription ne fonctionnerait pas, car sur le long terme, vous avez besoin de plus en plus de personnes qui y souscrivent. Cela ne représente pas l'esprit de la BBC. Le gouvernement y a renoncé.
Enfin, la BBC doit refléter les valeurs du Royaume-Uni et être une image du Royaume-Uni à l'étranger. Notre ministère des affaires étrangères a augmenté le nombre de langues disponibles - 42 langues -, soit un public de 500 millions de personnes.
Ces cinq missions sont importantes. Nous devons faire face à certains défis dans le monde du digital. Il s'agit tout d'abord de lutter contre les fausses informations sur les réseaux sociaux qui sont la première source d'information pour les jeunes générations. Nous devons également nous assurer que nous sommes pertinents pour ce jeune public. Enfin, il ne faut pas sous-estimer la force de la concurrence, particulièrement celle des entreprises de la côte ouest des États-Unis. Elles disposent de moyens considérables : nous devons nous assurer que nos gouvernements et notre public aient bien compris que nous avons un rôle à jouer face à ces autres médias.
Alex TAYLOR , modérateur. - Vous avez parlé d'objectivité. C'est une des valeurs principales reconnues à la BBC. Le débat sur le Brexit fournit un exemple intéressant. Cette objectivité veut-elle dire que la BBC doit refléter les avis favorables et défavorables au Brexit, ou bien la BBC considère-t-elle que le référendum a eu lieu, et qu'il n'y a plus lieu d'être pour ou contre ? Est-ce que la notion d'objectivité a été remise en cause à l'occasion de ce débat ?
Sir David CLEMENTI , Président de la BBC. - Notre responsabilité en ce qui concerne le Brexit est de ne pas prendre parti. Le référendum a eu lieu. C'était une réponse binaire : oui ou non. Qu'allons-nous faire maintenant de cette réponse ? C'est notre travail de journaliste de continuer à suivre ce débat. Il y a deux lettres sur mon bureau. L'une est d'un membre de notre parlement disant que la BBC est une honte du fait de son parti pris en faveur du maintien dans l'Union européenne, et une autre indiquant que la BBC est tellement en faveur d'une sortie de l'Union européenne que nous appelons à un nouveau référendum. Ce sont deux points de vue très forts. Nous cherchons - nous n'y arrivons pas toujours - à rester très neutre. Ces personnes ne comprennent pas que les personnes travaillant pour la BBC sont des journalistes qui cherchent à transmettre la vérité. Ils n'ont pas un point de vue marqué de leur propre opinion. Sinon, ils seraient des personnalités politiques.
Alex TAYLOR , modérateur - Je passe maintenant la parole à Peter Boudgoust, président de la chaîne régionale Südwestrundfunk (SWR), membre de l'ARD et président du groupe ARTE. Quelle serait votre définition de votre mission en tant que membre de l'audiovisuel public et son évolution ?
Peter BOUDGOUST, Président de SWR et du groupe ARTE . - Notre mission est de nous assurer que les citoyens peuvent former leur propre opinion en se fondant sur des faits, des théories et pas sur des fausses nouvelles.
Beaucoup de choses ont changé pour les médias européens. On nous regarde différemment, on écoute la radio différemment et on utilise de plus en plus Internet. L'audiovisuel public a trouvé la bonne réponse, en s'adaptant, mais surtout en innovant.
Nous resterons toujours forts, si nous continuons à faire face à ces changements. Des réformes sont pour cela nécessaires.
L'Allemagne a réagi à cela. Notre histoire est composée de transformations. Après l'effondrement du Troisième Reich et l'instauration de la démocratie, l'audiovisuel public a permis d'offrir une alternative à la propagande. On a pu gagner la confiance de ce public. 80 % des Allemands utilisent les services de l'ARD tous les jours et en sont extrêmement satisfaits pour la majeure partie. L'audiovisuel public est financé par tous les Allemands, par une redevance mensuelle de 17,50 euros collectée auprès de tous les foyers. En ce qui concerne la publicité, elle est strictement limitée, bien plus qu'en France : 20 minutes par jour ouvré, avant 21 heures, et pas de publicité le week-end.
Nous ne devons pas oublier que notre premier objectif est de faire de bons programmes.
Nous pouvons nous intéresser à la manière dont nous délivrons nos programmes. L'ARD connaît des changements. La télévision, la radio et Internet doivent vivre côte à côte. Cela veut dire que nous devons être présents sur YouTube, sur Facebook, sur les réseaux sociaux. Nous devons produire un contenu indépendant. Ce ne doit pas être Mark Zuckerberg qui doit décider du contenu que nous voulons montrer à notre public.
De nos jours, il semblerait que des entreprises comme Netflix ou Amazon soient également une menace. Elles détournent une part de notre audience. Mais cela ne veut pas dire que nous devons nous cacher. Beaucoup de personnes regardent nos films. Certes, peu le font via leur télévision, mais en ligne ou sur des applications. La plateforme la plus regardée en Allemagne est celle de l'ARD. Nous entrons en concurrence avec ces services de streaming , car nous croyons à la force de nos contenus. Nous avons besoin d'un cadre juridique nécessaire si nous voulons continuer à réussir à donner accès à ces services.
La presse allemande s'inquiète de perdre des lecteurs. Il n'y a pas pour moi lieu de considérer que nous sommes la bête noire. Nous sommes forcés par la loi d'être aussi différents que possible de la presse écrite, d'avoir peu de textes.
Les contenus numériques du futur de l'ARD et de SWR doivent continuer à se concentrer sur la production de contenus originaux.
L'audiovisuel public est financé par une redevance. Il n'est pas surprenant de voir qu'il y aura toujours des personnes opposées à cette redevance. Mais le principe est majoritairement accepté. L'ARD jouit d'une bonne image : elle est perçue comme diffusant des informations fiables, impartiales, et cela prouve que nous sommes au service de cette confiance que notre public nous attribue. Nous jouissons d'un fort soutien, mais aussi d'une opposition, notamment lorsque de l'argent est en jeu. Les Länder nous ont demandé de réduire les coûts considérablement. Nous y sommes parvenus : pendant les dix prochaines années, nous réduirons les dépenses de 700 millions d'euros. Cela nous permettra de fournir un programme et des contenus originaux.
J'imagine que certains de ces aspects vous semblent familiers. Nous devons penser européen. En tant que président de la SWR, je constate que la chaîne ARTE est bien plus que juste franco-allemande. C'est une plateforme européenne.
Nous constatons que la situation est beaucoup plus fragile qu'auparavant. Mais ce qui nous rend toujours aussi fort est que nous pouvons diffuser des contenus uniques, que ce soit pour France Télévision, ARD ou pour d'autres médias en Europe. Ce sont des piliers solides de la civilisation qui sont plus importants que jamais
Alex TAYLOR , modérateur. - L'Allemagne est bien spécifique. Le service public est divisé en deux : il y a ARD et SWR. Au Royaume-Uni, il y a BBC 1, BBC 2, BBC 3, mais en Allemagne, il existe deux canaux de télévision différents. Comment gérez-vous cela ? Est-il difficile d'avoir cette mission commune, alors que vous avez deux entités différentes ? Cela peut-il prêter à confusion ?
Peter BOUDGOUST, Président de SWR et du groupe ARTE. - L'idée initiale était de générer plus de concurrence dans le service public général. Ce principe reste pertinent et nous devons continuer à y réfléchir. La télévision publique ne doit pas apparaître comme un bloc unique qui a la capacité d'influencer l'opinion publique. Il y a plusieurs acteurs, avec des avis différents, qui donnent à la population la possibilité de se forger son propre avis.
Alex TAYLOR , modérateur. - Pour ceux qui ne connaissent pas la télévision allemande, comment expliqueriez-vous les différences entre les deux chaînes ?
Peter BOUDGOUST, Président de SWR et du groupe ARTE. - SWR est une chaîne nationale unique, alors qu'ARD est une chaîne fédérale et nous devons fournir beaucoup d'informations pour les Länder. ARD a également une antenne radio. SWR existe seulement à la télévision. Mais pour moi, cela renforce les chaînes publiques.
Alex TAYLOR , modérateur. - Nous allons entendre Pascal Crittin, directeur de la RTS. Quelles est votre définition des missions du service public et à quels défis êtes-vous confrontés ?
Pascal CRITTIN, Directeur de la RTS. - Le débat sur le service public est bien connu en Suisse. La démocratie directe en Suisse est compliquée et je ne vais pas le développer ici. Je veux simplement mentionner l'initiative populaire No-BILLAG, du nom de cette société qui collecte la redevance et la redistribue aux organismes du service public. Le 4 mars dernier, 72 % des Suisses, de façon unanime dans toutes les régions linguistiques, cantons et générations, ont voté contre l'initiative No-BILLAG, c'est-à-dire pour le financement du service public. La redevance suisse est élevée. Elle est cette année de l'ordre de 380 euros. Elle sera l'année prochaine de l'ordre de 313 euros. Il y a en effet des émissions dans quatre langues nationales à financer.
À l'origine de l'initiative populaire No - BILLAG se trouvaient trois questions, que partagent plusieurs services publics européens : à l'heure de la société numérique, la radio et la télévision ne sont - ils pas des médias en voie de disparition et qui n'intéressent plus que les générations les plus âgées ? Alors que l'information est disponible gratuitement sur toutes les plateformes digitales, cela sert-il encore de financer un audiovisuel public avec un financement public ? Dans une société individualisée, où chacun paye ce qu'il consomme, consomme ce qu'il paye et ce qui lui plaît, l'obligation de payer une redevance n'est-elle pas une entrave à la liberté individuelle ? Ces questions ont été portées en Suisse par trois groupes : une partie des jeunes qui n'ont rien connu d'autre que la société hyper - connectée dans laquelle nous vivons, une société dans laquelle l'information est donnée gratuitement sur les écrans. Pour eux, Facebook est un média, eux-mêmes produisant des contenus. Alors à quoi servent les médias, a fortiori les médias publics ? Le deuxième groupe est constitué par les courants néolibéraux et libertariens, pour qui la libération des médias s'acquiert sur les marchés. Le troisième mouvement est constitué par les partis populistes qui voient dans les médias un système, une caste, une élite, faisant écran à la voix du peuple.
Les médias font face à deux grands défis : la société numérique qui apporte son lot de risques - fausses nouvelles, algorithme, big data -, et une société hyper - connectée, mais de plus en plus fragmentée, atomisée socialement.
Le deuxième problème que nous avons à relever est celui de la crise majeure des médias, car le modèle d'affaires des médias s'effondre. Les médias disparaissent avec une perte de capacité de production. La publicité sort de la Suisse pour aller dans les fenêtres de télévisions étrangères ou sur les plateformes mondiales.
Face à ces questions, en réfléchissant au débat, je tire cinq grandes leçons. Mais avant tout, je souhaite rappeler que les médias publics apportent une contribution à la société qui n'est pas connue du grand public et des leaders d'opinion, et souvent minimisée. Cette campagne a été longue mais elle nous a permis de lancer un débat sur la contribution de l'audiovisuel public. Et, au final, si 72 % des Suisses votent pour une redevance très chère, c'est bien parce qu'ils ont compris que les médias publics sont essentiels à la Suisse.
Tout d'abord, les médias publics contribuent à la diversité, en étant différents des médias privés et des médias étrangers. Les médias publics doivent apporter cette diversité face aux acteurs locaux, nationaux et internationaux.
En outre, ils participent à la cohésion nationale en rassemblant tous les publics à travers l'addition de leurs offres. Bien sûr, des événements comme la coupe du monde de football permettent de rassembler le public, dans une société fragmentée. Les médias publics ne choisissent pas leurs publics, comme peuvent le faire les médias commerciaux. Tous les publics sont légitimes. Les services publics ont donc une mission de cohésion et de rassemblement essentielle, au-delà des réalités sociales, culturelles ou géographiques.
Ils doivent également délivrer une information de qualité à tous les citoyens. Au-delà du phénomène des fausses nouvelles, nos démocraties sont victimes de phénomènes de manipulation de l'information comme l'a récemment montré l'affaire Cambridge Analytica ou certaines élections dans le monde.
Une étude scientifique a montré que lors de la campagne No - BILLAG en Suisse, 50 % des messages postés sur Twitter lors des deux derniers mois de campagne - là où l'opinion se forme - ont été rédigés par des robots. Pour nos démocraties, c'est un risque majeur, notamment pour une démocratie directe comme la Suisse où l'on vote plus de quatre fois par an. Les garants de cette information de qualité sont les médias publics. Ils doivent informer et aider à former les opinions sur les grands débats de société.
Nous devons développer toujours plus de productions originales nationales, en particulier sur les médias numériques. La somme des ressources cumulées de tous les acteurs de l'UER est deux fois moins importante que les dix principales compagnies privées européennes ; et douze fois moins importante que les GAFA et Netflix. Pourtant, malgré cette faiblesse de moyens relative, ce sont les médias publics européens qui produisent le plus de contenus originaux européens. C'est une question civilisationnelle. Les médias publics doivent soutenir ces créations originales chez eux, mais aussi entre eux, grâce à des alliances entre grands acteurs européens, ou encore à des synergies avec les médias francophones publics.
Enfin, les médias publics, grâce au financement public, doivent contribuer à l'écosystème médiatique national. Ils existent dans un marché des médias en crise. Or, nous ne profitons pas de cette crise. Le marché s'assèche, la production indépendante s'affaiblit. Nous devons pouvoir exister sur un marché vivant. Nous avons acquis la conviction en Suisse, qu'en raison de la redevance publique, nous devons être utiles au marché médiatique privé, en nouant des partenariats public - privé.
Pour réussir cette belle mission sociale, nationale et publique, il faut avoir des conditions cadres de réussite. J'en citerai quatre. Pour établir la confiance du public vis - à - vis des médias publics, il faut une indépendance complète, au niveau de la régulation, du financement et de la surveillance. Nous l'avons en Suisse, grâce au statut de la RTS qui est une association dont les membres sont les auditeurs et téléspectateurs ordinaires. En outre, le financement se fait par une redevance, qui ne passe pas par le budget de l'État.
La deuxième condition est la nécessité d'un financement pérenne et constant. Pour nourrir une activité aussi ambitieuse que celle qui correspond à notre mission de service public, pour entretenir des métiers et savoir-faire à haute valeur ajoutée, pour contribuer à la société, il faut une entreprise qui s'inscrive dans le temps. Le financement ne doit pas varier au gré des budgets et des alliances politiques. Dans le cas contraire, le risque est que le service public s'exerce en fonction de la rentabilité, ce qui est contraire à sa mission première.
La troisième condition relève de son périmètre. Cela a créé un grand débat en Suisse. Le service public ne doit-il faire que ce que le secteur privé ne veut pas ou ne peut pas faire ? Je pense que c'est un faux débat, voire dangereux. En effet, tout le monde paye la redevance, donc tout le monde a droit aux prestations. Il n'y a pas de public délaissé, pas de régions périphériques. Nous devons couvrir l'ensemble du territoire. Nous ne faisons pas autre chose que le secteur privé, mais nous le faisons autrement.
Enfin, la dernière condition vise la régulation : elle doit être adaptée à l'évolution des médias publics. Les médias publics doivent de manière urgente pouvoir se déployer sur de nouvelles plateformes, de nouvelles écritures, de nouveaux métiers, de nouvelles pratiques médiatiques. Ces réformes doivent être accompagnées par une régulation qui leur permet de le faire. Ainsi, les médias publics seront les moteurs de la transformation numérique de la société, et sera la garantie que cette transformation numérique se fera au bénéfice de tous, et pas seulement de ceux qui peuvent se l'offrir.
Alex TAYLOR , modérateur. - Lorsque l'on évoque une télévision européenne, la Suisse est toujours un bon exemple. Vous parlez de votre définition du service public, mais vous avez quatre langues à gérer. Y a-t-il une différence entre les valeurs du service public en fonction des langues ? En effet, il peut y avoir des interprétations de ces valeurs qui varient.
Pascal CRITTIN, Directeur de la RTS. - La Suisse peut être un petit laboratoire. Nous avons une entreprise audiovisuelle nationale, la SRR, la RTS étant l'unité francophone de la SRR. Il y a quatre entreprises avec des langues différentes. Elles sont toutes réunies par les mêmes valeurs, car elles sont réunies dans la même entreprise, avec le même mandat, le même financement. Toutefois, nous nous exprimons différemment, car les langues apportent une approche différente, mais aussi parce que nos marchés médiatiques sont différents. En Suisse romande par exemple, nous sommes très influencés par la radio et télévision françaises, publiques et privées, qui occupent une large place dans la consommation des Suisses romands. Nous nous adaptons à cette concurrence.
Alex TAYLOR , modérateur. - Nous allons donner la parole à Anne Durupty, directrice générale d'ARTE France et vice-présidence du groupe ARTE. ARTE a une conception très forte de son identité de service public. Vous avez une offre dirigée vers ceux qui veulent apprendre les langues et utilisent le numérique. Quelle est votre vision du rôle et de la façon dont vous évoluez ?
Anne DURUPTY , Directrice générale d'ARTE France et vice-présidence du groupe ARTE. - L'intitulé du débat fait écho à notre mission, telle que nous la concevons. Nous disons souvent que notre mission à ARTE est de réenchanter l'Europe par la culture, à l'heure du numérique.
ARTE s'est saisie très tôt du numérique. Il y a plus de dix ans déjà qu'ARTE a inventé, la première en France, une offre de télévision de rattrapage, avec la création en 2007 d'ARTE+7. De très nombreux services ont ensuite suivi. Nous sommes prêts pour la télévision délinéarisée, c'est-à-dire le moment, dans deux à trois ans, où le public accédera principalement à nos programmes en ligne et non pas en regardant la télévision de manière traditionnelle.
Cette transformation numérique s'est faite en travaillant sur plusieurs domaines. Nous avons une offre numérique enrichie, avec des droits longs pour nos programmes, et des programmes spécifiquement créés pour le numérique. Nous offrons en outre une ergonomie simplifiée pour faciliter la circulation du public. Aujourd'hui, 50 millions de vidéos sont visionnées par mois. Certes, la mesure de l'audience dans le numérique est un débat, mais en tout cas l'audience a doublé en moins de deux ans.
Nous avons une stratégie d'hyperdistribution : les offres sont accessibles par notre site et notre application, mais aussi par tous les tiers possibles : réseaux ADSL, télévisions connectées,... Nous avons développé des créations spécifiques pour le numérique. Un tiers des vidéos vues concerne des offres spécifiquement numériques. Ils appellent des programmes plus courts, produits avec des auteurs et des producteurs nouveaux. Nous avons développé des webproductions, des webfictions, ou des programmes en réalité virtuelle. À la croisée de la distribution et de la création numérique, ou trouve les réseaux sociaux. Nous sommes très présents sur les réseaux sociaux. Cet été, sur Instragram, nous publierons la deuxième saison d'une BD intitulée « été ». L'objectif est de s'adapter aux nouveaux usages et de renouveler nos publics. Globalement notre public à l'antenne classique en Allemagne comme en France a plus de 60 ans. En moyenne, dans l'univers du web, il a 45 ans ; et sur les réseaux sociaux, avec des variables importantes selon le média, il a autour de 35 ans.
Le choix du numérique a été fait très tôt car l'innovation a toujours été une préoccupation forte pour la chaîne. Nos programmes sont en outre très adaptés à l'exposition numérique. Ils sont durables. Nous pensons que le numérique n'est pas une menace, mais une opportunité pour s'affranchir des contraintes temporelles, du diktat du prime-time. Chez nous, tous les programmes de la journée sont mis en ligne dès 5 heures du matin. Il permet également de s'affranchir des frontières. Grâce au numérique, ARTE devient une chaîne véritablement européenne. Il y a plus de 25 ans, notre traité fondateur nous donnait la mission de rapprocher les peuples d'Europe par la culture. C'est notre ambition, pour lutter contre les tentations du populisme, de repli sur soi, en affirmant l'ouverture sur le monde et les autres. Il s'agit également de faire émerger les identités européennes face aux acteurs mondiaux.
Notre développement européen repose de manière schématique sur trois piliers : le premier est la nature européenne des programmes d'ARTE. Plus de 85 % de nos programmes sont européens. Il n'y a par exemple aucune série américaine sur ARTE. En outre, nos programmes ne sont pas que français ou allemands : une partie de plus en plus importante de nos programmes sont coproduits avec d'autres chaînes européennes, notamment grâce à des partenariats avec une dizaine de chaînes publiques européennes. On coproduit de manière bilatérale ou multilatérale, par exemple de grandes séries documentaires historiques. Il y en aura une à l'automne sur la période de l'entre-deux-guerres. Cela présente un intérêt économique, mais cela a également un sens profond de ne pas proposer une vision unilatérale de l'Histoire.
Nous produisons beaucoup de fictions. ARTE est connue pour ses séries nordiques. Borgen a été l'une des plus emblématiques. Nous coproduisons aussi avec l'Allemagne, l'Italie, l'Espagne, l'Irlande beaucoup de séries européennes.
Le deuxième pilier est que ces programmes sont disponibles dans toute l'Europe. 70 % des programmes sur ARTE+7 peuvent être regardés partout en Europe. Nous menons une politique de droits adaptée, nous permettant d'acquérir les droits dans tous ces territoires. Plus de 15 % des vidéos vues le sont en dehors de France et d'Allemagne. Notre ambition est que cette proportion continue de croître.
Le troisième axe est le multilinguisme. Grâce à un soutien financier de l'Union européenne, depuis presque trois ans, une partie des programmes d'ARTE est disponible dans quatre langues supplémentaires : depuis fin 2015 en anglais et en espagnol, depuis fin 2016 en polonais, et depuis cet été en italien. Ce sont 350 millions de citoyens européens qui peuvent regarder ARTE dans leur langue maternelle. Le premier exemple de programme qui a été plus vu en dehors de France et d'Allemagne était un documentaire sur la Catalogne, avec des sous-titres en espagnol.
Nos partenaires européens sont de plus en plus convaincus pour des motifs politiques qu'économiques, que l'avenir est de travailler ensemble. Nous avons l'ambition de nous affirmer comme le média culturel en Europe.
Alex TAYLOR , modérateur. - J'ai eu le plaisir de produire et présenter une émission d'ARTE à ses débuts. Ce qui m'avait frappé était la différence des attentes du public allemand et français ainsi que celles des collaborateurs. Pour caricaturer les choses, les Français s'attendaient à ce que je prenne des décisions pour le programme, les Allemands s'attendaient à ce que je sois le porte-parole de décisions collectives. Il y avait deux façons de travailler. Dans le cadre d'un débat sur une télévision européenne, vous êtes face à des publics qui ont des attentes différentes, à des façons de faire différentes. Quels enseignements en avez-vous pu en tirer ?
Anne DURUPTY , Directrice générale d'ARTE France et vice-présidence du groupe ARTE. - En ce qui concerne les documentaires, qui représente 85 % de notre offre, les approches sont extrêmement similaires. On fédère facilement les publics. Dans ce qui relève de l'imaginaire - la fiction notamment -, les attentes peuvent être différentes. Notre rôle est de travailler davantage afin de rapprocher les publics. Quant à la prise de décision, c'est un débat passionnant sur les méthodes de travail de la chaîne. Le grand intérêt de travailler avec des Allemands, c'est que lorsque des décisions sont prises, elles ont été bien préparées.
Peter BOUDGOUST, Président de SWR et du groupe ARTE. - C'est une source de créativité permanente, le fait que des personnes de différents pays travaillent ensemble.
Alex TAYLOR , modérateur. - La RTBF a fait beaucoup de réformes pour des raisons budgétaires. Il est ainsi intéressant d'avoir votre expérience sur la manière dont votre mission a été transformée.
Jean-Paul PHILIPPOT , Administrateur général de la RTBF . - Je souhaite, avant de parler plus précisément de la RTBF, dire un mot transversal au nom de l'Union européenne de radio-télévision. Pour reprendre certains propos développés par mes collègues dans une perspective européenne, quatre points traversent notre modèle. Le premier est le bouleversement de la chaîne de valeurs. Si vous me permettez cette image, on est passé d'un univers de bureaux individuels à un univers d' openspace , sans toutefois définir les règles. Dans un tel environnement, celui qui parle le plus fort étouffe toutes les autres conversations. En outre, nous étions des citoyens anonymes, nous sommes aujourd'hui des citoyens connus, dont les informations collectées deviennent une source de capitalisation boursière.
Le deuxième événement qui a traversé l'Europe ces dix dernières années est la crise économique, qui a constitué une double peine pour les services publics. La plupart d'entre eux sont financés par un système hybride : entre 70 et 75 % par financement public et le reste provenant de revenus publicitaires. Le premier choc a été la diminution des revenus publicitaires, très sensibles en France. Le deuxième choc a été la crise des finances publiques, avec comme corollaire une réduction des financements publics. Un quart des services publics européens a connu, ces dix dernières années, des réductions budgétaires supérieures à 15 %. Ces cinq dernières années, la croissance des revenus des opérateurs publics en Europe est de 2 %, soit moins que l'inflation. Pour les opérateurs privés, la croissance des revenus a été de 36 % et pour les GAFA de 200 %. Il y a une corrélation évidente entre la réduction des moyens et la réduction de l'investissement dans les contenus.
Le troisième événement est la dégradation de l'environnement politique. Le dernier rapport de Reporters sans Frontières indique que la sécurité du travail des journalistes en Europe est plus faible qu'il y a 20 ans. La plus grande prison à journalistes du monde est à trois heures de vol de Paris. En outre, un peu partout en Europe des mouvements populistes visent, avec des langages et des tactiques convergentes, les services publics. Ce n'est plus l'apanage de jeunes démocraties de l'Est. Cela se passe en Autriche, au Danemark, cela s'est passé en Hollande. Cela pourrait se passer demain en Italie. Il y a eu des tentatives en Espagne, des attaques fortes contre la BBC. Il y a un estompement de la norme par rapport à l'indépendance du service public dans le domaine de sa politique éditoriale, par rapport au caractère sacré de la sécurité et la liberté de travail des journalistes.
La quatrième tendance est le choc générationnel. Les habitudes de consommation sont différentes. Reuters Institut a interrogé 70 000 personnes en Europe. Les médias sociaux sont la première source d'information pour les populations de moins de 50 ans. L'érosion de la confiance est une réalité. De même, nos entreprises médiatiques ont des équipes dont la moyenne d'âge est comprise entre 45 et 50 ans, là où les compétiteurs de la côte ouest américaine ont une moyenne d'âge de 30 ans.
Il y a un ensemble d'éléments de préoccupation relatifs à la profonde mutation que nous vivons. Face à cela, il y a une autre réalité, avec l'érosion de deux mythes. Le premier est de penser que dans ce monde d'abondance et d'accès gratuit, l'information ne devient plus un bien précieux. Le monde numérique a créé la manipulation à grande échelle. Le deuxième mythe est que cette économie crée énormément de valeur - les principales capitalisations boursières américaines sont des sociétés de médias. Toutefois, il n'y a jamais eu aussi peu d'argent investi dans la création. Si je reprends les chiffres cités par un précédent intervenant, en 2017, les services publics ont investi 18 milliards en contenus, dont 80 % en contenus originaux locaux. Netflix, en 2017, a investi au niveau mondial 5,5 milliards d'euros, dont moins de 20 % en contenus originaux. On est en train de dessiner le sens, l'importance et l'avenir du service public : une information indépendante, de qualité, de la production de contenus originaux, ancrés dans la réalité locale.
La RTBF comprend des chaînes de radio et de télévision. Nous avons décidé de transformer notre entreprise en deux pôles, l'un dédié à la production de contenus multimédias et l'autre dédié à la publication de ces contenus. La réalité est la fragmentation des usages et des modes de consommation. En outre, nous faisons du « commissioning », pour reprendre l'expression de nos collègues scandinaves et de la BBC, c'est-à-dire l'expression formelle d'une demande par les éditeurs, de manière à ce que les producteurs de contenus puissent travailler dans un cadre clair, dans lequel ils auront la possibilité d'innover.
Cette transformation fait suite à une réduction de nos effectifs, d'un quart en dix ans ; elle résulte également de l'augmentation de nos productions. Elle vise à remplir deux objectifs : nous voulons toucher plus de Belges dans cinq ans que nous en touchons aujourd'hui, en contact et en qualité de contact. Pour cela, nous voulons qu'entre 15 et 20 % de nos contenus soient produits pour des plateformes numériques à cette date.
Cela nécessite d'embarquer l'ensemble de nos équipes dans ce projet. Nous menons un énorme travail d'accompagnement et de formation, de coaching de nos cadres. Le chef n'a plus le savoir, bien souvent chez le dernier à être entré dans la maison.
En outre, un cadre stable est nécessaire. Le service public attend un financement stable. La redevance paraît être, en 2018, le système qui garantit le mieux les besoins du service public : stabilité, prévisibilité et indépendance. Nous attendons une norme européenne, qui refixe un cadre équitable entre des acteurs historiques locaux et des acteurs internationaux. On a cru qu'Internet ne nécessitait pas de régulation. On en voit aujourd'hui les problèmes. En tant que service public, nous avons fait un chemin collectivement. Nous avons parlé de nos valeurs communes de nos services publics. Nous les avons fixées lors d'une réunion tenue à Strasbourg en 2008 : universalité, indépendance, excellence, diversité, obligation de rendre compte et innovation.
La publication, l'année dernière, d'un rapport de l'UER intitulé « perfect storm » montre une responsabilité de transformation du service public. Notre mission fait partie du cadre dans lequel une démocratie vigoureuse peut s'exprimer. Elle est intégrée dans le socle des valeurs européennes, fondé sur la culture et la diversité. Notre mission s'adresse en 2018 à toute la population. Je conclurai par une citation.
« Face à ces enjeux, il y a deux attitudes possibles : celle de l'exploitant et celle de l'entrepreneur. Le premier, l'exploitant, consacre son activité à l'exploitation habituelle d'une ressource, quitte à disparaître avec elle si elle se raréfie ou perd de sa valeur. L'approche de l'entrepreneur à l'inverse consiste à réformer ou à révolutionner la routine de production en combinant différemment les moyens dont il dispose et en inventant des procédés. L'un se repose sur la tradition, l'autre mise sur l'innovation. Si le second a l'avenir pour lui, sa vie dans l'immédiat est beaucoup moins facile ». C'est un extrait d'un rapport du centre national pour le développement de l'information publié en 2008 sur l'évolution de la presse quotidienne.
Alex TAYLOR , modérateur. - À vous écouter, l'un des principaux soucis est que les jeunes vous échappent, dans la façon de consommer les chaînes, mais aussi sur le contenu. Comment faire pour que, dans dix ans, les jeunes s'identifient à vos valeurs et regardent vos productions ?
Pascal CRITTIN, Directeur de la RTS. - Nous cherchons à travailler sur la qualité et le contenu. Cela a fonctionné auprès des jeunes dans le débat autour de la votation précédemment évoquée : ils ont compris qu'ils pouvaient avoir confiance en nous. Dans le débat sur la manipulation de l'information, nous avons une haute valeur ajoutée. La nouvelle génération a besoin de repères, mais en même temps, elle veut être libre de choisir. Il faut changer de posture. Les médias traditionnels viennent d'un temps où nous étions dans une dimension verticale, où on distribuait l'information. C'est la loi de l'offre. Aujourd'hui, nous devons être dans une dimension plus horizontale, et mettre un peu de demande dans notre stratégie de l'offre. Il y a un risque de perdre son public qui choisit indépendamment de notre programmation et notre stratégie.
En outre, l'innovation est primordiale. Elle doit nous apprendre à changer nos canaux de distribution, qui modifient les formats, les contenus et les sujets traités.
Il y a quatre ans, la RTS a lancé une série de vidéos d'actualité que l'on a publiées uniquement sur Facebook et les plateformes digitales. Cette vidéo est construite selon une grammaire que nous n'aurions pas osé employer il y a quelques années auparavant. C'est fait de façon décalée, en prenant des risques sur le traitement de l'information. Nous avons engagé une équipe nouvelle. Elle est suivie par quelqu'un de la rédaction permettant de garantir la crédibilité de l'information, mais l'angle de traitement journalistique est différent. On a rencontré un succès considérable.
On a également travaillé avec des youtubeurs de Suisse romande. On leur a donné la caméra. Ils sont accompagnés par un journaliste. Sur quatre vidéos, nous en sommes à quatre millions de vue.
Jean-Paul PHILIPPOT , Administrateur général de la RTBF. - On essaie tous des choses. Les échanges entre nous sont importants. En s'inspirant d'une initiative prise par nos collègues de la radio suédoise, on a lancé une chaîne de la culture hip-hop. On a donné un local et recruté une quinzaine de jeunes de cette génération, puis on leur a dit de venir nous voir avec un projet. Ce dernier était différent de ce à quoi nous nous attendions. Nous avons une audience touchant 10 % des jeunes de 16 à 24 ans avec deux types de retour : l'importance auprès de cette population du respect des valeurs, sans qu'il n'y ait aucune ringardisation des valeurs du service public. En outre, nous étions partis dans un univers essentiellement musical. Les audiences les plus fortes sont les billets d'information. La demande de l'audience n'est pas d'élargir l'offre à un champ musical, mais d'élargir à ce qui constitue pour eux un environnement social : la vie dans la cité, les effets de mode...
Sir David CLEMENTI , Président de la BBC. - Nous avons un beau taux d'audience jusqu'à 12 ans environ. Un écart apparaît à partir de 12 - 14 ans. J'ai été surpris de constater que certains de mes collègues ont décidé de ne plus avoir de chaînes pour enfants. Nous devons y faire attention. Les parents veulent des programmes faits sur - mesure pour les enfants. Pour les plus de 20 ans, notre plateforme en ligne est de plus en plus individualisée. Nous encourageons son utilisation. Une de nos chaînes - BBC 3 - n'est plus disponible sur la télévision, mais seulement en ligne. En outre, en fonction de leurs centres d'intérêt, nous leur proposons des programmes. Nous avons un programme créé par un youtubeur. Mais nous devons maintenir notre image de marque et conserver un contrôle sur ce qui est produit.
Peter BOUDGOUST, Président de SWR et du groupe ARTE. - Les jeunes sont toujours intéressés par nos chaînes. L'audiovisuel public doit s'adresser à tous les publics. Les jeunes générations nous inspirent énormément. Nous avons dû nous battre pendant trois ans pour établir notre plateforme « Funk ». Une fois établie, nous avons rencontré un franc succès. Nous avons prévu des programmes pour les jeunes sur des sujets qui les intéressent, dans leurs propres langues.
Nous devons avoir l'opportunité d'être en contact avec les jeunes générations, qui veulent regarder nos contenus, à travers les réseaux sociaux.
Échange avec la salle
Joël WIRSZTEL , Directeur de la rédaction de Satellifax . - Au moment où France Télévisions s'allie avec le privé pour ouvrir une plateforme de contenus dénommée Salto, quelle est la position des services publics étrangers face à la monétisation des services de replay et de services complémentaires, ainsi que de l'alliance avec des services privés ?
Sir David CLEMENTI , Président de la BBC. - Tous les services publics d'audiovisuel cherchent à augmenter leurs revenus et à monétiser leurs catalogues. C'est un grand débat. Nous sommes convaincus que l'accès devrait être gratuit, car si on perd le principe d'universalité, on s'éloigne du principe de réunification. Par exemple, pour la coupe du monde, les matchs devraient être gratuitement accessibles pour tous. Il en va de même pour tout type de sport. Nous sommes convaincus que nos services doivent être gratuits pour tous.
Jean-Paul PHILIPPOT , Administrateur général de la RTBF. - Ne sacrifions pas le long terme au bénéfice du court terme. Cela peut être le cas si on cherche à monétiser le contenu en les vendant sur des plateformes de tiers comme Netflix, qui les rendra payants. Il n'y a actuellement aucun débat en Europe là-dessus. Or, la plupart des services publics, l'ont fait ou le font. La BBC l'a conceptualisé en cherchant à ramener sur ses services son public, qui regarde actuellement ses contenus sur d'autres vecteurs que les siens. En effet, cela permet une maîtrise de la ligne éditoriale, de l'environnement.
Mais il ne faut pas faire d'angélisme. L'effet de taille est déterminant. Le plus fort prend l'audience. Des alliances sont nécessaires. La politique développée par ARTE de faire d'ARTE numérique une plateforme culturelle européenne est sensée. Des démarches similaires en France rassemblant des contenus originaux locaux autour d'une marque qui peut avoir une existence en termes de catalogue et de marketing peuvent faire sens. D'autres projets verront le jour au niveau européen, dans le sens de collaborations diverses. Si je prends la radio numérique, la BBC et des radios privées anglaises ont développé un radioplayer commun qui s'européanise de manière à faire la promotion de la radio numérique, par rapport à des plateformes internationales comme Spotify. Nous avons également des discussions actuellement avec des producteurs tiers indépendants de contenus de qualité. Ils sont dans des univers de niche, dont le modèle économique passe par la monétisation, mais dont les contenus vont enrichir les plateformes de service public.
Catherine MORIN-DESAILLY, Présidente de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication du Sénat. - Quelle stratégie qu'il conviendrait-il de pousser au niveau européen afin de de garantir la pérennité et la survie de nos modèles de médias ? Vous avez évoqué un enjeu civilisationnel. L'irruption d'entreprises extra européennes qui prétendent gouverner l'information du monde remet en cause nos modèles. Il faut aller plus loin. Le britannique Tim Berners-Lee, fondateur du web, s'exprimait au lendemain de la crise Cambridge Analytica, et indiquait que ce n'était pas l'Internet qu'il imaginait et qu'une régulation était nécessaire. Que peut-on faire au niveau européen pour avancer sur ces questions ?
Alexandra ACKOUN, France Inter. - Comment se sont passées les transitions vers le numérique au niveau social ?
Thomas DEROBE , TV5 Monde. - Je reviens sur l'effet de taille. Au niveau africain, cet effet va être essentiel. Nos publics ont moins de 34 ans. Ils ont besoin de programmes locaux, de financements. Ne pensez-vous pas qu'au-delà de l'Europe, il faut penser à toute la francophonie ?
Isabelle SZCZEPANSKI, ElectronLibre. - J'ai une question sur la stratégie de l'European Broadcasting Union au niveau européen. Il ne vous a pas échappé qu'il y avait un grand débat sur la directive « droits d'auteur ». L'EBU a pris position contre des dispositions de la directive, et notamment contre la rémunération et les obligations de transparence vis-à-vis des auteurs. Je voulais savoir si vous partagiez individuellement la position de cet organisme à laquelle vous appartenez, et si cela ne vous mettait pas en porte à faux d'être du même côté que les néolibéraux ou les GAFA ?
Marie SELLIER, Vivendi. - Êtes-vous satisfait par le règlement sur la portabilité ? Utilisez-vous cette possibilité ? Constatez-vous des usages hors de vos frontières ?
Pascal CRITTIN, Directeur de la RTS. - Vous nous interrogez sur les conséquences sociales de la transition vers le numérique. Cette transition est en cours chez nous. Malgré « l'équipe de vétérans » précédemment évoquée par un intervenant, il y a parmi nos personnels beaucoup de compétences numériques qui sont parfois ignorées. Nous développons une formation « trimédias ». Toutes les équipes entrant chez nous sont formées ensemble. Ensuite, nous aiguillons les personnes en fonction de leurs compétences. Toutefois, le postulat est que toute personne faisant de la radio produit également des contenus en ligne. Il en est de même pour toute personne travaillant à la télévision.
Lorsque nous avons fusionné la radio et la télévision en Suisse en 2010, nous avons créé une vraie politique de mobilité professionnelle. Nous sommes une grande maison et avons la responsabilité de faire tourner les personnels en son sein. Avec la formation continue, nous proposons beaucoup de mobilité.
Enfin, grâce à la convergence de la radio, de la télévision et du numérique, nous avons rapproché les équipes. Nous avons reconstruit toute l'entreprise selon une organisation horizontale thématique. Un journaliste sportif fait partie de la direction du sport qui produit de la radio, de la télévision et du multimédia, des réseaux sociaux. Il travaille dans cette dynamique globale.
Peter BOUDGOUST, Président de SWR et du groupe ARTE. - J'aimerai attirer votre attention sur un point plus général. Trop souvent, nous parlons de crise. Or, cette époque n'est pas une crise, mais celle d'un changement radical poussé par des ressources financières considérables. Cela peut être une menace pour la société que nous connaissons depuis la seconde guerre mondiale. Il est de notre responsabilité de garder une relation avec les populations, de maintenir la confiance qu'elles ont en nous. C'est la responsabilité des politiques de nous fournir les ressources pour ce faire. Nous devons également disposer d'une certaine liberté pour pouvoir toucher les populations là où elles sont. Cette indépendance veut dire que nous sommes libres de pressions politiques et commerciales.
Anne DURUPTY, Directrice générale d'ARTE France et vice-présidente du groupe ARTE . - Le point essentiel pour la dimension sociale de la transformation numérique est la formation. Il faut en outre éviter, dans les organisations, de séparer les équipes qui travaillent sur le numérique des autres.
Beaucoup de directives sont actuellement en chantier. Nous attendons que l'Union européenne pose un cadre permettant une certaine équité - en matière fiscale, l'équité n'est pas là - ainsi que les valeurs européennes. Les auteurs doivent justement être pris en compte. Malheureusement, aujourd'hui, le compte n'y est pas. La directive SMA permet un certain nombre de progrès, mais nous ne sommes pas encore au bout du chemin. En matière de portabilité cela concerne essentiellement les services payants. Elle a été vue par beaucoup d'entre nous comme un moyen d'éviter la remise en cause de la territorialité des droits. Enfin, nous attendons beaucoup du prochain budget pluriannuel de l'Union, qui a pour le moment une belle ambition sur le volet « Europe Créative ». Pour la première fois, il lie le numérique et la culture. On espère que tous les États soutiendront ce budget.
Jean-Paul PHILIPPOT , Administrateur général de la RTBF. - Nous attendons un cadre de financement transparent et stable. Le niveau de financement est certes important, mais la stabilité est essentielle au moment où nous devons transformer nos organisations. Nous devons créer les bases d'un consensus social interne et avec les producteurs de l'industrie créative. Cela met du temps pour développer une nouvelle filière de production, accompagner des talents, transformer une entreprise, rassurer des gens qui doutent de leur avenir, transformer une culture de travail, ...
En outre, une régulation est nécessaire. C'était une utopie de penser qu'Internet s'autorégulerait. On n'a jamais consommé autant de contenus audiovisuels qu'en 2018. On est passé d'un monde ultra-régulé, depuis l'invention de la presse, à un monde qui ne l'est plus du tout. On constate une concentration du pouvoir et des moyens, comme on n'en a jamais connu dans l'histoire. Cela représente un danger pour la démocratie et pour le projet européen culturel, fondé sur la diversité. Il existe un projet chinois, où il n'y a ni démocratie, ni indépendance, ni diversité ; un projet américain, avec une indépendance mais sans diversité culturelle ; et enfin un projet européen avec une indépendance et une diversité culturelle. Cela fonde notre différence.
En ce qui concerne la position de l'UER sur le droit d'auteur, il faut remettre les choses en perspective. L'UER a été la première organisation à rédiger il y a 7 - 8 ans un livre blanc sur ce thème. Nous sommes les pionniers de la modernisation de ce droit. Nous avons été du côté des auteurs lors des débats sur le traité commercial entre les États-Unis et l'Europe, pour que l'ensemble des biens culturels soient sortis du traité. Nous ne partageons pas tous les travaux menés par le Parlement européen sur le copyright. Mais il faut établir un équilibre entre la défense des auteurs qui est cardinale, et la capacité à produire à et diffuser. Il y a quelques années, ARD montrait un reportage sur la chute du mur de Berlin, et nous expliquait le nombre d'heures qu'il avait fallu pour libérer les droits. Ce reportage historique, patrimonial ne pouvait pas être diffusé sur Internet pour des raisons de droits d'auteur. Tout comme vous, nous déplorons le matraquage de Google et d'autres. J'étais hier avec le président du Parlement européen qui m'expliquait qu'à Bruxelles, Google a contracté avec la plupart des grands cabinets d'avocats de manière à ce qu'ils ne puissent pas défendre d'autres auteurs. Il ne faut toutefois pas que la législation devienne un frein à l'information. Les services publics investiront en productions originales plus de 15 milliards d'euros en 2018. Nous sommes les premiers contributeurs.
L'UER considère que la portabilité est une avancée. Les habitudes belges ne sont pas les habitudes françaises. Les Belges prennent leurs vacances au 1 er juillet. Nous avons eu quelques matchs de football à haute valeur passionnelle. Un Belge en vacances en France, en Espagne, en Italie, a pu suivre les matchs de son équipe nationale dans un univers sécurisé et dans le respect de toutes les législations. Pendant ces matchs, 10 % de l'audience a été faite sur notre player et non sur la télévision.
Sir David CLEMENTI , président de la BBC. - Nous sommes chanceux d'avoir une telle histoire de radio et de télévision à l'heure du numérique. Nous devons nous transformer. Mais il ne s'agit pas d'un moment de panique pour les acteurs de l'audiovisuel public. Il ne faut pas abandonner les valeurs qui nous définissent.
Il faut également réfléchir à la durée des contrats mis en place. Quatre ans, c'est court. Les gouvernements doivent y réfléchir. Enfin, nous sommes confrontés à beaucoup de défis, notamment législatifs. La réglementation est basée sur une ère linéaire, alors que nous sommes passés à l'ère du numérique. Le défi pour le régulateur est la manière dont le système va s'adapter.
Les réseaux sociaux prennent une importance croissante. Toutefois, en tant que citoyen, je souhaite qu'un certain contrôle puisse s'y exercer. Le phénomène des fausses nouvelles est pour nous une chance importante, car il a permis la reconnaissance de notre travail. Nous devons ainsi conserver des champions nationaux capables de donner une information indépendante et de qualité.
De gauche à droite : Alex Taylor, Jean-Paul
Philippot (RTBF), Sir David Clementi (BBC),
Peter Boudgoust (SWR),
Catherine Morin-Desailly, Pascal Crittin (RTS), André Gattolin,
Anne
Durupty (ARTE), et Jean-Pierre Leleux.