Contribution de
Mmes Hélène Conway-Mouret et Marie-Pierre de la
Gontrie,
et MM. Jean-Yves Leconte et Rachid Temal
Les conditions de conclusion d'une commission d'enquête - dont la plupart des auditions se sont effectuées à huis clos - ne permettent pas, dans les conditions actuelles du Règlement du Sénat, à l'ensemble des membres de la commission d'enquête, de prendre part à l'élaboration d'un rapport. Celui-ci et les propositions faites restent essentiellement sous le contrôle du président et du rapporteur de la commission. En effet, sa lecture en une heure, sans possibilité de disposer d'une copie, dans la semaine précédant l'examen de celui-ci en commission, ne permet pas à ses membres d'apporter une contribution significative à celui-ci.
Le rapport de la commission d'enquête sur la menace djihadiste constitue une belle synthèse, avec ses contradictions, des contributions des personnes reçues en auditions. Ce n'est pas une proposition complète, précise et cohérente d'actions et de réformes. C'est ainsi qu'il doit être perçu.
Concernant la liste des 61 propositions, il est regrettable qu'elles ne soient pas toujours reliées à une argumentation plus précise dans le corps du rapport. Plusieurs d'entre elles appellent des remarques ou ne peuvent être partagées par les signataires de cette contribution :
1. Si la mobilisation des élus locaux, en particulier celle des maires, doit être mieux et plus activement mise en oeuvre, la transmission systématique du nom des personnes inscrites au fichier des traitements des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT) et séjournant sur leur commune, n'est pas une solution (proposition 3). Elle changerait la nature du fichier, ce qui engendrerait d'autres risques.
2. Si la création d'un parquet national compétent en matière de terrorisme peut être une solution pour améliorer l'efficacité du pôle anti-terroriste du parquet de Paris, il convient d'en préciser le périmètre exact souhaitable de ses compétences. Il convient aussi de trouver une solution à la concentration à Paris des prévenus sur des accusations de terrorisme que cette compétence nationale engendre, afin d'éviter une trop forte présence dans les prisons de la région parisienne.
3. L'arsenal pénal évoqué dans les propositions 14 et 15 permet de judiciariser au plus vite une démarche d'inspiration terroriste afin de permettre au parquet d'agir le plus en amont possible de l'acte violent. Le renforcement de l'arsenal pénal sur ce type d'acte n'est pas susceptible d'être une solution préventive aux risques actuels.
4. La sonorisation des cellules (proposition 19) ne saurait être systématique.
5. L'expulsion des détenus étrangers en fin de peine représentant une menace pour l'ordre public (proposition 29) n'est pas une nouveauté. Les conditions de leur éloignement (plus précisément les délais de recours contre les OGTF notifiées en détention) ont récemment fait l'objet d'une décision, sur QPC, du Conseil constitutionnel. Il convient aujourd'hui de sécuriser sur le plan juridique cette démarche et de s'assurer que l'administration soit en mesure de prendre les notifications d'éloignement au plus tôt, avant la sortie de prison, afin d'éviter des passages, avant éloignement, en centre de rétention et en respectant les délais de recours.
6. La déchéance de nationalité - ou l'expulsion de binationaux - est une proposition populiste dont l'inefficacité (même l'aspect contre-productif) dans la coopération internationale antiterroriste a été maintes fois développée lors des débats sur la réforme constitutionnelle de 2016. Il est inutile d'y revenir.
7. La proposition 33 sur le code frontières Schengen laisse supposer que la coopération européenne mise en place par le biais de ces accords est un problème face au terrorisme. Les accords de Schengen ne sont pas un problème mais une solution car ils ont permis depuis longtemps la mise en oeuvre des procédures d'échange d'informations et la mise en place de fichiers communs. L'ensemble est progressivement à améliorer, comme récemment les contrôles systématiques à l'entrée de l'espace Schengen, bientôt leur enregistrement, ou le projet ETIAS de préautorisation à l'entrée dans l'Union pour les ressortissants de pays bénéficiant d'une exemption de visa. Ces évolutions, obtenues au cours des dernières années souvent à l'initiative de la France, complètent un arsenal de dispositions qui peuvent être activées de façon temporaire en cas de menace précise. La France l'avait fait en novembre 2015.
8. La proposition 35 sur le parquet européen s'inscrit en contradiction avec la création d'un parquet national spécialisé. Compte tenu du rôle très limité du - pour l'instant futur - parquet européen sur les questions de criminalité portant atteinte au budget de l'UE, il n'est pas opportun à ce stade de valider cette proposition.
9. Tout échange de données sensibles entre pays membres de l'Union européenne (proposition 40) exige d'être vigilant sur le respect des règles de l'État de droit dans les pays de l'Union européenne.
10. Alors que beaucoup de témoignages reçus ont souligné les relations complexes, importantes mais pas bijectives entre salafisme et terrorisme, les propositions émises visent souvent le salafisme en tant que tel, plutôt que le terrorisme. Il faut se garder d'amalgames pouvant être contreproductifs et offrant une tribune à des idées profondément antirépublicaines (propositions 44 et 45).
11. Une République laïque ne peut s'ériger en organisateur des cultes ou en régulateur de ceux-ci. Le socle républicain fixe les règles à respecter pour les citoyens, comme pour toutes les associations de communauté de pensée ou de religion. L'État doit s'assurer de ce respect des principes, pas de l'organisation d'un culte. La proposition 46 mériterait d'être ainsi précisée.
12. La proposition 47 de déclaration domiciliaire serait attentatoire aux libertés, disproportionnée par rapport aux effets attendus et serait une charge importante complémentaire pour les mairies, avec des risques complémentaires relatifs à la gestion des données personnelles ainsi récoltées.
13. Plutôt que d'encadrer l'enseignement des langues en périscolaire, celui-ci devrait, en milieu scolaire, pouvoir répondre aux demandes des familles.
La coopération internationale, afin de suivre le parcours des personnes passées sur la zone irako-syrienne avec les pays dont les ressortissants ont représenté les principaux contingents (Maghreb, Russie) n'a pas été assez développée dans ce rapport et n'a pas fait l'objet d'auditions. De même, la surveillance des destinations nouvelles (Asie du Sud-Est dont l'Indonésie et les Philippines) qui sont aujourd'hui menacées par des arrivées de combattants quittant le Levant n'a été que très rapidement abordée. Nous avons besoin de partager les expériences et les observations entre les pays menacés en disposant des moyens adéquats.
Les aspects de politique internationale (besoin de coopération avec l'Iran, bilan de nos actions avec l'Arabie Saoudite et le Qatar, situation dans le Sahel et ses implications) sont des aspects primordiaux pour entraver les menaces. Ce risque terroriste, en partie de source endogène en ce qui concerne la France, oblige aussi à faire un travail sur nous-mêmes, sur la cohésion de la société. Nous devrions aussi prendre en compte les enseignements que l'Algérie a pu faire de sa décennie noire. En effet, le mal actuel détient probablement une partie de ses racines dans les mêmes sources que le drame algérien.
Sur l'ensemble de ces préoccupations, les moyens de nos services de renseignement, mais aussi nos implantations et nos ambassades à l'étranger, ont un rôle de suivi qui est indispensable. Celui-ci sera de plus en plus difficile à développer si :
- la contrainte budgétaire s'exerce de plus en plus durement sur le ministère des affaires étrangères ;
- la priorité du ministre de l'intérieur se place sur le terrain de la capacité de l'éloignement des ressortissants étrangers en situation irrégulière en France et pas sur l'ensemble des préoccupations que nous devons avoir en commun, en particulier celle de combattre le terrorisme, ses ramifications et ses causes.