D. DES FREINS QUI DEMEURENT
La crise libyenne s'est enlisée dans un statu quo. Les défaillances de l'accord politique libyen de 2015, le jeu de certains acteurs politiques et institutionnels, le contexte sécuritaire et la conjoncture économique sont autant de facteurs qui empêchent la Libye de sortir de la crise.
1. Le parti du statu quo
Plus la phase de transition s'éternise, plus la crise s'achemine vers une impasse.
L'accord politique de 2015, dont le but était de mettre un terme à la période d'instabilité, semble aujourd'hui avoir échoué à convertir les engagements en actes . Un statu quo s'est installé au profit de certaines élites et des groupes armés.
Les acteurs de la crise libyenne, qui peinent à s'entendre pour doter le pays de structures et de perspectives viables, s'accordent de facto sur un terrain : celui de freiner toute avancée du processus politique soutenu par les Nations unies et visant à mettre un terme à la situation actuelle dont ils tirent profit.
a) Un statu quo qui profite à certains acteurs politiques
Les détenteurs du pouvoir institutionnel sont les premiers bénéficiaires de la rente. Un lobby du statu quo s'est ainsi organisé en groupe d'influence et de pression pour servir les intérêts des détenteurs des postes à responsabilité, ce qui leur offre un accès aux ressources de l'État.
Plusieurs acteurs cherchent à se maintenir pour préserver une part d'influence politique et économique . À titre d'exemple, Al-Seddik al-Kabir s'est maintenu comme gouverneur de la Banque centrale libyenne installée à Tripoli alors que son mandat est expiré depuis maintenant trois ans. En parallèle, les figures politiques freinent certaines avancées. Ils ne signent pas les déclarations politiques, comme ce fut le cas à la Celle-Saint-Cloud puis à Paris, pour ne pas être juridiquement engagé, soutenant notamment que des discussions préalables au sein de leur chambre respective devraient se tenir. Par ailleurs, même lorsqu'un accord est signé, cela ne veut pas pour autant dire qu'il sera respecté, en témoigne l'accord politique de 2015.
Pour surmonter cet obstacle , Ghassan Salamé cherche à resserrer l'étau en exerçant une double pression sur ces acteurs :
• par le bas , grâce à la population , en majorité favorable à des élections et qui montre un certain engouement à participer aux réunions organisées dans le cadre du processus devant conduire à la conférence nationale inclusive ;
• par le haut , grâce à la communauté internationale . En invitant à Paris le 29 mai 2018 des représentants de l'UE, de l'UA, de la Ligue arabe et de nombreux pays, une certaine pression a été exercée sur les participants pour conclure un accord et respecter les engagements.
Les partisans du statu quo utilisent des subterfuges pour que la période de transition se prolonge . Les tenants du respect de la légalité recourent à différents arguties juridiques, en insistant par exemple sur l'importance d'arriver aux élections avec une Constitution. Ils tergiversent également sur le calendrier, soutenant que l'ampleur des modifications de la Constitution prendra du temps. De l'autre côté, les tenants de l'apaisement et de la sécurité appellent à ce que les conditions nécessaires de sécurité soient réunies pour que soient organisés les scrutins.
Ces revendications sont pertinentes en elles-mêmes mais soulèvent en l'espèce des difficultés. Elles sont instrumentalisées, non pas pour servir les intérêts de la Libye, mais en tant qu'arguments objectifs pour que se poursuive la situation actuelle.
Les conséquences de ces blocages se ressentent. Ghassan Salamé n'est pas parvenu à ce que l'accord politique de 2015 soit amendé, comme il l'a rappelé le 21 mai 2018. Aguila Saleh, déjà visé par des sanctions autonomes de l'Union européenne pour ses obstructions au processus de transition politique, a cherché à freiner les travaux de l'assemblée constituante : la Cour de Beïda, sous contrôle de la Chambre des représentants, a introduit un recours devant la Cour suprême pour invalider le projet. Bien que la Cour suprême n'ait pas donné de suite favorable à ce recours, la Chambre de Tobrouk a déclaré ne pas reconnaître la décision de la Cour suprême. Cette tendance n'est pas nouvelle, et dès 2014 lors des élections de la nouvelle chambre, une part importante des membres du Congrès national général était malgré tout restée en poste et s'est ensuite recyclée dans le Haut Conseil d'État. Concernant Khalifa Haftar, questionné par la revue Jeune Afrique sur le plan de Ghassan Salamé : « son plan prévoit d'abord que les articles litigieux de l'accord de Skhirat, maintenant caducs, soient amendés. Cette première étape prendrait déjà une année ou deux. Il prévoit ensuite l'élaboration d'une Constitution, ce qui ne pourra se faire en moins de trois ans. Et, enfin, les élections pourraient avoir lieu, ce qui nous amène bien loin de juillet prochain... » 148 ( * ) .
Certains progrès, motifs d'espoir pour mettre un terme au statu quo, ont été réalisés. Le Haut conseil d'État a élu un nouveau président en la personne de Khaled al-Mishri, à la place d'Abderrahmane Souihli. En revanche, plusieurs observateurs relativisent cet évènement : Khaled al-Mishri a bénéficié d'une alliance de circonstance. En tant que membre du parti Justice et Construction, proche des Frères musulmans, il n'est pas à écarter qu'il cherche à ce que les prochaines échéances électorales soient retardées, car selon les sondages, son parti n'obtiendrait pas de majorité aux prochaines élections.
La lutte contre le lobby du statu quo constitue alors l'un des principaux combats pour mener à terme le plan d'action de Ghassan Salamé : « le processus politique doit avancer, car le statu quo est intenable » 149 ( * ) .
b) Un statu quo qui profite aux groupes armés
Les groupes armés, qui exploitent le morcellement territorial et politique pour prospérer et assujettir des pans entiers de la population, sont également les grands gagnants de la situation de statu quo. Ils profitent des rivalités pour maintenir leur autorité, aussi bien à l'Ouest qu'à l'Est.
La situation à Tripoli en est révélatrice : Fayez el-Serraj est otage de ces milices, qui bloquent certaines décisions, comme ce fut le cas pour l'adoption du budget pour l'année 2018. Le jour où le gouvernement d'entente nationale sera remplacé et qu'un nouvel exécutif s'installera, certains groupes armés risquent de voir leur pouvoir et leurs sources de revenus se réduire. La fin du statu quo politique suppose également une réforme du secteur de la sécurité, qui devrait nécessairement s'accompagner d'un programme de démobilisation de ces groupes.
Il existe une certaine collusion d'intérêts entre les milices et les représentants de certaines institutions, qui voient leurs privilèges fondre plus le processus politique avance. Dans ce contexte, une importante résistance des milices à l'organisation d'élections n'est pas à exclure, ce qui pourrait conduire à de nouveaux affrontements. Plusieurs milices, aujourd'hui concurrentes, pourraient également rassembler leurs forces pour peser davantage et maintenir leur mainmise. Un scénario plus favorable serait celui dans lequel certaines milices cherchent à parfaire leur réputation et gagner en crédit auprès de la population, en intégrant les forces officielles de police.
Le statu quo est également entretenu par les groupes armés terroristes : l'absence d'une autorité centrale forte et donc d'une lutte antiterroriste inclusive sur l'ensemble du territoire, leur permet de se replier et de se maintenir . L'attentat contre la Haute commission nationale électorale à Tripoli le 2 mai 2018 est particulièrement révélateur ; ces groupes cherchent ainsi à éviter toute avancée politique et à tirer profit des divergences actuelles.
Le statu quo entraîne des conséquences en cascade sur le contexte sécuritaire, la situation économique et le système juridictionnel.
2. Insécurité et désarmement
Il pèse sur la Libye un climat d'insécurité. Le contexte sécuritaire dégradé et volatile que connaissent les trois grandes régions rend difficile l'organisation des élections dans des conditions objectivement satisfaisantes . L'insécurité constitue alors un frein pour la résolution de la crise politique que rencontre la Libye.
La déclaration de Paris du 29 mai 2018 appelle à ce que « des dispositions solides en matière de sécurité soient [mises] en place », que les « conditions de sécurité soient réunies pour des élections nationales » et que des « forces de sécurité libyennes officielles [soient] chargées de garantir le processus électorale ». Or, il n'existe pas de véritables forces de sécurité intégrées et la situation sécuritaire est précaire compte tenu de la menace terroriste, des affrontements dans le Sud (Sebha) et dans l'Est libyen (Derna, croissant pétrolier).
Source : Ministère des Affaires étrangères - Commission des Affaires étrangères, de la Défense et des forces armées du Sénat
Le fait que certaines localités soient toujours le théâtre de violents affrontements risque de réduire le taux de participation (déplacés internes, affrontements aux abords des bureaux de votes...). Des conditions sécuritaires dégradées pourraient empêcher le corps électoral d'exprimer pleinement dans les urnes, conduisant potentiellement à une sous-représentation de certaines localités.
Pour éviter une réplique du séisme sécuritaire de 2014, la question du désarmement des groupes armés doit nécessairement se poser . Bien qu'une stratégie soit en cours d'élaboration, à laquelle contribue la MANUL, sa mise en oeuvre sera étalée dans le temps. Selon Ghassan Salamé, « cette stratégie ne permettra pas de démanteler les groupes armés du jour au lendemain, mais permettra de lancer effectivement ce processus ». L'absence de forces de sécurité officielles constitue un frein, que le millier de personnel qui a intégré ces dernières années le ministère de l'Intérieur ne sera pas en mesure de palier 150 ( * ) .
Les conditions sécuritaires constituent encore aujourd'hui une hypothèque sur la capacité d'organiser les élections à l'échelle nationale. Plusieurs élections à l'échelle municipale se déroulent actuellement, mais les enjeux et les rivalités y sont moindres. Le résultat des élections doit être incontestable si la Libye ne veut pas revenir à la situation dans laquelle elle s'est trouvée en 2014. L'engagement des principaux acteurs à accepter ce résultat n'a de sens que si les conditions minimales de régularité du scrutin sont réunies.
3. Désintéressement politique
Le taux de participation aux prochaines élections, la reconnaissance des résultats ou encore les blocages juridiques à l'adoption d'une base constitutionnelle et d'une loi électorale sont autant de questions qui prennent la forme de défis à surmonter pour conclure le processus politique. Ils ne sont pas étrangers à la volonté de certains partisans du statu quo de se maintenir en fonction.
Le taux d'enregistrement auprès de la Haute commission électorale est perçu comme un véritable succès et témoigne de l'enthousiasme de la population à se rendre aux urnes. Selon Ghassan Salamé devant le Conseil de sécurité le 21 mai 2018 : « [...] l'inscription sur les listes électorales, qui a pris fin il y a 10 jours, a connu un immense succès. Avec un million de nouveaux inscrits, ce sont désormais 2,5 millions de Libyens qui sont admis à voter. Cette mise à jour des listes électorales a vu une forte participation des femmes et des jeunes, et cette remarquable mobilisation envoie à tous un message clair : les Libyens veulent faire entendre leurs voix, et ils veulent le faire par les urnes » 151 ( * ) .
Ce succès n'est pourtant que relatif : la déclaration de Paris appelle à ce qu'une nouvelle phase d'enregistrement soit ouverte : « une nouvelle campagne d'inscription sur les listes électorales pendant une durée complémentaire qui sera déterminée par la haute commission nationale électorale haute en concertation avec les Nations unies ». Des soupçons de fraude existent mais seraient toutefois limités à des doublons.
Enfin, l'enregistrement des électeurs ne certifie pas pour autant qu'ils se déplaceront au moment des scrutins. La procédure d'enregistrement se fait à distance et la mise en place de bureaux de votes dans l'ensemble du pays constitue un important défi.
La reconnaissance des résultats constitue également un enjeu important: tant qu'une conférence nationale inclusive ne sera pas organisée et à l'occasion de laquelle les principaux acteurs politiques s'engageront à reconnaître l'issue des scrutins, des élections nationales ne seront pas organisées.
Le processus constitutionnel est également soumis à d'éventuels blocages. Le projet actuel pourrait être rejeté s'il était soumis à référendum et il n'est pas à écarter que la Chambre des représentants ne s'entende pas pour amender la déclaration constitutionnelle de 2011.
En définitive, la moindre étape de l'enregistrement à l'adoption d'une loi électorale soulève des risques . La force d'entraînement dégagée par le travail de la MANUL laisse à croire que ces défis seront surmontés, mais la question qui se pose est celle de savoir dans combien de temps. Ce n'est donc pas la remise en cause du processus de transition, bien qu'elle ne soit pas à écarter en cas de violences ou de fraudes électorales, qui appelle à réflexion mais plutôt la multitude de freins potentiels.
4. Invisibilité de l'agenda et des perspectives en l'absence de leadership
L'agenda est encore peu lisible, malgré les échéances fixées dans la déclaration de Paris. Aucun acteur ne semble par ailleurs faire l'unanimité à ce stade alors que la légitimité des représentants actuels n'est que de surface. Les sondages et enquêtes d'opinion réalisée par des organismes internationaux montre une fragmentation extrême de l'opinion, aucune personnalités ne se dégagent de façon incontestable, les premières cités dépassant à peine les 10%. Ceci renforce leur conviction de faire durer plus encore le statu quo.
Le focus sur les personnalités que s'attache à dénoncer une note de l' International Crisis Group 152 ( * ) joue en défaveur du processus, qui ne devrait pas reposer sur quelques individus mais sur l'ensemble des Libyens.
Eu égard aux rejets de certaines personnalités dans certains compartiments de la société, d'institutions qui semblent en premier lieu servir à leur président respectif et à l'absence de discours national commun, l'issue des prochaines élections est difficile à lire.
5. Défaillance du système judiciaire libyen et substitution compliquée de la justice internationale (CPI, sanctions)
L'absence de monopole de la violence légitime par les autorités étatiques s'accompagne de la défaillance de système juridictionnel.
Des violations du droit international des droits de l'homme et du droit international humanitaire ne cessent d'être commises en toute impunité par toutes les parties au conflit selon le dernier rapport du Secrétaire général des Nations unies 153 ( * ) . Aucun des combattants de groupes armés n'aurait été traduit en justice pour de tels crimes de droit international. Les annonces du Conseil présidentiel ou encore de l'ANL, selon lesquelles des enquêtes seraient diligentées, restent lettres mortes.
Parmi les crimes, le rapport fait état de « détentions arbitraires prolongées, d'actes de torture et autres mauvais traitements, de disparitions forcées, de mauvaises conditions de détention, de négligences médicales et d'interdictions de visite de famille et d'avocat ».
Les détentions suivies de torture seraient monnaies courantes. Les détenus ne disposent d'aucun droit à un recours effectif et ne peuvent ainsi pas contester la légalité de leur détention, ni demander réparation. Parmi les victimes, les migrants et réfugiés qui sont toujours objets de privation illégale de liberté.
La réaction des autorités juridictionnelles est limitée et les magistrats font l'objet de pressions . Le 14 mars 2018, le responsable des enquêtes du Bureau du Procureur général a annoncé l'émission de 205 mandats d'arrêts pour contrebande et mauvais traitement infligé aux migrants. Quelques jours plus tard, le 17 mars, des hommes armés non identifiés ont pris en otage un membre de la magistrature. Il sera libéré trois jours plus tard, mais son cas n'aura donné lieu à aucune charge, ni à un renvoi devant la justice.
Ce phénomène n'est pourtant pas nouveau : le déficit de la justice était antérieure à 2011 et constitue l'héritage du régime du colonel Mouammar Kadhafi.
La Cour pénale internationale, en l'absence de poursuites d'autorités libyennes et en vertu de la résolution 1970 (2011), exerce sa compétence à l'égard des crimes visés par le Statut de Rome et commis sur le territoire de la Libye, ou par les ressortissants de cet État, à compter du 15 février 2011. C'est la deuxième fois que la Cour enquête sur le territoire d'un État non partie au Statut de Rome après la situation au Darfour. Le procureur général de la CPI présente tous les six mois un rapport périodique devant le Conseil de sécurité. Le quinzième rapport en date du 9 mai 2018 fait état des mandats d'arrêt délivrés par l'institution. Parmi les personnes visées, Mahmoud al Warfalli, ancien commandant des opérations de la brigade des forces spéciales, unité affiliée à l'ANL. Le mandat à son encontre a été délivré le 15 août 2017, à la suite d'exécutions extrajudiciaires commises à Benghazi. À ce jour la CPI ne dispose d'aucune information, ni sur sa localisation ni sur le sort que lui a réservé la justice libyenne.
Une autre personnalité est visée par un mandat d'arrêt, à savoir Saïf al-Islam Kadhafi. Il aurait été libéré en 2017 par des milices de Zintan mais la Cour ne connaît pas sa localisation.
6. Désintéressement économique
La crise libyenne est devenue un terrain propice à l'économie de la prédation . Les trafics constituent une source de revenus considérable pour les trafiquants, au même titre que le détournement des richesses du pays au profit d'un petit nombre de personnes.
Ghassan Salamé a fait état de ce système perverti, au même titre que l'ambassadeur de la France à l'ONU, selon lequel cette économie de la prédation est le cancer du pays.
Déclaration de Ghassan Salamé devant le Conseil de sécurité, sur la situation en Libye, le 21 mars 2018 : « Au coeur des problèmes de la Libye, on trouve un système économique de prédation qui pervertit la vie des Libyens ordinaires et sert les intérêts des puissants. Il constitue le principal obstacle au processus politique et enracine le statu quo . Si cet état de fait me préoccupait déjà lorsque je suis arrivé sur place, aujourd'hui, il m'inquiète vraiment. Il faut faire voler ce système en éclats. Les ressources doivent servir à mettre en place un État solide et équitable, pour tous, et non à remplir les poches de quelques-uns » . Intervention de M. Delattre (Ambassadeur de la France aux Nations unies), le 21 mai 2018 : « L'économie de la prédation, qui reste le cancer du pays et le ronge de l'intérieur, continuant d'alimenter de nombreux acteurs et nourrissant l'instabilité. Les divers trafics qui pullulent en Libye alimentent l'économie de la prédation qui favorise le statu quo et fragilise l'État. Il nous faut collectivement réfléchir aux actions permettant d'enrayer ce cercle vicieux et de le faire de manière durable » |
La dégradation de la situation économique, moins visible de l'extérieur en comparaison à la situation politique et sécuritaire, est pourtant au coeur de l'impasse en Libye. La question économique est enchevêtrée dans les autres problématiques . Les bénéficiaires de cette situation de prédation sont les groupes armés ainsi que certains politiques ou membres de la haute fonction publique. Selon Ghassan Salamé, « il faut détruire ce modèle économique pernicieux si nous voulons que le processus politique progresse véritablement ».
Compte tenu de la structure de financement de l'État, à très large proportion dépendante des ressources issues de la production et de l'exportation d'hydrocarbures, la gouvernance budgétaire et financière est partagée entre le Gouvernement, à savoir le Ministère des finances et la Banque centrale. Cette institution fait non seulement office d'apporteur de ressources patrimoniales et de payeur des dépenses publiques, mais également de financeur du secteur économique par l'émission de lettres de crédit. Elle est également l'autorité monétaire responsable du taux de change de la monnaie libyenne.
Cette structure spécifique est défaillante en raison de la duplication des structures : une banque centrale officielle à l'Ouest semble aujourd'hui recueillir l'essentiel des ressources issues des exportations. Le fonctionnement de la Banque centrale de l'Est est obscur, le groupe de travail n'a pu obtenir aucune information précise la concernant.
La duplication, quand bien même ces effets se seraient érodés ces derniers mois, est le signe d'un dysfonctionnement plus important. Le budget pour l'année 2018 n'a été approuvé par la Banque centrale et le Conseil présidentiel qu'au mois de mai.
Le Libyan Audit Bureau , équivalent de la Cour des comptes, a révélé dans son rapport sur l'exercice 2017 le dérapage des dépenses publiques. Ce dérapage s'explique par la faiblesse du contrôle, quasi inexistant, laissant le champ libre à des pratiques irrégulières et illégales . Cette cour des comptes a notamment alerté sur les versements ou les prises en charge de frais effectués illégalement, pour un montant de 3,27 millions de dinars libyens par le Conseil présidentiel au profit de certains membres de la Chambre des représentants et du Haut conseil d'État. Des dépenses excessives pour effectuer des déplacements, des cadeaux ou encore des frais de fournitures de bureaux ont également été révélées 154 ( * ) . Des dépenses des ministères de l'Intérieur et de la Défense se feraient également au profit de milices.
Les conséquences de la crise économique et du système perverti se ressentent tout particulièrement sur le coût du dinar . Le 7 mai 2018, le secrétaire général des Nations a annoncé qu'un dollar des États-Unis valait 6,25 dinars libyens à la date du 5 avril 2018, contre environ 1,39 au taux de change officiel. Cet écart abyssal entraîne une crise de liquidités et une inflation des produits importés. Pour y remédier, un système de lettre de crédit, encouragé par la Cour des comptes libyenne, a été mis en place. Les lettres de crédit constituent un accès, pour l'importateur, aux devises étrangères au taux de change officiel.
Un rapport de Tim Eaton pour Chatham House 155 ( * ) a mis en évidence le trafic de lettres de crédit qui s'organise à l'intérieur et à l'extérieur du pays. Ces lettres de crédit sont délivrées par la Banque centrale et certaines banques libyennes pour que puissent être importés des produits sur le sol libyen. Or le contrôle des marchandises à leur arrivée en Libye est quasiment inexistant. Dès lors, les bénéficiaires profitent de cette absence de contrôle pour réaliser des montages et percevoir la somme en devise étrangère libellée sur la lettre de crédit, en totalité ou en partie, grâce à un complice :
• en n'important aucun bien depuis l'extérieur du pays. Il y a cependant un risque, puisque si aucun container n'est livré, des soupçons pourront s'éveiller ;
• en substituant la marchandise indiquée sur la lettre de crédit par des produits d'une moindre valeur ou sans aucune valeur, pour éviter d'éveiller les soupçons ;
• en important une quantité moindre de marchandises que celle indiquée sur la lettre de crédit. Dans ce cas, le bénéficiaire pourra revendre ces marchandises sur le marché noir pour dégager une marge plus importante.
Le bénéficiaire de la lettre de crédit pourra ensuite revendre une partie de ses devises étrangères sur le marché noir et dégager une importante marge compte tenu des taux officieux. Grâce aux dinars libyens obtenus de la revente des devises étrangères, il pourra rembourser la banque.
Exemple de trafic de lettres de crédit ( en prenant en compte le taux officiel et le taux du marché noir en date d'avril 2018 : (v. supra p. 148 ) : L'importateur est bénéficiaire d'une lettre de crédit de 1 000 $. Selon le taux officiel ou le taux au marché noir, la valeur du dollar peut être multipliée par 4,5 : Ø Taux officiel : 1 000$ = 1 390 DT Ø Taux marché noir : 1 000$ = 6 250 DT Dans l'hypothèse où le trafiquant n'importe que pour 200$ de marchandises et qu'il rétribue ses complices à hauteur de 150$, il lui reste alors 650$ : Ø 1 000 $ - (200 $ + 150$) = 650 $ Pour rembourser la banque émettrice en dinar libyen (DT), le bénéficiaire va revendre une partie de ses devises étrangères sur le marché noir. Il lui suffira de revendre 308,9 $, compte tenu du taux sur le marché noir, pour obtenir la somme de 1 390 DT et rembourser la banque émettrice : Ø 1 390 / 4,5 = 308,9 Le bénéficiaire trafiquant de lettre de change percevra alors 341$ (650 - 308,9) ainsi que le prix de la revente des marchandises reçues. Eu égard au taux de change sur le marché noir, son pouvoir d'achat sera multiplié par 4,5 grâce à ce montage et il pourra revendre les marchandises sur ce même marché pour bénéficier d'une plus grande marge. Dès lors, en plus des 427$ gagnés après avoir remboursé la banque puis rémunéré l'exportateur et ses complices, il pourra revendre les biens importés sur le marché noir. |
Selon un rapport de la Banque centrale libyenne, 11,2 milliards de dollars en lettre de crédit ont été émis en 2017. En 2016, la Cour des comptes avait identifié plus de 570 millions de lettres de crédit frauduleuses, en visant 23 banques dont 10 libyennes et 13 étrangères . Selon le secrétaire général des Nations unies, la corruption en matière d'émission de lettres de crédit aurait également permis de financer des groupes armés.
En réaction à un rapport de la Cour des comptes sur l'année 2017, la Banque centrale a indiqué vouloir limiter certaines dépenses. Elle a cependant expliqué avoir accepté de couvrir les lettres de crédits approuvées par le ministre de l'économie, qui fait l'objet d'une enquête diligentée par le procureur général, depuis le 1 er janvier 2018 pour un mandat supérieur à 3 milliards de dollars.
Ce montage semblerait faire l'objet d'une plus grande attention de la part de la MANUL et du Groupe d'experts des Nations unies sur la Libye dont le prochain rapport final devrait être publié à l'été 2018. Le Groupe de travail n'a pas pu obtenir d'avantages d'informations sur les lettres de crédit, afin d'estimer le plus correctement possible l'ampleur de ce trafic.
Si la phase de transition perdure et que les conséquences de la crise sont encore tangibles, c'est à cause de certains acteurs qui exploitent la situation actuelle. Il s'agit des partisans des statu quo, de personnalités politiques, institutionnelles ou encore des trafiquants et de groupes armés.
De nombreux freins entravent la stratégie de sortie de crise, tels que l'insécurité, le désintéressement politique ou encore la corruption. Ces freins ne sont pas indépendants les uns des autres : ils sont enchevêtrés, ce qui rend la solution à la crise d'autant plus difficile.
Pour répondre aux multiples défis que soulève la crise libyenne, l'ensemble des problématiques doivent être considérées et des stratégies mises en place. Tant qu'il n'y aura de solution satisfaisante à la question de la prolifération des armes et des milices, les probabilités que la Libye sorte de la crise d'ici la fin 2018 sont minces.
La question économique et plus précisément la corruption a été délaissée par les observateurs et par les représentants spéciaux successifs en Libye. Ghassan Salamé semble avoir saisi l'ampleur du phénomène dans la crise.
En définitive, une stratégie de sortie de crise suppose de trouver une solution à l'ensemble des problèmes majeurs (insécurité, corruption, trafics, blocage institutionnel...). La crise libyenne n'est pas que politique, elle est protéiforme.
* 148 « Khalifa Haftar : la Libye n'est pas encore mûre pour la démocratie », Jeune Afrique, 5 février 2018.
* 149 Ghassan Salamé, Rapport sur la situation en Libye, 21 mars 2018.
* 150 En mars 2018, le Ministre de l'Intérieur, le général Abdelsalam Mustafa Achour, a appelé à ce que les 100 000 individus qui ont intégré entre 2011 et 2013 son ministère puissent bénéficier d'une formation, rendue impossible à l'époque compte tenu de l'intégration de masse.
* 151 Conseil de sécurité des Nations unies, Rapport du Secrétaire général sur la Mission d'appui des Nations unies en Libye, S/2018/140, S/PV.8211.
* 152 « Libya's Unhealthy Focus on Personalities », International Crisis Group, 8 mai 2018.
* 153 Rapport sur la situation en Libye, 7 mai 2018.
* 154 “Audit Bureai discloses violations in expenditure by Libya Presidential Council”, Libya Observer, 24 mai 2018.
* 155 T. EATON, « Libya's War economy », Chatham House, avril 2018.