B. DES RIVALITÉS POLITIQUES ET IDÉOLOGIQUES QUI TOURNENT À LA CONFRONTATION
Dans ce contexte mouvant, qui maximise les enjeux, les tensions entre factions politiques adossées à des milices armées vont très vite à partir de 2014 s'accentuer et une polarisation entre deux camps opposés va se développer.
L'Accord inter-libyen de Skhirat ne va pas mettre un terme à cette polarisation et aux tensions, le Gouvernement d'entente nationale n'ayant pas été reconnu par la Chambre des représentants, il va apparaître, en dépit de sa volonté, de sa vocation et de son appellation comme un élément du jeu politique, dont les attaches et les capacités d'action sont davantage à Tripoli qu'à l'Est, et en conséquence plus sensibles aux groupes présents et notamment aux influences des membres du CGN reconvertis en Haut Conseil d'État qu'à celles des instances exilées à l'Est, même si la réalité mérite d'être plus nuancée.
Une présentation des deux camps et de leurs forces et influences sur le terrain est évidemment réductrice. À l'Ouest, comme de façon moindre, à l'Est, l'hégémonie n'est aucunement de mise en raison de la complexité du jeu politique et de la volatilité des alliances, mais la polarisation est évidente.
Au Sud en revanche, la situation est plus confuse, ne serait-ce qu'en raison de la logique tribale qui y prévaut, de la présence de groupes armés issus de Tripolitaine et de Cyrénaïque, mais aussi de pays voisins, et de la réalité physique d'un espace sous peuplé dans lequel le contrôle du territoire ne peut se concevoir que par un maillage d'alliances et l'action militaire que par des raids parfois à longue distance.
Sources: Mary Fitzgerald « Armed group » in « A quick guide to Libya's main players » (c)ECFR 73 ( * )
1. La conquête de l'Est libyen par le Maréchal Haftar (opération Dignity)
Devant la montée en puissance des groupes islamistes politiques et le développement des attentats et affrontements armés, Khalifa Haftar, général dissident appuyé par des unités de l'armée, lance en mai 2014, l'opération « Dignity » contre les milices islamo-terroristes.
À la suite des élections de juin 2014 (voir supra p. 28) qui donnent la victoire au camp « libéral », l'impossibilité pour la Chambre des Représentants de se réunir à Tripoli, occupé par des milices hostiles, puis l'invalidation de l'élection par la Cour suprême, vont conduire à l'installation des députés à Tobrouk en Cyrénaïque et à la constitution d'un gouvernement.
Après la conclusion de l'Accord inter-libyen de Skhirat, le Gouvernement d'entente nationale qui s'est installé à Tripoli n'a jamais pu obtenir l'investiture de la Chambre des Représentants.
La conjonction de ces deux éléments et de toute une série de facteurs vont permettre la constitution d'un pôle relativement cohérent de forces politiques et militaires en Cyrénaïque dans le but affiché de conquête du pouvoir sur l'ensemble de la Libye.
a) Une base géographique propice
Si les forces rassemblées par le maréchal Haftar ont pu se constituer en Cyrénaïque et offrir à la Chambre des Représentants un lieu de repli sûr, c'est en partie en raison de l'opposition de cette région aux visées centralisatrices de Tripoli. Éprouvée par 42 ans de centralisme kadhafiste, la Cyrénaïque souhaite avoir son mot à dire sur la gestion de la région. Une sécession a été brandie à maintes reprises depuis 2011, mais c'est plutôt une volonté fédérale qui est promue. En outre, cette région traditionnellement plus conservatrice sur le plan religieux a connu une situation tendue d'affrontements et d'attentats 74 ( * ) dès 2012 avec des groupes islamiques radicaux, tel Ansar al-Charia , ou liés à Al-Quaeda et à Daech , qui vont prendre progressivement le contrôle de Benghazi en se fédérant au sein d'un Conseil de la Choura révolutionnaire et de même à Derna, ce qui appelait une intervention vigoureuse et rapide.
b) Une force militaire puissante
Le maréchal Haftar a su rapidement constituer autour d'un noyau de militaires professionnels issus principalement des forces spéciales (environ 5 000 hommes) 75 ( * ) et de l'armée de l'air, une force aux capacités supérieures à celles de l'Ouest, sous le titre autoproclamée d'Armée nationale libyenne (ANL). Capable de mobiliser de 25 à 30 000 hommes, l'ANL revêt un caractère moins milicien que la plupart des autres forces en présence . Elle comporte plus d'unités régulières composées de militaires de formation et fait des efforts pour intégrer des miliciens après sélection, et passage dans des centres de formation ou des écoles militaires, avant de les affecter dans les unités régulières.
Elle est mieux équipée. Elle dispose notamment d'unités de blindés, d'artillerie lourde et d'infanterie mécanisée et maîtrise la manoeuvre interarmées et interarmes. Le matériel ancien acquis par Kadhafi reste majoritaire, mais selon le rapport du panel des experts du Conseil de sécurité des Nations unies, dans un rapport publié en juin 2017 76 ( * ) , confirmant un phénomène déjà pointé dans son rapport précédent (mars 2016), elle a reçu en avril 2016, des véhicules blindés de transports de troupes, une flotte de plusieurs centaines de véhicules type « pick up » et des hélicoptères de combat Mi-24p, en provenance des Émirats arabes unis, malgré l'embargo sur les armes.
Elle dispose de la supériorité des forces aériennes avec une flotte d'aéronefs supérieurs tant dans le domaine du combat que du transport et un meilleur niveau d'entrainement et de qualification des pilotes. Elle contrôle, en outre, la plupart des plateformes aériennes opérationnelles ce qui lui donne une capacité de projection et d'élongation supérieure à ses rivales.
Elle comprend 12 000 membres de milices armées, dont les agendas ne coïncident pas toujours, issus des groupes salafistes et des tribus, dont plusieurs unités soudanaises 77 ( * ) , issues des milices du Darfour, et tchadiennes 78 ( * ) .
c) Un socle de légitimé institutionnel
Sur le plan institutionnel, les liens sont forts entre la Chambre des Représentants, le gouvernement de M. al-Thinni établi à El-Beïda et l'ANL. Bras armé de la Chambre des Représentants, ce qui lui confère une forme de légitimité, le maréchal Haftar, fort de sa popularité et du poids militaire de l'ANL exerce, de fait, une grande influence sur les autorités politiques de l'Est. Il a réussi à concentrer entre ses mains, des missions jusqu'alors dévolues au gouvernement comme la lutte contre le terrorisme et la subversion, le traitement judiciaire et pénitentiaire des actes de terrorisme, la lutte contre les trafics et l'immigration illégale, la police aux frontières, le contrôle des ports et aéroports, le maintien de l'ordre notamment à Benghazi ce qui renforce encore le poids politique de l'ANL.
d) Un soutien extérieur proche et solide
S'opposant aux forces de l'islam politique et aux groupes terroristes jihadistes, le maréchal Haftar a trouvé rapidement un soutien puissant de l'Égypte dirigée depuis juillet 2013 par le général al-Sissi après un coup d'état qui mit un terme aux manifestations contre le président Morsi issu du parti des Frères Musulmans au pouvoir depuis 2011. La stabilité de l'Est de la Libye est un enjeu sécuritaire stratégique pour l'Égypte qui dispose d'une longue frontière avec la Cyrénaïque. L'ANL va ainsi bénéficier d'une coopération militaire active (formation des équipages d'hélicoptères d'attaque Mi35, fourniture de MiG 21 et de pièces détachées, mais aussi d'un appui aérien dans certaines opérations).
Ce soutien égyptien est accompagné de celui des Emirats arabes unis qui ont un agenda complémentaire (lutte globale contre l'islam politique, et intérêts économiques) : soutien financier, appui aérien aux opérations grâce aux avions émiriens stationnés en Égypte, fournitures de matériels militaires...
Il a pu bénéficier également de conseils militaires de la France dans la cadre de la lutte contre le terrorisme 79 ( * ) .
e) Les interventions contre des menaces les plus extrêmes ont été conduites avec un certain succès
(1) La reprise de Benghazi contre des forces liées aux jihadistes islamiques
Au terme de trois années de combat d'octobre 2014 à décembre 2017, l'ANL a repris complètement la ville de Benghazi , des groupes islamistes rassemblés au sein du Conseil de choura des révolutionnaires de Benghazi , formé le 20 juin 2014. Initialement soutenu par le gouvernement de Tripoli et les brigades de Misrata, ce Conseil de choura était composé principalement de groupes islamistes bientôt dominé par Ansar al-Charia (voir supra p. 47) , la Brigade des martyrs du 17 février 80 ( * ) et la Brigade Rafallah al-Sahati . Un autre groupe, les Brigades de défense de Benghazi , apparaît quant à lui en juin 2016. Les groupes du Conseil de choura s'allient également avec l'État islamique . Environ 5 200 hommes de l'ANL ont été tués à Benghazi au cours des trois années de combats. Dans ces combats, elle a reçu un soutien important des milices salafistes armées qui se sont engagées de façon intense à la suite de la fatwa émise en juillet 2016 par le cheikh saoudien Madkahli leur enjoignant de lutter contre les Frères musulmans et de soutenir le maréchal Haftar dans sa lutte contre Daech.
Les combats ont entraîné des déplacements de populations des quartiers qui avaient soutenu les islamistes, certaines se réfugiant à l'Ouest, et des exactions contre la population civile ont été rapportées mettant en cause des commandants de l'ANL 81 ( * ) .
Des combats se sont déroulés dans d'autres villes de Cyrénaïque comme Adjadabija et jusque dans le Croissant pétrolier où la prise de contrôle par l'ANL en septembre 2016 a été contestée en mars 2017 par l'offensive des Brigades de défense de Benghazi, puis de nouveau en juin 2018 par une alliance de forces des BDB et d'anciens « gardes des installations pétrolières » de Ibrahim Jadhran.
Les groupes terroristes, notamment l'État islamique, se sont dispersés plus au Sud ou dans certains centres urbains. Ils revendiquent régulièrement des attentats contre des militaires de l'ANL.
(2) La lutte pour la reprise de Derna, bastion de groupes jihadistes
Derna est une ville côtière enclavée de l'Est libyen, proche de la frontière égyptienne dont la population est de l'ordre de 125 000 habitants. Elle est la place traditionnelle de groupes islamistes radicaux, dès l'époque de Kadhafi 82 ( * ) . Les groupes révolutionnaires islamistes se sont maintenus dans cette cité au sein d'un Conseil de la Choura des moujahidines dont le noyau dur 83 ( * ) est la Brigade des martyrs d'Abou Salim 84 ( * ) , fondée par d'anciens jihadistes du Groupe islamique combattant en Libye (GICL), proche d' Al-Qaeda ). Cette coalition de combattants islamistes et de révolutionnaires a chassé l'État islamique de la ville en 2015 85 ( * ) .
L'ANL a lancé une offensive, appuyée par son artillerie et des raids aériens, le 7 mai. Le nombre de combattants retranchés est estimé à 500. Cette offensive est soutenue par l'Égypte compte tenu de la proximité de sa frontière.
La communauté internationale s'inquiète pour la population civile assiégée (dommages de guerre, approvisionnements en médicaments et en nourriture, possibilités d'évacuation).
En reprenant cette ville, le maréchal Haftar s'assurera le contrôle de l'ensemble des villes de la Cyrénaïque et confortera sa stature dans l'équilibre des pouvoirs en Libye comme sur le plan international. Pour autant sa capacité à contrôler l'ensemble du territoire libyen n'a pas été démontrée.
(3) Le contrôle du Croissant pétrolier : la mise en place d'un rapport de forces
En septembre 2016, l'ANL a pris le contrôle du Croissant pétrolier jusqu'alors sécurisé par la « Garde des installations pétrolières », une milice locale commandée par Ibrahim Jadhran. Issu du mouvement fédéraliste de la Cyrénaïque, un courant autonomiste dénonçant l'appropriation des ressources pétrolières de l'Est par les autorités centrales de Tripoli, I. Jadhran s'était initialement rallié au maréchal Haftar lors de l'éclatement du conflit, en 2014, avec le bloc politico-militaire Fajr Libya (« Aube de la Libye ») à tendance islamiste. Au printemps 2016, il avait prêté allégeance au Gouvernement d'entente nationale, issu de l'Accord inter-libyen, alors même que K. Haftar le dénonçait comme illégal et en juillet. Il avait conclu avec lui un accord prévoyant la reprise des activités d'exportation du brut depuis les terminaux pétroliers.
Par cette action, l'ANL a créé un rapport de force favorable sans trop de risque dès lors que les forces principales du camp adverse qui auraient pu s'y opposer étaient mobilisées à Syrte contre l'État islamique. En maintenant la production pétrolière sous le contrôle de la National Oil Company, le maréchal Haftar n'a pas créé de casus belli avec le Gouvernement d'entente nationale ni avec la communauté internationale mais s'est donné une stature politique responsable et un moyen de pression sur ce Gouvernement d'entente nationale. D'autant qu'il avait assuré jusqu'à maintenant la sécurité des installations pétrolières et la reprise de la production libyenne 86 ( * ) . L'attaque importante subie en juin 2018 et la destruction d'installations de stockage montrent néanmoins que la situation reste précaire.
(4) Des difficultés à contrôler le sud libyen
Dans le vaste espace que constituent le Sud et le Fezzan, le contrôle du territoire passe par des allégeances tribales et le contrôle de points d'appui. La capacité d'influence de l'ANL s'est accrue avec le retrait de la « Troisième force » de Misrata dont l'influence s'était étendue très au Sud, mais la volatilité des allégeances et le conflit ouvert entre les milices toubous et la tribu des Ouled Sleimane autour de la prise de contrôle de la ville de Sebha a opéré des reclassements dont il est difficile de savoir à quel camp ils profiteront in fine (voir infra p. 92) .
(5) Une personnalité controversée à l'Ouest
Même si le camp « libéral » opposé à l'influence de l'islam politique est présent à l'Ouest, notamment à Zintan, et si des unités militaires se revendiquent de l'ANL, la personnalité du maréchal Haftar est fortement contestée, y compris au sein de cette mouvance, ce qui limite fortement sa capacité à rassembler dans une région qui compte 65 % de la population libyenne. Les principaux pôles politico-miliciens de l'Ouest sont prêts à dialoguer avec le camp de l'Est - un dialogue existe au Caire sous l'égide de l'Égypte dans la perspective d'une unification des forces armées - mais ces forces avertissent régulièrement qu'elles s'opposeront par les armes à toute velléité autoritaire du maréchal dans l'Ouest de la Libye. Même si le maréchal Haftar a pu participer au succès d'une opération de reprise en main de la ville de Sabratha à l'ouest de Tripoli en septembre-octobre 2017 (voir infra p. 88) , cette intervention est restée unique.
(6) La fragilité intrinsèque des forces de l'Est
Enfin, l'ANL s'appuie, à l'Est, sur une coalition de diverses tribus et de milices étrangères dont la solidité est régulièrement mise à l'épreuve. Les équilibres au sein de la coalition sont l'objet d'ajustement et de compromis Ainsi la place occupée par la famille du maréchal Haftar et par les membres de sa tribu (Farjan) fait-elle l'objet de critiques. Ainsi en va-t-il de la place et de l'influence de la tribu Awaguir à laquelle appartient le général al-Nadouri, le chef d'état-major de l'ANL. Ainsi en va-t-il de la présence dans les rangs de l'ALN, et le poids grandissant des éléments salafistes madkhalistes peu contrôlables et cherchant à mettre en place leur idéologie religieuse pourrait devenir un risque à l'avenir. Ainsi en va-t-il des tensions avec l'Armée de Libération du Soudan/Minni Minawi qui lui a fait défaut ces derniers mois pour des questions de soldes. Autant d'équilibre et de compromis, qui tiennent en grande partie par la personnalité du maréchal Haftar et qui sont à la merci de tout accident de santé le concernant.
Sur le plan militaire, malgré ses capacités de projection (contrôle des bases aériennes, aéronefs), l'ANL en raison de ses fragilités intrinsèques, mais aussi capacitaires, éprouvera de plus en plus de difficultés à contrôler le territoire en extension au fur et à mesure de ses avancées, sauf à conclure de nouvelles alliances. L'élongation de ses zones d'intervention lui posera inévitablement un problème logistique et opérationnel.
Enfin, la dépendance militaire très forte à l'égard des soutiens égyptiens et émiriens, ainsi que la dépendance financière des Émirats arabes unis, qui restent naturellement conditionnées à leurs propres intérêts stratégiques et économiques pourraient à terme constituer un handicap.
Le maréchal Haftar apparaît comme « l'homme fort » de l'Est et comme un élément incontournable de toute solution au problème de gouvernance de la Libye. C'est ce qu'ont bien compris les membres de la communauté internationale, qui ont favorisé les contacts directs entre le président du Gouvernement d'entente nationale (al-Serraj) et le maréchal Haftar, lui conférant ainsi une stature internationale. Pour autant, chacun a pris conscience, y compris parmi ses plus proches alliés, des fragilités de son mouvement et considère aujourd'hui que s'il est un élément important de la solution au problème libyen, il n'est pas « la solution » à lui tout seul.
2. Un équilibre des forces précaires en Tripolitaine
La situation en Tripolitaine, région la plus densément peuplée, est beaucoup plus complexe, tant sur le plan politique que sur le plan militaire. L'Accord inter-libyen de Skhirat n'a guère clarifié la situation puisque le Gouvernement d'entente nationale a eu des difficultés à s'installer à Tripoli et surtout à y imposer un véritable leadership.
a) Un paysage politique et institutionnel morcelé
La région est dominée par les forces qui se sont ralliées au CGN élu en 2012 et ont refusé le verdict des élections de 2014, dont de nombreux groupes révolutionnaires et islamistes. Mais des partisans de l'ANL sont aussi présents en Tripolitaine. Certaines tribus ont conservé de fortes attaches kadhafistes et d'autres obéissent à leurs logiques propres.
(1) Les héritiers du CGN
Le Congrès général national (CGN) a été maintenu en fonction jusqu'à la signature de l'Accord inter-libyen. Le Haut Conseil d'État, qui se positionne comme la seconde chambre du Parlement, en émane (voir infra p. 98) . Il est dominé par les partis issus de la révolution : les Frères musulmans et leurs alliés y sont très influents (à l'image de son nouveau président M. Meshri). Il a acquis une nouvelle légitimité et des pouvoirs importants de l'Accord inter-libyen.
Exécutif du CGN, le Gouvernement de salut national dirigé par le Premier ministre Khalifa Ghwell n'a pas démissionné après la constitution du Gouvernement d'entente nationale en décembre 2015 et continue de revendiquer sa légitimité et son pouvoir même s'il a perdu de son influence.
(2) Le Gouvernement d'entente nationale
Issu de l'accord inter-libyen de Skhirat et composé de façon à représenter l'ensemble des grandes composantes politiques libyennes (voir infra p. 98) , le Gouvernement d'entente nationale exerce théoriquement son pouvoir sur l'ensemble de la Libye. En réalité, il a eu de grandes difficultés à s'installer à Tripoli et n'a pu le faire que par des compromis avec les milices armées qui tiennent la capitale et assurent en réalité sa protection. Il n'a jamais obtenu l'investiture de la Chambre des Représentants installée à Tobrouk et sa souveraineté sur l'Est de la Libye lui est contestée par le maréchal Haftar. Il doit une grande partie de son pouvoir et de son influence au soutien et à la reconnaissance de la communauté internationale mais aussi à la loyauté des grandes institutions publiques que sont la National Oil Company et la Banque centrale.
Pour autant, faute d'exercer le pouvoir sur l'ensemble du territoire, il est vite apparu comme le gouvernement de l'Ouest et encore, comme un gouvernement faible et n'ayant comme élément de puissance que sa capacité à engager les politiques publiques sur le budget de l'État ou les réserves monétaires et donc d'apporter des financements aux besoins et sollicitations diverses, y compris celles des groupes armés qui le protègent ou assurent des missions régaliennes pour le compte du gouvernement.
b) Un paysage sécuritaire fragmentée et tendu
(1) Des forces gouvernementales étiques et faibles
Dépourvus de puissance, le Gouvernement d'entente nationale n'a pu constituer de véritables forces crédibles à son service. Les ministères de la défense et de l'intérieur ne sont, en réalité, que des centres de financements de groupes et milices armés, certains étant des unités de l'Armée nationale, de gardes-frontières ou de gardes-côtes mais dépendant d'abord de leur commandement, d'autres des brigades révolutionnaires issues de la rébellion de 2011 et contrôlant des quartiers plus que des villes entières ou émanation des tribus, et assurant des fonctions régaliennes aux services de l'État. La réalité est que chacune des entités négocie son soutien.
La garde présidentielle , dont la création résulte de l'accord inter-libyen afin de protéger le Conseil présidentiel et le Gouvernement d'entente nationale, comprend un millier d'hommes, dont certains sont formés par la France, mais n'a jamais été engagée dans des actions de combats 87 ( * ) et à maintes occasions son déploiement a été contesté par ces mêmes milices. Il en va de même des forces gouvernementales de sécurité (malgré des programmes de formation) et des gardes-côtes. Si le pouvoir de nomination des grands commandements de l'ANL ou d'engager ses unités en opération relève théoriquement du Gouvernement, ce pouvoir lui est contesté par la Chambre des Représentants de Tobrouk et il doit s'en remettre bien souvent après négociation et à l'accord ou au soutien des milices les plus puissantes.
(2) Des groupes armés puissants par leur force ou influents par leur capacité de nuisance
Il est très difficile de dresser un panorama d'ensemble des milices et groupes armés qui se sont constitués généralement dans des quartiers des villes et relèvent autant de clans que de groupements politiques. Les plus puissants sont installés dans les grands centres urbains.
À Tripoli , trois grandes brigades soutiennent le Gouvernement d'entente nationale, tout en rivalisant entre elles :
• la Brigade révolutionnaire de Tripoli , commandée par Haïtem al Tajouri, est la plus importante (2 000 combattants), sa priorité est de protéger ses intérêts économiques nombreux dans la capitale ;
• la brigade Nawassi (du quartier Souq al Jouma) ;
• et la milice salafiste Radaa d'Abdelraouf Kara, qui tient la zone aéroportuaire, aligne 1 500 combattants et se présente comme une force de police ou de sécurité publique. Elle a formé une unité de contre-terrorisme avec des membres des forces spéciales qui ne se sont pas ralliées à Haftar.
D'autres milices moins importantes sont cantonnées dans la banlieue de Tripoli ou dans des villes voisines et viennent soit prêter main forte aux milices soutenant le Gouvernement comme la force commandée par Ghnawa al-Kikli, ou au contraire les contester comme la milice Halbous proche de Misrata ou les milices de Tajoura, notamment celle commandée par Bougra qui s'est illustrée dans l'attaque de l'aéroport en janvier dernier.
Misrata est le second pôle de puissance. Il s'agit d'une ville industrielle et portuaire qui draine une grande partie du commerce. Elle s'est développée à l'époque ottomane et conserve des liens forts avec la Turquie. Ses spécificités en font une cité à part. Elle a bâti un pôle de puissance en raison de son engagement dans la rébellion en 2011 88 ( * ) , de sa richesse et de ses appuis extérieurs (Turcs et Qataris notamment). Ces milices ont dominé la période révolutionnaire en s'installant dans la capitale et en évinçant celles de Zintan, avant d'être elles-mêmes écartées par les milices de Tripoli en 2016. Elles peuvent aligner 7 à 8 000 combattants, bien équipés, mais ne sont pas si unitaires qu'il paraît. Globalement, les principales brigades ( Halbous et Mahjoub) soutiennent le Gouvernement d'entente nationale, dont le premier vice-président Ahmed Maiteeq est une figure proéminente de l'économie et de la politique locales. En revanche, Salah Badi, puissante personnalité de la coalition Fajr Libya, ne soutient pas le Gouvernement.
Les brigades de Misrata ont été engagées de façon intensive et longue dans la bataille de Syrte contre Daech en 2016 (force Bunyan al-Marsous ). Misrata a sans doute perdu une partie de son influence et s'est sans doute affaiblie en portant la part principale de ce combat. Elle n'en reste pas moins un élément clef de la situation politique et sécuritaire en Libye.
Zintan , cité arabe de la partie Est du Dejbel Nefoussa au Sud de Tripoli a acquis elle aussi un poids militaire important dans la rébellion contre Kadhafi et a participé à la libération de Tripoli. Ces milices s'y sont imposées jusqu'en 2014 avant d'en être chassées par leurs rivales de Misrata, alors que le paysage politique libyen se fractionnait avec l'opération « Dignity » à l'Est et la crise politique post-électorale. Les milices de Zintan sont partagées entre des personnalités comme le général Joueilli qui soutient le Gouvernement d'entente nationale pour lequel il assure le commandement du secteur Ouest de l'ANL et d'autres plus proches du maréchal Haftar.
Il faut également compter sur de nombreux pôles secondaires, chaque ville et chaque port de la côte tripolitaine dispose de milices. Le paysage est très morcelé. Certaines zones sont encore contrôlées par des kadhafistes issues des tribus qui le soutenaient dans les régions de Beni Walid ou dans la banlieue de Tripoli. D'autres relèvent de logiques ethniques comme la force mobile Amazighe.
c) Une unité relative a été retrouvée dans la lutte contre EI
La menace de l'État islamique longtemps minimisée est apparue forte en 2016, avec la constitution d'un territoire important autour de la ville de Syrte, mais également la présence de combattants à Sabratha et dans certains quartiers de Tripoli 89 ( * ) .
Misrata, ville la plus proche de Syrte, est intervenue sous mandat du Gouvernement d'entente nationale , en coalisant un grand nombre de ses milices et quelques autres, dont « les Gardes des installations pétrolières » au sein de l'opération Bunyan al-Marsous. Les opérations militaires ont été lancées à l'été 2016, avec comme objectif la reconquête de Syrte. Laborieuse, l'opération a finalement abouti à la fin de l'année 2016, grâce à un important soutien militaire britannique, italien et américain (y compris des frappes aériennes ciblées 90 ( * ) ) 91 ( * ) . L'opération aurait mobilisé jusqu'à 6 000 combattants. Les combats ont été particulièrement violents : plus de 700 Misratis ont perdu la vie et le nombre des blessés, supérieur à 3 200, est très élevé 92 ( * ) . La fin de la campagne militaire n'a pas mis un terme aux opérations puisque plusieurs brigades ont été chargées de traquer les cellules de Daech réfugiées dans les zones désertiques au sud de Syrte afin d'éviter un retour des jihadistes et de protéger Misrata.
Pour autant, cette victoire est amère, car les combattants ont ressenti la tiédeur du soutien matériel et financier du Conseil présidentiel et de la communauté internationale.
L'opération a démobilisé l'essentiel de ses troupes. Les unités restantes relevant officiellement du Conseil présidentiel ont été affectés à la sécurisation du périmètre extérieur de la ville de Syrte. Un important groupe de combattants a rejoint le projet de création d'une force anti-terroriste spécifique créée par le Général Mohammad Zayn, Cette nouvelle brigade refuse d'intégrer les structures existantes de l'ANL par opposition au Maréchal Haftar.
d) Des luttes fréquentes entre factions rivales pour l'accès aux ressources publiques
Misrata a constaté que les milices de Tripoli avaient profité de l'absence de ses forces parties au front pour monopoliser la place de Tripoli en matière d'arrangements sécuritaires. Sentant venir le dénouement de la crise libyenne, les forces de Bunyan al-Marsous tentent aujourd'hui un retour sur la scène tripolitaine pour avoir accès aux subsides de l'État. La tension reste palpable entre le deux principaux pôles de puissances de l'Ouest.
Pour autant, ce sont des affrontements plus sporadiques qui se déroulent à Tripoli ou dans sa proximité :
• pour le contrôle de zones sensibles comme l'aéroport attaqué en janvier 2018 par la milice islamiste de Béchir al-Bougra, pourtant appointée par le ministère de la défense sous l'appellation de Brigade 33 93 ( * ) et une autre milice de Tajoura. Les trois grandes milices de Tripoli rétablirent l'ordre après des combats assez vifs ;
• sécuriser une zone de non droit et d'empêcher la formation d'un point d'ancrage kadhafiste comme en novembre 2017 dans la banlieue sud de Tripoli avec l'affrontement entre les forces pro-gouvernementales commandées par Oussama Joweili 94 ( * ) soutenu par les principales milices de Tripoli d'une part, et d'autre part, les réseaux mafieux et les kadhafistes du Front populaire de la libération de la Libye.
• pour lutter contre un groupe islamo-mafieux proche de l'EI et impliqué dans le trafic de migrants à Sabratha en septembre 2017. Cet affrontement entre le clan Dabbachi et ses alliés, et une coalition hétéroclite autour de la milice « Chambre des opérations de lutte contre Daech » qui réunit l'ANL, des kadhafistes, des salafistes et des clans de Sabratha rivaux des Dabbachi. Aussi bien le Gouvernement d'entente nationale que l'ANL (pro Haftar) se sont félicités du succès de cette opération dont ils ont revendiqué la paternité.
e) Des reconfigurations en cours
Des rencontres se déroulent désormais entre ces groupes dans la perspective d'un rapprochement entre forces pour poursuivre des objectifs communs et pour éviter la reprise des tensions dans la région Ouest.
Un certain nombre de ces groupes participent également sous les auspices de l'Égypte aux rencontres organisées avec l'ANL en vue de la reconstruction d'une armée et de forces de sécurité nationale.
On assiste également à une pseudo-étatisation de ces groupes qui recherchent une intégration dans des forces officielles appointées par le Gouvernement afin d'assurer leur avenir et de recevoir des financements. Ainsi la force Radaa s'est-elle transformée récemment sous les auspices du gouvernement d'entente nationale en une unité de prévention du crime organisé et du terrorisme. « L'influence périlleuse des groupes armés sur la politique et l'économie risque de s'étendre, comme l'illustre la décision contestée du Gouvernement d'entente nationale d'octroyer à un groupe armé des pouvoirs qui relèvent de l'autorité d'un État souverain » a regretté le RSSGNU Ghassan Salamé dans son adresse au CSNU le 21 mai dernier 95 ( * ) .
3. Le Sud : des alliances incertaines
Le Sud libyen est un vaste espace désertique, peu peuplé (500 000 habitants), non délimité et difficilement contrôlable . Il comprend la région historique du Fezzan et le prolongement méridional de la Cyrénaïque (région de Koufra).
La population est une imbrication d'ethnies divisées en tribus rivales, dont la zone de rayonnement dépasse les frontières nationales. Vivent dans cet espace des tribus arabes dont la plus connue est celle des Ouled Sleimane, des Toubous au sud-ouest 96 ( * ) et des Touaregs au sud-est 97 ( * ) . Ces tribus ne sont pas monolithiques et sont souvent fracturées sur les plans politique, générationnel et géographique.
Périphérique, la région est néanmoins incontournable dans les trafics de migrants, d'essence et autres produits illicites . Le Sud compte plusieurs milliers de kilomètres de frontières poreuses avec l'Algérie, le Niger, le Tchad, le Soudan et l'Égypte. Soucieux de préserver la sécurité de leurs territoires, les pays frontaliers ont tenté sans grand succès de fermer leurs frontières. C'est le cas de l'Algérie depuis l'attaque du complexe gazier d'In Amenas, et du Tchad qui craint le retour de mercenaires tchadiens opposés au régime d'Idris Déby. La frontière avec le Niger est quant à elle le théâtre de tous les trafics qui convergent vers Sebha, la capitale de la région du Fezzan. La ville et ses aéroports sont le centre de grands enjeux économiques ; chaque composante lutte pour y conserver ses positions parfois à travers des conflits armés.
a) Une région marquée par des guerres tribales sur fond de querelles pour le contrôle des activités de trafics
Le Sud libyen a connu relativement peu de combats pendant la révolution. La région est devenue instable à la faveur des ruptures d'équilibres des rapports de force entre les tribus pro et anti Kadhafi, et les tentatives de récupération par les différents camps politiques.
A ces divergences politiques s'ajoute la lutte pour le contrôle des trafics. Les conflits ont été alimentés par les énormes stocks d'armes hérités du régime kadhafiste, par l'afflux de mercenaires étrangers et par les factions libyennes rivales qui attisent la concurrence ethnique et tribale. Les rixes tribales se sont articulées en plusieurs guerres sans issue, ni vainqueur, ni réconciliation :
- les Ouled Sleimane et les Toubous, tous deux ralliés à la révolution en 2011, se sont livrés une guerre fratricide pour le contrôle des routes du trafic de biens subventionnés et des champs pétroliers en 2012 puis en 2014 et de nouveau en 2018 ;
Des rancoeurs tenaces et des vendettas tribales séparent ces deux communautés 98 ( * ) mais c'est surtout la compétition pour l'accès aux ressources économiques ( contrôle des terminaux pétroliers, trafic de denrées, d'essence, et surtout de migrants ) qui aiguise cette opposition. Bien qu'un accord de paix, prévoyant des dédommagements et un processus de réconciliation communautaire, ait été signé à Rome en 2017, Sebha (130 000 habitants), porte du Sahara par laquelle transitent les flux en provenance ou à destination de l'Afrique subsaharienne connaît depuis le début de l'année des affrontements meurtriers entre ces deux communautés. |
- les Ouled Sleimane, victorieux en 2011, ont pris leur revanche sur la tribu Qadhadfa dès la chute du régime dans une guerre particulièrement sanguinaire en 2012 afin de prendre le contrôle du Fezzan dont ils se considèrent les vrais maitres. Les affrontements ont repris sporadiquement en 2014 puis 2016. Le résultat de ces guerres intertribales a été une ghettoïsation de la ville de Sebha, où l'insécurité est désormais à son comble ;
- à Oubari, une guerre fratricide entre Toubous et Touaregs a déchiré la ville en 2014 et 2015. La guerre avait pour objectif le contrôle du trafic d'essence et a été alimentée par l'afflux de mercenaires étrangers. Intervenus en pleine crise libyenne de 2014, ces affrontements ont été instrumentalisés par les deux camps: celui de l'Est et de Haftar a soutenu les Toubous tandis que les misratis ont soutenu les Touaregs 99 ( * ) . Le conflit a duré plus d'un an a fait plusieurs centaines de victimes.
Aucun vainqueur n'émerge vraiment de ces incessantes concurrences tribales. L'escalade est souvent contenue par une promesse de compensations financières pour le prix du sang sans réconciliation réelle. La plupart du temps, ces indemnisations sont promises par des acteurs extérieurs comme le Qatar 100 ( * ) et l'Italie 101 ( * ) , aux termes de médiations mais sont rarement versées. Souvent, ces négociations sont le fait de chefs tribaux, ont peu d'emprise sur les jeunes combattants qui agissent sans retenu et contribuent à rendre plus explosive une situation déjà tendue. Ces conflits entravent tout effort de stabilisation et de développement dans la région. Nombre d'ONG facilitent les efforts de médiation (sauf Sant'Egidio, Ara Pacis, Promédiation, centre Henry Dunant pour le dialogue humanitaire).
b) Les conflits peuvent également être exacerbés dans le cadre du rapport de forces qui opposent les autorités libyennes
Comme le montre l'étude publiée par l'International Crisis Group 102 ( * ) de juillet 2017, « les conflits en cours entre les coalitions militaires rivales sont sans doute le plus grand défi pour le conseil présidentiel soutenu par la communauté internationale et le Gouvernement d'entente nationale dirigé par le Premier ministre Fayez el-Serraj à Tripoli est peu présent et ne dispose que de peu d'alliés dans le Fezzan. A l'inverse, les factions alignées sur les positions de l'ANL du maréchal Haftar et sur le gouvernement de l'Est installé à El-Beïda jouissent d'une plus grande influence, comme les factions qui s'opposent à la fois à Haftar et à el-Serraj. Les affrontements meurtriers entre ses différentes forces se sont accrus depuis le début de l'année 2017 et des interventions militaires étrangères pour les soutenir semblent aussi d'accroître. La propagation de ces rivalités nationales dans le sud sont exacerbées par les tensions entre les tribus, qui se sont affrontées dans cinq guerres locales successives depuis 2011. Malgré les cessez-le-feu, les risques d'escalade restent élevés en partie en raison de l'échec à fournir les compensations promises lors des négociations antérieures et des délais à mettre en oeuvre les plans de reconstruction »,
(1) Une région incontrôlable
Le Sud échappe presque totalement au contrôle du gouvernement d'entente nationale qui s'y rend de manière exceptionnelle 103 ( * ) et ses forces alliées en dehors de la « troisième force de Mistrata » au sud de Syrte ne s'y aventurent guère.
Les autres autorités non reconnues - gouvernement de salut national (Ghweil), gouvernement provisoire de l'Est et armée nationale libyenne - sont plus actives et offrent fréquemment du matériel et des armes pour s'acheter des alliances locales. Personne ne semble dominer la situation, ni en faire sa priorité . Le maréchal Haftar n'a pas réussi à contrôler ce vaste espace en constituant des alliances pérennes avec des tribus alliées.
En fait leur logique d'intervention est davantage une logique d'alliances et de contrôle territorial dans le rapport de forces qui les oppose qu'une logique de sécurisation et de développement économique. Sans doute, n'en ont-ils pas aujourd'hui les moyens.
(2) Des guerres tribales exacerbées par la polarisation politique
Ces guerres tribales sont exacerbées par la polarisation politique à l'oeuvre à l'Ouest et à l'Est du pays : le camp pro-Haftar, le camp gouvernemental et celui des « durs » de l'Ouest et de leurs relais islamo-jihadistes. Ces trois pôles se sont livrés une guerre par proxy en tentant de jouer des complexités ethnico-tribales du Sud, faisant de la région le théâtre d'affrontements entre les forces misraties et les sympathisants de l'ANL.
Misrata avait déployé en 2013 à la demande du gouvernement central et des tribus locales une milice dite de « la Troisième Force » censée instaurer la paix et faire cesser la guerre entre les Ouled Sleimane et les Toubous. Toutefois, au lieu de jouer leur rôle de force d'interposition, les misratis se sont alliés aux Ouled Sleimane sur le plan militaire tout en profitant des réseaux toubous pour participer aux trafics. Leur présence, loin d'apaiser les tensions, n'a donc fait que perturber le fragile équilibre local et attirer le ressentiment des tribus. Parallèlement, des officiers kadhafistes du Sud, tels le colonel Ben Nayel de la tribu Megarha, se sont rapprochés du général Haftar. Ce dernier s'en est servi pour mener une guerre contre la présence misratie sur la base aérienne de Tamanhint. En réponse, les « durs » de Misrata se sont alliés aux islamo-jihadistes de Benghazi et ont commis un massacre de la base aérienne de Birak al-Chati (plus de 140 morts) en mai 2017, en plein territoire tribal Megarha. Paradoxalement, cette « victoire militaire » contre l'ANL a rendu impossible pour la population du Fezzan le maintien de la présence de Misrata dans le Sud libyen. Ce retrait a certes permis au maréchal Haftar d'avancer ses pions en prenant le contrôle des bases aériennes de Tamanhint et de Joufra, en y déployant des forces 104 ( * ) , mais la région reste imprenable, minée par ses divisions tribales et réfractaire à toute domination centrale. En outre, sa stratégie d'alliance avec les membres de la tribu des Ouled Sleimane, risque de lui mettre à dos une grande partie des Toubous alors qu'ils ont été des alliés de l'ANL lors de la reprise de Benghazi. En réaction, le Gouvernement d'entente nationale a annoncé la formation d'une nouvelle force militaire pour sécuriser le Fezzan sous la responsabilité des commandants des zones ouest, centrale et Tripoli. |
(3) Interférence et revers d'alliances
Les tribus et les groupes ethniques du Fezzan ne sont pas monolithiques. Le ralliement d'une tribu est souvent opportuniste, ses services se louant momentanément au plus offrant et les changements d'alliances d'une tribu ou d'un clan entraînant des changements d'alliances des tribus ou des clans rivaux.
Ainsi, les Touaregs , kadhafistes en 2011 ont rejoint en 2013 le camp du révolutionnaire zintani Oussama Jouweïli alors ministre de la défense (dans le but de toucher leurs soldes). En 2014 les Toubous étant les alliés de Zintan (et du camp de l'ANL) ils s'allient à Misrata. Aujourd'hui, les Touaregs constituent une force tiraillée par des influences contradictoires : certains sont attirés des proches de l'ANL, d'autres par des réseaux kadhafistes, d'autres maintiennent leurs liens avec Misrata et ont participé à ses côtés à la guerre contre Daech à Syrte. Enfin, cette minorité est touchée par le phénomène de radicalisation via les connexions islamo-jihadistes de membres touaregs de l'ex-groupe islamique combattant libyen (GICL) et al-Mourabitoune . Combattants aguerris, les Toubous possèdent également une politique d'alliance pour le moins complexe : révolutionnaires en 2011, alignés avec les Misratis en 2012, ils ont rejoint le maréchal Haftar en 2014 en participant massivement au lancement de l'opération « Dignity » à Benghazi. Confrontés à la politique arabiste du maréchal, ils ont quitté l'ANL pour s'allier de nouveau aux Misratis et au Gouvernement d'entente nationale en 2016. |
c) Le Sud, terrain de jeu des mercenaires de l'opposition tchadienne et soudanaise dont il constitue une zone refuge
Ces groupes assez nombreux qui comportent parfois plusieurs milliers de combattants, s'y sont établis en attendant de se doter des moyens nécessaires à reprendre la lutte. Ils peuvent louer leur service de mercenariat aux différentes factions libyennes pour conduire des guerres locales par procuration au gré de la surenchère à laquelle se livrent Misrata et l'ANL pour s'offrir les services de ces combattants expérimentés.
Des forces de rébellion soudanaises et tchadiennes ont, depuis des années, trouvé refuge dans le sud-libyen. Lors de l'insurrection de 2011, Kadhafi avait enrôlé nombre de combattants issus de leur rang contre la rébellion. Comme le relève le rapport du panel des experts des Nations unies publié en juin 2017, ces groupes rebelles originaires du Darfour (Soudan) et du Tchad sont aujourd'hui impliqués dans la guerre civile au service des deux blocs militaires qui s'affrontent sur le théâtre libyen 105 ( * ) . Selon Le Monde, « Le maréchal Haftar a bénéficié des affinités passées entre l'ancien régime et les groupes darfouris. Ainsi, l'Armée de libération du Soudan de Minni Minawi (SLA-MM), une des factions darfouris, s'est-elle déployée d'abord dans le Fezzan aux côtés des milices touboues - pro-Haftar - avant de remonter progressivement vers le nord-est, soutenant les efforts du chef de l'ANL visant à prendre le contrôle de certains sites du Croissant pétrolier » 106 ( * ) . Toutefois, les experts des Nations unies indiquent de récentes difficultés, liées à des querelles au sein de ce groupe autour des rémunérations. Un accord récent (mai 2018) est intervenu pour apaiser les tensions et permettre la présence de 1 000 combattants et de plusieurs dizaines de véhicules militarisés à Zalla et Juffrah (au sud de Syrte/Libye centrale). Selon le rapport, la SLA-Al Nur, une autre faction soudanaise, disposerait d'environ 1 500 hommes et aurait également soutenu le maréchal Haftar. Le Mouvement pour la justice et l'égalité , autre groupe darfouri d'obédience islamiste, un temps soutenu par le Tchad, aurait été sollicité à la fois par les deux blocs avant de se rallier à l'ANL. Les forces de Misrata traitent plus volontiers avec des rebelles tchadiens. Le groupe le plus important, le Front pour l'alternance et la concorde au Tchad (FACT), créé en avril 2016 et opposé au président tchadien Idriss Déby a été hébergé à Sebha, principale ville du Fezzan, par la « Troisième Force de Misrtata », déployée dans le Sud libyen. Selon le rapport, l'implication du FACT s'est intensifiée dans des combats livrés par les Misratis contre l'organisation État islamique (EI) à Syrte ou contre l'ANL de Haftar à Juffrah, dans le nord du Fezzan. Selon le rapport, le FACT aurait appuyé en mars 2017 la Brigade de défense de Benghazi (BDB), un groupe anti-Haftar, proche de certaines milices de Misrata, lors de l'éphémère prise de contrôle du Croissant pétrolier. Ses effectifs oscillent entre 700 et 1 500 combattants. La décision du Tchad de fermer sa frontière en janvier 2017 était probablement liée au risque d'infiltration des rebelles du FACT après un raid aérien lancé en décembre 2016 par l'ANL contre des positions du groupe à Juffrah. Des frappes ont été conduites également contre des rebelles « étrangers » en mars dernier à l'est et au sud-est de Sebha. Selon le panel des experts des Nations unies, l'intervention de toutes ces factions armées étrangères, qui pénètrent aussi les réseaux criminels de contrebande et de traite d'êtres humains, accroît la déstabilisation de la Libye. |
d) Une activité économique en voie de déréliction
(1) Une économie légale sinistrée
Quoique désertique, la région dispose d'un fort potentiel de développement par ses nappes pétrolifères, ses mines d'or et ses nappes aquifères . Elle est propice aux activités agricoles rentables et pourvoyeuses d'emplois. Autrefois articulée autour de l'extraction de pétrole et l'agriculture, cette économie légale est en voie de déréliction du fait de la dégradation de la situation sécuritaire et de l'abandon du Sud par les autorités centrales .
En 2010, il existait encore des milliers d'hectares d'exploitations agricoles publiques autour de la grande rivière artificielle (créée par Kadhafi pour pomper des nappes aquifère du Sud et approvisionner la côte en eau potable). Très rentables, elles généraient environ 25 millions de dollars annuels. Fixant les populations et employant de nombreux travailleurs saisonniers étrangers, la plupart de ces fermes sont désormais abandonnées du fait de l'insécurité et de l'absence de subvention de l'État (manque de matériel, de maintenance et de fertilisants). Le potentiel pétrolifère du Fezzan est estimé à une production d'environ 400 000 barils par jour, auxquels s'ajoutent des réserves de gaz importantes. Loin de contribuer au développement de la région, ces installations sont devenues une source de revenu des milices locales en charge de leur « protection ». |
(2) Les économies de trafics florissantes
Les trafics sont devenus la principale source de revenu de la population très touchée par le chômage et les crises de liquidité, d'approvisionnement et de services de bases. La contrebande de migrants, le trafic d'êtres humains, d'essence et d'or sont banalisés alors que le trafic d'armes et de drogues gardent un certain niveau d'opacité.
4. La polarisation politico-militaire s'est relativement figée
Si la situation semble être stabilisée dans l'Ouest et l'Est, le rapport de forces s'étant figé, aucun camp ne semblant en mesure de l'emporter militairement sur l'autre, en revanche, il a plutôt tendance à se dégrader dans le Sud pour des raisons spécifiques, parfois utilisées par chaque camp pour asseoir son influence.
Chaque camp s'est assuré de la préservation et du contrôle de son territoire. À l'Ouest, les coalitions islamistes ne sont pas parvenues à dominer les milices de Zintan lesquelles n'ont pas cherché à organiser des opérations combinées avec les forces du maréchal Haftar. A l'Est, les forces du maréchal Haftar ont pris le contrôle de Benghazi en 2017 sur les forces islamistes dont certaines liées à des groupes jihadistes. La ville de Derna reste entre les mains de ces groupes.
Chaque camp a lutté contre l'implantation de Daech dans sa zone d'influence et dans la région de Syrte. L'effort principal contre la ville a été conduit par la coalition d'Al-Bunyan al-Marsous regroupant les forces de Misrata qui ont payé un lourd tribut et se sont affaiblies dans ces combats meurtriers, ce qui explique, en partie 107 ( * ) , leur retrait du sud de la Libye, mais aussi des milices de Tripoli et de Zintan. Sur la partie Est du golfe de Syrte et dans le secteur du croissant pétrolier, les forces du général Haftar ont participé à ce combat et ont pu profiter de cette avancée pour remplacer les forces de protection des installations pétrolières, assurant une certaine stabilité à la reprise des exportations pétrolières via la NOC.
La dégradation du conflit entre Ouled Sleimane et Toubous 108 ( * ) reste une source de tension et de préoccupation. Dans son intervention devant le Conseil de sécurité, le 21 mai, le Représentant spécial M. Ghassan Salamé a appelé à la tenue rapide de négociations entre la Libye et ses voisins du Sud, et mis en garde contre le risque que l'escalade « alarmante » des combats dans la ville de Sebha ne se transforme en conflit ethnique et se propage dans la région, de nombreux groupes armés venant des pays voisins ayant fait de cette partie de la Libye « leur champ de bataille ».
* 73 http://www.ecfr.eu/mena/mapping_libya_conflict
* 74 Notamment celui qui a coûté la vie l'ambassadeur des États-Unis, Christopher Stevens, à Benghazi, le 11 septembre 2012
* 75 Notamment la 17 ème brigade « Thunderbol t », également connue sous le nom de « brigade des forces spéciales d'Al-Saïqa » composée de 5000 parachutistes, forces paramilitaires et commandos, qui fut l'une des premières à faire défection en février 2011 et qui s'est rangée du côté des troupes de Haftar dès mai 2014 lors du début de l'opération « Dignity »
* 76 Rapport du panel des experts des Nations unies sur la Libye, créé en application de la résolution 1973 (2011), 1 er juin 2017 p.27 et suivantes, http://www.un.org/french/documents/view_doc.asp?symbol=S/2017/466
* 77 Groupes armés de l'Armée de Libération du Soudan/Minni Minawi (ALS/MM) et /Al Nour.
* 78 Rassemblement des forces pour le changement (RFC).
* 79 En juillet 2016, trois militaires français ont perdu la vie dans un accident d'hélicoptère de l'ANL dans la région de Benghazi.
* 80 En 2011, la Brigade des martyrs du 17 février est la première formée lors de la révolution et devient la plus puissante dans l'Est du pays. Elle est formée par le Qatar. Elle fut sous les ordres d'Abdelhakim Belhadj et compte parmi ses membres des anciens du GICL. Elle combat Ansa al-Charia en 2012 lorsque ce groupe attaque le consulat américain, mais s'allie à celui-ci pour combattre l'ANL en 2014 et intègre le Conseil de choura des révolutionnaires de Benghazi .
* 81 Mahmoud al-Werfalli, l'un des commandants des forces pro-Haftar, recherché par la Cour pénale internationale pour des violations des droits de l'homme
* 82 Contrairement aux autres villes de l'Est libyen, Derna n'est pas une ville « tribale » mais elle est principalement peuplée d'habitants originaires de l'Ouest. Beaucoup de jihadistes de retour d'Afghanistan s'y sont implantés dans les années 90. En 1996, lors de la « rébellion de la montagne » Derna a été assiégée et matée par l'armée kadhafiste. Lors de la révolte de 2011, elle a été la première ville à se libérer complètement des forces de l'ancien régime.
* 83 Notamment depuis la dissolution d' Ansar al-Charia en mai 2017.
* 84 Abou Salim est le nom du quartier où était située la prison dans laquelle étaient enfermés et torturés à l'époque de Kadhafi, les combattants du GICL
* 85 Après l'assassinat par Daech des deux principaux dirigeants de la Brigade des martyrs d'Abou Salim .
* 86 Malgré des attaques sporadiques des Brigades de défense de Benghazi.
* 87 Ainsi, n'a-t-elle pas participé aux combats pour la reprise de l'aéroport de Tripoli en janvier 2018 mais s'est déployée après qu'il eût été repris par les milices soutenants le GEN
* 88 2 000 habitants auraient été tués à l'occasion des combats contre les forces kadhafistes lors de la révolution de 2011.
* 89 Récemment un attentat a été revendiqué par Daech contre le siège de la Haute Commission électorale (HNEC - High National Election Commission) à Tripoli le 2 mai dernier. Quatorze personnes ont été tuées dans cette attaque-suicide.
* 90 495 frappes aériennes ont été effectuées par les États-Unis
* 91 Rapport du panel des experts des Nations unies sur la Libye, créé en application de la résolution 1973 (2011), 1 er juin 2017 p.44, http://www.un.org/french/documents/view_doc.asp?symbol=S/2017/466
* 92 On estime les pertes de l'EI entre 1500 et 2000 morts.
* 93 Elle sera dissoute par le Gouvernement d'entente nationale
* 94 Commandant militaire de la zone ouest
* 95 http://www.un.org/fr/documents/view_doc.asp?symbol=S/PV.8263
* 96 Ethnie noire transfrontalière vivant entre le Tchad, la Libye et le Soudan.
* 97 Ethnie berbère transfrontalière avec l'Algérie et le Niger.
* 98 Les premiers dénient aux Toubous leur «libyanité et les définissent comme des «Noirs» et des «Tchadiens».
* 99 Grâce à leur appui ils ont récupéré la garde du site Al-Sharara en novembre 2014.
* 100 Le Qatar s'est montré très actif, par sa participation à la médiation dans le conflit d'Oubari en 2015.
* 101 Cherchant à endiguer les flux migratoires, l'Italie s'est grandement impliquée dans la médiation intertribale en mettant en place sa propre initiative de stabilisation intitulée « un plan pour la paix, la stabilité et la sécurité dans le Sud libyen » via l'ONG Ara Pacis initiative.
* 102 International Crisis Group “ How Libya's Fezzan Became Europe's New Border ” Rapport n° 179 / 31 juillet 2017 https://www.crisisgroup.org/middle-east-north-africa/north-africa/libya/179-how-libyas-fezzan-became-europes-new-border
* 103 Première visite de Fayez el-Serraj à Oubari le 21 octobre 2017
* 104 Des bataillons ont été déployés, en particulier des unités salafistes et des forces spéciales mais aussi «des avions de combat et des hélicoptères à Tamanhint à une trentaine de kilomètres au nord de Sebha
* 105 Rapport du panel des experts des Nations unies sur la Libye, créé en application de la résolution 1973 (2011), 1 er juin 2017 p. 20, http://www.un.org/french/documents/view_doc.asp?symbol=S/2017/466
* 106 Frédéric Bobin « Tchadiens ou soudanais, ces mercenaires étrangers qui déstabilisent la Libye » Le Monde 10 juin 2017.
* 107 Le massacre commis contre des unités ralliées à l'ANL sur la base de aérienne de Birak al-Chati a entraîné également leur rejet par la population locale des tribus arabes du Fezzan.
* 108 Qui a repris en partie en raison de la vacuité résultant du retrait des forces de Misrata.