INTRODUCTION

Parce qu'elle est dépourvue de tradition étatique, la Libye est un pays fragmenté par de nombreux clivages tribaux voire ethniques, idéologiques, religieux et économiques. Déstabilisée dans son organisation institutionnelle et politique depuis la révolution de 2011 inscrite dans le mouvement des printemps arabes, elle est devenue le champ de confrontations, en partie militaires, entre les multiples factions qui s'appuient sur des groupes armés, pour l'accès au pouvoir et aux ressources dont ce territoire est pourvu.

La vacuité du pouvoir laisse le territoire perméable à l'implantation de groupes terroristes islamistes, à l'ouverture incontrôlée d'une route de migrations massives en provenance majoritairement d'Afrique subsaharienne et au développement de tous les trafics mais aussi aux affrontements idéologiques qui déchirent le monde arabo-musulman. Cette situation est une menace pour les États voisins et au-delà qui sont dans l'obligation de réagir, une interférence nécessaire pour contenir ces menaces mais qui peut brouiller le processus laborieux de réconciliation et de stabilisation politique engagé sous l'égide des Nations unies qui a débouché en décembre 2015 sur l'accord inter-libyen de Skhirat.

Ce processus connaît des phases de progression et des phases d'assoupissement. En réalité, il est bloqué par l'existence d'une alliance objective entre les partisans, au sein de tous les camps, du statu quo dont ils profitent en conservant le pouvoir, les capacités de redistribution de la manne pétrolière qui en découle et de développement de divers trafics qu'il autorise.

Sans une mobilisation difficile du peuple libyen qui souffre d'une transition qui s'éternise et l'appauvrit et sans une mobilisation des États de la communauté internationale qui doivent s'exprimer et agir de façon cohérente et concertée, pour éviter d'être instrumentalisée par les parties prenantes, ce processus sera voué à l'échec.

Depuis la mi-2017, dans un contexte d'apaisement relatif des affrontements et de moindre prégnance des enjeux politiques globaux, d'une situation migratoire moins tendue et de la remontée de la production d'hydrocarbure, le Représentant spécial du Secrétaire général des Nations unies, M. Ghassan Salamé, a engagé un plan d'action qui devrait déboucher rapidement, potentiellement d'ici la fin de l'année, sur des élections. La diplomatie française s'est beaucoup investie pour dénouer les points de blocage entre les principaux acteurs politiques libyens et accélérer ce processus. Mais celui-ci demeure très fragile et soumis à de nombreux aléas.

La crise au sein de l'Union européenne sur les questions migratoires qui est le contrecoup des afflux successifs de 2015 (Syrie) et de 2016-2017 (Libye), les regains de tensions militaires et politiques autour des sites pétroliers et de leur exploitation et l'enlisement du débat sur les bases constitutionnelles nécessaires au fondement du processus électoral constituent des facteurs de risques évidents.

Nous avons voulu, par ce rapport, montrer la complexité des enjeux libyens qui rendent les processus de médiation délicats à mener et les risques que l'étalement excessif de la transition fait courir à une société qui s'enferme dans des mécanismes malsains de régulation politiques et économiques et aux pays voisins ou proches, dont l'Europe, qui en subissent les conséquences directes, et appeler à une réponse cohérente car sans résolution politique de la crise libyenne, les réponses ponctuelles ou sectorielles resteront d'une grande précarité et d'une grande fragilité.

I. UN VASTE TERRITOIRE, RICHE DE SES RESSOURCES EN HYDROCARBURES, SOUS-ADMINISTRÉ ET DONC FRAGILE DANS SON ORGANISATION INSTITUTIONNELLE

On ne peut guère comprendre la situation actuelle de la Libye sans une courte rétrospection dans sa géographie et surtout dans son histoire, qui constituent le soubassement d'une culture politique très spécifique.

La Libye est un pays vaste qui s'étend sur 1 759 540 kilomètres carrés (3 fois la France) délimité dans sa partie septentrionale par la Méditerranée. Contrairement au Maroc, à l'Algérie et à la Tunisie situés aussi sur la frange nord du Sahara, le pays ne dispose pas de chaînes de montagnes côtières importantes, capables de faire barrière à la sécheresse du désert 1 ( * ) . Le désert domine pratiquement tout le territoire épargnant seulement deux petites régions côtières , où s'est fixée la majorité de la population .

Cette population est peu nombreuse . Elle est estimée en 2017 à 6,65 millions d'habitants 2 ( * ) dont 12% de migrants. Elle est ethniquement homogène (97 % berbères-arabes), jeune (26 % de moins de 15 ans), mais progresse de façon modérée (+1,56 %/an, avec un taux de fécondité à peine supérieur à 2). Elle se concentre sur les côtes (90%) et principalement dans les villes (79 %). La Tripolitaine (65 %) est la région la plus densément peuplée. Plus vastes, la Cyrénaïque (28 %) et le Fezzan (7 %) sont, pour une grande partie, désertiques. La capitale, Tripoli, est également sa plus grande agglomération (2,3 millions d'habitants), devant Benghazi (plus de 1,3 million d'habitants), Misrata (450 000 habitants) et El Beïda (300 000 habitants). Les Libyens sont en majorité de culture mixte berbéro-arabe et de confession musulmane sunnite.

A. UN ÉTAT CENTRAL TRADITIONNELLEMENT FAIBLE ET PEU STRUCTURÉ

L'histoire récente n'a guère modifié le schéma d'organisation que l'on retrouve dès l'Antiquité qui distingue une bande côtière influencée et disputée par les puissances étrangères et les populations locales, et l'arrière-pays largement désertique et peu peuplé, espace de circulation de nomades et de commerçants où les souverainetés tribales dominent presqu'exclusivement les relations entre groupes.

L'arabisation et l'islamisation furent progressives depuis les premières invasions du VII e siècle, mais surtout au XI e siècle avec l'installation à demeure des tribus nomades de haute Egypte, les Banû Hilâl. Ces deux caractéristiques constituent les fondations de la nation libyenne, les populations d'origine (Berbères, Toubous....) adoptant la religion et devenant très minoritaires à l'échelle du pays.

La Libye est marquée par ces deux caractéristiques : un système d'organisation souple fondé sur les arrangements entre tribus et une unité nationale fondée sur une religion largement dominante (96 % de musulmans sunnites).

1. La période coloniale n'a que peu structuré l'organisation de ce territoire

Les colonisations ottomane (fin du XVI e siècle à 1912), puis italienne (1912-1947) n'ont modifié que marginalement ce mode d'organisation, maintenant toutes leurs places aux souverainetés tribales, d'une part et au développement, à la fin du XIX e siècle, d'un courant religieux puissant qui servira d'assise à la lutte anticoloniale et au premier État libyen indépendant, d'autre part.

Sous la souveraineté ottomane , l'autorité des pachas reste largement nominale - en dehors de Tripoli, le territoire demeure dominé par les tribus qui agissent de manière autonome - et marqué par un mode de vie rural et nomade. Elle gagnera une certaine force au milieu du XIX e siècle où une reprise en mains plus directe par Constantinople est opérée. Le système mis en place reposera sur une politique de notables, banalisant le « clientélisme » et affaiblissant quelque peu le lien tribal.

À cette époque s'implante, en Cyrénaïque, Muhammad ibn 'Ali -al Sanusi 3 ( * ) fondateur d'une confrérie religieuse à La Mecque, la Senoussiya. Il crée ses propres centres religieux (zawiyas). Son action contribue à apaiser les rivalités entre tribus. La confrérie gagne en puissance et étend son influence 4 ( * ) . Cette confrérie et cette famille vont exercer un rôle majeur dans l'histoire de la Libye moderne. Elle sera la matrice de la lutte contre l'occupant italien en se greffant sur le réseau tribal existant.

Le 17 octobre 1912 , au terme d'un conflit armé, par le Traité d'Ouchy, l'Empire ottoman renonce à sa souveraineté sur les régions conquises par l'Italie , en mal d'expansion coloniale, qui a jeté son dévolu sur la Libye, proche de ses côtes et avec laquelle elle entretient des relations commerciales depuis l'Antiquité romaine. Pour autant, la pacification sera difficile en raison de la résistance de certaines tribus et de la confrérie des Senoussi. La Libye en sort économiquement ruinée, la guerre ayant détruit l'équilibre agro-pastoral du pays. La colonisation reste très faible jusqu'au début des années 1930, puis s'accélère avec la construction d'un réseau routier, la rénovation des villes et la création de nouveaux villages de colons, auxquels sont attribués des lopins agricoles. Certaines estimations évoquent une population de plus de 100 000 colons italiens en Libye à la veille de la Seconde Guerre mondiale.

À la fin de la guerre mondiale, la Tripolitaine et la Cyrénaïque sont sous occupation britannique, le Fezzan sous occupation française. Le chapitre colonial n'est définitivement clos qu'en 1947 par l'une des clauses du traité de Paris, qui amène l'Italie à renoncer irrévocablement à ses droits sur la Libye. C'est finalement à l'ONU que revient la tâche de trancher la question du statut de la Libye : le 21 novembre 1949 est votée la résolution 289, qui prévoit l'accès au rang d'État indépendant avant le 1 er janvier 1952.

2. Le royaume de Libye : de la transaction traditionnelle à l'esquisse avortée d'une modernisation institutionnelle

Avec l'aide des Nations unies, les Libyens mettent progressivement en place des assemblées locales en Cyrénaïque et dans la Tripolitaine, et forment une commission, préfiguration de l'Assemblée nationale, préalable à l'élection d'un gouvernement ainsi qu'à la rédaction de la constitution et à la proclamation de l'indépendance. L'Assemblée nationale, réunie le 25 novembre 1950, offre la couronne à l'émir Idris, petit-fils de Muhammad ibn 'Ali -al Sanusi 5 ( * ) . Le 7 octobre 1951, une constitution fédérale est adoptée , et l'indépendance totale du Royaume-Uni de Libye est proclamée le 24 décembre.

La composante tribale et la tradition religieuse, unies dans la résistance, vont expérimenter un mode de gouvernement décentralisé . La Libye, classée par l'ONU parmi les pays les plus défavorisés de la planète, (94 % de la population est analphabète) restera influencée dans le contexte de la guerre froide par l'aide financière et alimentaire du Royaume-Uni et des États-Unis qui conservent leurs bases militaires et aériennes, comme par le maintien des colons italiens qui poursuivent leurs activités économiques.

En 1956, la découverte de gisements de pétrole par la compagnie Libyan American Oil va bouleverser l'économie de la Libye, en lui apportant des royalties inespérées. En 1965, le pays est devenu le premier producteur de pétrole d'Afrique.

L'unité nationale du pays demeure cependant fragile , la dynastie Senoussi disposant de plus d'assise en Cyrénaïque qu'en Tripolitaine et la structure du pouvoir restant essentiellement entre les mains des tribus qui compensent la faiblesse de l'appareil administratif et participent à la résolution des conflits, faisant de la Libye une société segmentaire 6 ( * ) , empreinte d'un certain clientélisme.

En 1963, le gouvernement tente de renforcer l'unité du pays et d'en moderniser l'administration en révisant la constitution : la forme fédérale est abandonnée. Malgré l'augmentation spectaculaire du niveau de vie moyen, le développement et l'urbanisation du pays, mal maîtrisés, contribuent à entraîner de fortes inégalités sociales et entretiennent le mécontentement populaire qui s'ajoute, à partir de de la guerre des Six jours (1967) au nationalisme et au ressentiment à l'égard de l'Occident qui s'accroît au sein de la population, comme partout dans le monde arabe, mais aussi de certains secteurs de l'armée.

3. Kadhafi, une empreinte forte qui laisse un État inachevé et superficiel

Le 1 er septembre 1969, un groupe d'officiers inspirés par les idées nasséristes réalise un coup d'État et proclame la République arabe libyenne. Le colonel Mouammar Kadhafi, président du Conseil de commandement de la révolution, devient chef de l'État et instaure un régime inspiré par les courants du nationalisme et du socialisme arabes à la fois panarabe, panafricain et tiers-mondiste.

Une nouvelle organisation de l'État est mise en place. Ses principes en seront à la fois la charia (jurisprudence islamique) et une forme de marxisme, qui servira à justifier la prise de contrôle de grands pans de l'économie, à commencer par le secteur pétrolier et les banques étrangères.

S'appuyant sur la prospérité née de la rente pétrolière et sur des politiques sociales généreuses, Kadhafi parvient dans les premières années à générer un consensus autour de son régime, puis à imposer ses vues en lançant, dans les années 1970, une sorte de « révolution culturelle » visant à accentuer le caractère islamique et socialiste de l'État (les entreprises publiques, sauf celles du secteur pétrolier, sont transformées en entreprises autogérées 7 ( * ) ). La Libye prend le nom de Jamahiriya arabe libyenne populaire et socialiste. Le gouvernement devient alors de plus en plus dictatorial et l'économie commence à décliner. Sa popularité va cependant s'effriter avec les difficultés économiques causées par la chute des cours du pétrole. En 2008, le chef d'État libyen franchit une nouvelle étape sur la voie de la « démocratie directe », en annonçant la suppression de toutes les administrations à l'exception des ministères régaliens. Il entend ainsi lutter contre la corruption en donnant « directement l'argent aux gens pour gérer leurs affaires eux-mêmes ».

Parallèlement la Libye s'urbanise, la structure sociale traditionnelle se délite partiellement 8 ( * ) . Le régime qui avait dans un premier temps recomposé l'espace tribal, a, en réalité et de façon ambivalente, continué de s'appuyer sur l'alliance de tribus qui le soutiennent, pour assurer une forme de contrôle social. Il s'appuie également sur le développement des ressources pétrolières qui lui donne les moyens d'acquisition de la paix intérieure par la redistribution, et de la puissance militaire à base de mercenariat (pour éviter l'émergence d'une opposition au sein d'une armée volontiers frondeuse). Au-delà de la répression souvent impitoyable, le régime manifeste la volonté de contrebalancer toute forme d'opposition en laissant le champ libre sur le plan religieux à des doctrines nouvelles (Frères Musulmans, salafisme madkhaliste) au détriment de l'islam traditionnel malékite d'inspiration soufie ; la naissance d'une opposition terroriste (GICL) sera réprimée puis réinsérée par le régime.

Au final, le rêve révolutionnaire libyen d'un État théoriquement fort, nationaliste et socialiste, est resté fondé sur le contrôle et le compromis avec des tribus et la sphère religieuse.

La politique étrangère promeut sans succès l'unité arabe (héritage de Nasser). L'interventionnisme africain (mécène et soutien aux rebellions dans les pays voisins), au prix de l'utilisation du terrorisme et de projets de surarmement (y compris dans le domaine nucléaire et chimique) sera facteur récurrent de tensions et conduira à la fin des années 1990 à un isolement diplomatique de la Libye. Devenue un État voyou ( rogue state ), la Libye s'est employée depuis 1999 à normaliser ses relations avec les pays occidentaux : arrêt des programmes d'armes nucléaires, bactériologiques et chimiques, compensations financières pour les familles des victimes des attentats de Lockerbie et contre l'avion d'UTA. Dans un contexte général où les intérêts coïncident (lutte contre le terrorisme islamiste et appui contre l'immigration illégale), elle redevient un partenaire sur la scène internationale (siège au CSNU de 2008 à 2010, présidence de l'Union Africaine en 2009).

Le bilan d'ensemble montre que ni la colonisation, ni l'indépendance n'ont permis l'émergence de structures étatiques solides, même dans la sphère régalienne (armée, police) à l'exception notable du système d'exploitation et de commercialisation du pétrole et de redistribution ou de fructification de la rente (NOC, banque centrale, Fonds d'investissement). Ces divisions ont également empêché la formation d'une société civile réelle.

La gouvernance reste le fruit de rapports de forces et de compromis. Sous la houlette d'une puissance coloniale, d'un monarque ou d'un « guide de la Révolution », la société libyenne demeure fondée sur une tradition tribale qui s'affaiblit mais demeure un marqueur fort 9 ( * ) , le clientélisme de notables et des élites, et le conservatisme religieux sensible désormais aux mouvements de l'islam, mais reste dépourvue de véritable « contrat social », alors même qu'elle est totalement incluse, par ses ressources en hydrocarbures, dans l'économie mondiale.


* 1 L'insolation effective est parmi les plus élevée au monde sur l'ensemble du territoire. Il n'existe aucun cours d'eau permanent. Seules utilisables, les nappes phréatiques alimentent des milliers de puits.

* 2 The World Fact Book https://www.cia.gov/library/publications/the-world-factbook/geos/ly.html

* 3 Chef d'une famille originaire d'Algérie, descendant de la dynastie des Idrissides qui régna sur le Maroc et l'ouest de l'Algérie de la fin du IX e siècle à la fin du XI e siècle.

* 4 La fortune de la famille fut considérable. Elle fonda une université à Al-Jaghboud et ouvrit près de 150 loges, les zawiyas, en Cyrénaïque, dans le Fezzan, En Tripolitaine, mais aussi en Arabie, en Égypte, au Tchad et au Soudan. Ses membres y arbitraient les conflits entre tribus et contrôlaient le trafic sur l'ancienne route des esclaves.

* 5 Auquel il a succédé comme chef de la confrérie religieuse des Senoussi en 1916 avant d'être contraint de s'exiler en Égypte en 1923.

* 6 Moncef Ouannes, Militaires, élites et modernisation dans la Libye contemporaine , Éditions L'Harmattan, 2009, p. 319.

* 7 Cette idéologie est économiquement autogestionnaire : le petit commerce est supprimé, la propriété immobilière est limitée, les professions libérales, le secteur privé et le salariat disparaissent. Au plan religieux, le corpus des hadiths du Prophète est rejeté au bénéfice du seul Coran et de la seule charia . Le statut de la femme est modifié, la polygamie interdite.

* 8 Le délitement reste partiel car les solidarités tribales et parentales vont se reconstituer dans les quartiers des grandes villes, ce qui n'est pas sans expliquer la mosaïque des milices actuelles et leurs connexions.

* 9 Sur la structure tribale en Libye : Mohamed ben Lamma « La structure tribale en Libye : facteur de fragmentation ou de cohésion ? » Observatoire du monde arabo-musulman et du Sahel - Fondation pour la recherche scientifique - juillet 2017.

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