VI. DES ENJEUX DE SOUVERAINETÉ ?
A. LA GÉOPOLITIQUE DU MINAGE
Les phénomènes de concentration géographique des fermes de minage, vus précédemment, soulèvent des questions d'ordre géopolitique . Avec plus de 60 % des fermes de minage établies sur son sol, la Chine pourrait ainsi chercher à déstabiliser telle ou telle cryptomonnaie, à commencer par le bitcoin, avec des effets majeurs. La Russie , de son côté, a choisi d'encourager l'implantation de pools de mineurs car elle y voit un intérêt stratégique.
L'utilisation des blockchains , à travers le minage notamment , pose la question du rôle de l'État et le principe de souveraineté . La blockchain pourrait aussi redistribuer les cartes du pouvoir à l'échelle mondiale. Comme l'explique l'entrepreneur Frédéric Montagnon, fondateur de Legolas : la blockchain pourrait remettre en cause la domination américaine et serait « une occasion unique, un nouveau protocole de l'internet que les géants d'aujourd'hui ne contrôlent pas. Si l'on veut concurrencer un jour Facebook et Google, on peut désormais le faire avec des millions de petites briques, de petits projets, qui se financeront en lançant des millions de monnaies ».
B. UNE LOGIQUE MONOPOLITISQUE
La compétition des protocoles blockchain devrait progressivement céder le pas à une logique plus monopolitisque . Stéphane Loignon observe ainsi que « la centralisation quasi-monopolistique est en effet devenue la règle dans l'économie numérique. Dans tous les services qui mettent en relation l'offre et la demande, un acteur dominant, voire ultradominant, a émergé : les moteurs de recherche et la messagerie (Google), le commerce électronique (Amazon), les réseaux sociaux (Facebook), le Web mobile et la vente de musique (Apple), la mise en relation avec des chauffeurs (Uber), la location de logements (Airbnb)... ».
L'économie numérique a en effet connu quatre grandes vagues, qui ont chacune fait émerger leurs champions : d'abord celle des moteurs de recherche, des messageries et du commerce électronique, incarnée par les géants Google (fondé en 1998) et Amazon (dès 1994) ; ensuite, celle de réseaux sociaux et de l'internet « 2.0 » (participatif), symbolisée par Facebook ou Twitter (respectivement créés en 2004 et 2006) ; puis, celle de l'économie collaborative (ou « du partage »), dont les fers de lance ont été Airbnb (2008) et Uber (2009) ; enfin, celle du cloud ou de « l'informatique dématérialisée », un marché que se sont partagé des géants déjà installés (Amazon, Google, Microsoft et IBM) et quelques nouveaux entrants (Dropbox, créé en 2008).
Une cinquième vague est peut-être en train de se former avec la blockchain , dans la mesure où elle pourrait conduire à restructurer l'ensemble des industries et des services issus des quatre premières vagues, sur un mode désormais désintermédié.
Selon le rapport de France Stratégie « Les Enjeux des blockchains » 79 ( * ) , « dans la banque, l'assurance, mais aussi la logistique ou la santé, la technologie de la blockchain pourrait provoquer une véritable mutation dans la chaîne de valeur. Les plateformes numériques, qui sont des systèmes centralisés, ne sont pas à l'abri : championne de la désintermédiation, la blockchain a pu être décrite comme un moyen d' `'ubériser Uber'' ». Pour Pierre Noizat, fondateur de Paymium, « la décentralisation des serveurs est un enjeu majeur économique et démocratique. Économique d'abord, car aujourd'hui, un serveur central (toujours américain) capture toutes les données dans chaque secteur : Amazon, Apple, Uber, Google... La valeur ajoutée est ainsi aspirée dans la Silicon Valley ».
Nicolas Courtois, professeur de cryptographie à University College London (UCL), a, par ailleurs, fait valoir à vos rapporteurs que les cryptomonnaies s'inscrivent dans une mutation profonde du système des paradis fiscaux actuel.
Selon lui, leur essor est essentiellement dû à des besoins de contourner les entraves à la liberté de circulation des capitaux. Par exemple en Chine, les flux de capitaux pour les particuliers sont fortement encadrés. Les politiques conduites dans d'autres États conduisent également à restreindre l'exercice de cette liberté (cas de la Russie, Tunisie, Inde, Corée du Sud, etc.).
* 79 http://www.strategie.gouv.fr/publications/enjeux-blockchains