LES RECOMMANDATIONS DE LA MISSION D'INFORMATION

La mission d'information formule des propositions destinées à accompagner la mutation annoncée du groupe Alstom et à limiter les conséquences potentiellement néfastes qu'elle serait susceptible d'engendrer.

1° Utiliser la commande publique pour maintenir l'activité des sites français

Compte tenu des achats publics massifs attendus en France dans les années à venir en matière d'équipements, de services et d'infrastructures ferroviaires, les pouvoirs publics doivent utiliser la commande publique comme un levier pour favoriser la localisation en France de la production des équipements ferroviaires ainsi que des centres de recherche et d'ingénierie. Le maintien du débouché français sera l'une des clés du maintien d'une activité industrielle ferroviaire en France.

2° Accompagner l'ensemble de la filière

Le rapprochement de Siemens Mobility et d'Alstom va modifier les réseaux d'approvisionnement. Toutefois, le benchmark Allemagne-France à l'intérieur du futur groupe risque d'être très difficile pour un très grand nombre des fournisseurs français actuels. Il faut donc mettre en place un plan d'accompagnement des PME/ETI équipementiers d'Alstom pour les mettre en capacité de répondre aux besoins en sourcing de la future entité Siemens-Alstom. Il faut accélérer fortement le rapprochement des fournisseurs pour leur faire atteindre une taille critique ou développer des synergies collectives dans des logiques de clusters lorsque cela est possible. Le sourcing du nouveau groupe doit, en tout état de cause, s'inscrire dans le réseau historique des sous-traitants d'Alstom.

3° Donner au nouveau groupe les moyens financiers de se développer

La mission insiste pour que la stratégie d'investissement de la nouvelle entité Siemens-Alstom permette de renforcer les complémentarités industrielles des sites, tant en France qu'en Allemagne, et continue d'appuyer les activités de recherches et de développement déjà en cours, et pour partie aidées par la puissance publique, ainsi que les centres d'excellence situés sur le territoire français. Les investissements du nouveau groupe doivent ainsi favoriser les activités qui visent à développer les mobilités du futur et assurer une montée en gamme de la production actuelle.

4° Garantir l'intégrité du périmètre industriel d'Alstom

La mission d'information estime que la Commission européenne, amenée à se prononcer au regard du contrôle des concentrations, ne devrait pas remettre en cause l'intégrité du périmètre industriel d'Alstom, qui nuirait nécessairement à la capacité de la nouvelle entité Siemens-Alstom de disposer d'une taille critique lui permettant de faire face aux concurrents mondiaux. Par ailleurs, un démembrement de l'actuel outil industriel d'Alstom risquerait de fragiliser les sites retirés du périmètre du nouvel ensemble. À cet égard, le marché pertinent pour le matériel roulant apparait clairement de taille mondiale, et une appréciation dynamique des forces et des positions de marchés des acteurs mondiaux devrait être favorisée.

Si les mesures de compensation exigées devaient conduire à diminuer fortement le périmètre industriel de la nouvelle entité, la mission appelle solennellement les deux groupes ainsi que l'État à renoncer à ce rapprochement qui ne revêtirait alors plus qu'une nature capitalistique et serait dépourvue de contenu industriel.

5° Assurer la transparence des conséquences du rapprochement, notamment par la mise en place d'un groupe de suivi parlementaire

Pour garantir une évaluation impartiale des impacts de la prise de contrôle d'Alstom par Siemens, la mission d'information demande la mise en place d'un groupe de suivi parlementaire associant le Sénat et l'Assemblée nationale. Le Parlement doit pleinement être associé à ce travail d'évaluation compte tenu de l'importance stratégique de la filière ferroviaire pour notre pays. Par ailleurs, dans la mesure où les inquiétudes ne portent pas seulement sur la période de quatre ans suivant le closing , mais concernent aussi et surtout la période postérieure, il est nécessaire que le suivi des effets du rapprochement, tant sur les sites que sur la chaîne des sous-traitants, ne s'achève pas en 2022 mais se prolonge au-delà.

Avant même la mise en place de cette instance, la mission demande aux directions de Siemens et d'Alstom que soit conduite, avant le closing de l'opération de rapprochement, une expertise indépendante pour analyser le niveau de chargement des différents sites d'Alstom et de Siemens Mobility et pour en identifier les éventuelles surcapacités.

6° Veiller à l'avenir des coentreprises entre GE et Alstom

Alstom a fait part de son intention de se retirer du capital des co-entreprises créées en 2015 avec General Electric (GE), ce qui devrait obliger GE à racheter la part du capital actuellement détenue par Alstom en application de l'option de vente contenue dans l'accord de cession de 2014. Il faut rester vigilant face aux intentions de GE concernant ces co-entreprises et sur le contrôle que l'État exercera sur ces opérations. Il importe par ailleurs que les engagements pris par General Electric en 2014 au regard de l'État soient pleinement respectés.

I. ACTE I : UN FLEURON INDUSTRIEL DE L'ÉNERGIE ET DU FERROVIAIRE FRAGILISÉ DÈS SA NAISSANCE

Même si les travaux de la mission d'information se sont concentrés sur les défis actuels d'Alstom, il est nécessaire de remettre en perspective la situation actuelle en revenant brièvement sur l'histoire du groupe depuis une vingtaine d'années. À certains égards en effet, la prise de contrôle d'Alstom par Siemens est l'épilogue d'un processus initié dans la seconde moitié des années 1990 avec le démantèlement de la Compagnie générale d'électricité.

Les choix faits au tournant des années 1990-2000 expliquent en partie pourquoi Alstom est aujourd'hui sur le point de disparaître en tant qu'acteur industriel indépendant alors que deux de ses concurrents historiques, Siemens et General Electric se sont au contraire renforcés. Par ailleurs, l'histoire d'Alstom au cours de ces vingt ans est un révélateur des transformations de la politique industrielle de la France.

A. LA RUPTURE AVEC LA STRATÉGIE CONGLOMÉRALE DE LA COMPAGNIE GÉNÉRALE D'ÉLECTRICITÉ

1. Alstom, fruit du démantèlement de la Compagnie générale d'électricité

En 1989, les activités « Energie » du groupe britannique General Electric Company (GEC) sont intégrées à celles du français Alsthom au sein d'une co-entreprise, GEC-Alsthom , détenue à parité par GEC et par la Compagnie générale d'électricité (CGE). Ce rapprochement donne naissance à un champion européen dans trois domaines industriels stratégiques : celui des équipements et des services de production et de distribution d'énergie 4 ( * ) , celui des équipements et des services ferroviaires, et celui des chantiers navals.

Ce champion industriel n'est cependant lui-même qu'un élément d'un conglomérat encore plus puissant et diversifié , dont le seul équivalent en Europe est le groupe allemand Siemens 5 ( * ) . Le conglomérat, qui changera de nom en 1991 pour devenir « Alcatel-Alsthom », comprend également des activités dans le domaine des télécommunications (autour d'Alcatel), des cables (activités au coeur de ce qui deviendra Nexans), des batteries (SAFT), de l'ingénierie électrique à destination des entreprises (Cegelec) et même des multimédias et de la presse. GEC-Alsthom représente environ le tiers du chiffre d'affaires total de ce géant industriel qui emploie 200 000 personnes à travers le monde.

En 1995, Serge Tchuruk devient le PDG d'Alcatel-Alsthom et opère un virage stratégique . Il souhaite faire de son groupe un pure player du secteur des télécommunications recentré sur le périmètre réduit d'Alcatel. En quelques années, le groupe se sépare donc des activités « multimédias », « câbles » et « batteries ». Il se désengage également du capital de Framatome. Le moment principal de ce démembrement est la cession de la filiale GEC-Alsthom : en 1998, GEC et Alcatel-Alsthom vendent 52 % de l'entreprise, avant de céder leurs parts restantes quelques années plus tard. C'est à cette occasion que GEC-Alsthom change de nom pour devenir « Alstom » (sans h), tandis qu'Alcatel-Alsthom est rebaptisé « Alcatel ».

2. Une trésorerie fragilisée par les conditions de l'émancipation d'Alstom

La séparation d'Alsthom et d'Alcatel s'est faite dans des conditions qui ont fortement affaibli le nouveau groupe Alstom . Comme le souligne l'économiste Elie Cohen, Alstom « va devenir la victime collatérale de la stratégie menée par Serge Tchuruk. Déterminé à devenir un « pure player » des télécoms et devant financer des acquisitions coûteuses, ce dernier met en bourse Alstom, non sans l'avoir au préalable décapitalisée et lui avoir vendu Cegelec - pour un prix double de celui qu'Alstom obtiendra en la recédant. Ainsi, un groupe de biens d'équipement est mis sur le marché après avoir été asséché de ses fonds propres . » 6 ( * )

Cette thèse de l'assèchement financier d'Alstom par sa maison-mère repose sur des éléments objectifs. GEC et Alcatel, avant la cession de leur filiale GEC-Alsthom, ont obtenu le versement d'un dividende exceptionnel de 700 M€ chacun et lui ont imposé l'achat de Cegelec à un prix qui paraît excessif 7 ( * ) , non sans avoir prélevé sur cette dernière aussi un versement exceptionnel de dividendes de 250 M€. Alcatel a ainsi partiellement financé le développement des activités de télécommunications et sa politique hasardeuse de croissance externe en affaiblissant dramatiquement la trésorerie d'Alstom et en fragilisant, dès l'origine, sa structure financière .

3. Des interrogations sur le choix d'une stratégie perdante

General Electric et Siemens, les deux grands concurrents d'Alcatel-Alsthom dans les années 1990, ont effectué un choix stratégique diamétralement opposé à celui du groupe français. Force est de constater, vingt ans plus tard, que la stratégie française du single player , voulue par Serge Tchuruk et avalisée par l'État français, s'est soldée par un échec retentissant, tandis qu'à l'inverse les groupes allemand et américain ont prospéré.

Marquée par une série d'acquisitions ratées payées au prix fort juste avant l'éclatement de la bulle Internet 8 ( * ) , par l'utopie désastreuse d'un groupe industriel « sans usine » 9 ( * ) et par la fusion ratée avec Lucent, la gestion d'Alcatel-Alsthom, puis d'Alcatel, par Serge Tchuruk a conduit à l'affaiblissement continu du fleuron français des télécoms, jusqu'à son absorption par Nokia en 2016. Pour ce qui concerne Alstom, comme on le sait, sa branche « Energie » a été rachetée par General Electric (GE), sa branche « Construction navale » par STX puis Fincantieri, tandis que sa branche « Transports » s'apprête à passer sous le contrôle de Siemens. Les conglomérats industriels ont donc remporté la compétition en absorbant un à un tous les enfants de l'ancienne Compagnie générale d'électricité.

a) L'abandon des politiques industrielles « verticales »

Dans cette période charnière et cruciale pour l'avenir de l'industrie française située à la fin des années 1990 et au début des années 2000, l'État ne semble pas avoir pesé sur des choix stratégiques et capitalistiques qui sont pourtant à l'origine de l'affaiblissement des champions industriels nationaux qu'il avait lui-même constitués . Cette étonnante apathie ou impuissance s'explique sans doute par le fait que, parmi les cercles économiques, politiques et administratifs « éclairés », on considère que l'État n'a plus ni la légitimité ni les moyens juridiques pour agir comme un État stratège et pour conduire des politiques industrielles dites « verticales », dont l'objet est d'identifier et de soutenir le développement de secteurs considérés comme stratégiques pour la nation.

Sur un plan juridique, la prégnance de plus en plus marquée du droit européen, ainsi que la libéralisation du commerce mondial dans le cadre de l'Organisation mondiale du commerce, ont conduit au durcissement du droit de la concurrence et de la commande publique qui rend difficile, sinon impossible, une intervention directe de l'État visant apporter une aide massive aux grands projets industriels et à faire émerger des « champions » sous contrôle national. Par ailleurs, la transformation profonde des mécanismes de financement de l'économie, avec le passage d'un système financier cloisonné et fortement règlementé à un système caractérisé par la mobilité presque totale des capitaux, a détruit les circuits de financement « administré » de l'industrie. Le modèle du « colbertisme high tech » ne peut plus fonctionner.

Sur le plan idéologique, la pertinence et l'efficacité des politiques industrielles traditionnelles sont vivement critiquées dans leur principe même. S'il est admis que l'action de l'État stratège a favorisé le développement technologique et industriel de la France dans les années 1950-1980 avec des succès majeurs dans le domaine de l'énergie, notamment nucléaire, du ferroviaire ou encore des télécommunications, on pense désormais que, dans un cadre concurrentiel en voie de globalisation et dans un monde technologique à l'évolution rapide et incertaine, l'État n'est pas armé pour faire les bons choix et pour orienter les investissements dans les secteurs d'avenir et ce qu'on appellerait aujourd'hui les « innovations de rupture ». On admet certes le succès du TGV, d'Airbus ou d'Ariane, mais on insiste lourdement sur l'échec du plan câble, du plan satellite, du plan machine-outil ou encore du plan calcul et de ses avatars visant à faire émerger un champion français de l'informatique.

Dans le nouvel environnement économique, technique et juridique, l'État choisit donc de se recentrer plutôt sur des politiques industrielles « horizontales » , dont l'objectif est d'offrir un cadre économique et normatif propice à la compétitivité des firmes et à l'attractivité du territoire, et de faire confiance aux entreprises pour investir sur les bons marchés et dans les bonnes technologies. Au demeurant, l'État s'efface en passant le relais des choix stratégiques à des champions nationaux, comme Alcatel-Alsthom, qui, de fait, sont des géants dans leur secteur et qui ont donc les ressources financières, technologiques et humaines pour affronter la concurrence mondiale avec de réelles chances de succès.

b) Des organes de gouvernance apathiques

Le choix d'une attitude de laisser-faire n'est pas le seul qui interroge. Manifestement, les organes de gouvernance des groupes privés concernés n'ont pas non plus correctement joué leur rôle de contrôle . On a du mal par exemple à comprendre le maintien à la tête d'Alcatel-Alsthom, puis d'Alcatel seul, d'un dirigeant qui a multiplié les erreurs stratégiques fatales - tant pour son groupe que pour ses actionnaires - qui se sont révélées catastrophiques pour l'industrie française dans son ensemble. L'échec cinglant de la stratégie de single player d'Alcatel et de « l'industrie sans usine » n'a pas empêché Serge Tchuruk de rester directeur général d'Alcatel jusqu'en 2006, puis président du conseil d'administration du groupe jusqu'en 2008.

Concernant plus spécifiquement le cas d'Alstom, force est de constater que ses organes sociaux ont avalisé la vampirisation financière de sa trésorerie, privant l'entreprise des marges de manoeuvre nécessaires à son développement et à sa résilience dans les inévitables phases de retournement conjoncturel. Elie Cohen propose une analyse des causes de cette défaillance des organes de contrôle et des conseils d'administration. Selon lui, « ce sont les dirigeants d'Alcatel qui ont forgé cette stratégie, ce sont eux qui ont formé le conseil d'Alstom et nommé son dirigeant, ce sont les partenaires financiers d'Alcatel qui se retrouvaient au conseil d'Alstom. Aucun contre-pouvoir n'a pu émerger, aucun système de contrôle des risques n'a été mis en place . » 10 ( * )

Cette gouvernance déséquilibrée, qui donne aux dirigeants un pouvoir que le conseil d'administration et l'assemblée générale ne sont pas en mesure de contrebalancer, dépasse largement le cas d'Alcatel-Alsthom et concerne en réalité plusieurs « champions » industriels français des années 1990-2000. Le phénomène trouve ses racines dans le processus de privatisation de la décennie précédente. En effet, la privatisation des entreprises nationalisées s'est heurtée à l'absence d'actionnaires français capables d'y investir. Pour éviter une prise de contrôle du « capitalisme autochtone » par des investisseurs étrangers, l'État a donc procédé à des privatisations « administrées », dans lesquelles il a commencé par choisir les personnes appelées à diriger les groupes qui allaient être privatisés 11 ( * ) . Ces dirigeants ont ensuite choisi, avec le Trésor, le noyau dur des actionnaires du groupe, avant de composer, à leur convenance, les conseils d'administration 12 ( * ) . Ces conseils procédant des dirigeants, et non l'inverse, n'étaient évidemment pas en mesure de les contrôler efficacement.

Il illustre également l'existence d'une réflexion stratégique très « autocentrée » et endogame , qui peine à percevoir que l'avenir d'une entreprise se construit d'abord au regard de la stratégie de ses concurrents, et qui n'intègre sans doute pas suffisamment la contribution d'acteurs extérieurs au petit cénacle du conseil d'administration ou aux membres de la haute administration ayant « pantouflé » dans le secteur privé.


* 4 Les métiers de la branche « énergie » sont les suivants : centrales énergétiques : (ingénierie des centrales thermiques ou hydrauliques), électromécanique (turbines à vapeur, alternateurs, moteurs, compresseurs, pompes vannes), chaudières (industrielles ou pour les centrales thermiques), turbines à gaz, appareillage haute et moyenne tension pour le transport et la distribution de l'énergie électrique, transformateurs.

* 5 Le chiffre d'affaires d'Alcatel est de 25 Md€ en 1995, contre 40 Md€ pour Siemens.

* 6 Elie Cohen, « De la CGE à Alstom : une histoire bien française », Sociétal, n° 43, janvier 2004.

* 7 En juin 1998, Alcatel vend Cegelec à sa filiale Alstom pour 10,6 Md de francs, soit 1,6 Md€. En mai 2001, Alstom revend pour seulement 0,75 Md€ sa branche ingénierie et services électriques à quelques-uns de ses anciens cadres, appuyés par Charterhouse et la Caisse des dépôts et consignations, dans le cadre d'un LBO. La revente de Cegelec est présentée 2001 comme la poursuite de la politique de recentrage du groupe sur ses activités stratégiques, en se délestant peu à peu de ses actifs périphériques.

* 8 Notamment DSC, Packet Engines et Xylan.

* 9 C'est à partir de 2001 que Serge Tchuruk développe le concept du « fabless », l'entreprise sans usine, dont l'objectif est d'externaliser les activités jugées à faible valeur ajoutée pour centrer l'entreprise sur la conception et la commercialisation.

* 10 Elie Cohen, « De la CGE à Alstom : une histoire bien française », Sociétal , n°43, janvier 2004.

* 11 Des dirigeants issus de la sphère publique, généralement des X ou des énarques passés par le ministère de l'économie et par des fonctions de directions au sein des groupes nationalisés.

* 12 Elie Cohen, Service public / Secteur public , Conseil d'analyse économique, 1997.

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