SECONDE PARTIE : FAIRE DES INSTITUTS FRANÇAIS DE RECHERCHE À L'ÉTRANGER UN OUTIL MIEUX IDENTIFIÉ ET PLUS EFFICACE DE LA DIPLOMATIE SCIENTIFIQUE FRANÇAISE
I. MIEUX INTÉGRER LES IFRE DANS LEUR ENVIRONNEMENT À L'ÉTRANGER
A. L'APPORT DES IFRE À LA PRISE DE DÉCISION PUBLIQUE DOIT DEVENIR PLUS TANGIBLE
1. Les IFRE paraissent plutôt bien insérés dans le dispositif diplomatique français présent dans leurs pays d'accueil
Dans leurs pays d'accueil, les IFRE font partie du dispositif diplomatique français , qui inclut notamment l'ambassade, les consulats, l'Institut français, ou bien encore, lorsqu'elle est présente, l'Agence française de développement (AFD). Ils peuvent également tisser des liens avec les lycées français ou les réseaux de l'Alliance française.
D'un point de vue hiérarchique, l'ambassadeur du poste est chargé de garantir l'indépendance scientifique de l'institut , dont le directeur est placé sous l'autorité du conseiller de coopération et d'action culturelle (COCAC) .
Le directeur de l'institut est censé être convié aux réunions du service de coopération et d'action culturelle (SCAC) , à celles des chefs de service de l'ambassade ainsi que, le cas échéant, à celles de la chancellerie diplomatique . Surtout, il a vocation à faire partie des personnes systématiquement présente (ou représentées) au conseil d'influence du poste dont il dépend.
Les réponses apportées par les directeurs des IFRE au questionnaire qu'il leur a fait parvenir ont donné le sentiment à votre rapporteur spécial que les interactions des directeurs et chercheurs des IFRE avec le reste du dispositif diplomatique français de leurs pays d'accueil , bien que perfectibles et étroitement liées aux relations interpersonnelles susceptibles d'être développées par les uns et les autres, étaient dans l'ensemble plutôt satisfaisante s.
Un directeur qualifie ainsi ses chercheurs « d'interlocuteurs naturels de la chancellerie diplomatique » tandis qu'un autre se félicite que « les bonnes relations au sein du « dispositif France » soient propices aux échanges formels et informels entre les diverses composantes de celui-ci , dans le respect des particularités de chacune ».
De fait, la bonne qualité de ces relations est essentielle pour permettre aux IFRE de remplir l'intégralité des missions qui sont les leurs .
Car s'ils ne sont pas des think tanks de l'ambassade, ne sont pas tenus de répondre à des « commandes » de l'ambassadeur et doivent pouvoir mener leurs travaux de recherche en bénéficiant d'une complète autonomie scientifique , il paraît clair que leur appartenance au réseau diplomatique français doit les conduire à être sensibles aux thématiques qui intéressent directement les responsables des postes .
Une empathie mutuelle, une bonne compréhension des contraintes et des attentes des uns et des autres, est donc indispensable pour que diplomates et chercheurs puissent mutuellement bénéficier de leur présence sur les mêmes terrains extérieurs , ce qui est l'une des vocations des IFRE.
La collaboration avec les Instituts français paraît également bonne et les échanges très denses .
Quasiment toutes les réponses des directeurs au questionnaire sont positives sur ce point et présentent des exemples de projets menés en commun : journées consacrées au cinquantenaire des accords migratoires franco-turcs organisées par l'Institut français d'études andines (IFEA) et l'Institut français de Turquie en avril 2015, tenue des conférences publiques intitulées « Les rendez-vous de l'Institut français du Proche-Orient (IFPO) » dans les locaux de l'Institut français du Liban, participation de l'Institut français de Pondichéry (IFP) à la préparation du festival « Bonjour India », etc.
Un problème relevé toutefois par certains directeurs : la trop grande proximité entre les dénominations « Institut français » et « Institut français de recherche à l'étranger » affecte la lisibilité du dispositif diplomatique français dans les pays où ces deux types d'établissements sont présents . Raison de plus pour réfléchir à une évolution du nom des IFRE, que propose infra votre rapporteur spécial.
Au total, les IFRE paraissent donc plutôt bien intégrés dans le réseau diplomatique français au niveau local .
Mais leur impact sur la prise de décision publique semble encore trop peu perceptible et doit être renforcé .
2. Les décideurs publics doivent davantage s'appuyer sur les résultats des recherches en sciences humaines et sociales menées par les IFRE
Ainsi qu'il a été rappelé supra , même s'ils ne sont pas des think tanks , les IFRE sont étroitement associés au travail des chancelleries diplomatiques et des services de coopération et d'action culturelle des ambassades de France , qu'ils doivent nourrir de leurs analyses .
Mais les IFRE entretiennent également un dialogue régulier avec leurs autorités de tutelle , c'est-à-dire avec la direction de la culture, de l'enseignement, de la recherche et du réseau (DCERR) du ministère de l'Europe et des affaires étrangères, ainsi qu'avec la direction de l'Institut des sciences humaines et sociales (InSHS) du CNRS.
Une grande partie de leurs publications sont ainsi transmises par le DCERR au Centre d'analyse et de prospective du ministère , dont la participation « à l'orientation des activités des instituts français de recherche à l'étranger et à leur valorisation » constitue l'une des missions.
Le Centre d'analyse et de prospective du
ministère de l'Europe
Créé en 1973, le centre d'analyse et de prospective du ministère de l'Europe et des affaires étrangères, est chargé, en vertu du III de l'article 3 du décret n° 2012-1511 du 28 décembre 2012 portant organisation de l'administration centrale du ministère des affaires étrangères de « préparer les décisions du ministre par l'analyse des évolutions à moyen et long terme des relations internationales et des questions qui les influencent, notamment religieuses, migratoires et démographiques. Il fait appel, le cas échéant, à des organismes publics ou privés et à des personnes choisies pour leurs compétences. Il participe à l'orientation des activités des instituts français de recherche à l'étranger et à leur valorisation ». |
Elles sont également transmises aux directions régionales du ministère , dont les responsables rencontrent par ailleurs régulièrement les directeurs et chercheurs des IFRE qui travaillent dans les pays qu'ils suivent .
Malgré l'existence de ces circuits administratifs visant à diffuser les résultats des travaux de recherche menés par les IFRE, votre rapporteur spécial a le sentiment , à la lecture des réponses apportées par les directeurs des instituts à son questionnaire, qu'il serait possible d'associer encore davantage les IFRE à la prise de décision publique , eux qui travaillent sur des thématiques d'une brûlante actualité pour les pouvoirs publics , tels que les migrations, les radicalisations, la préservation du patrimoine en danger ou bien encore l'urbanisme.
Dans cette perspective, il serait souhaitable que les tutelles des IFRE et leurs directeurs reprennent pleinement à leur compte les conclusions du rapport de l'Alliance nationale des sciences humaines et sociales (Athéna) relatif aux Recherches sur les radicalisations, les formes de violence qui en résultent et la manière dont les sociétés les préviennent et s'en protègent remis au secrétaire d'État chargé de l'enseignement supérieur et de la recherche en mars 2016 19 ( * ) .
Dans ce rapport, les membres de l'Alliance Athéna faisaient le constat que la recherche en sciences humaines et sociales , pourtant très riche en France, était trop mal connue des décideurs publics , qui demeuraient parfois prisonniers de schémas intellectuels anciens , voire périmés , susceptibles de nuire à la qualité de leurs réponses aux grands défis du monde contemporain : « [les attentats survenus sur le sol français en 2015] ont mis en évidence les difficultés que rencontrent les décideurs publics à utiliser au mieux , et dans l'intérêt de la nation qui les a financés , les résultats , massifs et variés , de la recherche publique .
« Ces difficultés les amènent parfois à se reposer, soit sur une expertise interne à l'appareil d'État, qui est souvent limitée, soit sur des acteurs privés, agissant dans le cadre d'associations, de fondations ou de think tanks , qui ont acquis un statut d'expert dont la base scientifique est très variable et dont l'indépendance n'est pas toujours garantie ».
Et de conclure : « il est à présent indispensable de lancer une réflexion sur ce paradoxe français qu'est la quasi ignorance mutuelle de deux mondes , celui des chercheurs en sciences humaines et sociales , et celui des politiques ».
Pour remédier à ce problème, les auteurs du rapport proposent de développer une interface opérationnelle qui puisse jouer un rôle d'intermédiaire (« broker ») entre chercheurs et décideurs politiques , en s'inspirant par exemple du rôle joué par la Leopoldina , en Allemagne, qui transforme les idées des chercheurs en propositions d'action, selon la logique « from ideas to statements » 20 ( * ) .
Les chercheurs des IFRE bénéficient d'une situation exceptionnelle par rapport aux autres chercheurs en sciences humaines et sociales dans la mesure où ils sont rattachés à des structures qui dépendent du ministère de l'Europe et des affaires étrangères .
Ils doivent donc se trouver à l'avant-garde de cette nouvelle relation entre chercheurs en science humaines et sociales et décideurs politiques qui reste à construire en France.
À l'échelon local, les services des ambassades se doivent d'avoir systématiquement recours aux analyses des chercheurs des IFRE pour améliorer leur compréhension des grandes problématiques de leurs pays de résidence .
À l'échelon central, le Centre d'analyse et de prospective doit jouer un rôle de « broker » entre chercheurs des IFRE et les directions régionales , mais également à l'intention du cabinet du ministre , afin que l'immense potentiel de savoirs et de connaissance développé par la recherche ne demeure pas trop souvent sous-exploité .
Recommandation n° 7 : renforcer l'apport des IFRE à la prise de décision publique . |
3. Faire véritablement travailler les IFRE en réseau
Un enjeu crucial pour chacun des vingt-sept IFRE ainsi que pour le ministère de l'Europe et des affaires étrangères et le CNRS, est de faire en sorte que les IFRE forment un véritable réseau et non une simple juxtaposition d'établissements uniquement régis par un accord de partenariat entre leurs tutelles.
Or, votre rapporteur spécial a eu le sentiment, à la lecture des réponses que lui ont fait parvenir les directeurs des IFRE aux questions qu'il leur avait posé sur ce point, que beaucoup d'IFRE demeuraient trop isolés et ne bénéficiaient pas assez des multiples opportunités susceptibles d'être offertes par un véritable travail en commun , nourri par des collaborations multiples et fécondes, un directeur évoquant même « un réseau d'IFRE qui n'a de réseau que le nom ».
Naturellement, un certain nombre de travaux communs menés entre différents IFRE existent d'ores et déjà.
La publication depuis trois ans des Cahiers des IFRE en est le signe le plus visible (voir infra ) et pourrait inspirer la naissance d'autres publications communes limitées à des aires géographiques, par exemple un Cahier des IFRE d'Afrique.
Il arrive également que des évènements scientifiques soient organisés en commun .
Le Centre Marc-Bloch de Berlin a ainsi accueilli en janvier 2017 une journée d'études consacrée aux « radicalisations » à laquelle ont participé certains de ses chercheurs, mais également des chercheurs issus de l'Institut français du Proche-Orient (IFPO) , de l'Institut de recherche sur le Maghreb contemporain (IRMC) ou bien encore de l'Institut français de recherche en Afrique (IFRA) du Nigéria .
Selon le ministère de l'Europe et des affaires étrangères, qui a appuyé l'organisation de cet évènement particulièrement éclairant dans le contexte sécuritaire actuel, « la journée a permis de mettre en commun les travaux menés par des IFRE implantés dans des contextes différents et adoptant des approches différenciées ».
Une candidature commune à un appel à projet européen (ERC) ou de l'Agence nationale de la recherche (ANR) peut également s'avérer une excellente occasion pour des IFRE d'unir leurs forces .
Trois IFRE d'Afrique ont ainsi présenté et remporté ensemble en 2015 un projet ANR GLOBAFRICA financé à hauteur de 400 000 euros sur trois ans : ce projet multidisciplinaire consiste à repenser l'intégration de l'Afrique avec le reste du monde sur le temps long , afin d'aboutir à une vision plus équilibrée des relations qu'entretenait l'Afrique avec les autres continents avant la traite du XVIII e siècle et le colonialisme du XIX e siècle.
En 2011-2013, le projet ANR Fabricamig (fabrique des migrations) avait conduit le Centre d'études mexicaines et centraméricaines (CEMCA) à travailler conjointement avec l'Institut français du Proche-Orient (IFPO) sur une étude comparée des migrations en Amérique centrale et sur la rive sud de la Méditerranée .
De telles initiatives sont excellentes et doivent absolument être encouragées par les tutelles des IFRE afin qu'elles puissent se multiplier et ne pas demeurer exceptionnelles . Les réunions régionales des conseillers de coopération et d'action culturelle (CCAC) peuvent être des lieux très utiles de coordination des travaux et projets des IFRE , mais ne sauraient être les seuls lieux d'animation du réseau.
C'est à tous les niveaux administratifs que la mise en réseau des IFRE doit être stimulée : les tutelles doivent régulièrement organiser à Paris des réunions des directeurs , ceux-ci devraient voir figurer dans leurs lettres de mission parmi leurs objectifs celui de développer des partenariats avec d'autres IFRE , a minima au niveau régional, mais également dans une perspective plus large, dans la mesure où de nombreuses problématiques , du réchauffement climatique aux migrations en passant par le terrorisme islamiste concernent tous les continents .
Recommandation n° 8 : pour leur permettre d'aborder de concert des problématiques communes et de partager de bonnes pratiques, inciter davantage les IFRE à travailler en réseau , à l'échelle régionale comme mondiale. |
* 19 Recherches sur les radicalisations, les formes de violence qui en résultent et la manière dont les sociétés les préviennent et s'en protègent, alliance Athéna, mars 2016.
* 20 Les programmes Topics and Policy de la Science Policy Centre de la Royal Society en Grande-Bretagne ou le Van Leer Jerusalem Institute en Israël jouent des rôles analogues de « brokers » entre chercheurs et décideurs politiques.