Première séquence - Les défis à relever
Table ronde animée par
Didier
Mandelli,
membre de la délégation aux droits des
femmes
(sénateur de la Vendée, groupe Les
Républicains)
Intervenantes :
Catherine Laillé
, présidente de
la
Coordination rurale
de Loire-Atlantique
et élue à
la Chambre d'Agriculture de Loire-Atlantique et des Pays de la
Loire
(élevage porcin)
Catherine Faivre-Pierret
, membre de la
Commission nationale des agricultrices
de la
Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles
(FNSEA)
(exploitation laitière, Doubs)
Émeline Lafon
, présidente de la
coopérative agricole
Lapins d'Occitanie
,
élue
à la Chambre d'agriculture du Gers, membre du Conseil
économique,
social et environnemental régional
d'Occitanie
(élevage de lapins)
Jacqueline Cottier
, présidente de la
Commission nationale des agricultrices
de la FNSEA, membre du
Conseil économique, social et environnemental,
adjointe au maire de
Champteussé-sur-Baconne
(exploitation laitière,
Maine-et-Loire)
Karen Serres
, présidente
régionale de la
Commission des agricultrices
de la
Fédération régionale des syndicats d'exploitants agricoles
de Midi-Pyrénées, présidente de TRAME (organisation
nationale de développement de l'agriculture auprès des
agriculteurs et des salariés agricoles),
présidente du
lycée agricole Cahors le Montat
(élevage d'ovins, Lot)
Didier Mandelli, sénateur de la Vendée . - Bonjour à toutes et à tous, je vais demander aux intervenantes de me rejoindre et de prendre place à mes côtés. Merci, madame la présidente, chère Chantal Jouanno.
Cette table ronde est intitulée : « Des défis à relever ». L'agriculture d'aujourd'hui n'est plus tout à fait un métier d'homme, la preuve en est donnée par les agricultrices qui m'entourent cet après-midi. Vous êtes également très nombreuses dans la salle. Je suis moi-même ancien élève de lycée agricole. Quand j'ai fait ma formation - c'était il y a quelques années - les élèves étaient très majoritairement des hommes. Les choses ont changé - le Président du Sénat l'a dit, cela vient d'être évoqué également : aujourd'hui, plus de 50 % des effectifs de l'enseignement agricole sont des femmes. En 2010 - et ça a eu tendance à progresser également - plus de 40 % des installations agricoles étaient créées par des femmes. Toutefois - cela a été dit également par le Président - certaines inégalités demeurent.
Nous l'avons évoqué, et cela est confirmé par des études, la superficie des exploitations est en général inférieure quand ce sont des femmes qui sont exploitantes ; l'accès au foncier et aux prêts bancaires est toujours plus compliqué quand il s'agit de femmes.
Pour aborder ces questions, je propose à Sabrina Dahache, docteure en sociologie et chargée d'études à l'Université Toulouse Jean Jaurès, de nous rejoindre pour introduire ce sujet : se lancer dans l'agriculture quand on est une femme, est-ce davantage un défi que pour un homme ?
Sabrina Dahache, docteure en sociologie, chargée d'études et de cours à l'université Toulouse Jean Jaurès . - Madame la présidente de la délégation aux droits des femmes, mesdames et messieurs les sénatrices et sénateurs, mesdames et messieurs, je tiens tout d'abord à vous remercier de me permettre de présenter quelques résultats de mes travaux de recherche qui portent sur la place des femmes dans l'agriculture. Ces travaux que je mène depuis une dizaine d'années s'accompagnent d'une autre thématique sur la question de la féminisation de l'enseignement agricole.
Dans le cadre de cette table ronde, je vais évoquer les enjeux et les défis que les femmes ont encore à relever dans le domaine agricole.
Leur travail a longtemps été marqué par une relative invisibilité, sociale et politique, ainsi que par un retard important dans la législation. Elles sont également les oubliées de la recherche.
Cette invisibilité a contribué à les enfermer dans le rôle d'épouse travaillant sous la tutelle maritale, avec des statuts précaires, voire sans aucun statut. Sous l'impulsion des mouvements de revendications pour favoriser leur reconnaissance professionnelle, les lois d'orientation agricole successives ont fait progresser lentement leur statut et leur place dans l'agriculture.
L'approche de l'égalité fille-garçon et femme-homme a ainsi été intégrée dans l'enseignement agricole et dans l'agriculture. Mais la modeste féminisation de la profession agricole, comme la fabrique continuelle des différences entre les femmes et les hommes, viennent nuancer ces avancées.
Je montrerai tout d'abord comment la diversité des statuts juridiques des agricultrices s'inscrit dans des réalités socioprofessionnelles hétérogènes. J'aborderai ensuite la complexité des trajectoires d'installation des femmes et les conditions dans lesquelles elles exercent leur activité professionnelle.
Selon les sources, les agricultrices représentent 25 à 27 % des effectifs. Parmi ceux-ci, on trouve des épouses cheffes d'exploitation, des retraitées, des veuves, des conjointes collaboratrices (à titre principal et secondaire), mais aussi des femmes installées, à titre individuel et en société.
La part relative de chaque groupe est difficile à mesurer mais il existe des formes d'hétérogénéité. Au sein du groupe professionnel des collaborateurs, les femmes sont largement surreprésentées. Les cheffes d'exploitation et les co-exploitantes exercent plus fréquemment que les hommes dans des sociétés. Toutefois, un tiers seulement de ces sociétés ont une femme dans l'équipe dirigeante.
Enfin, les agricultrices sont sous-représentées parmi les chefs d'exploitation installés à titre individuel : 22 %. Et dans cette catégorie, 60 % ont succédé à leur conjoint au moment de son départ à la retraite.
On trouve des configurations statutaires résolument non uniformes, qui font coexister histoires passées et dynamiques actuelles. Ces statuts juridiques ont des caractéristiques différentes en termes de stabilité professionnelle, de protection sociale, de rémunération, de gestion des patrimoines et de reconnaissance tant de la qualification que du travail.
Seul le Groupement agricole d'exploitation en commun (GAEC) prévoit à parts et droits égaux le regroupement des conjoints. Les entrées marquées par les transferts entre époux, l'ambiguïté des statuts (propriétaire, non propriétaire), la diversité des configurations juridiques et socioéconomiques des exploitations brouillent les représentations sur les contours de la population des agricultrices.
Il faut également noter que certaines exploitantes sont encore privées de protection sociale, même si elles sont soumises à l'obligation de cotisation, faute d'atteindre la superficie minimale d'assujettissement. Et il existe encore un nombre important de femmes qui travaillent dans l'agriculture sans statut juridique.
D'une certaine manière, le renouvellement de la catégorie des agriculteurs se caractérise encore par des lignées masculines. Que ce soit lors de la reprise des exploitations agricoles, de l'orientation scolaire ou de la transmission du patrimoine productif, les normes sexuées s'appliquent dans l'accès à la profession. Elles se déploient aussi dans les lycées agricoles et dans les entreprises de formation, qui exercent une influence importante sur la constitution de processus sexués, puisque les filles ne représentent que 32 % des élèves dans les filières de formation.
L'orientation des femmes vers des niveaux d'études générales supérieures se fait plus souvent au détriment d'un passage par une formation agricole, qui conditionne l'obtention des dotations « jeunes agriculteurs » (prêts bonifiés et autres subventions). L'examen des relations (famille, école, profession) rend compte de la complexité des trajectoires d'installation des femmes qui mettent du temps à se construire, à la différence des processus d'installation des hommes. L'accès précoce des femmes à la profession demeure rare et répond souvent aux impératifs familiaux (remplacer un frère absent ou qui ne souhaite pas reprendre l'exploitation). Seulement 13 % de filles figurent parmi les « héritiers » agricoles.
Les agricultrices sont de plus en plus nombreuses à embrasser le métier comme seconde carrière, après une expérience de travail dans un contexte professionnel plus conventionnel, après une période de chômage, un programme de formation offrant la possibilité d'une reconversion professionnelle, ou même le mariage ou la vie maritale avec un agriculteur, qui reste un élément déclencheur de l'accès au métier d'agricultrice.
Tout au long de la construction du projet d'installation se creusent des disparités entre les hommes et les femmes. L'accès aux moyens de production, condition nécessaire à l'installation, demeure complexe pour les femmes non héritières dans un environnement où la pression est forte et concurrentielle. Le manque de ressources propres (foncier, bâti) et d'appuis solides s'ajoutent à la défiance des organismes prêteurs et des bailleurs de terres potentiels. Ces éléments conjugués font que les femmes sont contraintes de se reporter vers de plus petites unités de production (40 % inférieur par rapport aux hommes). Les prêts bancaires sont plus modiques pour elles que ceux qui sont consentis pour leurs homologues masculins. Le recours à d'autres structures financières (coopératives, abattoirs) accroît leur taux d'endettement au démarrage de l'activité. Il en découle des écarts en termes de durée de prêts allant de 25 ans en moyenne pour les femmes à 10 ans pour les hommes.
L'investissement dans la sphère familiale, professionnelle, publique, s'engage également selon des processus différenciés. L'exercice en société entraîne fréquemment une division des tâches entre les hommes et les femmes - ce que les sociologues nomment « division sexuelle du travail ». Cette modalité d'organisation revient à assigner aux femmes les tâches polyvalentes et flexibles ainsi que la charge des ajustements entre le travail agricole et le travail domestique.
La carence des services publics de proximité pour la petite enfance et les spécificités des solidarités intergénérationnelles dans les zones rurales accusent cette tendance. La place des agricultrices se définit par les rapports de genre, qui varient selon le statut juridique, le statut de propriétaire ou de non propriétaire.
Certaines configurations paraissent toutefois favorables à ce que l'on peut appeler la plasticité des rôles, des fonctions et des responsabilités entre les hommes et les femmes. Elles encouragent aussi des arrangements dans la sphère privée qui varient suivant les niveaux de ressources, en termes de diplômes, de revenus et de supériorité professionnelle. Il s'agit de situations plutôt modernes : les femmes installées à titre individuel, dont les conjoints exercent une profession non agricole et ne manifestent pas le désir de s'installer comme agriculteur, les agricultrices célibataires, les agricultrices exerçant dans une société composée de femmes ou les dirigeantes d'une société agricole.
Les modèles et les vécus sont relativement variés en fonction des situations. Les agricultrices ont toutefois en commun de devoir composer avec la complexité croissante des exigences de production et une réalité où les hommes sont très présents (père, dirigeant de coopérative, technicien, négociant, fournisseur). Faire preuve d'efficacité, de légitimité professionnelle et technique tout en se libérant des stéréotypes sont le prix payé par nombre d'entre elles pour réussir.
Enfin, l'engagement dans les réseaux, l'inscription dans une formation continue ou la prise de mandat politique et syndical constituent des processus plus discrets chez les agricultrices. Ces engagements induisent des coûts : des coûts temporels, personnels et en termes de santé. Pour beaucoup d'entre elles, ils déséquilibrent l'organisation quotidienne dans les sphères familiale, professionnelle et publique.
Mes travaux de recherche s'attachent à rendre compte des enjeux et des défis que les agricultrices ont à relever aux différentes étapes de leur parcours.
Les interventions qui vont suivre vont enrichir cet état des lieux synthétique à travers ces témoignages de leur propre expérience.
Je vous remercie pour votre attention. (Applaudissements.)
Didier Mandelli. - Je pense que cette introduction définit très bien les bases de notre interrogation sur les défis que représente le métier d'agricultrice.
[Est alors projeté un extrait du portrait
vidéo de Christine Mougin
(exploitation laitière et
céréalière dans les Vosges), lauréate 2015
du
prix régional
Femmes en agriculture
de Lorraine
(catégorie élevage) :
« J'aime me lancer
des défis »
6
(
*
)
]
Didier Mandelli. - « J'aime me lancer des défis ». Voici un magnifique témoignage de Christine Mougin, exploitante dans les Vosges, qui a été lauréate en 2015 du prix régional Femmes en agriculture de Lorraine pour la catégorie élevage.
Nous allons réagir à ce témoignage et, plus largement, voir de quelle façon, vous qui êtes à mes côtés, vous vivez votre métier d'agricultrice.
Je me tourne vers Catherine Laillé. Vous êtes productrice en élevage porcin. Vous êtes élue à la chambre d'agriculture du département de la Loire-Atlantique et de la région Pays de la Loire. Vous exercez également des responsabilités à la Coordination rurale, à la fois au niveau départemental mais aussi national.
Vous avez obtenu un diplôme qui vous préparait à une toute autre carrière. Pouvez-vous nous expliquer quel a été votre parcours, puisque vous êtes passée du statut de conjointe collaboratrice à celui de cheffe d'exploitation ? Quels sont les choix qui vous ont guidée pour changer de statut ? Comment avez-vous vécu ce parcours professionnel ?
Catherine Laillé, présidente de la Coordination rurale de Loire-Atlantique et élue à la Chambre d'Agriculture de Loire-Atlantique et des Pays de la Loire . - J'ai grandi dans la ferme familiale de mes parents, qui élevaient des vaches laitières. Très jeune, j'ai dû aider mon père le soir, en rentrant de l'école, à la suite du décès de ma mère. J'ai donc connu très tôt la rudesse du métier, dans les années 1970 où les conditions de travail étaient beaucoup plus pénibles qu'aujourd'hui. Je connaissais la difficulté du métier : je n'imaginais pas un jour devenir agricultrice...
Mon diplôme de secrétariat en poche, j'ai travaillé comme salariée au sein d'une coopérative, puis au contrôle laitier. Le hasard a fait que je me suis mariée avec un agriculteur. J'ai arrêté de travailler pour élever mes enfants. J'ai aussi aidé à la ferme, et même de plus en plus car l'exploitation s'agrandissait. Quand ma dernière fille est allée à l'école, je me suis retrouvée devant un grand vide et je me interrogée sur mon avenir : travailler à l'extérieur ou rester à la ferme ?
J'avais entendu parler de la formation délivrée par la chambre d'agriculture, spécifique aux agricultrices. Cette formation de 200 heures se déroulait sur deux hivers. Je me suis dit : « J'ai un peu de temps devant moi, je m'inscris ». J'ai suivi cette formation. Les sujets étaient variés : on parlait de la Politique agricole commune, des différentes instances de l'Union européenne, des syndicats agricoles et des statuts pour les agricultrices.
Ça a été une véritable prise de conscience pour moi. Je me suis dit que si je souhaitais rester à la ferme, c'était pour en faire mon métier et pour en vivre. À l'époque, je n'étais même pas conjointe collaboratrice mais conjointe participant aux travaux, c'était encore autre chose. Parmi les statuts auxquels je pouvais prétendre se trouvaient ceux de conjointe collaboratrice, de salariée ou de cheffe d'exploitation.
J'ai pensé que cela faisait dix ans que j'aidais mon mari, que je n'y connaissais rien en production porcine au départ, que j'avais tout appris sur le tas et que maintenant que j'avais acquis une expérience, je souhaitais opter pour le statut de cheffe d'exploitation afin de faire reconnaître le travail que j'avais accompli pendant ces dix années. Je voulais aussi percevoir un salaire et cotiser pour ma retraite ; c'était un sujet dont je n'avais pas pris conscience avant ma formation. Je ne voulais pas être salariée de mon mari parce qu'être cheffe d'exploitation, c'était pour moi avoir un salaire, une retraite, gérer l'exploitation sur le plan financier et prendre des décisions engageant l'évolution de l'exploitation et l'orientation de la production.
J'ai eu raison de faire ce choix car la production porcine a traversé des crises assez terribles. Nous avons aussi eu un événement sanitaire assez sérieux sur notre élevage.
Face à ces difficultés, j'ai considéré que nous ne pouvions pas continuer ainsi et j'ai dit à mes associés qu'il fallait faire quelque chose. J'ai été précurseur en proposant de nous réorienter pour viser la qualité. À l'époque, le marché des labels commençait à se développer et des places y étaient à prendre. J'ai réussi à convaincre mes associés de faire ce choix. À l'origine, ils auraient plutôt préféré agrandir l'élevage. Pour ma part, je craignais que cet agrandissement ne nous conduise qu'à gagner encore moins pour toujours plus de travail.
Je pense que les femmes ont aussi une bonne compréhension des finances et de la gestion financière qui guide leurs actions. J'ai réussi à convaincre mes associés d'orienter notre élevage vers le label Rouge , choix qui permettait aussi de donner du sens à mon métier.
Didier Mandelli . - On sent une femme de conviction, engagée. Bravo ! (Applaudissements.) Félicitation pour votre parcours.
Selon vous, quelles sont aujourd'hui les principales difficultés auxquelles sont confrontées les femmes ? Sont-elles liées à la formation, au revenu, au statut, à leur légitimité dans l'exploitation ?
Catherine Laillé . - Ces difficultés, je les ressens principalement en termes de revenus. Je constate depuis de nombreuses années que ce sont les femmes qui s'orientent le plus vers les productions de qualité, vers les labels ou vers l'agriculture biologique. Malheureusement, elles n'ont pas la juste reconnaissance de leur travail. Par exemple, avec le label Rouge , je vends mon porc quinze centimes de plus au kilogramme que le porc ordinaire. Je fais des animations dans les magasins pour promouvoir ce label, que les consommateurs paient trois euros de plus par kilo. La répartition des marges entre les différents maillons de la filière n'est pas équitable. (Applaudissements.) On fait de la qualité, c'est bon pour la santé, c'est bon pour les consommateurs : nous devrions percevoir le juste retour de notre investissement.
Un autre défi qui reste à relever concerne la retraite des agricultrices. Ce sujet a été abordé en préambule. En moyenne, ces femmes ont une retraite de 500 à 600 euros par mois. C'est insupportable et injuste ! Cela fait partie de mes combats et de mon engagement au sein de la Coordination rurale pour aller porter ces revendications et faire des propositions au ministre de l'agriculture, aux parlementaires, aux élus territoriaux.
Je milite aussi pour un plus juste équilibre dans la répartition des marges dans la filière : je rencontre des responsables de la grande distribution pour leur faire comprendre que s'ils veulent de bons produits, que les consommateurs sont là pour acheter - parce qu'il y a aussi une part de marché supplémentaire à prendre - il faut qu'ils fassent un effort et que les marges soient plus justement réparties. Cela fait partie des combats que je suis fière de mener avec mes collègues de la Coordination rurale. (Applaudissements.)
Didier Mandelli . - Je vous dis bravo, c'est un bel engagement.
Je me tourne maintenant vers Catherine Faivre-Pierret. Vous venez du Doubs. Vous êtes cheffe d'exploitation laitière et membre de la Commission nationale des agricultrices de la FNSEA. Vous illustrez aussi la situation de femmes qui viennent vers l'agriculture après avoir exercé un autre métier - comme Catherine Laillé, et comme on l'a entendu aussi dans la vidéo. Quand vous avez commencé à travailler avec votre mari, vous avez lancé avec d'autres agricultrices un combat pour faire reconnaître l'égalité des conjoints au sein des GAEC (Groupement agricole d'exploitation en commun). Pouvez-vous nous en dire plus ?
Catherine Faivre-Pierret, membre de la Commission nationale des agricultrices de la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (FNSEA) . - Bonjour à tous. Je voulais tout d'abord vous remercier de m'avoir invitée à ce colloque. C'est une première pour moi. C'est toujours agréable d'être entourée de femmes et d'hommes - aujourd'hui, on ne dit pas d'hommes et de femmes - qui défendent l'agriculture.
Je suis agricultrice dans le Doubs, en région Bourgogne Franche-Comté. Je suis en GAEC avec mon mari dans la commune de Villers-le-Lac, à la frontière de la Suisse. Nous y élevons des vaches montbéliardes qui produisent du lait que nous destinons à la production de Comté. Notre département est également connu pour d'autres produits régionaux, tels le Mont-d'or, le Morbier ou la salaison, dont le produit emblématique est la saucisse de Morteau. Je faisais une petite parenthèse pour promouvoir nos produits régionaux !
J'ai démissionné en 2007 de mon poste de responsable d'un restaurant. Mon mari s'est installé en 1992 sur une exploitation, en dehors du cadre familial puisque ses parents étaient horlogers. À cette époque, son cas était rare. J'ai fait deux métiers pendant quatre ans. Je n'ai pas pu poursuivre mes deux activités plus longtemps car la charge était trop lourde et s'ajoutait à mes obligations familiales (nous avons deux enfants). On a fait le point sur notre vie et on s'est dit qu'il fallait prendre une décision. Je devais traire les vaches le matin, rejoindre mon poste au restaurant le midi, aider de nouveau à la ferme le soir et m'occuper des enfants : ça faisait beaucoup pour moi.
J'ai donc pris la décision de quitter mon métier et de suivre une formation pour travailler à la ferme à temps plein. Pour moi, il était important de découvrir ce milieu avant de rejoindre l'exploitation. J'ai obtenu un certificat de capacité technique agricole et rurale (CCTAR), qui correspond aujourd'hui au diplôme de technicien agricole, en suivant une formation en maison familiale pendant une année. J'avais des cours de mathématiques, de français et de comptabilité, mais cette formation a eu pour vertu de me permettre de faire le point. Mon mari a également pu réfléchir, après quinze ans d'activité, sur son exploitation, sur sa vie, sur les chiffres, ce qui a permis d'apporter un plus à l'évolution de notre entreprise. Quand il a repris l'exploitation en 1992, c'était censé tenir deux ans mais ça fait maintenant 23 ans et l'entreprise est toujours là !
Je me suis donc installée en 2009. On m'avait indiqué que je serais sous statut EARL - je connaissais un peu les formules au niveau statutaire mais j'étais gênée de constater que je n'avais pas le même statut que mon mari. En revanche, les cotisations à la Mutualité sociale agricole (MSA) étaient identiques... Je me suis dit : « Il y a un problème quelque part, ça ne va que dans un sens ». Avec quatre autres agricultrices autour de chez moi qui se trouvaient dans le même cas de figure (on avait quitté un emploi et suivi une formation), nous nous sommes regroupées pour réagir. Comme ce combat nous tenait à coeur, nous n'avons pas lâché. C'était un gros défi pour nous car quand il faut croiser le milieu parlementaire..., on a toujours la boule au ventre, il faut le dire ! (Rires.)
Didier Mandelli . - Mais aujourd'hui, ça va bien ?
Catherine Faivre-Pierret . - On commence à s'améliorer ! (Rires.)
Démarcher les élus était impressionnant. On s'est dit qu'on ne pouvait pas porter ce projet toutes seules. Nous avons donc fait appel au syndicalisme. À cette époque, nous avons rencontré des responsables de la FNSEA : Jean-Marie Binétruy, aujourd'hui remplacé par Annie Genevard, Jean-Michel Lemétayer également, puis son successeur, le défunt Xavier Beulin. Nous avons été bien reçues à la FNSEA. Toutes ces personnes nous ont permis d'avancer et de ne pas nous sentir seules.
Je ne vais pas refaire l'historique des GAEC, ce point a déjà été évoqué, mais il est vrai qu'en 2010, après toutes nos démarches, lorsque nous avons enfin appris qu'un GAEC pourrait être constitué entre époux, nous avons été soulagées et heureuses.
Nous avions cependant un autre combat à mener. En 2015, avec la réforme de la PAC, nous avons obtenu le prorata des parts sociales.
C'était une belle expérience, qui nous a permis, à ces femmes et à moi-même, de nous rassembler pour faire progresser nos droits et promouvoir l'égalité. Nous avons évidemment pu compter sur le soutien des hommes - comme ceux que j'ai cités précédemment - qui ont tout de suite compris que l'injustice ne pouvait durer plus longtemps. C'est l'essentiel de ce que je voulais dire et je m'en tiendrai là car nous sommes nombreuses à intervenir aujourd'hui.
C'était un combat que je ne pensais pas mener. Comme beaucoup, je me disais que je ne me marierais pas à un paysan. Or je suis dans ce métier et je ne le regrette pas.
J'ai travaillé dans l'hôtellerie, qui est aussi un métier à part, qui est très dur aussi, y compris pour les femmes. Aujourd'hui, je ne regrette ni mes choix ni mes combats. Lorsque je compare l'agriculture à d'autres professions, je note qu'il y existe des avantages et des inconvénients, comme dans chaque métier. J'ai choisi ce métier. Il faut avancer, il y a encore plein de problématiques à résoudre mais c'est ça qui nous fait nous lever tous les matins ! (Applaudissements.)
Didier Mandelli . - Je vous félicite pour ce combat. Vous dites que beaucoup d'hommes vous ont soutenues. Est-ce que votre mari vous a toujours soutenue sans jamais faillir ?
Catherine Faivre-Pierret . - Oui, vraiment. Il faisait partie des Jeunes agriculteurs (JA). Et il prend des responsabilités dans les organisations professionnelles agricoles (OPA). Il est président de notre coopérative laitière. Je gère aussi le planning du service de remplacement. Nous sommes tous les deux confrontés à des défis. Il y a des semaines difficiles - je reçois parfois un coup de téléphone : un agriculteur a eu un accident, il faut être là, trouver quelqu'un pour le remplacer.
Didier Mandelli . - C'est un combat partagé, alors ?
Catherine Faivre-Pierret . - Absolument.
Didier Mandelli . - Selon vous, quelles sont aujourd'hui les difficultés majeures que rencontrent les agricultrices : est-ce du fait du statut, du revenu, de la formation ? Quels sont les autres enjeux à venir sur lesquels il faudrait attirer l'attention ?
Catherine Faivre-Pierret . - Je vais peut-être un peu répéter ce que vous a dit Catherine Laillé... Pour moi, le défi, c'est de maintenir des hommes et des femmes sur les exploitations. En ces temps de difficultés économiques, les femmes sont les premières à quitter les exploitations pour prendre un emploi à l'extérieur ou à renoncer à leur statut pour économiser des cotisations sociales.
Le défi, c'est aussi d'oser s'imposer et s'affirmer dans un monde d'hommes, d'être plus présentes au sein des organes décisionnels agricoles ou politiques, de concilier vie de famille, vie professionnelle et bénévolat.
Les femmes représentent près de 40 % des contributeurs au VIVEA (Fonds pour la formation des entrepreneurs du vivant), notre fonds de formation. 8,6 % seulement d'entre elles accèdent à la formation contre 12 % pour l'ensemble des contributeurs. Les femmes rencontrent des difficultés pour libérer du temps face aux contraintes familiales ou en raison de la distance à parcourir pour aller suivre leur formation. L'isolement vécu en milieu rural est aussi une difficulté pour les agricultrices.
Pour conclure, je pense que se former et s'impliquer dans les organisations agricoles permet de grandir, parce que nous échangeons, nous partageons. Tout cela donne du sens à une expérience et à notre existence. Je souhaite que le travail qui s'engage aujourd'hui avec ce colloque permette d'avancer et de trouver des solutions, que cette réunion permette de traduire les discours en actes. (Applaudissements.)
Didier Mandelli . - Je vous remercie.
Nous avons la chance de beaucoup voyager cet après-midi : nous quittons le Doubs pour le Gers. Je me tourne vers Émeline Lafon.
Vous êtes installée dans ce beau département. Vous êtes élue à la chambre d'agriculture du département, présidente d'une coopérative et membre du Conseil économique, social et environnemental d'Occitanie. Vous représentez une catégorie d'agricultrices cheffes d'exploitations qui s'installent en portant un projet autonome : ce n'est donc pas un projet de couple. Vous avez été la première femme à présider les Jeunes Agriculteurs du Gers. On peut vous applaudir ! (Applaudissements.) Vous retrouvez-vous dans les témoignages que nous venons d'entendre ?
Émeline Lafon, présidente de la coopérative agricole Lapins d'Occitanie , élue à la Chambre d'agriculture du Gers, membre du Conseil économique, social et environnemental régional d'Occitanie . - Merci de me donner la parole. Je n'ai qu'un seul mot pour décrire les deux premières intervenantes : ce sont des combattantes. Je me retrouve parfaitement dans leurs témoignages. Grâce aux combats qu'elles ont menés et à ceux de toutes les femmes qui se sont battues avant moi - je vais peut-être dire quelque chose qu'il ne faut pas dire aujourd'hui - moi j'ai trouvé plutôt facile d'être une femme en agriculture. Pour accéder à la présidence des JA du Gers, mon statut de femme n'a jamais posé le moindre problème. J'ai pu prendre ce poste car j'étais la meilleure au moment de l'élection. (Applaudissements.) Si j'ai pu le faire, c'est grâce à vous. C'est parce que des combats ont été menés en amont que nous pouvons aujourd'hui faire tomber des barrières. Vous nous avez ouvert la voie, et je vous en remercie beaucoup.
En ce qui concerne l'engagement syndical au quotidien, être une femme est une force. Prenons l'exemple des négociations. J'adore négocier avec des hommes car souvent, ils sont pris de désarroi et ils ne savent pas forcément comment nous répondre. (Réactions dans la salle.)
Didier Mandelli . - Je ne ferai pas de commentaires !
Émeline Lafon . - Récemment, un ministre - je ne vais pas citer son nom - était en déplacement dans le Gers. Nous étions plusieurs en face de lui pour défendre un dossier. Lors de cette réunion, j'ai joué le rôle de la « méchante » car me faire endosser ce rôle permettait de moins le froisser, tout en obtenant au final ce que nous voulions. (Applaudissements.)
Au quotidien, que ce soit aux Jeunes Agriculteurs ou à la chambre d'agriculture, je trouve qu'être une femme facilite aussi le travail d'équipe. Le rapport de force est moindre. Les hommes travaillent facilement avec les femmes.
Je vais cependant nuancer mon propos en rappelant un incident que j'ai vécu il y a quatre ans et qui m'a heurtée : c'était les élections à la chambre d'agriculture. J'ai été élue uniquement parce qu'une loi a rendu obligatoire que les chambres d'agriculture comptent un tiers de femmes. Ces hommes qui travaillaient très bien avec moi au quotidien, le jour où il a fallu constituer la liste, là...
Les sénatrices et les sénateurs y sont habitués, car en politique on est ami un jour et on s'affronte le lendemain ! Nous, en agriculture, on est des gens entiers, on est des gens de parole, et on n'est pas habitué à ça, on n'est pas armé face à ça.
J'ai émis un avis qui a froissé des sénateurs ? (Rires.)
Didier Mandelli . - Non, mais il y a aussi des sénateurs qui ont une parole et...
Émeline Lafon . - ... et qui la tiennent ? Vraiment ? (Rires.)
Lors des élections, il me semble que nous, les femmes, sommes un peu désarmées car nous n'avons pas le même rapport de force et nous n'avons pas envie de passer en force. Heureusement que la loi nous aide à faire valoir nos droits. C'est une très bonne chose que le législateur ait exigé que le tiers des sièges des chambres d'agriculture revienne à des femmes. Cette part correspond à la proportion de femmes dans l'agriculture. Il est important que le législateur aide les femmes à prendre la place qui leur revient dans la société aujourd'hui. (Applaudissements.)
Didier Mandelli . - Nous avons décidément sélectionné cet après-midi des femmes de tempérament !
Émeline Lafon, vous avez un parcours atypique - comme ceux que nous venons de découvrir. Vous avez travaillé dans la grande distribution avant de devenir agricultrice. Votre capacité à négocier est-elle née de cette expérience professionnelle passée ? Comment cet ancien métier vous aide-t-il à appréhender votre métier d'éleveuse, alors que l'on évoque souvent les tensions entre la production et la grande distribution ?
Émeline Lafon . - Aujourd'hui, que ce soit en tant qu'agricultrice, ex-présidente des Jeunes Agriculteurs , élue de la chambre d'agriculture ou présidente de ma coopérative, je suis convaincue que c'est une force de connaître son « ennemi »... Mon parcours est sans doute atypique, en effet, mais il répond à une logique et ne doit rien au hasard. Je suis issue d'une famille nombreuse où il y avait beaucoup d'agriculteurs. J'ai donc baigné dans ce milieu dès mon plus jeune âge. J'ai préparé un BTS production animale : j'ai donc suivi des études agricoles. À la fin de mon BTS, j'ai enchaîné avec une école de commerce : en plus de savoir produire, j'ai voulu apprendre à vendre ! Ce double cursus m'a ouvert les yeux sur la filière dans sa globalité. À la fin de mon école, j'ai occupé des postes de chef de rayon dans la grande distribution pendant cinq ans. J'ai travaillé pour différentes enseignes. J'ai négocié : quand on défend les intérêts du plus gros, c'est facile de négocier ! Maintenant que je suis de l'autre côté, ça l'est beaucoup moins...
Il est certain que mon expérience dans le secteur de la distribution m'a aidée. Du fait de ce parcours, je me suis installée tardivement. Sabrina Dahache l'a bien montré dans son introduction : les femmes s'installent généralement plus tard que les hommes car elles suivent des parcours plus longs. On est sur un parcours de vie, un choix de vie. Mais cette particularité des femmes leur donne aussi une force et donne de la crédibilité à leur installation, peut-être aussi de la durabilité. Plus le projet est réfléchi et plus les femmes sont armées pour faire face aux difficultés.
Quand j'ai quitté la grande distribution, j'ai cherché comment m'installer, car être agricultrice n'est pas évident. J'ai choisi la production de lapins : cet animal est léger (de 5 à 6 kilos) et facile à porter. L'élevage de lapins requiert peu de force physique et peu de foncier agricole - là aussi on rejoint les chiffres avancés tout à l'heure par Sabrina Dahache. J'ai ainsi acheté un demi hectare - ce n'est pas moi qui consomme le foncier agricole ! Pour y installer mon activité à temps plein, j'ai été reconnue en « hors cadre familial » (même si j'étais issue d'une famille agricole, il n'y avait plus à ce moment-là ma place sur l'exploitation).
Je rejoins également Catherine Laillé quand elle insiste sur la capacité des femmes à apporter de la valeur ajoutée aux exploitations. Je me reconnais parfaitement dans ce portrait et j'y reconnais toutes les femmes que j'ai rencontrées. Les femmes ne cherchent jamais à acheter toujours plus d'hectares ou à acquérir le plus gros tracteur. Ce qui compte pour les femmes, ce n'est pas le chiffre d'affaires mais la marge. (Applaudissements.) Les femmes ont une vision différente. J'ai l'impression que nous avons plus de hauteur de vue et d'ouverture d'esprit. (Vives réactions dans la salle.)
Didier Mandelli . - Je crois que le colloque est terminé ! (Rires.)
Émeline Lafon . - C'est vrai qu'il n'y a pas beaucoup d'hommes dans l'assemblée, vous n'avez pas trop d'appuis.
(Un homme se manifeste au premier rang.)
C'est quelque chose qui a été très important dans mon parcours : aller chercher de la valeur ajoutée. D'ailleurs, je cherche à faire évoluer mon exploitation en permanence. Dans un premier temps, j'ai opté pour un circuit long en travaillant avec une coopérative. Aujourd'hui, un quart de ma production part en vente directe - parce que je cherche en permanence des solutions pour avancer. Le métier d'agricultrice conduit aussi à se remettre en cause en permanence.
Didier Mandelli . - « Chercher la valeur ajoutée », voici un magnifique témoignage, un de plus.
Je m'adresse à nouveau à Catherine Laillé. Émeline Lafon vous a citée. Vous retrouvez-vous, vous aussi, dans son témoignage, bien que vous ne soyez pas de la même génération et que vous n'ayez pas du tout le même parcours ?
Catherine Laillé . - Effectivement, nous ne sommes pas de la même génération, mais je me retrouve pleinement dans les remarques d'Émeline Lafon. Je rencontre de plus en plus de femmes comme elle, qui ont la fougue, l'audace, qui choisissent, qui décident. Elles se donnent les moyens de réussir. Non seulement ces femmes choisissent le métier d'agricultrice, mais elles choisissent aussi la production qu'elles veulent faire. Elles sont pragmatiques, innovantes, très axées sur la qualité et sur les nouveaux circuits de commercialisation à forte valeur ajoutée. J'ai en tête l'exemple d'une jeune collègue de mon département. Elle élève des veaux sous la mère. Elle a refusé le circuit traditionnel (coopérative ou groupement) pour choisir elle-même ses partenaires. Elle a ainsi créé son propre label, qui s'appelle Les Veaux de Nathalie . Elle a osé : il fallait le faire... Aujourd'hui, elle vend une partie de sa production localement et une autre partie à des bouchers parisiens. Elle avoue que le métier est difficile, car elle est seule sur son exploitation, mais elle est fière du travail qu'elle fait, de la qualité qu'elle délivre et surtout elle arrive à vivre correctement de son métier.
Didier Mandelli . - Je me tourne vers Jacqueline Cottier. Vous présidez la Commission nationale des agricultrices de la FNSEA depuis 2014. Vous êtes membre du Conseil économique, social et environnemental (CESE) depuis 2015 ou vous siégez à la délégation des droits des femmes et à la section de l'agriculture, de la pêche et de l'alimentation. Pouvez-vous revenir sur les axes du combat mené par la FNSEA et par sa Commission nationale des agricultrices pour faire progresser la cause des femmes ? Quels sont les progrès les plus récents que vous avez obtenus ?
Jacqueline Cottier, présidente de la Commission nationale des agricultrices de la FNSEA, membre du CESE, adjointe au maire de Champteussé-sur-Baconne . - Avant de répondre à votre question, je tiens à dire que je suis émue et attristée par la disparition du président de la FNSEA, Xavier Beulin, qui avait à coeur de promouvoir la mixité et la diversité dans l'agriculture. Il portait avec nous le combat pour améliorer la place des femmes au sein de nos réseaux. Il avait à coeur de faire avancer ce projet et il comptait y mettre toute l'énergie qu'on lui connaissait.
Les combats qui ont été menés par les générations précédentes ont été des combats de petits pas. Car, la plupart du temps, les agricultrices n'avaient pas les moyens de communication dont on dispose aujourd'hui. Par exemple, pour se déplacer, c'était très compliqué. Elles ont dû y consacrer du temps, mais elles y sont arrivées. Elles ont créé à la FNSEA, en 1957, la Commission des agricultrices. C'est au sein de cette commission qu'ont été développées les commissions départementales des agricultrices, permettant de réunir des agricultrices autour de projets divers. Ce mouvement a créé une dynamique autour de femmes qui avaient besoin de reconnaissance et qui travaillaient dans l'ombre. Ce travail a permis de les rendre un peu plus visibles alors qu'elles étaient très actives.
En 1985, la création des EARL a permis d'améliorer la place des agricultrices et de leur donner encore plus la force de combattre grâce au statut d'exploitante. À cette époque, leurs projets ont pu être réfléchis et choisis, contrairement à ceux des agricultrices qui les avaient précédées, qui avaient épousé l'agriculture en même temps que leur mari et leur belle-famille.
Le statut de conjoint collaborateur est apparu en 1999. Il a permis à beaucoup d'ouvrir des droits à la retraite et de bénéficier d'une protection sociale en cas d'accident. Sur nos exploitations, nous déplorons malheureusement qu'encore beaucoup trop de femmes travaillent sans statut. Ces femmes sont en danger : en cas d'accident, sur le plan de la santé et sur le plan financier, puisqu'elles ne cotisent pas à la retraite. Le risque financier est accru en cas de divorce ou de veuvage.
Il y a quelques années, à la Commission nationale des agricultrices, nous avons réalisé un travail avec la MSA : toutes ces femmes ont été alertées par un courrier nominatif des risques encourus par celles ne possédant pas de statut. Nous avons obtenu des retours, mais pas suffisamment. Nous estimons que 5 000 à 6 000 agricultrices travaillent sur les exploitations sans statut. Nous pouvons craindre que la situation actuelle ne facilite pas les démarches permettant à ces femmes d'être protégées par un statut. En tant que femmes, nous devons aussi les interpeller pour leur faire prendre conscience des risques qu'elles prennent à travailler sans statut. C'est aussi notre responsabilité. Il faut également que le mari soit conscient du problème. Il faut parfois arbitrer entre payer plus de cotisations à la MSA et investir dans du matériel. C'est un débat à porter avec la famille, avec un mari qui peut refuser de cotiser davantage auprès de la MSA.
Je voudrais aussi faire un point sur le congé maternité, car les agricultrices sont longtemps restées loin derrière leurs homologues des autres professions. En 1986, nous avons obtenu l'allongement de la prise en charge du congé de remplacement, qui a été porté à huit semaines. Depuis 2008, les agricultrices peuvent bénéficier de la même durée de congé de maternité que les salariées. Pour la santé de la femme, c'était important. Nous regrettons toutefois que peu de femmes l'utilisent : environ 55 % des agricultrices y ont fait appel lors d'une naissance. Sur ce sujet, nous avons aussi la volonté de communiquer. Nous avons à coeur de continuer à porter cette initiative.
En 2009, nous avons remis en avant l'obligation du choix du statut. Ainsi, une personne qui travaille sur une exploitation doit nécessairement opter pour un statut. Si vous travaillez sans statut, il s'agit de travail au noir ou de travail dissimulé - il faut employer les bons termes, parfois, pour faire peur.
En 2010 a été obtenue la possibilité de constituer des GAEC entre époux.
La loi du 4 août 2014 a enfin confirmé la nécessité de compter des femmes parmi les élus des chambres d'agriculture 7 ( * ) , ce qui a permis de faire accéder des femmes à un autre niveau de responsabilité dans les chambres.
Puis, en 2015, la transparence des GAEC pour l'attribution des aides de la PAC a été un progrès.
Toutes ces avancées ont été obtenues à force de combats. Nous devons poursuivre notre lutte sans nous endormir sur nos lauriers. C'est l'affaire de tous et de toutes. Tout ça doit être partagé pour nous permettre d'évoluer et pour que toutes ces femmes ne restent pas dans l'ombre - je pense aux femmes sans statut. Il faut aussi favoriser la prise de responsabilités - mais ça c'est un autre sujet !
Didier Mandelli . - C'est le sujet que je voulais aborder justement, puisque je suis entouré de femmes engagées cet après-midi. Favoriser l'engagement des femmes figure parmi les prérogatives de votre commission. Quels sont les freins que vous identifiez ?
Jacqueline Cottier . - Nous avons mené une étude nationale en vue d'identifier les freins à l'engagement. Nous connaissions déjà ces difficultés, mais cette étude a permis de les objectiver.
Le premier frein, c'est le manque de temps. C'est aussi le manque de confiance en soi. Le soutien du conjoint est également un élément important. Les choix doivent être partagés et assumés par la famille, que ce soit pour l'homme ou pour la femme - je pense que nous, en tant que femmes, nous y sommes très sensibles, mais le mari ou le conjoint ne l'est pas toujours autant. La formation est un autre domaine mis en exergue par l'étude.
À propos du manque de temps, nous allons réfléchir aux accompagnements à mettre en place pour que la femme qui ne reste pas en permanence à l'exploitation, du fait d'un engagement à l'extérieur ou de la prise de responsabilités, soit dégagée de ses tâches familiales et domestiques, avec un remplacement adéquat et une prise en charge de ce remplacement : les conséquences financières pèsent aussi dans cette prise de responsabilités. Nous y travaillons avec le service de remplacement. Il faut un accompagnement adapté car le manque temps est crucial, surtout pour les jeunes mamans et les jeunes agricultrices : il reste difficile de tout mener de front. On a besoin de mettre en place un service adéquat pour qu'elles puissent libérer du temps.
Didier Mandelli . - Je vous remercie. Nous allons terminer notre tour de France par le Lot, avec Karen Serres. Vous présidez un lycée agricole ainsi que la commission des agricultrices de la FRSEA de Midi-Pyrénées. On a beaucoup parlé des formations agricoles tout à l'heure, du fait que les jeunes filles y représentent 50 % des élèves. En tant que présidente d'un lycée agricole, pouvez-vous revenir sur la place des filles dans cet enseignement ?
Karen Serres, présidente régionale de la Commission des agricultrices de la Fédération régionale des syndicats d'exploitants agricoles de Midi-Pyrénées, présidente de TRAME (Organisation nationale de développement de l'agriculture auprès des agriculteurs et des salariés agricoles), présidente du lycée agricole Cahors le Montat . - Bonjour à toutes et à tous. J'aimerais tout d'abord vous dire combien je suis ravie que le Sénat ait choisi de travailler sur ce sujet. J'ose dire - puisqu'il faut oser quand on est agricultrice - que j'aurais préféré que ce thème soit discuté en début de mandat.
Par rapport à l'enseignement, effectivement tout le monde parle de la présence de 50 % de jeunes filles dans l'enseignement agricole, mais ce pourcentage doit être nuancé, et cela a été très bien dit par Sabrina Dahache. En effet, l'enseignement agricole regroupe deux grands types de formations : les formations qui mènent aux métiers de l'agriculture et celles qui mènent aux services aux personnes. La filière des services aux personnes est majoritairement féminine, tandis que les femmes représentent 38 % (ce sont les derniers chiffres) et non 32 % des élèves des formations qui mènent aux métiers de l'agriculture. La parité dans l'enseignement agricole est donc à nuancer, en raison du pourcentage très élevé de femmes dans les services aux personnes.
Je voudrais aussi, très rapidement parce que le temps est limité, parler de la formation pour les adultes. Car il faut savoir que dans la majorité des cas, les agricultrices ne s'installent pas après une formation initiale dans un lycée agricole. L'agriculture reste en effet aujourd'hui encore très liée à ce qu'on appelle un patrimoine familial. Aussi, à moins d'être fille d'agriculteurs, peu de jeunes filles font le choix de cette formation. Sur les 38 % de filles dans les formations initiales, la plupart ont pour projet de devenir technicienne agricole ou de travailler dans l'agroalimentaire, mais pas nécessairement de s'installer comme agricultrice. La majorité des agricultrices s'installent après une formation certes, mais une formation pour adultes (par exemple le Brevet professionnel responsable d'exploitation agricole (BPREA) avec la chambre d'agriculture, avec les Centres de formation pour la promotion agricole (CFPPA) ou autres.
Toute cette formation destinée aux adultes est très importante, elle est même fondamentale pour permettre aux agricultrices d'acquérir les compétences qui conditionnent l'attribution des aides à l'installation. Cela permet aussi d'ouvrir le métier à du sang neuf, c'est-à-dire à des personnes ayant exercé d'autres métiers auparavant. Dans les formations pour adultes, la partie diplômante permet de s'installer, mais la formation continue, une fois qu'on est installée comme agricultrice, est tout aussi importante, peut-être même plus importante pour les agricultrices. Une politique de discrimination positive - expression mal vue au niveau européen - devrait être mise en place pour permettre aux agricultrices d'avoir accès à ces formations. Les chiffres VIVEA (Fonds pour la formation d'entrepreneurs du vivant) sont formels : les agricultrices contribuent plus qu'elles ne bénéficient des fonds de la formation. Il y a une sous-consommation féminine de formation adulte, alors qu'il y aurait un vrai besoin.
Puisque nous sommes au Sénat et que vous êtes les mieux à même de faire prospérer des propositions, il faudrait prendre une initiative - peut-être au niveau des régions, qui sont en charge de la formation. Des actions volontaires en faveur des femmes devraient permettre d'organiser leur remplacement dans l'exploitation, voire de financer leurs déplacements, si elles en ont besoin. De tels dispositifs pourraient, par exemple, être mis en place par les régions afin que, a minima , les femmes consomment autant les fonds de la formation continue que les hommes.
J'aimerais ensuite parler d'un autre point qui n'a rien à voir avec la formation.
Didier Mandelli . - Je vous invite à aborder le sujet qui vous tient à coeur.
Karen Serres . - Le second point concerne l'accès au foncier et aux financements qui, l'agriculture demeurant très patrimoniale, restent un énorme problème pour les femmes. Les propriétaires sont souvent des agriculteurs à la retraite qui ne sont pas toujours enclins à louer leurs terres à une femme. Avant d'aller plus loin - je rejoins ce qu'a dit Sabrina Dahache, mais c'est un point très important - je veux rappeler qu'il y a deux catégories d'agricultrices. Cela ne veut pas dire que les unes sont meilleures que les autres mais simplement, selon que l'on appartient à l'une ou à l'autre de ces deux catégories, on est perçue différemment par nos collègues masculins, par la société.
Il y a d'un côté, dans l'agriculture, les agricultrices qui s'installent en individuel ou en en tant que filles d'agriculteurs sur le patrimoine familial et, de l'autre côté, celles qui entrent dans l'agriculture en tant que bru, c'est-à-dire qui rejoignent l'exploitation de leur mari ou de leur conjoint. Ces deux formes d'exercice du métier sont vécues différemment. Malheureusement, si ce n'était qu'une question générationnelle, on pourrait dire que le problème est derrière nous. Mais même chez les jeunes, dès lors qu'une agricultrice s'installe sur l'exploitation qui est issue du patrimoine de son mari, elle est regardée différemment par la banque, par ses collègues agriculteurs, par la société en général. Par rapport à ce problème du patrimoine, une piste de travail serait donc de favoriser davantage l'agriculture de groupe (GAEC, SCEA) puisque ces formations sociétales permettent un peu de distinguer le patrimoine familial de la société.
Didier Mandelli . - Je vous remercie.
Nous arrivons au terme de cette première table ronde. Je vous demande d'applaudir toutes nos intervenantes une nouvelle fois. (Applaudissements.) Pendant une heure, nous avons partagé vos combats, de même, je pense, que toutes celles et tous ceux qui sont dans la salle. Merci encore pour vos interventions. (Applaudissements.)
* 6 L'intitulé de cet extrait du portrait vidéo de la lauréate est inspiré par une citation de l'agricultrice interviewée, citation qui illustre le thème de la table ronde.
* 7 L'article 70 de la loi n° 2014-873 du 4 août 2014 pour l'égalité réelle entre les femmes et les hommes a confirmé l'apport d'un décret n° 2012-838 du 29 juin 2012 relatif aux élections dans les chambres d'agriculture, qui prévoyait que chaque liste de candidat-e-s comporterait au moins un-e candidat-e de chaque sexe par tranches de trois candidat-e-s. La parité complète sera atteinte à compter du deuxième renouvellement des chambres départementales et régionales d'agriculture qui suivra la promulgation de la loi, soit 2020. Les prochaines élections des chambres d'agriculture auront lieu en 2019.