B. LES CONDITIONS D'UNE CONCURRENCE ÉQUITABLE EN EUROPE DOIVENT ÊTRE PRÉSERVÉES
1. Le Brexit révèle la fragilité des régimes d'équivalence existants par le risque de divergence réglementaire qu'il induit
Au-delà des infrastructures d'importance critique pour l'Union européenne, qui ne sauraient faire l'objet d'une décision d'équivalence, la question d'une refonte des régimes d'équivalence existants doit également être posée.
Plusieurs rapports émanant à la fois des institutions européennes 147 ( * ) et des autorités françaises 148 ( * ) ont récemment mis en évidence les faiblesses de la législation actuelle .
La première difficulté tient au manque d'encadrement des conditions dans lesquelles l'équivalence peut être délivrée .
En effet, les textes européens ne désignent généralement pas expressément les dispositions considérées comme substantielles pour l'appréciation de l'équivalence et laissent de ce fait une grande marge d'appréciation à la Commission européenne.
Cette difficulté est renforcée par le fait que la Commission européenne est le plus souvent dispensée de solliciter l'avis technique des autorités de supervision européennes et des autorités nationales.
En outre, les régimes d'équivalences ne sont pas systématiquement assortis d'une condition de réciprocité garantissant aux acteurs européens un niveau d'accès équivalent aux marchés des pays tiers.
La seconde difficulté tient au caractère lacunaire des modalités de suivi de l'équivalence.
Comme le relève l'AMF, les textes européens « ne comportent que peu de dispositions relatives aux modifications intervenant suite à la décision d'équivalence » 149 ( * ) , qu'il s'agisse d'un changement du droit européen, de la législation du pays tiers ou de la qualité de la supervision. Le retrait de l'équivalence apparaît ainsi d'autant moins crédible qu'il n'existe pas de mécanisme de suivi régulier.
Dans la mesure où ils ne permettent pas de répondre efficacement à l'apparition d'une divergence de la réglementation ou de la supervision une fois l'équivalence accordée, les régimes d'équivalence actuels sont donc susceptibles de conduire à des distorsions de concurrence au détriment des acteurs européens et à des atteintes à la stabilité financière de l'Union .
Or, le Brexit est susceptible de démultiplier ces risques , eu égard à l'importance de la place de Londres pour le financement de l'économie européenne et le bon fonctionnement de ses marchés. Aussi, votre rapporteur général partage pleinement l'avis de l'AMF, qui considère que le travail de revue du règlement Emir sur les produits dérivés négociés de gré à gré engagé par la Commission européenne « doit être l'occasion de repenser l'ensemble du dispositif d'équivalence » 150 ( * ) .
Concrètement, cette refonte pourrait reposer sur les trois principes suivants :
- identifier dans les textes européens les dispositions considérées comme substantielles pour l'appréciation de l'équivalence et dont le respect ne pourrait faire l'objet d'une négociation ;
- exiger systématiquement une réciprocité dans les conditions d'accès aux marchés des pays tiers ;
- prévoir un mécanisme de réexamen régulier des décisions d'équivalence par les autorités européennes, dont la périodicité serait proportionnée à l'importance des activités concernées pour la stabilité financière de l'Union.
Recommandation n° 2 : rendre plus exigeants les régimes d'équivalence existants afin de maitriser les risques de divergence réglementaire. |
2. Le risque de contournement de la perte du passeport par la mise en place d'entités « boîte aux lettres » demeure insuffisamment pris en compte
Un risque spécifique existe pour le secteur de la gestion d'actifs , relevant de l'agrément des autorités nationales. Les régimes de délégation entre sociétés de gestion pourraient permettre de contourner la perte du « passeport européen » ou l'attente de la décision d'équivalence de la Commission européenne. La situation diffère selon les activités de gestion d'actifs : la directive AIFM 151 ( * ) prévoit un régime d'équivalence avec les pays tiers, ce qui n'est pas le cas de la directive Ucits 152 ( * ) .
Aucune alternative juridique à la relocalisation dans l'Union européenne n'est donc ouverte aux fonds pour les particuliers actuellement établis à Londres. Pour autant, la directive Ucits ne définit pas les conditions de délégation entre sociétés de gestion , de sorte que la substance des sociétés établies au sein de l'Union européenne exerçant pour le compte de sociétés demeurant à Londres n'est pas garantie. L'article 13 de la directive Ucits se contente de préciser que « la société de gestion ne délègue pas ses fonctions dans une mesure telle qu'elle deviendrait une société boîte aux lettres » .
Trois caractéristiques du secteur accentuent la portée de ce risque de contournement :
- premièrement, la prépondérance du Royaume-Uni dans la gestion d'actifs au niveau européen, qui représente 40 % des actifs européens sous gestion ;
- deuxièmement, l'augmentation significative de l'utilisation de la directive Ucits pour la gestion transfrontalière ces dernières années . Ces fonds sont principalement enregistrés au Luxembourg et en Irlande, mais leur gestion est le plus souvent assurée par délégation depuis un autre pays 153 ( * ) . À l'occasion des entretiens en Asie, des professionnels de la gestion d'actifs ont ainsi indiqué à votre rapporteur général pouvoir exercer leur activité au sein de l'Union européenne avec moins de 10 % de leurs effectifs sur place ;
- troisièmement, la faible concentration de la gestion d'actifs britannique 154 ( * ) , dès lors que de petites entités pourraient éprouver des difficultés à opérer un transfert important vers l'Europe continentale.
Les échanges de votre rapporteur général avec les professionnels du secteur financier ainsi que son déplacement à Dublin ont attesté que cette crainte du risque de contournement était partagée. Ce contournement existe d'ailleurs déjà pour des pays tiers et pourrait s'amplifier avec la sortie du Royaume-Uni. Certaines autorités nationales pourraient accepter de délivrer des agréments à des sociétés de gestion dont l'essentiel de l'activité serait en réalité exercé au Royaume-Uni. Compte tenu du poids du Royaume-Uni dans la gestion d'actifs européens, cette course à l'arbitrage réglementaire soulèverait des risques pour la stabilité financière de l'Union européenne .
Or, le cadre juridique actuel ne permet pas de prendre en compte cette utilisation dévoyée . Aussi un renforcement du cadre applicable en matière de délégation est-il indispensable : le Brexit doit conduire à mieux appréhender l'utilisation abusive de la délégation .
Trois mesures permettraient de définir les garde-fous nécessaires :
- à court terme, il conviendrait d'harmoniser l'interprétation de la notion de substance minimale des activités exercées localement devant être exigée par les autorités nationales délivrant les agréments. L'Esma a ainsi publié une « opinion » 155 ( * ) le 31 mai dernier 156 ( * ) pour établir une supervision convergente des autorités nationales dans le contexte des relocalisations futures d'activités du Royaume-Uni vers l'Europe continentale. Soulignant le risque d'entités « boîte aux lettres », l'Esma définit neuf principes visant à assurer la présence d'une substance minimale des entités agréées par l'un des États membres. Le sixième principe affirme ainsi que les autorités nationales doivent vérifier que les conditions de substance sont réunies, précisant notamment que certaines fonctions centrales doivent être effectuées sur le territoire européen 157 ( * ) ;
- à moyen terme, une révision de la directive Ucits pourrait conduire à aligner les dispositions concernant la délégation sur la directive AIFM , dont la section 3 régit les modalités de délégation du gestionnaire. En particulier, l'article 20 prévoit explicitement que la Commission adopte par voie d'actes délégués « les conditions dans lesquelles il est considéré que le gestionnaire a délégué ses fonctions au point de devenir une société boîte aux lettres et de ne plus pouvoir être considéré comme le gestionnaire du [fonds] » ;
- toujours à moyen terme, une modification de la gouvernance de l'Esma, afin de renforcer sa capacité à harmoniser les pratiques de supervision par les autorités nationales, pourrait être engagée . Actuellement, parmi le conseil des autorités de surveillance, seuls les représentants des autorités nationales prennent part au vote de l'ensemble des décisions, recommandations et avis 158 ( * ) . Ce risque est d'ailleurs identifié par la Commission européenne 159 ( * ) , qui a récemment appelé à « renforcer l'effectivité de la prise de décision des agences européennes de supervision afin de permettre des décisions plus rapides et une dimension européenne plus forte de la supervision » 160 ( * ) . Les modalités de prise de décision pourraient être corrigées pour la décorréler en partie des autorités nationales.
Recommandation n° 3 : préciser les critères de substance devant être exigés par les autorités nationales en cas de délégation de gestion au bénéfice d'un pays tiers et renforcer la gouvernance et les pouvoirs de l'autorité européenne des marchés financiers, afin de prévenir l'installation d'entités « boite aux lettres » au sein de l'Union européenne. |
3. Les pouvoirs de l'ensemble des autorités de supervision doivent être renforcés et l'autorité bancaire européenne relocalisée à Paris
Plus largement, la sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne constitue un défi pour l'ensemble du système européen de supervision en matière financière.
Dans cette perspective, la Commission européenne a engagé une réflexion sur l'évolution de la supervision européenne , publiant une consultation 161 ( * ) le 21 mars dernier. Elle s'inscrit dans un double contexte :
- le Brexit d'une part, compte tenu de la nécessité de transférer l'autorité bancaire européenne vers l'Europe continentale et de la forte influence des professionnels britanniques parmi les autorités européennes de supervision ;
- la prise en compte de l'Union bancaire et la volonté d'établir l'Union des marchés de capitaux, d'autre part.
Le renforcement des autorités européennes de supervision pourrait favoriser une meilleure convergence réglementaire au sein de l'Union européenne à vingt-sept.
Après avoir défini les standards techniques communs, les autorités européennes de supervision doivent être confortées pour davantage veiller à leur respect . Valdis Dombrovskis, commissaire chargé des services financiers, indique ainsi : « nous voyons cela comme une raison de donner aux autorités européennes de supervision un rôle plus important pour gérer la concurrence réglementaire et surveiller les pratiques de supervision, de façon à ce que l'on n'ait pas l'impression que les États membres utilisent leur pouvoir comme un instrument de concurrence » 162 ( * ) . De même, Jacques de Larosière, dont le rapport a préfiguré le cadre actuel de supervision 163 ( * ) , a indiqué devant la commission des affaires économiques et monétaires du Parlement européen le 3 mai dernier que le Brexit constituait « l'occasion de revoir le fonctionnement [des autorités de supervision] » dans le sens d'un renforcement de leurs pouvoirs de sanction et de surveillance directe des établissements financiers.
L'effectivité de ce renforcement dépendra néanmoins largement de la capacité des autorités à exercer leurs nouvelles attributions .
Aussi un élargissement de leurs ressources par un recours accru aux contributions des institutions financières doit-il être soutenu. Il serait de surcroît conforme à l'établissement d'une supervision directe de nouveaux acteurs financiers 164 ( * ) .
En outre, dans la mesure où les autorités européennes de supervision s'appuyaient en partie sur l'expertise britannique en matière financière, le Brexit rend nécessaire un soutien renouvelé des États membres par la mise à disposition de professionnels . C'est pourquoi votre rapporteur général estime que la France doit accompagner le nécessaire renouvellement des compétences humaines au sein de la supervision européenne.
S'agissant de l'architecture de la supervision financière européenne, la Commission européenne envisage en revanche une évolution au profit d'un modèle « à deux têtes » regroupant la supervision des banques et des assurances au sein d'une seule autorité. Ce faisant, l'autorité bancaire européenne serait déplacée vers Francfort, rejoignant l'autorité européenne de supervision des assurances et des pensions professionnelles. Quoique le principe d'une réflexion sur l'architecture de la supervision microprudentielle au sein de l'Union européenne ne doive pas être écarté, votre rapporteur général ne partage pas les orientations de la Commission européenne pour deux raisons principales :
- une raison de fond , qui tient aux différences entre les textes prudentiels appliqués aux banques et aux assurances. En outre, les établissements de bancassurance - d'ailleurs peu répandus au travers de l'Union européenne - ne sont pas, en pratique, placés sous une supervision unique. Les grands établissements bancaires relèvent ainsi de l'Union bancaire, tandis que les activités d'assurances demeurent contrôlées au niveau national ;
- une raison d'opportunité , dès lors que seraient concentrées à Francfort deux fonctions distinctes : la régulation et la supervision, l'une relevant plutôt d'une approche politique, l'autre d'une stricte application indépendante des règles.
De surcroît, votre rapporteur général considère qu' il est prématuré d'envisager une reconfiguration des autorités européennes de supervision . À court terme, la priorité doit être accordée à la réduction des risques d'arbitrage réglementaire et à l'accompagnement des relocalisations entraînées par la perte du passeport financier britannique, à cadre constant. Tel est d'ailleurs le point de vue de l'Esma, exprimé par Robert Van Geffen, directeur des affaires publiques de l'autorité : « nous recommandons une approche en deux temps en se concentrant d'abord sur la convergence de la supervision et le financement des agences et en regardant ensuite l'architecture institutionnelle et les pouvoirs des agences, une fois qu'il y aura plus de certitudes sur la relation future entre l'Union européenne et le Royaume-Uni » 165 ( * ) .
Dans l'immédiat, votre rapporteur général estime que l'autorité bancaire européenne devrait être relocalisée à Paris et non à Francfort, compte tenu de la nécessaire coordination avec l'Esma . En effet, les banques appliquent les textes relatifs aux services d'investissement et aux activités de marché.
Plusieurs professionnels du secteur ont indiqué à votre rapporteur général que, dans l'éventualité où une relocalisation rapide devait intervenir, ce qui semble être le souhait des institutions européennes 166 ( * ) , une activité temporairement exercée auprès de la Commission européenne à Bruxelles pourrait également être décidée. En tout état de cause, cette possibilité ne devrait être envisagée que pour répondre au besoin de visibilité des acteurs financiers et ne constituerait qu'une solution transitoire .
Plus largement, si une refonte de l'architecture des autorités européennes de supervision devait intervenir pour l'adapter aux conséquences du Brexit et à la mise en oeuvre de l'Union des marchés de capitaux, votre rapporteur général estime qu'un rapprochement de l'Esma et de l'ABE serait le plus pertinent.
Recommandation n° 4 : localiser à Paris l'autorité bancaire européenne, à proximité de l'autorité européenne des marchés financiers, afin de faciliter la nécessaire coordination de la réglementation des établissements bancaires, des services d'investissement et des activités de marché. |
* 147 Commission européenne, « EU equivalence decisions in financial services policy : an assessment », document de travail, 22 février 2017.
* 148 S'agissant du dispositif d'équivalence applicable aux infrastructures de post-marché, voir la position de l'AMF la revue du règlement Emir : AMF, « Quelle équivalence pour les infrastructures de post-marché », précité.
* 149 AMF, « Quelle équivalence pour les infrastructures de post-marché », précité, p. 10.
* 150 AMF, « Quelle équivalence pour les infrastructures de post-marché », précité, p. 15.
* 151 Directive 2011/61/UE du Parlement européen et du Conseil du 8 juin 2011 sur les gestionnaires de fonds d'investissement alternatifs et modifiant les directives 2003/41/CE et 2009/65/CE ainsi que les règlements (CE) n° 1060/2009 et (UE) n° 1095/2010.
* 152 Directive 2009/65/CE du Parlement européen et du Conseil du 13 juillet 2009 portant coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives concernant certains organismes de placement collectif en valeurs mobilières (OPCVM).
* 153 « Brexit and the asset management industry » , Karel Lannoo, ECMI Policy Brief n° 23, février 2017.
* 154 Les dix sociétés de gestion les plus importantes représentent 55 % du total d'actifs sous gestion au Royaume-Uni. En 2016, quelque 1 840 sociétés de gestion d'actifs étaient agréées par la FCA.
* 155 En vertu de l'article 29, paragraphe 1, du règlement du 24 novembre 2010 sur l'Esma, l'Autorité peut adopter des orientations visant à établir des pratiques de surveillance cohérentes et d'assurer une application commune, uniforme et cohérente de la législation européenne. Ces textes sont sans portée contraignante en droit, mais les autorités nationales doivent mettre « tout en oeuvre pour [les] respecter » et indiquer si elles entendent ou non les respecter.
* 156 « General principles to support supervisory convergence in the context of the UK withdrawing from the European Union », Esma, 31 mai 2017.
* 157 Le considérant 36 énumère les « activités et fonctions devant faire l'objet d'une surveillance spécifique » et ne pouvant être déléguées sans remettre en cause la supervision effective : fonctions de contrôle interne, évaluation du risque, conformité, fonctions clefs de responsabilité.
* 158 Article 44 du règlement n° 1093 du 24 novembre 2010.
* 159 Voir la consultation publique de la Commission européenne sur les opérations des autorités européennes de supervision, 21 mars 2017.
* 160 Consultation publique de la Commission européenne sur les opérations des autorités européennes de supervision, page 19, 21 mars 2017.
* 161 Consultation publique de la Commission européenne sur les opérations des autorités européennes de supervision, 21 mars 2017.
* 162 « Supervision, se remettre à l'ouvrage », L'Agefi Hebdo du 13 au 19 avril 2017, page 9.
* 163 Rapport du groupe de haut niveau sur la supervision financière dans l'Union européenne, 25 février 2009.
* 164 L'Esma reçoit ainsi une contribution des agences de notation soumises à la supervision directe de l'autorité.
* 165 « Supervision, se remettre à l'ouvrage », L'Agefi Hebdo du 13 au 19 avril 2017, page 10.
* 166 « Brussels sets rules for Brexit regulatory agencies fight » , Financial Times, 22 mai 2017.