F. SISYPHE RÉGULATEUR
La crise de 2008 a remis en question le mouvement de dérégulation de ces quarante dernières années de libéralisation. Les déclarations des G20 de 2008 et 2010 sont particulièrement martiales.
Sauf que vouloir réguler un système conçu pour favoriser une spéculation rémunératrice sans empêcher celle-ci relève de la quadrature du cercle. D'autant plus qu'un tel système est toujours censé être autorégulateur. Dans l'intention, il s'agit d'empêcher les excès du système pour mieux le conserver, ce que précisément firent les New Dealers et les reconstructeurs européens d'après-guerre qui, eux, ne tenaient pas les marchés pour autorégulateurs, avant d'être désavoués.
On voit bien la contradiction si, comme dit Alain Minc, « on ne peut pas penser contre les marchés », pourquoi les empêcher d'aller au bout de leurs pensées ?
D'où la situation intenable du régulateur dès lors qu'il accepte de s'inscrire dans cette contradiction. Jean-Michel Naulot nous dit : « Quand vous faites un texte réglementaire au niveau national ou européen, vous avez toujours une étude d'impact. Il y a plusieurs manières de la lire : ou bien vous essayez de voir si vous n'avez pas fait d'erreurs, si vous n'êtes pas en train de faire une bêtise, ou bien vous vous demandez si cela va réduire le business. Si votre contrainte est « il ne faut surtout pas réduire le business - les banquiers utilisent le terme passe-partout de "liquidités" -, si vous ne voulez pas toucher au volume d'affaires, alors vous êtes sûrs de ne pas faire de réforme ! »
Cette première contradiction - vouloir réguler en laissant intacte la machine à faire du business - est en plus renforcée par une difficulté bien réelle : l'impossibilité de prévoir où sera la prochaine faille du système de régulation. « Aujourd'hui, on met en place des normes qui vont permettre d'éviter la crise d'hier » nous dit Gunther Capelle-Blancard 180 ( * ) .
La créativité du système financier n'est jamais prise en défaut, notamment quand il s'agit de faire disparaître des bilans - partie émergée de l'iceberg - les engagements des banques. Ainsi, le « partenariat » avec des investisseurs institutionnels (assurances, fonds d'investissement privés, hedge funds ), permettant à ceux-ci d'investir, directement ou indirectement, par des fonds spécifiques dans l'économie, avec la bénédiction des gouvernements, alors qu'ils devaient se limiter jusque-là à des placements non risqués...
Le problème c'est qu'actuellement, ils ne rapportent plus grand-chose.
Sisyphe-régulateur est donc toujours en retard d'un rocher à remonter, en même temps que sous la pression du lobby bancaire.
1. Le lobby bancaire et sa rhétorique
Jézabel Couppey-Soubeyran, dans son livre Blablabanque 181 ( * ) , analysant la rhétorique du lobby bancaire relève trois types d'arguments mobilisés pour justifier qu'on ne touche pas à un système qui fonctionne parfaitement tout seul :
- l'effet pervers , le remède serait pire que le mal. Les chercheurs font souvent assaut d'ingéniosité, nous dit-elle, pour repérer ces possibles effets pervers sans toujours se rendre compte de l'usage qui sera fait de leurs arguments. Ainsi, les ratios de fonds propres imposés par Bâle III, dont on a vu ce qu'il faut en penser, sont censés dissuader les banques de prêter aux entreprises (on a vu aussi l'entrain qu'elles y mettent), l'alourdissement des contraintes imposées aux banques profiter au shadow banking (comme s'il n'était pas déjà un sous-produit de l'activité bancaire) ;
- l'inanité : cela ne sert à rien, puisque de toute façon la mesure sera tournée, sinon détournée ;
- la mise en péril : cela va casser quelque chose. Très à la mode, la mise en péril de la croissance, comme si, encore une fois, c'était la première préoccupation du système bancaire. En revanche, effectivement, le rendement des activités à caractère spéculatif risque d'être diminué... Mais c'est précisément le but de la régulation !
« Les banques ne veulent pas que l'on décèle leurs dérives, les universitaires sont peu nombreux sur le sujet et n'ont pas intérêt à le faire s'ils sont bien insérés dans le système. On ne fait pas carrière en éclairant le citoyen. » 182 ( * )
Mais, ce qui fait la force du lobby bancaire, ce n'est pas seulement ses capacités rhétoriques et son chantage à la stagnation économique si on osait le contrarier, c'est aussi sa porosité avec les pouvoirs en général , médiatiques, économiques et politico administratifs.
On le constate évidemment aux États-Unis et sur les sommets de l'Europe particulièrement encombrés d'anciens ou de futurs collaborateurs de Goldman Sachs et en relation directe avec le lobby bancaire durant les périodes où la BCE définit sa politique monétaire, comme l'a « révélé », si l'on peut dire car c'est un secret de Polichinelle, le New York Times récemment 183 ( * ) . S'en est suivie une série de gesticulations sur la communication, licite ou non, de la BCE évacuant le problème de fond : un cénacle de financiers en charge de l'intérêt général peut-il être indépendant du monde de la finance ? Poser la question ainsi serait, y répondre.
On le constate en France, où la noblesse d'État a élevé le « r evolving doors » avec le système financier au rang d'un des beaux-arts. Au nom de la compétence évidemment. Compétence, cependant qui ne va pas jusqu'à la capacité à prévenir les crises et à en soigner les effets économiques et sociaux quand elles leur ont échappé.
Tout cela bien sûr dans le strict respect de règles déontologiques spécialement conçues pour éviter tout soupçon de conflit d'intérêt.
Ce « mal français », note Gunther Capelle-Blancard, qui ne concerne pas seulement la finance, l'a gagné plutôt tardivement : « L'évolution est notable depuis les années 1980. La finance employait alors des personnes à peine diplômées. Quoi qu'on en dise, échanger des titres, c'est bête et méchant. Sauf que cela rapporte beaucoup d'argent : d'où une grande sélection par la suite. C'est la reproduction de classe. On en a fait des stars, avec le côté créatif de la finance. »
2. Les stratégies de neutralisation et de contournement
Quand la demande publique de régulation est trop forte, reste à essayer de neutraliser les réformes dès leur conception et ensuite lors de leur mise en oeuvre, en retardant le plus possible leur entrée en vigueur, par un choix judicieux de ce qui fera l'objet de la réforme, de qui l'appliquera et avec quels moyens. Il ne faut en aucun cas toucher à l'essentiel : la remise en cause de l'oligopole bancaire et la réduction des moyens de faire du business .
a) La fiction commode de l'autorégulation
Une manière la plus parfaite de contourner la contradiction entre le principe des marchés autorégulés et l'existence de régulateurs, c'est de demander au régulé d'être le régulateur .
Ainsi pour l'application de Bâle III, ce n'est pas le régulateur qui fixe les règles de pondération des risques, mais chaque banque, selon son propre système de calcul ! Ce qui donne des écarts très importants entre banques. Une bonne partie de la réforme a ainsi été vidée de sa substance, les banques pouvant diminuer par deux ou trois leurs besoins en fonds propres.
Tant que ce ne sera pas un régulateur réellement indépendant qui définira les normes, ces pseudo-contraintes seront inopérantes.
b) Des autorités de contrôle aux moyens limités
Conformément à la doctrine, l'État ne pouvant intervenir directement dans le fonctionnement des marchés, leur régulation est très largement confiée à des autorités administratives indépendantes, indépendantes de l'État mais très rarement du monde de la finance. Au nom de la compétence évidemment. Si la Sec 184 ( * ) est composée de personnalités liées au pouvoir politique, ce qui est un comble pour un pays censé plus libéral que la France, dans notre pays la régulation est éclatée entre deux autorités administratives - AMF et Autorité de contrôle prudentiel et de résolution - et un Haut conseil à la stabilité financière, plus politique puisque placé auprès du ministre de l'économie et des finances chargé de surveiller la stabilité du système financier.
Ces autorités, même le HCSF, sont composées essentiellement de personnalités dont le métier est la finance et de membres de la noblesse d'État, ce qui est le cas de la plupart des autres AAI 185 ( * ) .
Dire cela n'est pas minimiser leur travail qui est énorme, notamment celui de l'AMF, encore moins mettre en doute leur probité mais souligner la modestie de leurs moyens, l'étroitesse de leurs marges de manoeuvre légale et plus encore le frein inévitable que constitue une trop grande proximité intellectuelle et sociologique avec ceux qu'ils doivent contrôler. Quand on est persuadé que le plus important c'est que tourne la machine financière, sans jamais douter que là est l'intérêt collectif, il ne faut pas s'étonner de la modestie des résultats obtenus.
Pour prendre un exemple, l'Autorité des marchés financiers s'appuie sur l'expertise de quatre cent soixante-dix collaborateurs pour veiller à la protection de l'épargne investie en produits financiers, à l'information des investisseurs et au bon fonctionnement des marchés, tout en apportant son concours à la régulation de ces marchés aux échelons européen et international.
« Tous les jours, sur le marché secondaire, des milliards d'euros sont échangés sur Euronext à Paris ou à Amsterdam, ou à Bruxelles ou à Lisbonne », nous a précisé le président de l'AMF, Gérard Rameix 186 ( * ) . « Nous sommes en capacité de vérifier l'exactitude des informations émises. De plus, nos ordinateurs reçoivent toutes les transactions, tous les ordres donnés à l'achat, à la vente. À la même heure, des échanges peuvent être effectués sur une plateforme à Londres. En ce cas, nous pouvons obtenir de nos collèges britanniques des éléments d'information. Dans l'ensemble, nous avons une assez bonne visibilité, ce qui ne veut pas dire que nous vérifions chaque transaction. Une cellule de surveillance peut poser des questions et une enquête est susceptible d'être ouverte en cas d'incohérences. » Certes, mais cette visibilité est-elle suffisamment large et surtout permet-elle de repérer les mouvements de fond susceptibles de déboucher sur une crise majeure ? On peut en douter.
Ce qui frappe aussi, c'est la dépendance des régulateurs aux informations fournis par les régulés.
À la question : « Avez-vous les moyens de vérifier la fiabilité des informations qui vous sont transmises ? », Gérard Rameix répond que l'AMF n'est pas responsable des informations qui lui sont transmises, ajoutant : « Si l'on s'aperçoit qu'une information diffusée par un émetteur est erronée ou incomplète, nous effectuons des diligences auprès de l'émetteur pour nous assurer du respect de la réglementation. En revanche, nous n'exerçons pas les missions des auditeurs au sens comptable. Nous interrogeons les commissaires aux comptes en tant que de besoin. Il n'appartient pas à l'AMF de vérifier en détail les éléments comptables ou de considérer que tel ou tel bilan présente des inexactitudes. Ce qui est essentiellement vérifié, c'est que les documents d'information à destination du public concernant un émetteur ou un produit financier respectent la réglementation applicable . [...] L'AMF n'est pas juge de l'opportunité des opérations financières, notamment des introductions en bourse. Lorsqu'elle octroie un visa, l'AMF vérifie que le document d'information est complet et compréhensible et que les informations qu'il contient sont cohérentes. Le visa de l'AMF n'implique ni approbation de l'opportunité de l'opération ni authentification des éléments comptables et financiers présentés » 187 ( * )
Apparemment, seul le HCSF, placé sous l'autorité du ministre de l'économie et des finances et qui se réunit trois à quatre fois par an, peut intervenir directement pour corriger, sinon stopper, des processus spéculatifs en cours. Ainsi le gouverneur de la Banque de France, membre du HCSF, peut-il « proposer de demander aux banques qui financent l'immobilier, en cas de bulle, de provisionner une partie de leurs crédits afin de freiner le financement de l'immobilier. » Nous ignorons si le cas s'est présenté.
c) Gagner du temps
C'est l'un des moyens les plus efficaces de vider les intentions réformatrices de leur contenu le plus urticant. Le meilleur exemple est certainement celui de la réforme ambitieuse de la loi Dodd-Frank, ambitieuse car elle envisageait une réforme des institutions de contrôle, des banques, des marchés, une nouvelle protection des consommateurs, etc. Ambitieuse, puisque prévoyant des dispositions comme l'obligation pour les banques de conserver dans leur bilan 5 % des crédits titrisés, une définition stricte des fonds propres avec l'obligation pour les établissements systémiques d'un levier d'endettement au maximum de 15, l'obligation pour les banques de présenter un plan de solution (testament) en prévision d'une crise, la supervision des agences de notation par la Sec, etc.
Mais qui trop embrasse, mal étreint. Au final, la loi de 848 pages au départ, après concertation avec les intéressés, s'est transformée en un texte de 2 300 pages. Au terme de six ans, au moment où Barack Obama va quitter la Maison-Blanche, le quart des quatre cents dispositions du texte n'est pas encore applicable... Et Donald Trump, qui a fait campagne sur ce thème, va l'abolir !
Il en va partout ainsi, plus le temps passe, les menaces de crise ont beau rester les même, plus l'urgence à réguler faiblit.
3. Des réformes en trompe-l'oeil
Au fil des années, la liste des organismes de supervision, de coordination, les directives et réglementations, les lois mêmes n'ont pas manqué, pour un résultat limité si leur objectif était de réduire significativement l'instabilité du système financier, tout à fait satisfaisant s'il s'agissait de préserver la liberté de manoeuvre du système financier de faire du business , pour reprendre l'expression de Jean-Michel Naulot.
a) Les réformes essentielles en stand-by ou dévitalisées
Mis à part au Royaume-Uni et encore, nulle part la séparation des banques commerciale des banques d'investissement n'a été réalisée. À en juger par ce qui est en train de se passer aux États-Unis, la tendance est plutôt à la retraite.
S'agissant de la résilience des établissements, on a vu aussi les limites théoriques et pratiques de Bâle III. Même si les États-Unis ont été plus rigoureux, apparemment les résultats aux tests de résistance sont moins brillants que ne le laissaient supposer des ratios de levier meilleurs que ceux des banques européennes. Ne serait-ce que parce que l'on ne tient pas compte des engagements réciproques des établissements systémiques entre eux, à l'origine pourtant des catastrophes majeures comme on l'a vu avec Lehman Brothers.
S'agissant de la titrisation, dont on a observé les effets dans la crise des subprimes , non seulement elle ne recule pas dans les pays anglo-saxons mais l'Europe voit dans cette pratique un moyen pour les banques ou les entreprises de se procurer de la liquidité.
Elle a été entendue. Un exemple, l'émission en avril 2014 par cinq banques française - BNP Paribas, BPCE, le Crédit Agricole, HSBC France et Société Générale - de 2,65 milliards d'euros de titres adossés sur des crédits accordés aux entreprises. Par ailleurs, BNP Paribas réfléchit à la titrisation de ses financements de matières premières, qui comprennent les lignes de crédit accordées aux gros courtiers comme Glencore, installés en Suisse. On le voit, les projets de titrisation ne se limitent pas au financement du secteur productif, mais concernent de nouveau des opérations de nature spéculative !
Quant à la régulation des hedge funds , on l'attend toujours. Pourtant, elle serait indispensable, notamment la limitation de leur « effet de levier », c'est-à-dire le montant des actifs que peuvent détenir ces fonds, par rapport à leurs fonds propres. Jean-Michel Naulot propose de le limiter à 5 alors qu'il est largement plus élevé. Aujourd'hui encore, 12 % des hedge funds britanniques - domiciliés la plupart du temps dans des paradis fiscaux - ont des effets de levier supérieurs à 50 ! Oublié qu'en mars 2008 un modeste hedge fund avec un effet de levier de 31, Carlyle Capital (qui gérait 670 millions de dollars), a entraîné dans sa chute la banque d'investissement américaine Bear Stearns à laquelle il avait emprunté 21 milliards de dollars !
Aux États-Unis, à peine rédigée, la réglementation issue de la loi Dodd-Frank risque fort d'être mort-née.
b) L'Union bancaire et l'Union des marchés de capitaux
La mise en chantier d'une Union bancaire assortie d'une Union des marchés de capitaux (UMC) se veut une réponse « ambitieuse » à la sécurisation du système financier européen.
Constatons qu'à peine nés l'Union bancaire et le nouveau mode de résolution ( bail-in ) viennent d'être remis en cause par la décision de l'État italien d'intervenir à hauteur de 20 milliards d'euro pour sauver les banques de la péninsule.
Constatons aussi que l'UMC est plus une harmonisation des règlements nationaux relatifs aux marchés de capitaux et recherche de financement alternatifs de l'économie qu'une régulation destinée à éviter les crises.
• Le mécanisme de supervision unique (MSU)
C'est le premier volet de l'Union bancaire. Entré en vigueur en janvier 2014, il a été confié à la BCE qui se trouve ainsi en charge de la supervision de deux cent soixante banques dont cent trente transnationales, soit 30 000 milliards d'euros d'actifs.
Ainsi, comme nous l'avons évoqué, une vague de stress test s auxquels ont été soumis les cent trente établissements transnationaux a-t-elle été lancée. Commentant ses résultats, Jézabel Couppey-Soubeyran nous a dit 188 ( * ) : « L'exercice a été mené avec sérieux. Pour autant, la BCE a masqué quelques résultats inquiétants notamment en matière de capitalisation des banques. Elle s'est appuyée sur le ratio réglementaire, lequel permet l'évaluation de la capitalisation des banques, c'est-à-dire de leur capacité d'absorption des pertes en cas de difficulté. » Or, les ratios réglementaires issus de Bâle III, pondérés par les risques que les banques estiment avec leurs modèles internes, permettent à ces dernières d'afficher un niveau de solvabilité très supérieur à celui qu'elles obtiendraient avec un ratio simple, non pondéré par les risques. En clair, le ratio réglementaire embellit la situation. De plus, les modèles de pondération des actifs sont très variables d'un établissement à l'autre, ce qui rend les évaluations faiblement comparables entre elles et ne permet pas de dégager une vision globale de l'état du système.
Autre problème, les tests de résistance permettent seulement d'apprécier la solidité des établissements pris un par un alors que c'est l'extraordinaire interdépendance du système bancaire qui crée le risque systémique. Comme le fait remarquer Martine Orange 189 ( * ) , quand la banque américaine Lehman Brothers a fait faillite, elle avait un niveau de fonds propres correspondant à 11,5 % de son bilan. Mais la multiplicité de ses engagements et de ses contreparties ne permettait pas d'évaluer réellement ses risques. Le refus unanime d'instaurer une réelle séparation entre banques de dépôts et d'investissement est la preuve que l'on n'est pas près de régler le problème.
Enfin, le constat une fois fait de l'insuffisance de fonds propres ou la présence d'un volume trop important de créances douteuses dans les bilans, comme ce fut le cas, on l'a vu, de neuf des quinze banques italiennes testées, que se passe-t-il ? Pas grand-chose !
• Le mécanisme de résolution unique (MRU) et le fonds de garantie des dépôts européen
« Bail-in » ou « bail-out », telle est la question ? Autrement dit, en cas de faillite, faut-il faire payer l'État, comme ce fut largement le cas durant la crise, ou les créanciers de la banque, y compris les déposants, créanciers à titre gratuit ? Rappelons pour mémoire que le montant des aides publiques au secteur bancaire et financier a été de 1 616 milliards d'euros (13 % du PIB de l'Union européenne) entre octobre 2008 et le 31 décembre 2011 (chiffres cités par Martine Orange et rapport sénatorial).
Voté le 15 avril 2014, le MRU est une institution relativement indépendante puisqu'il garde un lien avec la BCE et qu'il doit rendre des comptes au Parlement européen. Il est constitué d'un conseil de résolution unique et d'un fonds de résolution commun financé par le secteur bancaire.
Après le traitement massif des faillites bancaires par l'injection lourde de capitaux des États ( bail-out ) et dont on sait qu'elle aura du mal à être répétée en cas de crise majeure, la mode est désormais au bail-in , autrement dit au sauvetage par les apporteurs de crédits, les déposants et les détenteurs de titres subordonnés 190 ( * ) . En revanche, il n'est pas prévu de mettre à contribution les bonus des managers auxquels on doit une partie au moins du problème. Un oubli sans doute.
Cette technique utilisée la première fois lors de la crise chypriote est désormais inscrite dans la loi bancaire française, l'État ne garantissant plus les dépôts au-dessus de 100 000 euros contre 200 000 dollars aux États-Unis et ensuite une aide dégressive ; disposition dont il n'est pas sûr que les clients des banques aient saisi toute la portée.
Le choix qui a été fait semble imparable. Or ce n'est pas le cas et la crédibilité de la solution choisie n'est pas assurée. Le choix de mettre à contribution les déposants en cas de problème n'était pas le seul possible.
On aurait pu commencer par sécuriser le système en imposant aux banques des ratios de fonds propres beaucoup plus élevés et en leur interdisant de spéculer avec l'argent qu'elles créent ou celui des autres. Pour Maurice Allais : « On n'empêchera jamais la spéculation , mais il faut que les spéculateurs spéculent avec leur argent, pas avec celui des autres. » Ce n'est pas le choix qui a été fait. Non seulement les banques pourront continuer, sans qu'ils le sachent, à spéculer avec l'argent des déposants mais ceux-ci devront assumer une partie du risque, à hauteur de 8 % des besoins, en payant pour ça vu la poussée des frais bancaires ! Il n'est pas certain, d'ailleurs, que cette mesure mise en application depuis janvier 2016 en vertu de la loi Moscovici, soit connue des intéressés qui devront se consoler en pensant que pour les Chypriotes la ponction variait de 37,5 % à 60 %.
Il n'a pas non plus été question, évidemment, de donner à la BCE les capacités d'intervention de la Fed, en cas de crise, ni même d'étendre le rôle du MES. Côté institutionnel européen, tout étant bloqué, on devra se contenter de bricoler. Mais sera-ce suffisant, sera-ce même un progrès vers la stabilité ? Difficile d'en être convaincu.
Après la question de la pertinence du choix de cette solution, se pose en effet celle des incertitudes quant à sa capacité réelle de stabilisation du système financier.
Par exemple, non seulement la mise à contribution des déposants et de certains des propriétaires d'obligations subordonnées, véritables placements de « père de famille » - comme on l'a vu lors de la faillite récente de quatre banques régionales italiennes - ne représente pas un modèle de justice mais d'autres banques étant souvent propriétaires de ces obligations subordonnées, le risque de propagation de la crise par ce canal s'en trouve augmenté.
Que penser aussi des dépôts des trésoreries des entreprises et de l'ensemble des opérations de placement de leurs excédents de trésorerie ponctuels ? Outre les risques de retraits préventifs, il y a ceux de mise en difficulté des entreprises elles-mêmes.
Pour faire face à la crise éventuelle, comme d'ordinaire, est prévu un mécanisme dont la complexité peine à masquer les insuffisances. Pour faire simple, outre diverses dispositions réglementaires, disons qu'il comprend deux volets :
- un dispositif destiné à renforcer les capacités de renflouement interne ou « mécanisme relatif à la capacité totale d'absorption des pertes (TLAC) » qui ressemble fort à un renforcement d'exigences de fonds propres (de l'ordre de 6 %) souffrant des mêmes défauts que ses semblables ;
- un fonds de résolution unique (FRU) alimenté par les banques devant atteindre 1 % des dépôts garantis de l'ensemble des banques européennes, soit 55 milliards d'euros, à l'horizon de huit ans. Cette mutualisation ne sera que progressive à partir de « compartiments » nationaux. Chiffre à comparer au 34 000 milliards d'euros que représentait le total des bilans des banques de la zone euro, soit 3,5 fois le PIB de la zone !
En termes très diplomatiques, Richard Yung indique ceci dans un récent rapport d'information sénatorial : « L'Union bancaire a significativement progressé mais se trouve dans une situation déséquilibrée où les progrès de la mutualisation de la supervision et de la résolution se heurtent à une mutualisation du financement encore trop embryonnaire. L'asymétrie entre le substantiel transfert de souveraineté qui a été consenti et le financement qui reste encore en grande partie national ne peut perdurer sans mettre en péril la crédibilité de l'Union bancaire. » 191 ( * )
Comme remarque par ailleurs André Sapir 192 ( * ) , chercheur associé au think-tank Bruegel : « Le système n'est pas toujours très cohérent et encore en phase de transition. En gros, il y a le fonds européen de résolution et chaque État a son petit casier, ce qui à terme n'est pas viable. »
Quoi qu'il en soit, à voir la taille des bilans des banques européennes et particulièrement ceux des grandes banques systémiques, en l'absence d'un prêteur en dernier recours qui ne peut être que la BCE ou un MES doté de moyens propres suffisants, qui peut croire à la fiabilité de cette construction ? Croire même que la garantie des dépôts jusqu'à 100 000 euros pourra être assurée sans intervention des États ? Où l'on retrouve toujours le même problème : à ne pas séparer la protection des déposants de celle des banques à finalité spéculative, on le rend insoluble.
Autre problème, la manière de concevoir et d'organiser la résolution.
L'idée, en cas de problème, c'est de séparer l'établissement bancaire touché en deux : d'un côté, l'équivalent d'une « bad bank » avec les actifs douteux, le capital propre et une partie des obligations préalablement identifiée (le matelas supplémentaire de protection ou TLAC) ; de l'autre, l'actif de qualité et au passif l'autre partie de la dette pour poursuivre une activité bancaire. Cela s'appelle sauver les meubles mais pas vraiment assainir.
La lourdeur et le caractère très formaliste de la mise en oeuvre du dispositif alors que chacun sait qu'en cas de crise, le risque systémique doit être géré dans l'urgence et le secret, avec l'appui de la Banque centrale n'est pas non plus de nature à rassurer.
c) Le système européen de supervision
Abondance de bien ne nuisant pas, outre la mécanique de l'Union bancaire et de l'Union des marchés de capitaux, a été mis en place un système européen de supervision avec la création d'une Autorité bancaire européenne (ABE), d'une Autorité européenne des marchés financiers (AEMF), d'une Autorité européenne des assurances et des pensions professionnelles (AEAPP) et du Comité européen du risque systémique (CERS).
Une refonte des réglementations prudentielles applicables aux banques et aux marchés a été engagée.
Parmi la vague de directives qui ont été prises, la directive et le règlement relatifs aux marchés des instruments financiers (Mifid et Mifir) adoptés en avril 2014 sont les plus intéressants en ce qu'ils prévoient l'obligation de faire transiter les opérations sur les produits dérivés par des chambres de compensation.
Mais, selon Jean-Michel Naulot, seuls seront concernés 40 % des produits dérivés : toutes les opérations de change vont rester en dehors de ce système, tout comme les dérivés de matières premières, les produits « non liquides ». Au lieu de généraliser cette obligation, on a choisi une solution entre deux alors que 92 % des produits dérivés aujourd'hui sont traités entre acteurs financiers, ce qui permet de relativiser leur intérêt pour l'économie ! C'est-à-dire entre des « asset managers », des banques et des hedge funds . « Si on veut rétablir l'équilibre entre l'économie réelle et la finance, nous a dit Jean-Michel Naulot, il va falloir réduire ce business ! Et le marché ne va pas pour autant s'effondrer. Au contraire, il sera beaucoup plus résilient, comme dans le passé. Jusque dans les années 1970-1980, l'économie était parfaitement financée. Et le système était beaucoup moins fragile. »
Au terme de cette revue des illusions perdues, ne nous reste plus qu'à imaginer le Sisyphe régulateur aussi heureux que celui de Camus.
*
En 2012, le rapport Liikanen mettait en exergue sept grands problèmes affectant le secteur bancaire européen : la prise de risque reste excessive, les banques sont trop complexes et trop grosses pour être véritablement contrôlées, le système est fragile et encore sous-capitalisé, la supervision reste faible, l'interconnexion des mastodontes bancaires crée un risque systémique pour l'économie tout entière, il existe de fortes distorsions de concurrence et le niveau de régulation européen reste trop faible. Cinq ans plus tard, il ne semble pas que les choses aient beaucoup changé.
S'agissant du système financier britannique, le coup passa si près que l'effort de recapitalisation effectué et une réglementation plus stricte l'ont rendu plus résilient.
Quant au système étasunien, son caractère moins oligopolistique que le système européen malgré de très grandes banques, son niveau moyen de fonds propres sûrs plus élevé, une activité régulatrice dotée de plus de moyens laisseraient à penser qu'il a gagné en stabilité, n'était l'importance de la production de dérivés et des activités spéculatives.
* 180 Audition du 28 janvier 2016.
* 181 Blablabanque. Le discours de l'inaction, éditions Michalon 2015.
* 182 Audition de Jézabel Couppey-Soubeyran du 18 février 2016.
* 183 Voir Les Échos du 3 novembre 2016.
* 184 Securities and Exchange Commission, le « gendarme de la bourse » américain.
* 185 Autorités administratives indépendantes.
* 186 Audition du 21 juin 2016.
* 187 Ibid.
* 188 Audition du 18 février 2016.
* 189 « Une union bancaire européenne qui n'en a que le nom » - Mediapart - 19 décembre 2013.
* 190 Obligations de longue durée mieux rémunérées que les obligations ordinaires mais dont le remboursement en cas de problème n'est pas prioritaire et considérées comme de quasi-fonds propres.
* 191 L'Union bancaire : « Un mariage de raison et après ? » - Rapport d'information Sénat n° 747 (2015-2016) du 30 juin 2016 de Richard Yung, fait au nom de la commission des affaires européennes.
* 192 Audition du 6 avril 2016 dans le cadre du déplacement à Bruxelles.