C. COMMENT, DANS CES CONDITIONS, POURSUIVRE ET FAIRE ÉVOLUER L'APPLICATION DE L'ACCORD ?
1. Manifester à la Turquie notre volonté de mettre en oeuvre l'accord
Il importe, à notre sens, de continuer à donner des gages à la Turquie en honorant nos engagements strictement liés à la question des réfugiés.
a) Accélérer le versement de l'aide financière
La priorité doit être de poursuivre le versement de l'aide financière dans le cadre de la facilité, en vue de produire rapidement des résultats visibles sur le terrain et d'améliorer les conditions de vie des réfugiés.
Une approche souple était nécessaire pour éviter les blocages et faire en sorte que l'aide puisse être utilisée dans les meilleurs délais . Votre mission prend acte des avancées réalisées dans ce sens ces dernières semaines.
Cela ne doit toutefois pas conduire à renoncer à tout contrôle, d'autant que, comme l'a souligné un intervenant, le versement direct de fonds à des structures étatiques fait courir le risque d'une utilisation politique de l'aide. L'exigence européenne que le remboursement des dépenses engagées intervienne sur la base des coûts constatés n'est qu'une garantie partielle.
Il faudra notamment s'assurer que l'aide puisse bénéficier aux réfugiés situés hors des camps et éviter que les autorités turques soient en mesure, grâce aux versements directs, d'en réserver une part trop importante aux réfugiés accueillis dans ceux-ci, qui représentent moins de 10 % de la population réfugiée.
Une autre préoccupation doit être de limiter les frais fixes que certains partenaires (organisations internationales, agences onusiennes) prélèvent sur le montant des fonds alloués et qui peuvent représenter, selon des chiffres entendus au cours de notre déplacement en Turquie, entre 14 et 20 % du total, au détriment des bénéficiaires finals.
Enfin, il est nécessaire non seulement d'assurer la traçabilité des fonds utilisés dans le cadre de la facilité, mais aussi de rendre compte publiquement de leur utilisation, les circuits empruntés n'apparaissant pas toujours d'une grande clarté.
Un dernier enjeu sera de concrétiser la tranche supplémentaire de 3 milliards d'euros, destinée à être mise en oeuvre une fois la première tranche de 3 milliards d'euros utilisée et qui n'a, pour l'instant, fait l'objet que d'engagements politiques.
b) Tenir les engagements en termes de réinstallations
Bien que le volume de réinstallations envisagé dans le cadre de l'accord reste modeste (72 000 hors programme supplémentaire d'admission humanitaire volontaire), le nombre de réinstallations effectuées à ce jour reste bien en-deçà de cet objectif.
Il faut que l'UE monte en puissance sur ce volet qui vise à permettre un partage des responsabilités avec la Turquie, pays qui, rappelons-le, occupe le premier rang mondial pour l'accueil de réfugiés .
L'attente de la Turquie à ce sujet est réelle, comme nous l'a rappelé M. Selim Yenel, ambassadeur de la Turquie auprès de l'UE, lors d'un entretien récent à Bruxelles.
Le développement de voies légales d'accès à l'asile vise aussi à proposer une alternative à l'immigration irrégulière et au recours à des passeurs.
Si l'UE doit collectivement jouer le jeu des réinstallations, il importe aussi que la Turquie se montre davantage coopérative en fiabilisant ses listes et en ne bloquant pas le départ de réfugiés sélectionnés par le HCR selon des critères de vulnérabilité.
En revanche, il convient de dissocier les autres contreparties figurant dans l'accord qui relèvent davantage du champ politique.
c) La question des visas
La question de la définition de la lutte antiterroriste semble constituer dans le contexte actuel un point de blocage difficilement dépassable. Comme l'a souligné un intervenant lors de son audition, cette exigence ne peut être comprise aujourd'hui par une population confrontée quotidiennement au terrorisme, le gouvernement turc estimant désormais faire face simultanément à trois « ennemis » : le PKK, Daech et les Gülenistes. A contrario , la répression sans limite qu'autorise la loi anti-terroriste turque ne peut être considérée par l'UE comme conforme à l'État de droit.
Dès lors, il convient de laisser le processus suivre naturellement son cours, sans chercher, comme l'accord le prévoit de manière assez ambiguë, à l'enserrer dans des délais précis. La libéralisation des visas suppose le respect par la Turquie des 72 critères, aucun accommodement n'étant à cet égard envisageable.
d) Malgré le contexte difficile, ne pas rompre les négociations d'adhésion mais les dissocier également de l'accord
En ce qui concerne le processus d'adhésion, force est d'admettre qu'aucune des parties n'est vraiment dupe.
Côté turc, il est évident que l'adhésion suppose le respect de critères peu compatibles avec la pratique actuelle du pouvoir.
Côté européen, mener à terme ce processus suppose de recueillir l'accord de chacun des membres de l'UE. Or, on le sait, une dizaine d'entre eux y est opposée.
Néanmoins, votre mission estime que le processus garde par lui-même son utilité. Il permet en effet de maintenir des enceintes de discussion permettant de promouvoir les valeurs auxquelles l'Union est attachée (État de droit, liberté d'expression, droits de l'homme). L'UE aurait à cet égard tout intérêt à ouvrir les chapitres 23 (pouvoir judiciaire et droits fondamentaux) et 24 (Justice, liberté et sécurité) qui font actuellement l'objet de travaux préparatoires.
2. Continuer à soutenir la Grèce
a) Aider au déblocage de l'asile en Grèce
Le rythme particulièrement lent du traitement des dossiers par le service grec de l'asile est un problème au vu de la situation humanitaire dans les hotspots et son incapacité à mettre en oeuvre le dispositif juridique censé permettre les renvois peut constituer un risque pour la pérennité de l'accord.
Il apparaît donc urgent d'obtenir un déblocage du traitement des demandes d'asile dans les hotspots grecs, en privilégiant désormais l'examen des demandes au fond, dès lors que sont essentiellement concernés des migrants économiques (Pakistanais, Afghans, Maghrébins, Iraniens, et même Africains).
Cela implique de renforcer les capacités de l'EASO en lui fournissant les experts qu'elle demande, au besoin en formant des volontaires, afin d'être en mesure de soutenir davantage le service grec de l'asile.
b) Mettre en oeuvre rapidement l'aide humanitaire prévue
Il s'agit de remédier aux difficultés de mise en oeuvre de l'aide humanitaire débloquée pour aider la Grèce à gérer la crise migratoire, les problèmes de coordination, notamment entre les autorités grecques et les ONG, devant être résolus afin que le versement effectif de l'aide et l'amélioration de la situation des migrants qui pourra en découler ne soient pas retardés.
Une priorité doit être, à cet égard, la mise à l'abri dans des conditions décentes des 2 200 mineurs isolés recensés , pour lesquels de nouveaux hébergements doivent être rapidement ouverts.
La problématique des mineurs non accompagnés se retrouve dans tous les mouvements migratoires observés actuellement (selon le HCR, plus de 13 000 mineurs non accompagnés sont arrivés en Italie entre janvier et juillet 2016, en augmentation de 116% par rapport à 2015) et appelle la mise au point de solutions de prise en charge adaptées.
Une autre priorité est d'augmenter les capacités d'accueil dans les hotspots et sur le continent et de préparer les camps à l'arrivée de l'hiver (remplacement des tentes par des préfabriqués...).
c) Tenir compte de la situation de crise humanitaire dans la négociation de la dette grecque
La situation économique de la Grèce, les efforts considérables qui lui sont demandés pour rembourser la dette publique, la mettent dans l'impossibilité d'engager de nouvelles dépenses pour améliorer son administration ou faire face à la crise humanitaire avec ses propres moyens. Cette situation a amené paradoxalement l'UE à mobiliser en Grèce des moyens consacrés à l'aide humanitaire hors de l'Union. Il apparaît donc souhaitable que cette situation soit prise en compte dans l'évolution du remboursement de la dette grecque.
d) Améliorer le contrôle des frontières et la lutte contre les passeurs
Le contrôle des frontières maritimes et terrestres de la Grèce doit être renforcé afin de dissuader la reprise de l'activité des organisations de passeurs. Un déploiement plus important de Frontex sur ces segments, à l'instar de celui qui vient d'être réalisé à la frontière bulgare, pourrait être envisagé.
Cette mesure doit aller de pair avec la poursuite des actions visant à démanteler les filières des trafiquants et leurs multiples activités (traite, fraude documentaire), avec le concours d'Europol.
e) Mettre en oeuvre véritablement le plan de relocalisations
Le soutien à la Grèce passe aussi, s'agissant des demandeurs d'asile « d'avant le 20 mars », par l'accélération de la mise en oeuvre des relocalisations. Si la France honore ses engagements en la matière, tel n'est pas le cas de tous les États membres, le contexte (fronde des pays de Visegrad, référendum en Hongrie..) n'étant malheureusement pas favorable à cet objectif.
f) Soutenir les retours volontaires
Il serait également opportun de soutenir davantage les retours volontaires qui constituent un dispositif intéressant pour les migrants dits économiques.
Lors d'un entretien avec une délégation de votre mission, M. Daniel Esdras, directeur de l'Organisation internationale pour les migrations (OIM) en Grèce, a fait valoir le double avantage qu'il présente, tant pour les migrants, auxquels il offre l'opportunité de construire un projet dans leur pays d'origine, que pour le pays d'accueil, le coût d'un retour volontaire étant moindre que celui d'un retour forcé.
Il permet également de contourner les difficultés à faire réadmettre les migrants irréguliers par des États comme le Pakistan ou l'Algérie.
Il est donc tout à fait regrettable qu'en raison de difficultés d'ordre administratif liées à la transformation de la nature juridique des fonds de la DG HOME, la Grèce, à l'instar d'autres États membres, n'ait pu bénéficier en 2015 d'un programme de soutien européen aux retours volontaires, au moment où elle en avait le plus besoin. Si les choses se présentent de manière plus satisfaisante en 2016 (4 712 retours volontaires au 6 octobre 2016), ce passage à vide s'est traduit par une diminution très nette des retours, de 7 350 en 2014 à moins de 3 800 en 2015.
Le versement par la France d'une aide bilatérale à la Grèce en faveur du retour volontaire (à l'image de ce que fait le Royaume-Uni) serait donc tout particulièrement bienvenu.