N° 35
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2016-2017
Enregistré à la Présidence du Sénat le 13 octobre 2016 |
RAPPORT D'INFORMATION
FAIT
au nom de la mission d'information (1) sur l' intérêt et les formes possibles de mise en place d'un revenu de base en France,
Par M. Daniel PERCHERON,
Sénateur.
(1) Cette mission d'information est composée de : M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président ; M. Daniel Percheron, rapporteur , M. Dominique de Legge, Mmes Chantal Deseyne, Frédérique Espagnac, Annie David, MM. Michel Amiel, Jean Desessard, vice-présidents ; MM. Pierre Camani, Daniel Chasseing, René Danesi, Serge Dassault, Mmes Élisabeth Doineau, Nicole Duranton, MM. Jean-Pierre Grand, Jean-François Husson, Éric Jeansannetas, Jean-Baptiste Lemoyne, Mmes Marie-Noëlle Lienemann, Anne-Catherine Loisier, Patricia Morhet-Richaud, M. Robert Navarro, Mme Christine Prunaud, M. Yves Rome, Mme Patricia Schillinger, MM. Alain Vasselle, Yannick Vaugrenard. |
AVANT-PROPOS
Mesdames, Messieurs,
Notre pays peut s'enorgueillir d'être l'un de ceux qui offrent l'un des niveaux de protection sociale les plus élevés au monde. La Nation, par le jeu de l'impôt ou des cotisations sociales, y consacre aujourd'hui 690 milliards d'euros, soit un tiers de son produit intérieur brut.
Pourtant, personne n'oserait soutenir que notre modèle d'assistance sociale n'est pas perfectible. Il laisse encore au bord du chemin nombre de nos concitoyens, comme en témoigne la persistance d'un taux de pauvreté représentant 14,1 % de la population française, soit 8,8 millions de personnes. Il existe encore - et la crise économique que nous connaissons depuis 2008 a accentué le phénomène - des gens qui, dans notre pays, ne peuvent satisfaire sans soutien leurs besoins élémentaires.
Notre système d'assistance et de protection s'est sans conteste développé et perfectionné depuis 1945, de sorte que nous n'avons jamais été autant protégés, ce dont doutent pourtant de plus en plus nos concitoyens. Sa relative impuissance à lutter efficacement contre la persistance de « poches territoriales » dans lesquelles la pauvreté reste particulièrement prégnante l'explique en partie. De plus, en se perfectionnant et se complexifiant, il a lui-même généré des phénomènes d'angles morts, qui se traduisent notamment par ce que l'on désigne couramment comme le « non-recours » des bénéficiaires potentiels, dépassés par les obligations administratives diverses mises à leur charge pour l'obtention effective de prestations auxquelles ils sont pourtant éligibles ou qui craignent plus simplement la stigmatisation de leur situation.
Ce système n'échappe pas non plus à la critique de son inefficacité à faire sortir durablement ses bénéficiaires de l'exclusion, en contribuant parfois à les enfermer dans un cercle vicieux de l'aide sociale. Il crée des situations dans lesquelles l'articulation des différents dispositifs n'incite pas réellement à la reprise d'activité, avec pour effet de renforcer la stigmatisation dont les bénéficiaires peuvent faire l'objet : déjà déconsidérés, car jugés incapables de subvenir eux-mêmes à leurs besoins, ils sont alors accusés de refuser d'exercer - si ce n'est même de rechercher - un travail et de passer ainsi de l'assistance à l'assistanat .
Ce système élaboré doit d'autant plus être questionné dans une société qui voit les modalités d'exercice et d'occupation des emplois fortement évoluer sous l'effet d'une crise économique dont elle peine à sortir et d'une mutation profonde de ses structures et de ses repères en raison de la révolution numérique.
La figure de l'emploi change, celle des travailleurs également. L'exercice de certains métiers se trouve bouleversé par l'automatisation d'un nombre grandissant de tâches plus ou moins répétitives et, plus généralement, par la substitution de la machine à l'individu pour les tâches pour lesquelles l'avantage comparatif de l'homme sur le robot disparaît. Par ailleurs, le salariat reste le mode prépondérant de la relation de travail, mais il subit les coups de boutoirs de l'« externalisation » et, pour reprendre une expression à la mode, de l'« uberisation ».
Dans ce contexte, une idée ancienne ressurgit depuis quelques années dans le débat public : le revenu de base . Sous ses diverses appellations (allocation universelle, revenu inconditionnel...) - qui cachent parfois des différences profondes de modèle - il s'agirait d'accorder de manière inconditionnelle à chaque membre de la société une dotation monétaire qui constituerait un « socle de protection minimal ». Il serait, pour ses promoteurs, « la » réponse, non pas seulement aux malfaçons de notre système actuel de protection et d'assistance, mais aussi aux mutations profondes de notre société et de notre rapport au travail et à la richesse.
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Souvent, dans le débat sur le revenu de base, l'utopie n'est pas loin, qu'elle vise à libérer l'individu de la mainmise de l'État sur son existence ou à briser les chaînes qui l'obligent à exercer un travail qui assure davantage sa simple survie économique que son épanouissement individuel... Pour autant, depuis une vingtaine d'années, la réflexion sur le revenu de base est devenue plus technique, réaliste et rationnelle, de sorte que, sans perdre de vue la réalisation d'un objectif de société, les propositions sont devenues plus tangibles, s'appuyant sur une analyse macro-économique, financière et juridique plus pertinente.
C'est pourquoi le groupe socialiste et républicain du Sénat a entendu se saisir de cette question qui dépasse largement notre seul pays , comme en témoignent les réflexions plus avancées d'autres États de l'Union européenne. Il a en conséquence exercé le droit reconnu à chaque groupe politique sénatorial, en application de l'article 6 bis du Règlement de notre assemblée, de solliciter la création d'une mission commune d'information sur l'intérêt et les formes possibles d'un revenu de base en France.
La Conférence des présidents du 11 mai 2016 a pris acte de cette démarche et, lors de sa séance du 18 mai 2016, le Sénat a désigné, à la proportionnelle des groupes, les vingt-sept membres de la mission. Celle-ci, qui s'est constituée le 31 mai 2016, a élu notre collègue Jean-Marie Vanlerenberghe à sa présidence et, conformément à la demande du groupe socialiste et républicain, confié le rapport à l'un des membres de ce groupe politique.
La constitution de la mission dans les dernières semaines de la session ordinaire 2015-2016 l'a conduite à réaliser ses travaux dans des délais très resserrés, entre juin et septembre 2016 . Elle n'en a pas moins été en mesure de réaliser 43 auditions ou entretiens - en formation plénière 1 ( * ) , en formation « président/rapporteur » ouverte aux membres de la mission ou à l'occasion de déplacements - ayant permis d' entendre 99 personnes , et d'entreprendre deux déplacements d'une délégation de quatre membres en Finlande , puis aux Pays-Bas . Elle a également reçu plusieurs contributions écrites ainsi qu'une quarantaine de contributions d'internautes par le biais du site participatif ouvert à cet effet sur les pages internet de la mission 2 ( * ) .
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Dans le cadre de ses travaux, la mission a souhaité d'abord mieux explorer une notion dont beaucoup se prévalent en lui donnant cependant une acception, des objectifs et des modalités très divers, sinon irréconciliables . Car la grande plasticité du concept de revenu de base explique certainement en partie son engouement actuel . Des personnes ou des organisations que leurs buts ou leur philosophie devraient opposer se retrouvent ainsi à défendre une notion apparemment commune, sans pour autant partager suffisamment pour parler d'un projet commun.
Qu'est-ce que le revenu de base, en définitive ?
Les points de convergence entre les différents tenants de cette notion portent sur deux éléments.
Il s'agit, d'une part, d'un revenu versé inconditionnellement : en ce sens, pour le percevoir, il ne faudrait pas satisfaire à une quelconque exigence tenant, notamment, à la situation financière des intéressés. Il sort donc de la logique actuelle des minima sociaux, puisqu'il s'agirait d'un « socle » qui serait garanti et dont pourrait bénéficier toute personne, quel que soit son niveau de revenu, du plus pauvre au plus aisé. Le revenu de base va donc au-delà d'une simple fusion des minima sociaux actuels qui s'adaptent au statut de leurs bénéficiaires : leur niveau de revenus, leur âge ou leur handicap. En ce sens, il se distingue donc du « revenu socle » préconisé en avril 2016 par M. Christophe Sirugue, alors parlementaire en mission 3 ( * ) , du système d'allocation « unique » mis en place au Royaume-Uni et promu par certains think tanks , ou du « revenu minimum garanti » évoqué très récemment par le Premier ministre.
D'autre part, il s'agit d'un revenu universel et individuel : il bénéficierait ainsi à chaque individu, indépendamment de sa situation familiale. Enfin, compte tenu de cette individualisation, il serait en principe identique pour chaque individu.
Au-delà de ces deux traits généraux, les propositions de revenus de base sont multiples et les réponses à certaines questions centrales sont variées :
- quel « individu » pourrait bénéficier du revenu de base ? Certains proposent de verser ce revenu dès la naissance, le cas échéant avec un montant réduit ; d'autres envisagent de n'en faire bénéficier que les personnes en âge de travailler (à partir de 16 ans) ou à compter de la majorité légale. La question de savoir si cet « individu » doit être un citoyen - au sens d'un ressortissant détenant la nationalité française -, un résident légal ou un résident fiscal reste également très ouverte ;
- quelle forme devrait prendre ce revenu ? Deux courants s'affrontent sur ce point. D'un côté, les tenants du revenu de base stricto sensu , qui le conçoivent comme une allocation monétaire, versée à tous et qui serait soumise à l'impôt dès le premier euro. De l'autre, ceux qui préconisent de recourir à la technique de « l'impôt négatif » ou du crédit d'impôt : en dessous d'un certain seuil, l'individu se verrait verser une somme ; au-dessus, il serait redevable de l'impôt ;
- quel montant et, partant, quels effets de substitution par rapport aux minima sociaux actuels ce revenu devrait-il avoir ? Cette question est sans doute la plus débattue, et la plus cruciale, puisqu'elle met en cause la philosophie même du dispositif. S'agit-il seulement d'une forme inconditionnelle de minima sociaux qui doit, avant tout, permettre de lutter contre la grande pauvreté ? Dans ce cas, un niveau de 500 euros est souvent avancé. S'agit-il aussi d'apporter une réponse à la situation des « travailleurs pauvres », c'est-à-dire ceux qui, malgré des compléments de revenus autres que le RSA, restent sous le seuil de pauvreté ? Dans une telle hypothèse, un montant de 700 à 1 000 euros est en général préconisé. Mais, en ce cas, est souvent mis en exergue le risque d'un phénomène de désincitation au travail, qui constitue la critique la plus récurrente contre l'idée même d'un revenu de base ;
- enfin, comment devrait-on financer ce revenu qui, quelle que soit sa forme ou ses modalités, impliquera nécessairement une mobilisation des finances publiques ? L'universalité du revenu de base induit en effet un élargissement du champ des bénéficiaires actuels des minima sociaux et, quand bien même un montant de revenu de base équivalent à celui du RSA serait retenu, un financement supplémentaire devrait en tout état de cause être trouvé. Sur ce point, les propositions alternent entre un financement « classique », par l'impôt, et un financement plus « innovant », par la technique de l'accroissement monétaire ou quantitative easing . Parmi les tenants du financement par l'impôt, certains entendent favoriser l'impôt sur le revenu - selon des modalités divergentes : flat tax , pour les uns ; impôt progressif, pour les autres - tandis que d'autres prônent un financement par des taxes sur la consommation - actuelles, comme la TVA, ou à imaginer.
Dans le même temps, la mission a voulu conduire ses travaux sous le signe de la responsabilité.
Elle a donc largement entendu les promoteurs du revenu de base, qui ont pu lui exposer leurs projets, mais également ses opposants. Si le revenu de base connaît un engouement réel, il reste en effet un sujet de débats d'où aucun consensus ne peut naître tant sa mise en oeuvre concrète impliquerait une modification en profondeur de nos schémas actuels, sans pour autant que ses avantages par rapport à ceux-ci soient réellement démontrés.
Consciente de l'enjeu théorique que constitue l'introduction d'un revenu de base, la mission a voulu se garder d'entrer dans l'utopie, pour privilégier la voie du réalisme . Elle estime que le revenu de base ne doit ni être diabolisé, ni être porté aux nues comme la seule réponse pertinente aux angles morts de notre système de protection sociale ou aux évolutions majeures de notre société. Le revenu de base n'en constitue pas moins, selon elle, un concept porteur de potentialités qu'il convient d'explorer véritablement.
Elle s'est donc attachée à ne retenir que les propositions de revenu de base qui lui semblaient les plus à même d'être mises en oeuvre dans un futur qui ne saurait avoir un caractère immédiat. À un « grand soir » des minima sociaux ou une révolution immédiate de la relation de notre société à la création de la richesse - dont personne n'est en mesure de prévoir raisonnablement les effets futurs sur la cohésion sociale et sur l'économie - elle a donc préféré s'engager dans une démarche pragmatique .
Aussi la mission ne préconise-t-elle pas la mise en place d'un revenu de base en France, même si, à un horizon de dix ou vingt ans, la voie d'une introduction graduelle pourrait être envisagée. En revanche, elle juge indispensable de mener dès aujourd'hui une expérimentation, dans des territoires volontaires, de plusieurs modalités d'un revenu de base.
En effet, les études prospectives sur le revenu de base en France restent encore purement théoriques. Les modélisations mathématiques existantes permettent certes de disposer de données scientifiques permettant d'évaluer certains effets potentiels de la mise en oeuvre d'un dispositif de revenu de base, mais les incidences sociologiques et comportementales du revenu de base ainsi que ses avantages réels en termes de lutte contre la pauvreté et l'exclusion, d'aide aux travailleurs pauvres ou d'accompagnement à la mutation de l'approche de la relation de travail ne peuvent être déterminés que de manière empirique. Or, les expériences étrangères menées à ce jour de dispositifs pouvant être qualifiés de revenu de base n'apparaissent pas assez probantes et s'intègrent en outre souvent dans des contextes sociaux, économiques et culturels très différents de la société française, de telle sorte qu'elles ne peuvent, à elles seules, fournir une quelconque assurance des incidences véritables de son introduction en France.
Au surplus, l'importance des besoins en financement d'un revenu de base impliquerait nécessairement une réforme profonde de notre système socio-fiscal dans laquelle il conviendrait de ne s'engager que si, préalablement, le revenu de base a fait la preuve dans nos territoires des vertus qu'on veut bien lui prêter.
Dès lors, la mission commune d'information préconise la mise en place d'une expérimentation - à l'instar de ce qui a été fait pour la mise en place du RSA ou de ce qui est en cours pour l'initiative « Territoires zéro chômeur de longue durée » - dans certains départements volontaires, de modalités de revenus de base différentes pour en tester les effets sur les bénéficiaires.
La mission n'entend nullement présager des suites à donner à l'expérimentation qu'elle préconise. Elle insiste sur la nécessité d'une réelle évaluation aux plans économique et social des résultats obtenus dans les territoires d'expérimentation. Ce n'est qu'à son terme qu'il conviendra de déterminer dans quelle mesure, au regard des résultats empiriques récoltés et analysés scientifiquement, la preuve de l'avantage comparatif d'un revenu de base en France par rapport aux systèmes actuels justifie son éventuelle généralisation. Cette généralisation impliquera alors nécessairement que soit déterminé le mode de financement le plus efficace au niveau national.
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* 1 Ouvertes au public et à la presse, et ayant en partie fait l'objet d'une captation vidéo et d'une retransmission sur le site http://videos.senat.fr.
* 2 http://www.senat.fr/commission/missions/revenu_de_base_en_france/index.html
* 3 Repenser les minima sociaux - Vers une couverture socle commune , rapport au Premier ministre, avril 2016.