C. UNE ÉPREUVE POUR L'UE

1. Le principe de libre-circulation remis en cause

Depuis septembre 2015, huit Etats membres de l'espace Schengen (Belgique, Danemark, Allemagne, Hongrie, Autriche, Slovénie, Suède et Norvège) ont rétabli unilatéralement des contrôles aux frontières intérieures en relation avec la crise migratoire - la France l'ayant fait, quant à elle, dans le cadre de la lutte contre le terrorisme à la suite des attentats de Paris en novembre 2015 - mettant à mal le principe de libre circulation qui est au fondement de la construction européenne.

Si les articles 23 à 25 du code frontières Schengen prévoient bien la possibilité de dérogations temporaires, ne pouvant excéder six mois, le maintien dans la durée de ces contrôles a fait courir le risque d'une remise en cause définitive des règles applicables au point que certains ont évoqué la « mort de Schengen » ou avancé l'idée d'un « mini-Schengen » 40 ( * ) composé de plusieurs Etats membres.

En recourant à la disposition prévue par l'article 26 du Code Frontières Schengen, l a Commission européenne s'est efforcée de faire entrer dans un cadre légal les mesures unilatérales prises par les Etats membres.

L'article 26 du code frontières Schengen

Le mécanisme prévu à l'article 26 du code frontières Schengen permet d'autoriser les contrôles à certaines frontières intérieures pour des périodes de six mois renouvelables, pendant une durée maximale de deux ans, en cas de manquements graves constatés en matière de gestion de frontières extérieures

Il a été mis en oeuvre en 2016 eu égard à la situation en Grèce . Après avoir constaté le 2 février un certain nombre de manquements de la part de cet Etat, la Commission européenne a d'abord adopté, le 12 février 2016, une recommandation visant à y remédier et permettant au Conseil de prolonger les contrôles temporaires en cas de persistance des dysfonctionnements au-delà de trois mois.

Se fondant sur une nouvelle recommandation de la Commission du 4 mai 2016, le Conseil a autorisé, le 12 mai dernier, la prolongation des contrôles temporaires et proportionnés aux frontières intérieures de l'UE dans le cadre des questions migratoires . L'Autriche, l'Allemagne, le Danemark, la Suède et la Norvège sont ainsi autorisés à maintenir pendant six mois des contrôles temporaires et proportionnés, sur des tronçons spécifiques de leurs frontières pendant une durée maximale de six mois.

Pour autant , l'atteinte qui a été portée à l'espace Schengen est grave sur le plan des principes , puisqu'elle touche à la libre circulation des personnes au sein de l' UE, et ne serait pas, si elle durait, sans conséquence d'un point de vue économique .

La Commission européenne a rappelé, à cet égard, que le rétablissement complet des frontières à l'intérieur de l'espace coûterait entre 5 et 18 milliards d'euros par an 41 ( * ) , du fait du renchérissement du coût de transport des marchandises, de l'impact sur les travailleurs frontaliers, de la baisse de la fréquentation touristique et des frais administratifs liés au renforcement des contrôles.).

L'initiative prise récemment par l'Autriche de construire un mur anti-migrants à sa frontière avec l'Italie pour renforcer les contrôles au niveau du col du Brenner constitue un nouveau coup porté au principe de libre-circulation . Si elle est menée à terme, cette menace aura à n'en pas douter des conséquences économiques importantes, s'agissant du passage le plus emprunté (2 millions de poids lourds par an) entre le nord et le sud des alpes, mais également un impact politique significatif car il s'agirait pour la première fois d'une barrière physique érigée volontairement au sein même de l'espace Schengen.

2. L'affirmation de nouveaux clivages
a) Une nouvelle fracture est-ouest ?

A la faveur des débats autour de la proposition de la Commission européenne d'instaurer un mécanisme contraignant de répartition des demandeurs d'asile (quotas) s'est constitué un « front du refus », composé des pays du groupe de Visegrad (Pologne, Hongrie, République tchèque, Slovaquie) rejoint par la Roumanie, contribuant à l'émergence d'un nouveau clivage est-ouest au sein de l'UE 42 ( * ) .

Les raisons de ce refus de participer à l'effort d'accueil des réfugiés sont d'abord à rechercher dans l'homogénéité ethnique et culturelle de ces pays et leur absence de tradition migratoire , à leur fermeture durant l'ère soviétique et à la faible attractivité de leur marché du travail depuis leur entrée dans l'UE.

Ces spécificités expliquent le sentiment de crainte et de rejet qui prévaut majoritairement dans ces pays vis-à-vis des populations extra-européennes , qui sont vues comme une menace identitaire, sécuritaire et économique. Les sociétés d'Europe centrale et orientale ont, en outre, une vision assez négative des effets de cette immigration en Europe occidentale et du multiculturalisme qui lui est associé.

Soulignons également que, pour les mêmes raisons, ces pays ne disposent pas de capacités (administratives, associatives ou d'hébergement) semblables à celles que possèdent les pays d'Europe occidentale.

Enfin, cette réaction est aussi liée à une posture politique particulière de ces pays qui ont longtemps subi des atteintes à leur souveraineté, consistant à manifester haut et fort leur désaccord et à refuser de se voir imposer tout ce qui peut s'apparenter à un « diktat ».

Il convient toutefois de souligner que les débats et manifestations de rejet suscités par l'afflux de migrants ne sont pas l'apanage des pays de l'est de l'Europe mais qu'ils traversent l'ensemble des sociétés européennes .

Par ailleurs, les réactions des pays de l'est ne sont pas toutes identiques . Ainsi les pays baltes n'ont pas contesté le dispositif des relocalisations. De même la Pologne, après s'y être opposée, a finalement accepté d'y participer, faisant prévaloir son engagement européen sur ses enjeux de politique intérieure.

b) Un leadership allemand conforté contrastant singulièrement avec l'effacement français

Cette crise a confirmé le leadership de l'Allemagne en Europe , qui s'était déjà manifesté lors de la crise de l'euro et de la crise grecque, même si, en l'espèce, il s'agit plutôt d'un leadership par défaut, assumé en réaction à une certaine passivité de ses partenaires européens.

Ce leadership s'est exprimé à deux moments.

Dans un premier temps quand, à la fin de l'été 2015, la chancelière allemande a pris la décision unilatérale de s'affranchir des règles de Dublin en ne renvoyant pas les demandeurs d'asile qui se présenteraient en Allemagne. Son « Wir schaffen das » ainsi été reçu comme un message de bienvenue contribuant, il faut l'admettre, à nourrir le flux des arrivées en Europe.

Puis lorsque, débordée par celui-ci et laissée seule face au problème, elle a pris l'initiative de négociations avec le premier ministre turc, qui débouchent sur l'accord signé le 18 mars 2016 entre l'UE et la Turquie.

Ce leadership allemand dans la gestion de la crise des réfugiés reste cependant dépourvu d'effet d'entraînement, l'Allemagne ne parvenant pas à obtenir l'adhésion de ses partenaires, notamment d'Europe centrale.

Il pose, par ailleurs, la question de la relation franco-allemande , qui s'était pourtant réaffirmée depuis 2014 à l'occasion de la gestion de la crise ukrainienne, à travers les accords de Minsk et le format de Normandie.

3. Des opinions publiques dans le doute

Cette crise a aussi entraîné aussi, dans une partie de l'opinion publique, un sentiment de rejet à l'égard des migrants et une forme de radicalisation politique .

Dans tous les pays européens, l'idée d'un caractère incontrôlé des flux de migrants et les peurs qu'il suscite, sur le plan tant sécuritaire (risque d'infiltration des flux par des terroristes, avéré depuis les attentats de Paris du 13 novembre 2015) ou sociétales (notamment depuis les agressions sexuelles commises dans plusieurs villes d'Allemagne et notamment à Cologne, le 31 décembre 2015, par des migrants) sont instrumentalisées par les partis autoritaires, extrémistes ou populistes qui ont le vent en poupe.

Tel est le cas en Hongrie , où la popularité de Viktor Orban, qui a fait construire un mur anti-migrants à la frontière avec la Serbie, est au plus fort, en Pologne où le parti conservateur Droit et Justice de Jaroslaw Kaczynski revient au pouvoir fin 2015 en portant un discours anti-migrants, en Slovaquie où un parti néonazi est récemment entré au Parlement ou encore en Croatie , avec le retour au pouvoir de la droite nationaliste HDZ.

Cette tendance se manifeste également en Europe de l'ouest : en Allemagne, où la progression rapide du nouveau parti d'extrême droite AfD s'est fondée sur la crise migratoire, de même que celle, en Suède, du parti fasciste des Démocrates suédois. En Autriche, le Parti de la liberté (FPO) a bien failli remporter les élections présidentielles de mai 2016. La crise des migrants a également contribué à la renaissance du Parti populaire danois, de la Ligue du Nord en Italie ou encore du parti pour la liberté (PVV) aux Pays-Bas. Le rôle des migrations (intra-européennes cette fois-ci) a été déterminant dans le sens du vote britannique au référendum du 23 juin dernier.

L'hostilité des opinions publiques conduit certains gouvernements à modifier leur politique d'accueil des migrants dans un sens plus restrictif et à revenir sur des droits qui leur avaient été accordés.

Le Danemark a ainsi procédé à une réforme du droit d'asile permettant la confiscation des biens de valeur détenus par les migrants et durcissant fortement le droit au regroupement familial.

La rhétorique anti-migrants débouche aussi parfois sur des actions violentes dirigées contre ceux-ci, cette dérive xénophobe étant notamment incarnée par le mouvement des patriotes européens contre l'islamisation de l'Europe (Pegida) créé en 2014 en Allemagne.

Le raidissement de l'opinion que l'on observe depuis cette crise est pour partie lié au sentiment d'une perte de contrôle des autorités à l'égard de la situation et de leur absence de stratégie face à la crise, mais aussi à la crainte de difficultés d'intégration s'agissant de populations de cultures différentes.


* 40 Envisagé en novembre 2015 par le ministre néerlandais des Finances Jeroen Dijsselbloem, ce projet, consisterait à instaurer des contrôles aux frontières d'un groupe d'Etats d'Europe occidentale (l'Autriche, l'Allemagne, la Belgique, le Luxembourg et les Pays-Bas) afin de mieux contrôler les flux de réfugiés et de migrants.

* 41 « Back to Schengen, a roadmap », communication de la Commission européenne du 4 mars 2016.

* 42 « Crise des réfugiés, une nouvelle fracture est-ouest en Europe ? » M. Lukas Macek, directeur du campus européen - Europe centrale et orientale de Sciences Po Paris, Entretien d'Europe n° 88, 26 octobre 2015, Fondation Robert Schuman.

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