EXAMEN EN COMMISSION

Réunie le mercredi 13 juillet 2016, la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, sous la présidence de M. Jean-Pierre Raffarin, président, a procédé à l'examen du rapport de MM. Jacques Gautier et Daniel Reiner, co-présidents du groupe de travail sur le « Bilan des opérations extérieures ».

M. Daniel Reiner , coprésident du groupe de travail « Bilan des opérations extérieures » . - Monsieur le Président, mes chers collègues, M. Gautier et moi-même nous efforcerons d'être aussi synthétiques que possible, pour laisser place au débat.

Si notre commission nous a chargés de dresser un bilan des opérations extérieures, les OPEX, c'est parce que le nombre d'opérations en cours, extérieures et intérieures, est élevé, et que nos soldats sont employés au-delà de ce que prévoient les contrats opérationnels. Dans ce contexte, nous nous sommes demandé si la France n'en fait pas trop et si nous avons bien fait de lancer toutes les opérations que nous conduisons. Notre idée de départ était d'évaluer les opérations menées ces huit ou dix dernières années, dans l'idée que certaines avaient été bonnes et d'autres moins, que certaines pouvaient être rétrospectivement critiquées - même si la critique rétrospective est facile - et, même, que certaines n'auraient pas dû être entreprises - nous pensions à la Libye.

Chemin faisant, nous avons réalisé qu'évaluer les opérations extérieures était un exercice très difficile, pour lequel il n'existait pas de méthodologie clairement établie. En réalité, il y a de multiples façons d'appréhender les opérations extérieures !

Si nous portons un jugement globalement positif sur les opérations qui ont été conduites, nous émettons aussi certaines critiques, dans un esprit constructif. Ces critiques, sur lesquelles nous insistons avec le souci d'améliorer les choses, ne doivent pas faire oublier le jugement d'ensemble, qui est favorable.

Notre groupe de travail, auquel participaient également Jean-Marie Bockel, Cédric Perrin, Gilbert Roger et Jeanny Lorgeoux, a procédé à deux déplacements en Afrique et à de nombreuses et longues auditions de représentants des ministères de la défense et des affaires étrangères, ainsi que d'organismes internationaux.

Il s'agit d'un travail de parlementaires - nous ne sommes pas des experts militaires -, et de parlementaires français : je suis sûr que des parlementaires allemands ou américains n'auraient pas travaillé de la même façon. Il expose la vision qu'a le Parlement français des opérations extérieures et de la manière dont il y est associé. Il est destiné à proposer certaines améliorations sur le plan français et à promouvoir cette vision française en Europe et dans le monde.

Nous avons constaté qu'il n'existait pas de définition des opérations extérieures dans notre littérature administrative. Nous nous sommes également aperçus que ces opérations étaient décidées en Conseil de défense et de sécurité nationale par le Président de la République, chef des armées, avant d'être déclinées sur les plans administratif et réglementaire par le ministère de la défense.

Nous nous sommes demandé si toutes nos opérations avaient été menées dans un cadre légal et si toutes les règles éthiques et morales que la France s'est données avaient été respectées. Nous avons conclu par l'affirmative, les opérations entrant dans le cadre d'une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies ou invoquant la légitime défense.

Les contrats opérationnels définis par le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2013 ayant été largement dépassés, nous proposons de les réviser.

Nous avons fait le constat, essentiel du point de vue des militaires, que toutes les opérations ont porté leurs fruits. En d'autres termes, nos opérations extérieures atteignent leur objectif sur le plan militaire. Reste que ces opérations ne résolvent à peu près jamais le conflit : elles sont un levier pour créer les conditions d'un règlement politique, qui fait intervenir d'autres acteurs, en particulier des organismes internationaux.

Ainsi, le but de guerre de l'opération « Sangaris » a été effectivement atteint, mais les problèmes de la Centrafrique ne sont pas pour autant résolus.

De là la nécessité d'une approche globale du règlement des conflits. Or les Livres blancs de 2008 et 2013 faisaient état de progrès à accomplir en ce qui concerne la manière dont la France met en oeuvre cette approche civile et interministérielle. Des progrès ont bel et bien eu lieu, mais on peut encore mieux faire. Au demeurant, ce n'est pas la France seule qui réglera ce problème. Elle aura de toute façon à faire suivre son action par une action internationale.

Nous portons une appréciation mitigée sur la qualité des forces de maintien de la paix de l'ONU ; je pense même qu'il faudrait être sévère dans certains cas. Nous avançons en la matière des propositions qui n'auront évidemment pas d'effets directs, mais qui marqueront que des progrès importants sont possibles.

Il en va de même des forces européennes qui assurent les formations. Celles-ci sont trop longues à se mettre en place et ne sont pas redoutablement efficaces. Il faut dire qu'elles sont parfois dispensées par des officiers qui n'ont jamais fait la guerre. La France doit accompagner autant que possible les progrès nécessaires dans ce domaine.

Une marge de progression existe aussi en ce qui concerne l'approche civile et les organismes chargés de ce travail. Nous avons mobilisé de gros moyens dans un certain nombre de pays, mais peut-être pas toujours de manière intelligente et cohérente.

Le coût des OPEX, 1 milliard d'euros par an, n'est pas considérable. Il fait l'objet d'une prise en charge interministérielle, il ne représente que 0,24 % du budget de l'Etat, mais plus de 3% du budget de la défense. Ce financement interministériel doit être conservé, peut-être même amélioré par la prise en compte de nouveaux surcoûts.

Pour ce qui est du contrôle parlementaire, nous sommes satisfaits de la relation entre, d'une part, le ministère de la défense et les états-majors et, d'autre part, les commissions parlementaires, qui sont régulièrement informées et associées. Nous sommes également satisfaits des nouvelles prérogatives conférées au Parlement par la révision constitutionnelle de 2008, mais il est sans doute possible de faire encore mieux. Il n'est pas inutile que le Parlement soit vraiment partie prenante des OPEX, car, si l'opinion publique est généralement favorable à ces opérations, on observe dans certains pays, notamment aux États-Unis et au Royaume-Uni, une forme de fatigue de l'expédition qui pourrait se manifester aussi dans notre pays. Or le maintien du lien avec l'opinion publique passe par le Parlement !

M. Jacques Gautier , coprésident du groupe de travail « Bilan des opérations extérieures ». - Monsieur le Président, mes chers collègues, si nous sommes deux à prendre la parole ce matin, je tiens à signaler que les quatre autres membres du groupe de travail ont également beaucoup travaillé. M. Reiner vous ayant exposé notre constat, je vous présenterai nos propositions, qui, pour les unes, peuvent être mises en oeuvre par la France et, pour les autres, supposent des accords internationaux ou des pressions diplomatiques.

Nos propositions s'ordonnent en neuf catégories, dont les trois premières concernent le niveau français.

Premièrement, nous proposons une remontée en puissance des contrats opérationnels, qui ont été dépassés. Nos forces sont à bout et nos matériels s'usent. L'opération « Sentinelle » ne fait qu'aggraver la situation, nos troupes n'ayant pas le temps de se régénérer et de se préparer. La révision du format et du budget, déjà engagée par le Président de la République, doit donc être poursuivie. Le Président de la République élu l'année prochaine, quel qu'il soit, devra donner à la défense les moyens de nos ambitions. De ce point de vue, nous plaidons, une fois encore, pour que le budget des armées tende vers la norme OTAN de 2 % du PIB dans les années qui viennent.

Deuxièmement, il faut que les décisions prises ces derniers mois se traduisent dès la loi de finances initiale pour 2017. Un contrôle parlementaire très sérieux devra être mené à cet égard. Il faudra nous montrer vigilants, car Bercy a toujours tendance à vouloir revenir sur ce qui a été décidé !

Troisièmement, il faut améliorer le maintien en condition opérationnelle de nos matériels, dont l'usure est plus forte encore en OPEX. Les systèmes de gestion des parcs et de renouvellement des pièces de rechange doivent être modernisés. La France accuse en matière logistique un retard qu'il est nécessaire de combler, notamment en misant sur la numérisation et en établissant des liens plus directs avec les industriels.

Notre quatrième série de propositions se rapporte aux Nations unies. De manière fort diplomatique, M. Reiner a expliqué que nous n'étions pas particulièrement satisfaits de ce qui se passe à ce niveau.

Nous intervenons souvent en premier, seuls ou dans le cadre d'une coalition, pour sauver des vies ou restaurer la sécurité. Nous devons pouvoir, dans un second temps, passer la main à un partenaire capable de mener à bien un travail de stabilisation qui peut être long. On parle à cet égard de bridging operations : nous portons le glaive pour amorcer la stabilisation, avant de passer le relais pour un travail de longue durée.

Pour que cette transmission soit réussie, plusieurs conditions doivent être réunies qui, hélas, ne le sont généralement pas.

D'abord, la capacité opérationnelle des forces des Nations unies ne correspond pas à la réalité des menaces et de l'action qui doit être menée. En effet, on déploie des forces de maintien de la paix dans des zones où la paix n'est pas assurée ; elles sont nécessairement inadaptées aux nécessités du terrain. C'est pourquoi nous proposons d'adapter le mandat des forces des Nations unies en élargissant les possibilités qu'elles ont de mener des actions offensives contre des groupes armés irréguliers. Le mandat de la mission des Nations unies au Mali vient d'être durci, alors que c'est le contraire qui aurait dû se produire : il faut appliquer un mandat dur au départ, puis l'assouplir à mesure que la stabilisation progresse. Les Nations unies font les choses à l'envers, ce qui peut mettre en danger les Casques bleus. Un effort de conviction doit être mené à cet égard vis-à-vis des Nations unies, notamment des membres du Conseil de sécurité.

Ensuite, il faut que les forces onusiennes soient plus robustes et plus efficaces. Le secrétaire général des Nations unies a le projet d'une force permanente de quinze mille hommes. Nous préconisons, nous, au sein de cette force permanente, une force d'intervention rapide permanente de deux mille hommes susceptibles d'être déployés en quelques jours, avec leur équipement, dans une zone en crise. Aujourd'hui, il faut au moins une année aux Nations unies pour se déployer sur un terrain en effectifs pleins, alors qu'il faut agir sans délai !

Les forces des Nations unies sont également trop disparates et mal préparées. On sait bien que, pour certains pays, les missions onusiennes servent à payer les forces armées... Mais ce n'est pas comme cela que l'ONU disposera de forces efficaces et capables de faire respecter leur mandat. Il nous semble qu'il faut identifier, dès avant les conférences de génération de forces, les unités nationales susceptibles d'apporter de la puissance aux forces des Nations unies.

L'ONU doit aussi assurer à ses forces une préparation opérationnelle, en instaurant des cycles de formation. On ne peut pas envoyer sur le terrain des soldats qui n'ont aucune expérience d'un conflit dur ! Cette formation devrait être financée via un fonds spécifique des Nations unies.

Enfin, il convient d'améliorer le lien entre les forces onusiennes déployées et les forces de coercition comme les nôtres. Il est dommage de ne pas mener davantage d'opérations mixtes, alors que les troupes de l'ONU auraient beaucoup à apprendre de nos militaires, notamment sur le plan de l'approche du terrain - je pense en particulier à la capacité de nos soldats à dialoguer avec les populations. De fait, ces troupes tendent souvent à se bunkériser, au point de ressembler davantage à une armée d'occupation qu'à une force au service du développement. À ce sujet, une refonte complète de la pensée est nécessaire.

Notre cinquième proposition concerne l'Europe. Alors que, à cette échelle, nous pourrions disposer de troupes de bon niveau susceptibles d'être projetées, nous voyons bien que, chaque fois qu'on demande à l'Europe de se déployer, le processus est laborieux. Les battle group s doivent être utilisés pour mener des opérations de stabilisation, étant entendu que, si nous voulons mener une action coordonnée, les contingents nationaux ne doivent pas être inférieurs à la compagnie.

La sixième de nos propositions, qui porte aussi sur l'Europe, plaît davantage à nos partenaires qui n'ont pas forcément envie d'opérations durcies. Il s'agit d'améliorer la formation dispensée aux forces étrangères, s'agissant en particulier de la formation au combat. En ce qui concerne la mission EUTM Mali, il faut adopter une vision régionale, en s'ouvrant aux forces armées de l'ensemble du G5 Sahel. Il faut également permettre aux instructeurs européens d'accompagner sur le terrain les troupes qu'ils forment, en liaison avec Barkhane. Des missions mixtes Barkhane-forces locales doivent être menées dans le même esprit. L'Europe doit aussi financer l'équipement, au moins rudimentaire, des militaires qu'elle forme. Songez que, aujourd'hui, elle refuse de financer même les équipements nécessaires à la formation.

En République centrafricaine, il faut qu'EUTM et les Nations unies fassent lever l'embargo dont sont frappées les forces armées de Centrafrique, les FACA. On forme des soldats, mais on n'a pas le droit de les armer ! On ne peut pas continuer ainsi : soit on agit en se donnant les moyens d'être efficace, soit on n'agit pas. Des patrouilles mixtes MINUSCA-FACA doivent être mises sur pied.

Notre septième proposition est la plus importante, du point de vue non seulement français, mais aussi européen et international : il importe de concevoir une approche globale coordonnée pour la résolution des crises.

Comme le chef d'état-major des armées le rappelle volontiers, l'intervention militaire ne règle pas les problèmes, mais elle a un effet de levier. Pour qu'elle porte pleinement ses fruits, elle doit être intégrée à une approche plus large, qui permette d'agir sur les causes profondes de la violence. Le volet civil doit donc être développé, en prévention, en accompagnement et en prolongement des interventions armées. Nous regrettons que le Quai d'Orsay ne dispose pas actuellement dans ce domaine de moyens suffisants de veille, de planification et d'anticipation, même s'il travaille à s'améliorer.

Nous proposons d'élaborer une approche globale coordonnée au niveau français, avant d'essayer de la promouvoir en Europe et dans le monde. Plus précisément, un conseiller chargé des affaires stratégiques, à la présidence de la République, devrait veiller à la présentation d'un volet « approche globale » à chaque stade de décision du Conseil de défense et de sécurité nationale. Il nous semble que le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale est l'acteur légitime pour conduire la politique interministérielle en matière d'approche globale. Nous proposons qu'il s'appuie sur un bras armé : un représentant spécial par théâtre d'opérations, qui serait en mesure d'imposer aux divers ministères concernés la mobilisation des moyens nécessaires à la mise en oeuvre de l'approche globale. Par exemple, si l'on mène une action de type économique, il est évident qu'il faut la protéger. Le représentant spécial, responsable d'un théâtre d'opérations, serait le patron capable de garantir la cohérence d'ensemble de l'action entreprise.

Il nous semble également nécessaire de renforcer les moyens budgétaires alloués à l'accompagnement des opérations extérieures et de la post-crise. Une opération extérieure coûte cher : si l'on est obligé d'y revenir après dix ans, parce que la phase post-militaire a été mal gérée, le coût est beaucoup plus élevé encore !

Il faut aussi augmenter les moyens de l'action civilo-militaire dans les budgets des opérations extérieures. Vous devez savoir que le patron de Barkhane dispose de 300 000 euros pour faire du civilo-militaire, pour un territoire grand comme l'Europe ! Pour valoriser une intervention militaire, il faut pouvoir réaliser tout de suite de petits travaux bénéfiques pour une famille, une tribu ou un village.

Par ailleurs, nous conseillons de recentrer l'assistance et l'aide au développement sur les États fragiles et les États faillis. De mémoire, l'Agence française de développement, l'AFD, ne dispose que de 230 millions d'euros par à répartir entre les 16 pays pauvres prioritaires, soit une quinzaine de millions en moyenne par pays. Il faut investir bien davantage, pour éviter d'avoir à y revenir ! Nous reprenons à notre compte la proposition de nos collègues Henri de Raincourt et Hélène Conway-Mouret consistant à instaurer une facilité de prévention et de sortie de crise gérée par l'AFD. Nous estimons aussi qu'un tiers à la moitié de l'abondement annoncé de 370 millions d'euros des crédits de l'aide au développement devrait être alloué à la gestion post-crise. Il nous paraît également nécessaire d'agir au plan international pour que les bailleurs internationaux reconnaissent que les États fragiles et les États faillis doivent être prioritaires.

J'ai parlé ce matin, de façon caricaturale, d'un « plan Marshall pour la Tunisie ». Nous ne sommes pas militairement présents dans ce pays, même si nous l'accompagnons. L'Europe doit l'aider, notamment en investissant dans son économie, qui est sinistrée, car ce serait un échec s'il venait à exploser !

Enfin, il convient d'évaluer financièrement les dépenses réalisées et d'étudier la possibilité d'un financement interministériel du volet civilo-militaire des OPEX.

Voilà qui me conduit à notre huitième proposition : sécuriser le financement interministériel des OPEX. En particulier, la nomenclature des dépenses prises en charge au titre des surcoûts OPEX devrait inclure certains coûts dérivés, comme ceux liés à l'usure prématurée et à la destruction des matériels. Je pense aussi aux coûts liés aux conséquences humaines de nos opérations. Actuellement, le ministère de la défense supporte seul les coûts spécifiques engagés au titre de l'action sociale. Ces dépenses ne devraient-elles pas être comprises dans l'enveloppe OPEX ?

Notre neuvième série de propositions se rapporte au contrôle parlementaire. Si la Constitution révisée en 2008 permet un contrôle accru et que les ministres comme les chefs militaires jouent parfaitement le jeu, ce qui nous garantit une information maximale, certains progrès sont encore possibles. Ainsi, il convient d'appliquer l'article 4 de la loi de programmation militaire pour la période 2014-2019, qui prévoit un débat annuel sur les OPEX. Il faut aussi que nous, parlementaires, mettions au point une méthodologie plus systématique d'évaluation et de contrôle des opérations extérieures ; nous pourrions aussi désigner un rapporteur permanent, ou plusieurs, qui mèneraient ce travail dans la durée. Peut-être aussi faudrait-il prévoir un rendez-vous parlementaire à des échéances régulières, après celle de quatre mois prévue par la Constitution. Les opérations extérieures sont une responsabilité et entraînent des coûts ; le Parlement ne peut pas en être tenu à l'écart !

M. Christian Cambon . - Je félicite MM. Reiner et Gautier pour le travail excessivement précis qu'ils ont accompli. Le Parlement est tout à fait dans son rôle en se livrant à ce genre d'évaluations, surtout quand 1 milliard d'euros sont en jeu.

Personne n'oublie que la France a des responsabilités particulières, notamment en tant que membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies. D'autre part, notre armée fait face à de nombreuses difficultés liées à l'épuisement physique et moral de nos troupes et à l'usure de nos matériels. Dans ce contexte, notre commission doit porter haut et fort les observations et les recommandations de nos collègues.

Je conçois tout à fait qu'on respecte l'esprit et la pratique de la Constitution de 1958 : c'est au chef de l'État d'assumer ses responsabilités. Reste qu'il y a des limites : souvenons-nous que nous avons appris l'envoi de Rafales en Irak en lisant Le Parisien ... Bien souvent, dans les réunions d'information organisées à Matignon, on entend ce qu'on a déjà lu dans le journal. Un effort doit donc être mené pour renforcer l'information du Parlement et ses procédures de contrôle. Il ne s'agit pas d'embêter les militaires, mais de jouer pleinement notre rôle à l'égard d'opérations qui engagent nos finances et la vie de nos hommes. Presque tout le monde a oublié que près de 120 militaires français sont morts dans les conflits de l'ex-Yougoslavie ! En particulier, le contrôle parlementaire doit s'exercer tout au long de la durée d'une opération extérieure.

Par ailleurs, il est essentiel d'améliorer le lien avec l'aide au développement. Si l'on ne lutte pas contre les causes des difficultés et des guerres, la violence sera sans fin ! Or la coordination est aujourd'hui insuffisante entre le ministère de la défense et celui des affaires étrangères. Que reste-t-il aujourd'hui de la conférence de Lyon sur le Mali ? Quand nos militaires risquent leur vie sur un terrain, il faut que les actions suivent en matière, notamment, de santé publique, d'enseignement et de formation des forces de sécurité.

Le travail mené par nos collègues est tout à fait excellent. Il faudrait qu'il donne lieu à de véritables recommandations de notre commission, qui feraient honneur au travail parlementaire dans le domaine de la défense.

M. Yves Pozzo di Borgo . - Nos troupes sont engagées, je crois, en vingt-huit ou vingt-neuf points du monde. J'aimerais savoir quel est le statut juridique de chacune de ces interventions : lesquelles sont des OPEX, lesquelles sont menées dans le cadre de l'ONU et lesquelles dans le cadre de la politique de sécurité et de défense commune ?

Je voudrais également savoir à quelles opérations l'article 35 de la Constitution est applicable. De façon générale, je trouve que le Parlement devrait débattre plus régulièrement, non seulement en commission, mais aussi en séance publique, d'interventions qui mettent en jeu la vie de nos soldats.

Par ailleurs, monsieur le président, il me semble que l'intransigeance dont fait preuve le service juridique de la Commission européenne pour s'opposer au financement d'actions de formation fait partie des sujets sur lesquels le groupe de suivi du Brexit, qui tiendra sa première réunion tout à l'heure, devrait engager la réflexion.

Mme Nathalie Goulet . - La désignation d'un représentant spécial par théâtre d'opérations est excellente idée. Il faut que ce représentant, sur le choix duquel les commissions parlementaires devraient pouvoir se prononcer, dispose de compétences larges et de vrais moyens de contrôle, car tout se tient. Son rattachement à un terrain particulier évitera l'éparpillement, qui est un travers fréquent.

Par ailleurs, les auteurs du rapport ont-ils réfléchi à une clé de répartition financière à l'échelle européenne ? En effet, lorsque la France engage ses troupes et ses moyens, il serait juste qu'elle soit soutenue d'une manière ou d'une autre par ses partenaires, dont elle assure la sécurité.

J'observe qu'il n'a pas du tout été question de l'OTAN, alors que la coordination doit se faire aussi avec les troupes de l'OTAN.

Enfin, il faudrait faire respecter la disposition de la Charte des Nations unies aux termes de laquelle chaque pays doit fournir un contingent de troupes.

M. Joël Guerriau . - J'ai trouvé les interventions très intéressantes, elles donnent envie de lire le rapport dans le détail.

Dans son introduction, Daniel Reiner a posé un certain nombre de questions - en faisons-nous trop ? Nos interventions sont-elles toutes légitimes ? Les résultats sont-ils satisfaisants ? - puis il a glissé le nom de la Libye. J'aimerais donc entendre le point de vue des rapporteurs à ce sujet. Fallait-il intervenir dans ce pays, le résultat a-t-il été à la hauteur de nos attentes ?

D'une manière générale, pour ce qui concerne la légitimité de nos actions en Afrique, lorsque l'on considère l'apport de ce continent à l'Europe et le nombre d'Africains morts pour défendre nos valeurs et notre liberté - nous célébrons actuellement le centenaire de la Guerre de 1914-1918 -, il me semble légitime et naturel que, en contrepartie, nous intervenions sans la moindre hésitation sur des territoires en danger ou en difficulté et qui sont victimes d'exactions. Il n'y a donc pas, à mon sens, de problème en la matière ; au contraire, c'est un devoir pour nous.

Cela dit, il y a deux types d'interventions possibles, les interventions avec troupes au sol et les autres, dont l'opération en Libye faisait partie. Ensuite, les interventions au sol connaissent deux moments. Il y a d'une part la phase offensive, comme celle du Mali, où nous nous sommes trouvés dans la situation d'un conflit entre blocs ou entre groupes armés, auxquels il fallait faire face. D'autre part, une fois le conflit éradiqué ou du moins circonscrit, il reste l'éclatement de ce conflit. Or les actes de guerre seront de plus en plus éclatés. On n'affronte plus un ennemi dans une situation claire, sur un champ de bataille fixé. Cette deuxième phase, plus défensive, de confrontation à des ombres, est extrêmement compliquée et je ne sais pas si nous sommes adaptés à cette situation.

Par ailleurs, peut-être aurions-nous intérêt à faire des évaluations par corps d'armée, pour estimer leur niveau d'efficacité. Avons-nous intérêt à devenir de parfaits généralistes, intervenant dans toutes les situations et dans tous les domaines ou à nous spécialiser, à avoir un domaine de compétence reconnu, avec des niveaux élevés de technologie, afin d'être le plus efficaces possible. Nous devons optimiser cette ressource financière importante, un milliard d'euros, et être efficaces sur le terrain.

Je pense en particulier à la marine. Quel a été son apport en matière d'interventions de l'aviation embarquée sur le Charles-de-Gaulle ou de support à nos troupes à terre ? Quelles ont été les actions des commandos de la marine ? Avons-nous maintenu, malgré la dispersion de nos actions, notre capacité d'évacuation des ressortissants français sur des zones dangereuses ? En effet, on pourrait considérer que le fait d'être toujours en mesure d'intervenir quand des ressortissants sont en danger constitue l'une de nos priorités. Enfin, avons-nous évalué les actions de la marine pour éviter l'approvisionnement en armes par voie de mer vers les terres en conflit - je pense en particulier à la Syrie ?

M. Daniel Reiner , coprésident du groupe de travail . - Nous partageons certaines observations formulées par Christian Cambon.

En ce qui concerne le statut juridique des opérations, c'est la Constitution qui fixe les choses, puisque, aux termes de son article 15, le Président de la République est le chef des armées. C'est donc en Conseil de défense qu'est prise la décision de lancer une opération extérieure. Il n'y a pas de décret ni d'acte spécifique. La décision est prise par le chef de l'État après un débat en Conseil de défense - nous l'avons vérifié -, sur le fondement de scénarios préparés de longue date par l'état-major et d'analyses du Quai d'Orsay. Le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale, le SGDSN, prépare l'ordre du jour.

La décision est suivie d'une déclinaison réglementaire, principalement au sein du ministère de la défense, qui prévoit les modalités très concrètes. Le ministère de la défense évalue aussi le coût de l'opération ; du reste, dès le Conseil de défense, une évaluation financière approximative de l'opération est fournie. Le statut juridique est donc directement lié au système institutionnel ; le rapport détaille le dispositif réglementaire.

En ce qui concerne la question de Nathalie Goulet, on a proposé de mettre en place un représentant spécial sur les théâtres d'opérations parce que, parfois, c'est l'ambassadeur qui joue ce rôle. Dans certains cas, il en est capable, mais pas toujours. Le rôle de l'ambassadeur dans un pays ne consiste pas à tout diriger, d'où l'idée de ce représentant.

J'en viens à la question de Joël Guerriau portant sur les limites des actions militaires de la France. Nous avons eu ce débat au moment du Livre blanc. La question est celle du rôle que la France veut jouer dans le monde et celle de l'outil militaire qu'elle construit pour jouer ce rôle. Personne n'imagine un responsable politique affirmer que le rôle de la France doit être moindre ; elle doit garder son rôle, celui de membre permanent du Conseil de sécurité de l'ONU et d'allié ancien de plusieurs États, celui d'un pays qui a une armée complète permettant d'être présent sur tous les théâtres. Quand on a rédigé ce Livre blanc, on a souhaité conserver cette ambition avec les moyens disponibles. Deux méthodes sont possibles. Celle des Anglais consiste à mettre l'ambition au niveau des moyens ; la nôtre consiste à définir l'ambition et à se débrouiller avec les moyens disponibles.

Cela dit, nous sommes en effet aux limites de notre capacité d'action. Quand on chiffre le format des armées dans le cadre des contrats opérationnels, quand on évalue les équipements et le modèle de l'armée de 2025, nous constatons que nous avons atteint la limite. En effet, on n'avait pas imaginé qu'on se trouverait sur autant de théâtres en même temps, que ce soit pour nos marins, pour nos aviateurs ou pour l'armée de terre, ni que l'on déploierait 10 000 hommes sur le territoire.

C'est cela qui nous conduit à affirmer que nous avons atteint notre limite. Néanmoins, je n'imagine pas un nouveau Président de la République dire qu'il va limiter l'ambition de la France à tel domaine qu'elle maîtrise bien et à laisser le reste aux autres. Les Anglais l'ont fait, mais ce n'est pas notre cas et, selon moi, nous ne devons pas le faire. Nous avons un rôle à tenir et une ambition à conserver, et nous devons faire les efforts nécessaires pour mettre les moyens au niveau de notre ambition.

En ce qui concerne l'opération en Libye, si la France s'en était dispensée, peut-être que Kadhafi serait resté, que le chaos actuel ne serait pas apparu, que Daech n'existerait pas, qu'il n'y aurait pas d'armes dans le Sahel, et ainsi de suite. On peut bien sûr soutenir cela ; néanmoins, quand on considère l'opération Harmattan proprement dite, indépendamment de tout ce qui s'est passé autour, on constate qu'il y avait une urgence terrifiante. Les troupes de Kadhafi descendaient sur Benghazi en annonçant un bain de sang. Les Nations unies ont voté une résolution affirmant que la communauté internationale devait intervenir, mais un certain nombre de pays ont choisi de ne pas lancer d'opération. La France et le Royaume-Uni ont alors décidé d'agir sans intervenir au sol et cette intervention, très rapide du reste, a bloqué ces colonnes et a empêché le bain de sang annoncé.

On peut dès lors affirmer que, dès ce moment-là, l'opération Harmattan a été un succès militaire. On l'a complétée en tentant de calmer peu ou prou le jeu contre des insurgés de toute nature, mais, quand on remplit notre grille d'évaluation, on doit reconnaître que l'opération est une réussite.

Certains affirment que, par la suite, la situation s'est dégradée et que l'on n'avait pas terminé le travail mais, disons-le clairement, on nous a mis dehors. Les Libyens ont indiqué, dès lors que Kadhafi n'était plus là, vouloir régler les problèmes entre eux. En outre, aucune résolution des Nations unies ne le demandait. Les troupes sont donc rentrées.

Ainsi, sur le plan militaire, nous avons fait le travail et, si l'on entre dans le détail, nous l'avons bien fait, l'opération interarmées a été magnifique. Évidemment, les suites n'ont pas été à la hauteur, mais cela n'entrait pas dans le but de guerre.

M. Jacques Gautier , coprésident du groupe de travail . - Je partage tout à fait ce que vient de dire Daniel Reiner à propos de la Libye. J'ajoute que l'on a fait plusieurs propositions à Kadhafi pour cesser les combats. Il les a toujours refusées, d'où le soutien aérien de la coalition aux révolutionnaires. La Libye est un État souverain, le gouvernement légitime de transition nous a dit que notre travail était terminé ; nous n'avons pas à nous substituer à la décision d'un État souverain.

Le représentant spécial doit pouvoir travailler avec nos alliés, le gouvernement local, les forces armées, les Européens, les Nations unies. Il doit donc avoir un poids politique. Pierre Lellouche a été pendant un temps représentant spécial de la France pour l'Afghanistan et le Pakistan, et il a eu un pouvoir reconnu pendant quelques mois. Il faut quelqu'un qui ait un poids politique, reconnu au niveau national et international, et qui réponde directement à l'exécutif et au Parlement.

Je reviens sur la question du statut de la marine. Son action est définie en jours de mer et, quand on a défini une zone dans le cadre de l'opération Harmattan, les bâtiments se trouvant dans cette zone ont eu droit au statut d'OPEX, mais pas les ravitailleurs. Cela a posé des problèmes à la marine, qui, par définition, même s'il y a des commandos ou des avions embarqués, n'est pas engagée au fin fond du Sahel ou de l'Irak.

Cela dit, un porte-avions est avant tout un vecteur de puissance et de reconnaissance internationale. Nous sommes les seuls en Occident, avec les États-Unis, à pouvoir déployer un porte-avions et non seulement un porte-aéronefs. En revanche, son effet opérationnel est limité dans le temps et il est complémentaire d'autres forces. Les rapports opérationnels des frappes montrent effectivement que ce sont surtout les Mirage 2000 de la base en Jordanie qui font la plupart des frappes parce qu'ils sont situés près de la frontière syrienne et qu'ils n'ont pas besoin de ravitaillement en profondeur, sauf quand ils survolent Mossoul ou le Kurdistan. Quand on part du Golfe arabo-persique ou de notre base Al Dhafra aux Émirats arabes unis, le ravitaillement est nécessaire et il entraîne une perte de temps et d'efficacité ainsi qu'un surcoût. Une base située à proximité reste donc la meilleure solution, mais cela n'enlève rien au rôle de la marine pour assurer notre statut de puissance.

Vous avez senti que nous sommes critiques à l'égard des Européens - moins toutefois qu'à l'égard des Nations unies - mais il faut préciser que les Européens nous aident lors de nos interventions. Nous ne sommes pas seuls, en matière de ravitaillement en vol ou encore de transport stratégique et tactique ; nos alliés sont là.

Je veux ajouter un mot sur les difficultés à convaincre les Européens et l'OTAN de travailler avec nous. Le flanc sud de l'Europe a bien été évoqué à Varsovie, mais dans le cadre d'une politique à 360 degrés, comprenant la frontière orientale, le sud-est, le sud et l'ouest - avec les sous-marins russes qui gesticulent en Atlantique. L'OTAN a bien réaffirmé cette vision d'ensemble, que l'Europe partage.

Néanmoins, nous, Français, ne devons pas être obnubilés par le flanc sud, nous devons être capables de montrer à tous nos alliés européens du nord et de l'est que nous comprenons leurs inquiétudes. Pour un Balte, un Polonais ou un Allemand de l'est, la crainte vient toujours de l'est, de la Russie, non de Daech, même s'il a peut-être tort à long terme. Ces pays ont vécu l'occupation et la France doit être capable de montrer à ses partenaires qu'elle intervient aussi à côté d'eux.

Par exemple, il a été décidé à Varsovie que quatre bataillons seraient déployés dans chacun des pays baltes et en Pologne, avec un système de rotation. La France n'a pas été capable d'être nation-cadre, à la différence des États-Unis, du Royaume-Uni, de l'Allemagne et de l'Italie. Je le regrette. On a proposé une compagnie, je suis persuadé que l'on aurait pu faire un effort supplémentaire pour montrer aux Européens que l'on comprend leurs inquiétudes. Nous ne devons pas seulement demander de l'aide pour agir au sud, mais aussi montrer que l'on est aux côtés de nos alliés à l'est.

Toutefois, l'Europe vient tout juste d'étudier la possibilité de fournir le matériel non létal pour la formation ; elle doit aller plus loin. Le rapport de Mme Federica Mogherini relève plus de la réflexion sur la sécurité d'une belle ONG que de la réalité. L'Europe n'a pas envie d'agir militairement, de façon éventuellement coercitive, sur des théâtres extérieurs. Nous sommes la seule puissance, avec le Royaume-Uni, à avoir cette histoire, cette tradition, cette capacité. Nous avons en outre la chance d'avoir une Constitution qui nous le permette, grâce à cette boucle courte.

Certaines de nos recommandations sont relativement faciles à mettre en oeuvre. Je crois que le budget pour 2017 permettra d'avancer, vu les échanges que nous avons avec le ministère de la défense. L'effort sera donc fait pour le début de l'année 2017.

Nous devons par ailleurs tous sensibiliser les candidats à l'élection présidentielle à la nécessité de consacrer un effort durable à la défense. L'objectif est d'atteindre 2 % du budget, qui n'est pas un but en soi, mais parce que nous avons besoin de ce niveau. Par ailleurs, les effectifs sont une chose, mais les équipements, la logistique et le reste importent également.

Sans revenir au débat précédent sur la garde nationale, ces enjeux sont essentiels pour notre pays et nous pouvons y répondre s'il y a une volonté politique. Ensuite, il faudra convaincre les Européens et les Nations unies. Notre rapport titillera, je crois, les responsables européens et onusiens car, nous le savons, même s'ils ne sont pas très lus en France, nos rapports sont abondamment lus dans les pays étrangers. Nous avons semé ; espérons que les graines écloront demain.

M. Jean-Pierre Raffarin , président. - Je veux faire à mon tour quelques remarques.

Je regrette de n'avoir pas eu de réponse positive de Mme Mogherini pour s'exprimer devant le Parlement, notamment français. Les autorités européennes doivent montrer de l'intérêt pour les parlements.

L'instauration d'un représentant spécial permettrait de disposer d'un interlocuteur politique ayant une autre position que celle d'un ambassadeur. Cela constituerait une avancée importante.

De manière générale, même si les propositions du rapport ne sont pas toutes de la même puissance, il faudra suivre leur exécution dans la durée - cela est d'ailleurs vrai des autres rapports. La presse semble s'y intéresser. Nous devons continuer ce travail pour faire avancer ce sujet. Ce débat et les perspectives qu'il ouvre sont très intéressants.

Je mets aux voix le rapport d'information sur le bilan des opérations extérieures.

Le rapport d'information est adopté à l'unanimité.

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