VII. LES COLLECTIVITÉS TERRITORIALES ET LE CULTE MUSULMAN
Les collectivités territoriales dialoguent au quotidien avec les musulmans de France qui, dans un certain nombre de domaines, peuvent exprimer des attentes d'ordre cultuel auxquelles le droit en vigueur ne permet pas toujours d'apporter les réponses espérées. Trois sujets, en particulier, préoccupent aussi bien les musulmans que les maires :
- la conciliation entre la législation funéraire française et les prescriptions religieuses relatives à la mort,
- l'implantation et le financement de nouveaux lieux de cultes musulman dans les communes,
- enfin l'organisation de la restauration scolaire pour les élèves musulmans dans les écoles publiques.
L'Association des Maires de France (AMF) a publié en novembre 2015 un Vade mecum de la laïcité où elle aborde de manière très concrète ces questions, qui sont suivies par plusieurs de ses formations internes spécialisées (groupe de travail sur la laïcité, maires-référents sur les cantines scolaires, ...).
La possibilité pour les communes de prendre en compte les attentes cultuelles de certains administrés n'est pas une question propre au culte musulman - dans un passé pas si lointain, les innombrables contentieux sur les sonneries de cloches des églises catholiques ou les processions liturgiques en offrent une abondante illustration - mais l'Islam étant en France d'apparition récente, les compromis et les solutions adéquats n'ont pas encore tous été dégagés ni validés par une pratique éprouvée.
A. LES PRESCRIPTIONS DU CULTE MUSULMAN ET LA LÉGISLATION FUNÉRAIRE FRANÇAISE
La loi du 14 novembre 1881 , en abrogeant l'article 15 du décret du 23 prairial an XII 65 ( * ) , qui imposait aux communes d'affecter une partie du cimetière ou de créer un cimetière spécialement affecté à chaque culte, a posé comme principe la non-discrimination dans les cimetières et met fin à l'obligation de prévoir des espaces par lieu de culte . Ainsi, le maire n'est plus fondé à prévoir dans le règlement du cimetière municipal des emplacements réservés pour telle ou telle confession religieuse.
Par ailleurs, il ne subsiste en France que quelques cimetières privés confessionnels, par dérogation au droit commun. C'est notamment le cas de cimetières privés israélites. Si le Conseil d'État a confirmé la légalité de l'existence de ces cimetières dans sa décision du 13 mai 1964, Sieur Eberstarck , la jurisprudence administrative a également précisé que la création de nouveaux cimetières privés, ou l'agrandissement des cimetières privés existants n'étaient plus possibles (Cour d'appel d'Aix, 1 er février 1971, Sieur Rouquette/Association cultuelle israélite de Marseille ).
D'où la question à laquelle les maires sont aujourd'hui souvent confrontés : que répondre aux familles demandant que leurs défunts fassent l'objet de mesures spécifiques propres au culte musulman, comme par exemple l'inhumation dans un « carré musulman » ?
1. Le principe : l'interdiction de jure de carrés confessionnels spécifiques
Le maire, qui selon l'article L. 2213-8 du code général des collectivités territoriales, est titulaire des pouvoirs de police des funérailles et des cimetières, est soumis à une obligation de neutralité dans l'exercice de ce pouvoir.
L'article L. 2213-9 du même code prévoit ainsi que « sont soumis au pouvoir de police du maire le mode de transport des personnes décédées, le maintien de l'ordre et de la décence dans les cimetières, les inhumations et les exhumations, sans qu'il soit permis d'établir des distinctions ou des prescriptions particulières à raison des croyances ou du culte du défunt ou des circonstances qui ont accompagné sa mort ».
De même, lorsque le maire doit faire procéder à un enterrement si aucun proche ne s'est manifesté, la personne doit être ensevelie et inhumée sans distinction de culte ni de croyance. Enfin, comme le rappelle la circulaire du Ministère de l'Intérieur du 19 février 2008 relative à la police des lieux de sépulture, l'aménagement des cimetières et le regroupement confessionnels des sépultures, « les cimetières sont des lieux publics civils, où toute marque de reconnaissance des différentes confessions est prohibée dans les parties communes » .
Toutefois, si le maire et les cimetières sont tenus à une neutralité confessionnelle, cette dernière ne fait pas obstacle à l'expression des convictions religieuses du défunt. Ainsi l'article L. 2213-11 du code général des collectivités territoriales prévoit qu'il « est procédé aux cérémonies [funéraires] conformément aux coutumes et suivant les différents cultes ». L'article L. 2223-12 du même code permet d'apposer sur une tombe des pierres sépulcrales ou autres signes indicatifs de sépulture, y compris religieux, le maire pouvant s'y opposer seulement pour préserver l'ordre public et la décence dans le cimetière.
2. Les carrés confessionnels, entre encadrement juridique et accommodements raisonnables...
Si la loi interdit ainsi tout regroupement par confession sous la forme d'une séparation matérielle du reste du cimetière, le maire peut procéder à des regroupements de fait. En effet, comme le précise l'arrêt du Conseil d'État du 21 janvier 1925 Vales , le maire a la possibilité de déterminer l'emplacement affecté à chaque tombe, et par ce biais regrouper les sépultures de défunts de même religion. Cette décision est toutefois laissée à la libre appréciation de l'autorité municipale.
Comme le précise la circulaire de 2008, si de tels espaces sont créés dans les faits, il revient à la famille du défunt ou à un proche de faire la demande expresse d'inhumation dans cet espace : « le maire n'a pas à décider, de sa propre initiative, le lieu de sépulture en fonction de la confession supposée du défunt, ni vérifier la qualité confessionnelle du défunt auprès d'une autorité religieuse ou de toute autre personne susceptible de le renseigner sur l'appartenance religieuse du défunt ».
Ainsi, comme l'a rappelé un arrêt Darmon du tribunal administratif de Grenoble de 1993, le maire peut tenir compte, pour refuser à la famille d'un défunt de l'enterrer dans la partie où sont regroupées les tombes de personnes de même confession -en l'occurrence israélite- de considérations d'ordre public, mais ne peut se fonder exclusivement sur la circonstance que des autorités religieuses déniaient à la personne décédée l'appartenance à cette confession. Inversement, l'existence de ces regroupements confessionnels ne fait pas obstacle à y inhumer une personne décédée et ne partageant pas la même confession si telle est sa décision ou la volonté de sa famille. C'est notamment le cas pour une personne souhaitant être enterrée au côté d'un proche précédemment enterré dans le regroupement confessionnel.
La circulaire de 2008 rappelle toutefois « qu'un accommodement raisonnable en la matière suppose de ne pas apposer sur la sépulture du défunt [de confession religieuse différente] un signe ou un emblème religieux qui dénaturerait l'espace et pourrait heurter certaines familles ».
En outre, les autorités religieuses n'ont aucun droit sur ces regroupements qui sont publics, et ne peuvent donc pas en demander la gestion.
Enfin, dans tous les cas, les modalités de mise en sépulture des défunts doivent respecter les normes d'hygiène et de salubrité publique applicables à toutes les dépouilles. Ainsi, l'article R. 2213-15 du code général des collectivités territoriales prévoit qu' « avant son inhumation ou sa crémation, le corps d'une personne décédée est mise en bière », ce qui s'oppose à son inhumation en pleine terre et sans cercueil. De plus, les formalités obligatoires après un décès ne permettent pas qu'un défunt soit inhumé le jour même de sa mort, contrairement au souhait parfois exprimé par les familles musulmanes.
La mairie peut procéder à l'exhumation des dépouilles de défunt dont la concession est arrivée à expiration. Il doit alors prendre, conformément à l'article L. 2223-4 du code général des collectivités territoriales « affectant à perpétuité, dans le cimetière, un ossuaire aménagé où les restes exhumés sont aussitôt réinhumés ». À cet égard, la circulaire du 19 février 2008 invite « les communes dotées d'une espace confessionnel dans leur cimetière, autant que faire se peut, un ossuaire réservé aux restes des défunts de même confession ». Lors de son audition le 31 mai 2016, l'ambassadeur d'Algérie a fait observer que ce système de concession à temps donné était mal compris par certains musulmans, la concession étant accordée à titre réellement perpétuel dans son pays.
3. Le régime spécifique des cimetières en Alsace-Moselle
En raison de l'annexion par l'Allemagne entre 1871 et 1918 des deux départements alsaciens et de la Moselle, la loi du 14 novembre 1881 n'y est jamais entrée en vigueur. Ainsi, le principe, codifié à l'article L. 2542-12 du code général des collectivités territoriales, selon lequel « dans les communes où l'on professe plusieurs cultes, chaque culte a un lieu d'inhumation particulier » continue à s'appliquer. Le code précise d'ailleurs que « lorsqu'il n'y a qu'un seul cimetière, on le partage par des murs, haies ou fossés, en autant de parties qu'il y a de cultes différents, avec une entrée particulière pour chacune et en proportionnant cet espace au nombre d'habitants ».
La jurisprudence administrative a toutefois considéré qu'il ne s'agissait pas d'une obligation pour la commune, un maire pouvant prononcer l'interconfessionnalité d'un cimetière (décision du tribunal administratif de Strasbourg, 2 octobre 1956). D'autre part, comme le précise la réponse du ministère de l'Intérieur à une question de Mme Marie-Jo Zimmermann 66 ( * ) , cet article ne s'applique qu'aux seuls cultes reconnus - catholiques, luthériens, calvinistes et israélites. Mais le maire peut également utiliser son pouvoir de police des cimetières pour créer dans les faits un espace regroupant des défunts partageant la même religion. C'est d'ailleurs ce qui a été fait pour la création du cimetière musulman de Strasbourg.
* 65 Article 15 du décret du 23 prairial an XII (12 juin 1804) : « Dans les communes où on professe plusieurs cultes, chaque culte a un lieu d'inhumation particulier. Lorsqu'il n'y a qu'un seul cimetière, on le partage par des murs, haies ou fossés, en autant de parties qu'il y a de cultes différents, avec une entrée particulière pour chacune, et en proportionnant cet espace au nombre d'habitants de chaque culte ».
* 66 Question n°3072 du 14 août 2012 de Mme Marie-Jo Zimmermann, député de la Moselle.