COMPTES RENDUS DES TRAVAUX DE LA DÉLÉGATION
Jeudi 3 décembre 2015
Audition de M. Ismaël Kordjee, directeur
des affaires foncières
et du patrimoine (DAFP) du Conseil
départemental de Mayotte
et de Mme Stéphanie
Rière, vice-présidente du Conseil régional des
géomètres-experts de La Réunion-Mayotte
M. Michel Magras, président . - Mes chers collègues, après notre visioconférence avec La Réunion la semaine dernière sur la problématique de l'impact de la politique commerciale de l'Union européenne sur la production sucrière de nos régions ultrapériphériques et la filière canne, nous reprenons aujourd'hui le chemin de l'océan Indien en direction de Mayotte pour permettre à chacun de mieux appréhender la situation du foncier dans ce département.
Je salue Monsieur Ismaël Kordjee, directeur des affaires foncières du Département et Madame Stéphanie Rière, géomètre-expert, qui ont été très disponibles lors de notre mission à Mayotte début octobre. Ils sont aujourd'hui avec nous par visioconférence. Grâce à notre collègue Thani Mohamed Soilihi, que je remercie une nouvelle fois pour son accueil particulièrement chaleureux et amical lors de ce déplacement, les rapporteurs du deuxième volet de notre étude triennale, Mathieu Darnaud et Robert Laufoaulu, et moi-même avons pu découvrir une réalité de terrain dont nous n'aurions pu soupçonner la complexité.
Sans, en aucune façon, remettre en cause l'accession au statut de département, on doit constater que toutes les conséquences de cette évolution statutaire n'ont pas été concrètement mesurées et que cela ajoute à la complexité d'une situation déjà bien souvent inextricable. Cette situation est marquée par l'affrontement de la coutume orale et du droit écrit ainsi que par l'opposition entre propriété individuelle et mise en valeur collective des terres. La difficulté à identifier les indivisaires qui se cumulent souvent sur plusieurs générations, l'existence d'une zone des pas géométriques (ZPG), l'enchevêtrement des régimes juridiques au fil du temps, l'élaboration en cours de plans de prévention des risques et l'absence de réserve foncière des communes se combinent à la pression démographique pour créer de lourds blocages. La complexité est telle que notre collègue Robert Laufoaulu l'a estimée supérieure à celle qu'il constate à Wallis-et-Futuna et ses déclarations sur place ont retenu toute l'attention de la presse mahoraise.
Ainsi, au-delà des rapporteurs, il nous est apparu nécessaire que les membres de la délégation puissent mieux appréhender cette complexité difficilement concevable à distance : c'est pourquoi nous avons organisé la visioconférence d'aujourd'hui. Afin d'illustrer cette présentation, nous visionnerons ensuite quelques extraits filmés. Monsieur Kordjee, vous avez la parole. Les documents que vous nous avez adressés ont été distribués ainsi qu'une carte de Mayotte.
M. Thani Mohamed Soilihi, rapporteur coordonnateur . - Nous vous écoutons avec impatience et intérêt.
M. Ismaël Kordjee, directeur des affaires foncières du Département de Mayotte - Merci Monsieur le président. Madame Rière et moi-même sommes heureux de répondre à votre invitation pour faire partager aux sénateurs de la délégation à l'outre-mer notre expérience. La question foncière est au coeur des préoccupations de la population mahoraise. Au-delà des intérêts économiques, elle touche directement au lien intime des habitants avec la terre. Dans toute la zone proche des côtes de l'Afrique, la terre est sacrée. Nos proches voisins Malgaches parlent de la « terre de nos ancêtres ». À l'attachement très fort des Mahorais à la terre, s'ajoutent les difficultés pour les collectivités territoriales de mener à bien leurs projets de développement sur un territoire exigu. Cela contribue à rendre la situation explosive.
Le foncier à Mayotte est un sujet particulièrement complexe. Jusqu'à récemment, l'immatriculation était facultative pour les Mahorais et obligatoire pour les Européens. Jusqu'en 2008, le système foncier est régi par des décrets coloniaux, en particulier celui du 4 février 1911. Dans ce cadre, la preuve de la propriété foncière pouvait être apportée par tous les moyens, soit par la détention d'un acte sous seing privé, soit par l'occupation du terrain ou encore par sa mise en valeur. Seule l'acquisition par des Européens de biens appartenant à des autochtones était soumise à l'obligation d'immatriculation foncière. C'est l'ordonnance du 28 juillet 2005 portant réforme du régime de la publicité foncière qui vient mettre un terme à cette exception mahoraise en abrogeant les décrets coloniaux. Entrée en vigueur le 1 er janvier 2008, cette ordonnance rend obligatoire l'immatriculation foncière et la production d'un acte authentique pour justifier la propriété. Le passage devant notaire devient ainsi nécessaire. Ce basculement d'un régime à l'autre ne va pas sans poser de problèmes, notamment pour des détenteurs d'actes sous seing privé rédigés avant 2008 qui ont acquis des terrains de bonne foi par ce biais, sans avoir été obligés d'en faire l'enregistrement et la publicité, et qui voient leur propriété contestée. Le caractère facultatif de l'immatriculation qui prévalait par le passé pénalise aujourd'hui beaucoup de Mahorais. De nombreuses mutations effectuées sous seing privé avant 2008 sont devenues caduques parce qu'elles n'ont pas été enregistrées, ni publiées. Il existe de ce fait un important problème de sécurité juridique sur le foncier à Mayotte, et même de sécurité au sens strict.
Je peux illustrer mon propos en revenant sur le conflit de Bouyouni. En 1978-1979, la société Bambao, qui était le plus gros propriétaire foncier de l'île, a cessé ses activités à Mayotte. Le conseil général de l'époque a acquis l'intégralité de son patrimoine immobilier qui représentait 1 200 hectares, mais avant même cette acquisition la société Bambao avait déjà vendu certains terrains à des personnes privées ou morales par le biais d'actes sous seing privé. Comme l'immatriculation était alors facultative, les acquéreurs de bonne foi ne procédèrent pas à l'enregistrement et aucune publicité ne fut donnée à ces ventes. Ils ne parviennent pas aujourd'hui à régulariser leur situation, ce qui entraîne des occupations anarchiques de terrains, parfois des épisodes violents, y compris des séquestrations. Cela fait partie des situations que nous essayons de résoudre pour éviter d'ajouter encore à l'insécurité.
Un autre facteur majeur de complexité réside dans la persistance d'une dualité entre le droit commun qui émerge et le droit coutumier qui continue à régir les pratiques locales. En voulant abolir d'un coup tous les modes traditionnels d'appropriation des terres dont la légitimité était coutumière, la systématisation du droit positif commun a provoqué une déstabilisation du régime foncier mahorais. Ce n'est pas le droit commun en tant que tel qui pose problème mais la brutalité avec laquelle il a été imposé et qui finalement met à mal l'installation définitive du droit commun lui-même. C'est patent en matière de bornage et de tenue du livre foncier.
La troisième source de complexité foncière à Mayotte se situe dans l'imperfection du transfert de compétences de l'État au conseil général. La décentralisation intervient en 2004, tout en reportant à 2006 le transfert de compétences en matière immobilière. Depuis 1996, une procédure de régularisation suit son cours pour reconnaître l'occupation coutumière. En 2006, la régularisation foncière n'est pas achevée et le conseil général hérite de l'État d'énormes chantiers sans les moyens financiers et humains appropriés pour les traiter. Désormais, les budgets des collectivités territoriales, en particulier du conseil général de Mayotte, sont soumis à de fortes contraintes. Les faibles marges de manoeuvre sont employées pour résoudre le problème foncier qui conditionne le développement économique de l'île. Il n'en reste pas moins que le transfert n'a pas été suffisamment préparé et accompagné. En particulier, onze ans après la décentralisation, le transfert du patrimoine immobilier n'est toujours pas soldé, ce qui contraint certains services du Département à louer des locaux pour 1,1 million d'euros par an.
Comme quatrième élément qui apporte de la complexité en matière foncière, et qui se rattache au précédent, j'aimerais évoquer l'accumulation de cas non réglés d'ordres divers. Il faut citer l'incendie du centre des impôts lors de troubles sociaux en 1993 qui a abouti à la destruction de titres fonciers essentiels. Avant la départementalisation, à l'initiative de l'État, les pouvoirs publics ont construit des équipements (dispensaires, routes, écoles) sur des terrains dont on s'est ensuite rendu compte qu'ils appartenaient à des personnes privées. C'est à nous qu'il revient maintenant de gérer ces cas très compliqués. Pour régulariser certaines constructions, le conseil général a dû débourser des sommes importantes. Je pense notamment à un cas où il a été contraint de verser 8 millions d'euros aux propriétaires du terrain, alors même qu'il n'était pas à l'origine du fait en cause, puisqu'il ne détenait pas à l'époque de pouvoir exécutif. Par ailleurs, tous les dossiers liés à l'application des décrets coloniaux n'ont pas encore été épuisés.
Pour conclure, je reprendrais volontiers l'appréciation de Monsieur Robert Laufoaulu, sénateur de Wallis-et-Futuna, qui lors de votre mission d'octobre dernier avait trouvé que la situation foncière à Mayotte était encore plus complexe que dans sa propre collectivité, qui passe déjà pour particulièrement délicate. On retrouve des tensions quasiment en tout point de l'île avec une profusion anarchique d'occupations illégales du domaine privé et du domaine public, de l'État comme du Département. Le déficit de titrement bloque l'initiative privée et entrave la gestion publique. Certaines indivisions figent des villages et des communes entières. C'est une véritable bombe à retardement ! Les pouvoirs publics doivent engager tous les moyens nécessaires pour régler le problème.
M. Michel Magras, président . - Je vous remercie de ce tour d'horizon. Vous ne nous avez pas parlé de la zone des cinquante géométriques (ZPG) qui appartient au domaine public de l'État. Pourriez-vous nous présenter les différences d'approche entre l'État et le Département pour gérer la régularisation des occupations de leur domaine respectif ? Les politiques de l'État et du Département en matière foncière sont-elles harmonisées ? Autre sujet qui retient mon attention, celui de la fiscalité locale : comment le Département peut-il parvenir à disposer des ressources nécessaires à son fonctionnement tout en poursuivant les régularisations ? Comment la population mahoraise ressent-elle l'introduction de la fiscalité foncière ?
Mme Vivette Lopez . - Comment pouvons-nous concrètement vous aider ? Les autres collectivités ultramarines connaissent-elles des situations foncières comparables ?
M. Robert Laufoaulu, rapporteur . - Comment a évolué la situation depuis notre mission d'octobre ? Si elle a empiré, comment cela se traduit-il ?
M. Ismaël Kordjee . - La situation a empiré à cause de la multiplication croissante des occupations illégales. Je l'ai dit, l'arrivée du droit commun a profondément bousculé la norme coutumière. Les occupants coutumiers ont mis en valeur des terrains sans justifier d'un titre de propriété et voient leur possession contestée, notamment par des personnes d'origine étrangère qui s'installent massivement et se mettent eux-mêmes à cultiver. Se déroulent très fréquemment des manifestations pour dénoncer ces occupations illégales. On peut craindre que cela dégénère en violences entre la population locale et les immigrés clandestins. Ces derniers temps, des milices villageoises se sont constituées pour récupérer des terrains occupés. De plus en plus de terres agricoles sont abandonnées car les gens n'osent plus aller sur leur terrain faute de voir leur sécurité garantie par les forces de l'ordre.
La majeure partie des terrains du domaine privé du Département sont occupés par des personnes qui y ont construit leur logement. Ils n'acquittent pas de taxe foncière et cela constitue un manque à gagner pour le Département. Nous avons engagé une réflexion pour trouver les voies et les moyens d'une régularisation massive. Une brèche dans l'ordonnance de 2005 nous permet de poursuivre la démarche commencée dans les années 1990. Nous courrons le risque de perdre la valeur vénale du terrain mais au moins nous collecterons des impôts. Nous lançons un diagnostic pour identifier les terrains qui peuvent être régularisés. Il y a une mobilisation dans les villages pour dénoncer l'assiette et le taux d'imposition, qui est considérée localement, à tort ou à raison, comme plus lourde à Mayotte qu'en métropole.
Nous espérons que la délégation sénatoriale à l'outre-mer puisse contribuer par ses travaux à une prise de conscience de l'ampleur du problème, qui bloque le développement de Mayotte et provoque des conflits sociaux majeurs.
M. Thani Mohamed Soilihi, rapporteur coordonnateur . - Le rapport de la délégation émettra des préconisations dont le pouvoir exécutif fera son miel. Le lien entre la fiscalité locale et la régularisation foncière se situe au coeur du problème à l'évidence. Sans ressources fiscales pour la mener à bien, la régularisation n'aboutira pas et, en même temps, sans régularisation, les collectivités ne parviennent pas à prélever les taxes locales. Le serpent se mord la queue.
Selon le plan de préparation de la départementalisation, la régularisation foncière et la finalisation du cadastre auraient dû être achevées en 2005. La fiscalité locale aurait dû être régulièrement installée en 2007. Cela n'a pas été le cas, car l'État n'est pas parvenu à boucler le chantier dans les délais. On estime à 22 000 le nombre de parcelles qui ne sont pas correctement individualisées et identifiées. C'est autant de recettes fiscales en moins pour les collectivités territoriales. Il faut prendre le temps de remettre le travail sur le métier et l'État doit prendre sa part. Comment le Département privé de ressources pourrait-il sinon réussir seul ?
Mme Catherine Procaccia . - Ces précisions sur l'historique de la situation sont éclairantes. Le Département ne pourrait-il pas obtenir une dérogation pour établir une taxe locale uniquement sur les occupants le temps d'achever le cadastre, ce qui lui permettrait de renflouer un peu ses caisses ?
M. Félix Desplan . - J'aimerais vous faire part de l'expérience de la Guadeloupe en la matière. Maire de Pointe-Noire pendant douze ans, je sais que nous avons appliqué la fiscalité locale aux occupants sans titre établis sur la ZPG. Cette imposition ne portait que sur le foncier bâti, car n'étant pas propriétaires ils ne pouvaient pas être redevables de la taxe foncière sur le non-bâti. À telle enseigne que les occupants sans titre en sont venus à considérer que le paiement d'un impôt foncier valait reconnaissance de leur droit de propriété et qu'il leur était inutile d'engager une procédure de régularisation. C'est évidemment faux puisque l'acquittement de l'impôt ne vaut pas titre. Néanmoins, ne pourrait-on pas s'inspirer de cette expérience en appliquant la taxe foncière sur le bâti aux occupants sans titre de Mayotte ?
M. Michel Magras, président . - À l'issue de notre mission, la délégation offrira quelques voies de solution dans son rapport. J'ai noté avec intérêt que les travaux préparatoires à la départementalisation n'étaient pas arrivés à leur terme et que la phase transitoire n'avait pas suffi pour apurer le foncier. Le cadastre établi durant cette période offre-t-il une image fidèle de la réalité ou bien constitue-t-il un cadastre de papier, largement virtuel ?
M. Guillaume Arnell . - Par bien des points, Saint-Martin et Mayotte se retrouvent dans des situations comparables. Outre l'occupation sans titre de la ZPG, Saint-Martin connaît aussi des cas d'achats de terrains que des personnes occupaient traditionnellement depuis des générations. Nous ne sommes pas très éloignés de l'idée d'une possession coutumière en discordance avec le droit civil. Je relève plus largement que dans tous les outre-mer la population conserve un attachement viscéral à la terre.
M. Thani Mohamed Soilihi, rapporteur coordonnateur . - C'est bien l'objet de notre étude triennale de saisir sur le vif à la fois les ressemblances entre les outre-mer mais aussi les facteurs de singularité qui distinguent chaque territoire. Cela doit nous amener à faire des préconisations d'ordre général et d'autres plus ciblées sur un territoire.
M. Gilbert Roger . - La solution expérimentée en Guadeloupe pourrait constituer une base intéressante pour Mayotte. Sur l'Hexagone même, les affaires de remembrement agricole ont longtemps défrayé la chronique et continuent par endroits à susciter des tensions, car les cultivateurs se défiaient de la qualité de la terre qu'on leur donnait et craignaient qu'elle ne fût de moindre qualité que celle qu'on leur enlevait. Dans le cas de Mayotte, il faudrait que la taxation ne dissuade pas les occupants sans titre d'entrer dans la démarche de régularisation.
Mme Gisèle Jourda . - Vous avez évoqué les tensions entre la population autochtone et la population immigrée. Quels sont les dispositifs de médiation mis en place ?
M. Mathieu Darnaud, rapporteur . - La départementalisation est arrivée un peu vite alors que le chantier de la régularisation n'était pas clos. Pour prendre la mesure du problème, il faut tenir compte, d'une part, de l'indivision prolifique qui règne à Mayotte et, d'autre part, des difficultés structurelles des communes à mettre en oeuvre un plan local d'urbanisme (PLU) du fait de possibilités d'acquisition foncière très limitées. Les deux questions sont en partie liées. Nous avons constaté sur place que nombre de constructions publiques comme des collèges ou des gymnases par exemple prenaient place sur des terrains privés. La difficulté pour la commune est d'acquérir ces terrains privés lorsqu'ils sont possédés en indivision par de très nombreux propriétaires. Le coût de l'acquisition se révèle souvent très élevé. Il me semble que la mise en place temporaire d'un régime dérogatoire pour soutenir la régularisation foncière ne serait pas aberrant. Je n'évoque même pas les problèmes connexes de la ZPG, de l'application de la loi Littoral et de la délivrance d'autorisations d'occupation temporaire (AOT) sur le domaine. Mayotte est à mon sens un cas unique, sans équivalent.
M. Georges Patient . - La Guyane connaît deux formes d'occupation : la première concerne des Guyanais qui considèrent qu'ils possèdent un droit naturel à la terre et occupent des portions du domaine privé de l'État ; la seconde est le fait des nombreux immigrants qui arrivent en Guyane et occupent du foncier déjà attribué à un propriétaire privé, souvent situé à la périphérie des villes. Mayotte connaît-elle ce type de problèmes ? Comment les abordez-vous ?
M. Ismaël Kordjee . - Les terrains des collectivités territoriales ou des particuliers qui sont occupés illégalement le sont du fait d'immigrés en situation irrégulière. Cela complique singulièrement les choses.
Concernant la ZPG, le décret du 9 septembre 2009 est considéré localement comme quasi-discriminatoire, parce qu'il aboutit à deux procédures de régularisation foncière divergentes selon que le terrain appartient à l'État ou au Département. En 1996, par délibération, le Département a mis en place une procédure gratuite de titrement. Les terrains de la ZPG étaient concernés puisque l'inventaire tenu à l'époque par le Centre national pour l'aménagement des structures des exploitations agricoles (CNASEA), qui agissait comme opérateur foncier du Département, avait également permis d'identifier les occupants sans titre de la ZPG. Au milieu du gué, on a écarté du champ de la procédure les terrains de la ZPG, ce qui lèse une part importante de la population. Il faut rappeler qu'à l'époque, où l'immatriculation était facultative, des acquisitions de terrains ont eu lieu sur la ZPG. Il y a donc aujourd'hui des propriétaires privés sur la ZPG.
Mme Stéphanie Rière, géomètre-expert de Mayotte Topo . - Je suis membre du Conseil de l'ordre des experts-géomètres de La Réunion et Mayotte. Notre organisme n'existe que depuis 2014, ce qui explique que la profession n'ait jamais entretenu de relations formalisées avec les pouvoirs publics et n'ait pas pu intervenir dans le débat en amont de la prise de décisions sur le foncier. Pourtant, le géomètre-expert est directement au contact de la population et accueille chaque jour dans son cabinet des personnes qui souffrent de leur situation. Ils occupent un terrain et aimeraient pouvoir en devenir propriétaires pour le transmettre à leurs enfants, pour obtenir un prêt bancaire, etc. Bien souvent, le propriétaire légal est le grand-père ou l'arrière-grand-père, décédé. Il faut alors expliquer à nos clients qu'il faut d'abord liquider la succession pour pouvoir devenir propriétaire. Mais on se heurte alors au moins à deux problèmes : l'indivision et le règlement des droits de succession. Il me semble que la cote des droits de mutation applicable à Mayotte pourrait être revue car les montants à débourser sont très élevés du fait de l'antériorité accumulée.
Les indivisions successorales constituent les plus sérieux obstacles. Dans certains villages, l'intégralité du foncier est titré au nom de personnes ayant acquis leur titre dans les années 1920 ou 1930. Je vous propose un exemple dans la commune de Chiconi. Une très grosse partie du village sur 81 hectares est la propriété de 69 personnes, d'après le Livre foncier, mais toutes ces personnes sont décédées. Il ne s'agit pas de successions vacantes car les héritiers sont présents mais de successions encore ouvertes. Jusqu'en 2008, la prescription acquisitive était interdite par le régime foncier. Aujourd'hui, elle s'applique mais peut-elle avoir des effets rétroactifs ou bien faudra-t-il attendre 2038 pour que les premiers terrains soient prescrits ? Ne pourrait-on pas mettre en place à Mayotte une prescription spéciale pour les héritiers ?
Il convient de noter que le cadastre est terminé et complet. Il offre l'image de la propriété existante. Pour prendre l'exemple de la commune de Sada, le cadastre indique pour chaque parcelle l'identité du propriétaire, en l'occurrence le Département. En revanche, c'est le chantier de la régularisation foncière qui n'est pas achevé, car le cadastre par construction ne tient pas compte des occupants sans titre mais qui ont vocation à en obtenir un pour devenir légalement propriétaire. C'est là que le bât blesse et, qu'en un sens, le cadastre ne donne pas d'indication pertinente. Lorsque la commune porte un projet d'aménagement ou d'équipement, elle doit négocier avec les propriétaires et les occupants qui n'ont pas d'actes et qui ne paient pas de taxes foncières. Même si les occupants étaient prêts à vendre ou à échanger leur terrain, ils ne pourraient pas le faire sans acte publié établissant leur droit de propriété.
On rencontre également le cas d'occupations sur le domaine privé du Département. À Mamoudzou par exemple, sur une section cadastrale de 36 hectares, 15 hectares correspondent à des maisons construites sur le foncier privé du Département et habitées par des occupants sans droit, ni titre. Ces occupants ne peuvent ni vendre, ni hypothéquer ; toutes les transactions sont gelées et tout potentiel de développement est bloqué.
Sur les 59 villages de Mayotte, 42 sont situés dans la ZPG. Dans la commune de Bouéni, 18 % de la zone urbaine y sont inscrits, soit 7 hectares construits et occupés sans titre sur les 39 hectares. Depuis le décret de 2009, les occupants sans titre peuvent acheter le terrain à l'État, mais ils n'en voient en règle générale pas le besoin, puisque, pour l'instant, ils ne font pas l'objet de recours et ne paient pas de taxes foncières. À moins d'un problème avec les voisins, ils ne font pas de démarche pour régulariser.
En tant que professionnels, les géomètres-experts sont confrontés à des difficultés concrètes. Comment convoquer les riverains avec fiabilité en l'absence d'adresses précises et lorsque les rues de la plupart des villages n'ont pas de nom ? Comment traiter le cas des coopératives agricoles « fantômes » ? En effet, de très grandes parcelles ont été immatriculées par le passé via la constitution de coopératives agricoles, mais celles-ci sont des coquilles sans statut, sans assemblée générale. Ce sont dans les faits des particuliers qui occupent et cultivent individuellement ces parcelles.
M. Michel Magras, président . - Je retiens vos pistes de réflexion sur les droits de succession et sur l'usucapion. Il est saisissant de constater que le cadastre de Mayotte, même finalisé, reste théorique, presque virtuel, et que le chantier de la régularisation foncière reste largement inachevé. Lors de notre mission d'octobre, nous avons été également frappés par la différence d'approche entre le Département qui donne le terrain et l'État qui le vend, alors que les occupants n'ont ni l'envie, ni les moyens d'acheter.
Mme Catherine Procaccia . - Pour régler le problème d'adressage, les maires ne peuvent-ils pas user de leur faculté de donner des noms aux rues et de numéroter les habitations ?
M. Thani Mohamed Soilihi, rapporteur coordonnateur . - Il est vrai que cela relève de la compétence des maires, mais l'adressage n'est pas, pour beaucoup d'entre eux, une priorité au regard de l'immensité des autres problèmes qu'ils doivent affronter. Permettez-moi de revenir sur la question de l'immigration. Souvent Mayotte est abordée sous cet angle. Cela n'est guère surprenant, étant donné l'impact de l'immigration sur tous les sujets. Vous avez suggéré des solutions temporaires, transitoires en attendant de parvenir à une solution définitive, mais quelle solution temporaire ou définitive n'atteint pas rapidement ses limites face à des clandestins qui s'installent sur des terrains ? De ce point de vue, la situation foncière de Mayotte ne ressemble à aucune autre, même en outre-mer. La question de l'immigration peut suggérer des rapprochements avec la Guyane. Mais il demeure une différence fondamentale : Mayotte ne couvre que 374 km 2 . C'est un territoire exigu qui n'offre pas les possibilités d'étalement de la population comme la Guyane. Face à l'immigration clandestine, l'État ne peut pas se défausser sur les collectivités territoriales.
M. Robert Laufoaulu, rapporteur . - Un des moments les plus pénibles et tristes de notre déplacement à Mayotte fut pour moi notre rencontre avec la chambre d'agriculture. J'ai ressenti vivement l'impuissance des cultivateurs confrontés à l'occupation illégale de leurs champs par des clandestins. Le problème migratoire se superpose à la complexité intrinsèque du foncier mahorais pour aboutir à des situations extraordinairement compliquées, qui appellent des solutions complètement originales. Wallis-et-Futuna transmet sans hésiter la couronne du foncier le plus complexe à Mayotte !
Jeudi 21 janvier 2016
Audition de M. Christian Belhôte,
secrétaire général
de la Première
présidence de la Cour de cassation
M. Thani Mohamed Soilihi, président . - Mes chers collègues, notre président de la délégation, Michel Magras, regrette vivement de ne pouvoir être présent aujourd'hui et m'a demandé de bien vouloir, en ma qualité de rapporteur coordonnateur de l'étude relative au foncier dans les outre-mer, le suppléer.
Avec la reprise de nos travaux, il m'a chargé de vous souhaiter, à toutes et à tous, une année 2016 émaillée de satisfactions à la fois personnelles et dans l'exercice de vos mandats. Dans le contexte de montée des tensions que nous vivons et qui impose certaines priorités, formons avec lui le voeu que nos outre-mer ne soient pas relégués dans l'oubli. Notre mobilisation doit contribuer à éviter cet écueil et notre délégation continuera inlassablement à travailler à une meilleure visibilité de ces territoires, à faire valoir leurs atouts tout en soulignant la spécificité de leurs contraintes.
À cet égard, nous avons mis deux études complexes sur le métier : l'une sur la question du foncier, l'autre sur la problématique des normes.
Après la visioconférence organisée avant Noël avec la direction des affaires foncières du Département de Mayotte, nous allons nous informer aujourd'hui de la situation du foncier dans deux collectivités du Pacifique, la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française.
Nous avons le plaisir de recevoir Monsieur Christian Belhôte, secrétaire général de la Première présidence de la Cour de cassation, qui va éclairer notre lanterne sur la situation calédonienne. Il a en effet, de 2008 à 2012, été chargé du suivi, à la Direction des affaires civiles et du sceau, du transfert de compétences en droit civil et droit commercial à la Nouvelle-Calédonie, avant d'être mis à disposition auprès du gouvernement de la Nouvelle-Calédonie en qualité d'expert pour accompagner ce transfert de 2012 à 2014.
Cher Monsieur, je vous remercie de nous avoir transmis des réponses écrites aux questions qui vous avaient été transmises pour préparer l'audition. Bien que très différente de celle de Mayotte, la situation calédonienne est également hautement complexe à en juger par votre présentation. Votre audition va nous permettre de mieux appréhender ces spécificités : je vous remercie de reprendre chaque partie de votre présentation en soulignant les aspects qui vous paraissent les plus importants et les points sur lesquels notre délégation devrait exercer prioritairement sa réflexion.
Avant de vous céder la parole, je vous indique que mes deux collègues rapporteurs du deuxième volet de notre étude triennale sont MM. Mathieu Darnaud, sénateur de l'Ardèche, et Robert Laufoaulu, sénateur de Wallis-et-Futuna.
M. Christian Belhôte, Secrétaire général de la Première présidence de la Cour de cassation . - Je vous remercie de me recevoir. Compte tenu de l'ampleur des questions qui m'ont été posées, je vous ai adressé un document écrit. Mon intervention orale en reprendra les points essentiels.
Comme vous me le proposez, monsieur le président, je vais reprendre point par point les éléments que vous avez retenus dans votre questionnaire liminaire, avec deux grandes parties, la première consacrée à la place du droit coutumier et la seconde à la problématique du foncier.
L'appellation « droit coutumier » est un problème en soi dans la mesure où, cela a été démontré par de nombreux chercheurs, qu'ils soient juristes, historiens ou anthropologues, la coutume est bien autre chose que du droit. Le concept même de droit coutumier est un concept importé qui a du mal à trouver une expression parfaite dans ce qu'on appelle la coutume qui est quelque chose de vaste, d'englobant, de globalisant dans l'organisation sociale, et même géographique du monde mélanésien.
Néanmoins, par facilité, parlons donc de ce droit coutumier et de la répartition des compétences entre l'État et la Nouvelle-Calédonie en matière de droit civil, notamment en matière de droit de propriété, de droit des successions et libéralités et de droit foncier.
Dans la question même je vois poindre les différences de statuts entre la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française, Wallis-et-Futuna et jadis Mayotte, où la spécificité législative ne s'applique pas nécessairement sur les mêmes secteurs du droit civil. En Nouvelle-Calédonie, la vision apparaît plus simple. En effet, depuis le 1 er juillet 2013, nous pouvons dire, de façon un peu lapidaire mais qui, je crois, est juste, que la compétence de principe de la Nouvelle-Calédonie en matière de droit civil ne fait plus débat. Seule la compétence propre de l'État en matière de garantie des libertés publiques peut venir la limiter. Dans son avis, document préparatoire au transfert des compétences, le Conseil d'État a bien précisé que la seule compétence de l'État maintenue à l'intérieur du code civil portait sur les articles 544 et 545 qui constituent les fondements du droit de propriété. Hormis ces deux articles sur lesquels le Congrès ne peut pas intervenir, l'ensemble du code civil est désormais de la compétence du législateur de la Nouvelle-Calédonie au titre des lois du pays. Je vous rappelle qu'en Nouvelle-Calédonie, en matière de hiérarchie des normes, nous avons un instrument de niveau législatif qui n'existe pas même en Polynésie où l'on qualifie certains textes de niveau réglementaire de « lois du pays ». Elles n'ont pas la valeur législative, contrairement aux lois du pays de Nouvelle-Calédonie qui peuvent être déférées au Conseil constitutionnel.
Votre deuxième question porte sur le déroulement du transfert de compétences en matière civile et commerciale. Ce transfert s'est déroulé sur cinq années, à partir de 2008. C'est à ce moment-là que je suis arrivé à la Direction des affaires civiles et du sceau et que l'on m'a confié, notamment, le dossier du suivi de ce transfert. Il y a eu tout d'abord des travaux préalables in situ et à Paris, des missions d'experts se sont déplacées, non seulement pour se rendre compte de la situation du terrain, mais surtout pour expliquer car le principal obstacle au transfert normatif était d'ordre psychologique. Des réticences s'exprimaient ici et là dans la mesure où ce transfert du droit civil qui est le quotidien des personnes, de leur famille, de leur patrimoine et de leur succession touchait à l'essentiel de leur identité. Nous avions le souci de faire passer l'idée que le transfert n'était pas un transfert dans l'inconnu. Nous transférions un droit cohérent.
Au niveau du ministère, notre second travail a été de délimiter de façon rigoureuse le cadre normatif de la compétence qui allait être transférée. Nombre d'entre vous sont des sénateurs ultramarins. Vous connaissez la difficulté, pour un professionnel du droit, d'identifier la règle applicable à la situation juridique qui lui est soumise. C'est encore plus vrai dans des territoires de la République dont le statut législatif a évolué dans le temps de même que le rythme d'actualisation du droit, avec un principe de spécialité législative assorti d'exceptions plus ou moins larges. C'est le cas de Mayotte, de la Polynésie et de la Nouvelle-Calédonie. Pour chaque règle, nous devions nous poser la question « Sommes-nous dans un principe d'identité législative ou dans un principe de spécialité législative ? ». Nous avons recherché l'historique - jusqu'en 1804 - de chaque article du code civil et du code de commerce. Il s'agissait de savoir si tel article faisait partie du bloc d'identité législative, auquel cas il se trouvait automatiquement applicable au territoire, ou s'il faisait partie de la spécialité législative, et nous devions alors nous interroger sur la question de savoir s'il avait été ou non étendu à la Nouvelle-Calédonie, mais également si les modifications dudit article avaient, elles-mêmes, été étendues. C'est ainsi qu'on a pu identifier que tel ou tel article - par exemple sur la limite séparative des fleuves - avait été figé dans les années 1850 alors même que le texte a été modifié dans le code civil de droit commun. Les modifications n'avaient pas été étendues en Nouvelle-Calédonie. Ce travail de fourmi a été effectué par les deux directions partenaires que sont la Direction des affaires civiles et du sceau, cheville du transfert du droit civil au niveau de l'État, et la Direction des affaires juridiques, notamment en Nouvelle-Calédonie où les juristes maîtrisent au quotidien cette subtilité de la spécialité législative.
Ceci nous a permis, juste avant la date du transfert, de valider l'état des deux codes que nous allions transférer. La date butoir du 1 er juillet 2013 a ainsi pu être respectée. Désormais ces deux codes sont en ligne et quotidiennement mis à jour. L'ensemble des citoyens ont accès au texte applicable localement à l'adresse http://juridoc.gouv.nc qui est l'équivalent en Nouvelle-Calédonie de Légifrance.
Ce transfert a fait l'objet de toutes les précautions. La loi de pays qui a fixé la date du transfert prévoyait des conditions suspensives pour que celui-ci soit sécurisant. Certains responsables politiques ont demandé des garanties tenant à la complétude du droit. De ce fait, un certain nombre d'extensions en droit civil, mais surtout en droit commercial, ont été faites juste avant le transfert. Ont été concernés également le droit des baux et le droit de la copropriété. L'État a tenu son engagement.
L'autre condition qui avait été posée dans la loi du pays - notamment du fait de l'intervention du député Philippe Gomes - qui fixait le transfert en juillet 2013 était l'accompagnement de l'État. Monsieur Gomes avait été Président du Gouvernement et, personnellement, en charge du transfert de compétences. Il connaissait bien la matière. Sa prudence l'avait amené à demander une convention d'accompagnement, signée en juin 2013. Cette convention fait aujourd'hui débat car elle prévoit un accompagnement humain spécialisé, et notamment des magistrats. Or, actuellement, il n'y a aucun expert aux côtés du Gouvernement pour suivre le transfert de compétences.
J'avais été mis à disposition dans le cadre de la convention précédente. C'est pendant l'année où j'ai accompagné le transfert de compétences ; nous avons pu rédiger une loi du pays en matière de droit commercial, compléter tout un livre du code de commerce.
J'ai fait un recensement des lois de pays qui ont été publiées au cours des derniers dix-huit mois. Ce sont essentiellement des lois de pays en matière fiscale. Il y a très peu de lois en matière de droit civil et de droit commercial alors qu'il y a d'énormes besoins. On a une vision encore très imprécise du droit des tutelles et du droit de l'adoption alors que ce sont désormais des compétences de la Nouvelle-Calédonie.
Autre problème purement juridique lié au transfert de compétences : nous sommes désormais dans une situation très délicate pour le législateur. La compétence a été transférée mais, du fait de la permanence de la règle de droit, principe rappelé par le Conseil d'État en vertu duquel il n'y a pas de vide juridique après un transfert de compétences, ce sont encore formellement les anciennes autorités qui restent compétentes : en effet, malgré le transfert, l'abstention du nouveau législateur revient à laisser en vigueur le cadre juridique ancien.
Ainsi, par exemple, en matière de pupilles de l'État, on a actuellement une situation très anachronique. Les conseils de tutelle sont organisés sous l'égide du Haut-commissaire alors que c'est une compétence de la Nouvelle-Calédonie. Si le législateur de la Nouvelle-Calédonie n'exerce pas sa compétence, les juges risquent de se retrouver devant des situations difficiles.
J'ai pris un autre exemple dans ma contribution, celui de la propriété intellectuelle et industrielle. À l'heure actuelle, la propriété industrielle est de la compétence de l'Institut national de la propriété industrielle (INPI). Dès lors que la Nouvelle-Calédonie ne se saisit pas de la compétence transférée, l'INPI reste compétent. Or, le régime de la propriété intellectuelle est une matière très vivante qui évolue vite et nous risquons, si le législateur calédonien n'intervient pas, de contraindre l'INPI à devoir appliquer un référentiel juridique, un corpus propre à la Nouvelle-Calédonie qui sera le corpus ancien de la métropole.
Vous m'avez posé la question de la portée juridique de la coutume kanak. Dans quelle mesure et par quels instruments est-elle reconnue par le droit en vigueur en Nouvelle-Calédonie ? Qui est compétent pour dire le droit en matière coutumière ?
La coutume irrigue notre droit écrit et toute la réglementation orale en milieu coutumier.
Notre droit écrit moderne reconnaît la coutume comme source de droit, d'abord dans l'Accord de Nouméa, mais aussi dans ce qui en est l'expression législative, c'est-à-dire la loi organique de 1999. La coutume imprègne l'Accord de Nouméa. Elle est un élément essentiel de la loi organique qui a créé le Sénat coutumier et les conseils coutumiers. Il est précisé dans son article 2 qu'ils constituent une des institutions de la Nouvelle-Calédonie.
La loi organique procède de façon quasiment tautologique car il ne lui appartient pas d'entrer dans le fond du droit de la coutume. Elle nous dit que les personnes relevant du statut civil coutumier sont régis par la coutume, que les terres coutumières sont régies par la coutume et que les conseils coutumiers appliquent la coutume : elle ne fait que constater une situation. C'est ce que résumait Régis Lafargue, un magistrat qui a longtemps travaillé sur la coutume, en s'interrogeant sur la nature de la loi, constitutive ou déclarative. La loi de 1999 est largement déclarative. Depuis 2007, la Cour de cassation s'est prononcée sur l'étendue du droit civil coutumier. Pendant longtemps, on s'est interrogé sur le caractère de subsidiarité de la coutume et du droit commun respectivement. Les citoyens calédoniens de statut civil coutumier relèvent, pour l'ensemble, du droit civil, de la coutume. Par ailleurs, les tribunaux siégeant avec des assesseurs coutumiers se sont eux aussi prononcés. Par petits pas, on a procédé à la consignation, en droit écrit, de la coutume. C'est tout le paradoxe. La coutume est par nature non écrite et, en fait, pour que le juriste puisse y accéder, il faut passer par une écriture qui risque de la figer alors qu'elle est par essence évolutive. C'est toute la difficulté de ce pluralisme juridique qui est abordé par la loi de 1999.
La coutume intègre une partie de la coutume judiciaire, mais aussi ce qui vient d'être énoncé par le Sénat coutumier. Pendant deux ans, les huit aires coutumières se sont réunies, ont réfléchi sur un socle commun de valeurs. La coutume est un concept très englobant mais, dans chaque aire coutumière, elle n'a pas le même sens. Les spécificités culturelles de chaque groupe, de chaque clan sont telles que nous avons une différenciation des règles coutumières. Ce terme unique recouvre des réalités diverses qui émergent de façon ponctuelle à la faveur de l'expression des décisions de la Cour de cassation, des décisions des juridictions avec assesseurs coutumiers ou encore des décisions de la Cour d'appel de Nouméa.
Sur le droit de fond émergent un certain nombre de grandes idées. J'ai repris dans la note que je vous ai transmise l'ensemble des grands principes de la charte du Sénat coutumier qui montrent bien les différences avec notre conception du droit civil : ainsi, la prééminence masculine qui fait que la dissolution d'une union coutumière n'emportera pas les mêmes conséquences en matière de compensation, de garde des enfants, y compris si cette dissolution est soumise à l'appréciation d'un tribunal. Les règles coutumières sont bien loin de notre référentiel juridique uniforme de droit commun.
La Cour de cassation refuse de s'interroger sur la conformité de la coutume avec l'ordre public. Elle reste dans son champ propre d'appréciation, dont la coutume est exclue.
La seconde partie du questionnaire que vous m'avez adressé porte sur les terres coutumières.
Depuis 1853, il y a une ambiguïté sur ce que la puissance administrante a qualifié de propriété collective. Il semblerait que des droits individuels étaient reconnus en milieu traditionnel mélanésien, droits individuels possiblement concurrents sur tel ou tel usage de la terre. Le principe de la propriété collective qui a été décliné depuis 1853 est certainement un résumé un peu trop grossier de ce qui prévalait en matière coutumière sur le droit foncier ou les pratiques foncières antérieurement à la prise de possession par la France. Néanmoins, il faut faire avec cette histoire.
Dans l'article 18 de la loi organique qui fige la qualification et les composantes des terres coutumières, se retrouve la règle des 4 « i » - terres inaliénables, insaisissables, incessibles et incommutables - qui avait été énoncée dès 1868.
Le législateur organique énonce que les composantes des terres coutumières sont soit les réserves, c'est-à-dire les anciennes réserves de la période coloniale, soit les terres attribuées au Groupement de Droit Particulier Local (GDPL), et les terres attribuées au titre du lien à la terre.
On touche là une des difficultés de l'arrêt de la Cour de cassation de 2014. La Cour a apprécié, avec rigueur et prudence, la situation en fonction de l'article 18. Une des parties qui représentait un chef de clan revendiquait une propriété antérieure. C'est toute la difficulté et les risques d'équivoque qui existent en Nouvelle-Calédonie en milieu coutumier.
Le praticien du droit est obligé de se référer au texte. Et si on ne peut pas apporter la preuve que la terre est de la deuxième ou de la troisième catégorie, alors elle est une terre relevant du droit commun.
Pour l'ADRAF, la difficulté est renforcée par l'attribution des terres à ces structures intermédiaires que constituent les GDPL, créations ad hoc qui se sont multipliées. En Nouvelle-Calédonie, j'ai assisté à une des premières réunions des GDPL du Sud ; ils étaient plus de quatre cents à être représentés. Sur la Grande terre, il y en a maintenant entre mille et mille deux cents. Les GDPL, personnes morales, ont été créés pour servir de passerelles.
L'ADRAF et des structures similaires ont fait depuis les années 1980 un travail de réforme foncière, de redistribution, en utilisant ce véhicule juridique qui devait être une passerelle entre le droit commun et le titulaire du droit réel coutumier.
Ces GDPL fonciers ont eu tellement de succès qu'ils se sont maintenus alors qu'ils avaient vocation à disparaître, permettant alors au clan de bénéficier de la terre ainsi redistribuée. Désormais, des litiges soumis aux tribunaux peuvent opposer un clan au GDPL qui s'est approprié les terres avec un titre de droit commun. Le GDPL devient une sorte de Groupement à intérêt économique (GIE).
De plus en plus, avec la nécessité du développement économique sur les terres coutumières, on s'est rendu compte que le GDPL, personne morale, a la capacité de négocier un prêt auprès d'une banque, d'installer une centrale hydraulique ou une petite ferme expérimentale, pour lotir en milieu coutumier.
Un nouveau problème juridique émerge, que le législateur n'avait pas envisagé. Le GDPL, qui échappe à un certain nombre de règles du droit commun puisqu'il est soumis à la coutume, entre ainsi en concurrence avec des entreprises et des investisseurs de droit commun soumis à une législation plus contraignante.
Le cadastre existe en Nouvelle-Calédonie. Il est consultable en ligne. Les terres coutumières sont parfois des parcelles de plusieurs milliers d'hectares qui ne sont généralement pas délimitées.
Que signifie un bornage en milieu coutumier quand un clan titulaire d'un droit réel sur la terre aura recueilli volontairement ou contraint par l'histoire - souvenez-vous de la révolte d'Ataï, lorsque des clans entiers ont été déplacés à la fin du XIX e siècle - d'autres clans et leur aura concédé un certain nombre de droits. On se retrouve à l'intérieur de grands blocs coutumiers, avec un millefeuille de droits réels mais aussi de droits personnels. Nos catégories juridiques ne sont pas totalement pertinentes pour rendre compte de la réalité du droit coutumier foncier qui s'applique sur les terres coutumières.
Même si l'ordre juridique est différent, le concept de Native title inventé par l'Australie correspond, malgré ses imprécisions, le mieux au lien à la terre que l'on retrouve dans l'Accord de Nouméa et qui est relayé dans tous les discours des assesseurs coutumiers, des sénateurs coutumiers, pour nommer cet ensemble de droits personnels et réels qui s'applique en milieu coutumier.
Voilà très clairement énoncée la limite à un bornage des terres coutumières. Il faudrait peut-être s'interroger sur l'identification des droits. Les servitudes en droit commun pourraient éventuellement être utilisées. Lorsque l'on s'intéresse à la Nouvelle-Calédonie, le terme de laboratoire juridique semble véritablement pertinent. À force de raisonner par analogie, d'utiliser des concepts qui ne sont pas adaptés à la réalité culturelle, on risque de commettre des erreurs. C'est probablement aussi ce qui constitue le frein le plus important au transfert de l'ADRAF.
Je vous disais au début de mon intervention que la Nouvelle-Calédonie était totalement compétente en droit civil, mais il reste ce problème délicat du transfert. Il n'y a pas eu de difficultés pour transférer d'autres établissements publics, administratifs ou industriels et commerciaux. Par contre, avec les terres, nous touchons le coeur de la coutume, du droit coutumier, de la culture mélanésienne. J'ai quitté la Nouvelle-Calédonie depuis un an et demi et je ne sais pas ce qu'il en est advenu de l'ADRAF mais, pour préparer cette audition, j'ai interrogé un des directeurs juridiques du Gouvernement de la Nouvelle-Calédonie. Il m'a dit que rien ne se faisait au niveau du transfert car les difficultés ne sont pas que techniques et tiennent à l'objet même de l'action de l'ADRAF.
Historiquement, cette action a été très efficace. Désormais, 27 % du territoire de la Nouvelle-Calédonie, îles comprises - je vous rappelle que les îles Loyauté et l'île des Pins ont toujours été en totalité des terres coutumières et que l'ADRAF n'a pas eu à y intervenir pour effectuer des redistributions - sont constitués de terres coutumières. Cela représente 450 000 hectares. L'ADRAF a acquis et redistribué environ 160 000 hectares. Il reste en sa possession 10 000 à 15 000 hectares qui ne sont pas encore redistribués. Les conflits fonciers sont encore nombreux. Les revendications foncières des clans sont encore très fréquentes. Le droit coutumier est un droit vivace, il plonge ses racines dans l'histoire des cent cinquante dernières années et évolue en fonction du résultat historique.
M. Thani Mohamed Soilihi, président. - Je vous remercie pour votre éclairage, particulièrement important. Vous avez mis en évidence la complexité de la coexistence du droit commun avec le droit coutumier de la Nouvelle-Calédonie.
Vous avez évoqué la frontière entre le droit commun et le droit civil en Nouvelle-Calédonie, délimité par les articles 544 et 545 du code civil. Pourriez-vous nous donner des exemples de contentieux qui peuvent apparaître aux frontières de ces deux systèmes juridiques ?
Vous avez rappelé la permanence de la règle de droit qui pose des difficultés dès lors que le législateur calédonien ne s'est pas totalement emparé de tous les sujets de sa compétence. La subsidiarité pourrait-elle exister si elle était demandée par le législateur calédonien, pour éviter un vide juridique le temps qu'il se saisisse ?
Y-a-t-il des travaux en cours pour répertorier le droit coutumier ?
M. Christian Belhôte . - Les frontières de compétences entre l'État et la Nouvelle-Calédonie sont définies par les articles 544 et 545 du code civil. La Nouvelle-Calédonie est compétente sur l'ensemble du droit civil mais ne peut modifier le principe de la propriété énoncé dans ces deux articles. Cette précision est rappelée dans la loi organique.
Je n'ai pas évoqué les conflits de lois internes. Il ne vous a pas échappé qu'en matière de droit civil nous avons potentiellement des personnes susceptibles d'être régies par la coutume, le droit commun national et le droit commun calédonien. Le législateur calédonien, ayant la pleine compétence sur le code civil local, peut édicter un certain nombre de règles qui seront différentes de notre droit commun. Ainsi, quand un enfant est confié à l'adoption, quelles règles faut-il appliquer ? Il est né sur place, dans un milieu coutumier. Devons-nous appliquer la règle de l'adoption coutumière, adoption bien spécifique qui plonge ses racines dans la tradition mélanésienne de reconnaissance d'un lien avec une famille, d'un clan avec un autre qui va offrir son enfant ? L'adoption a un sens culturel très fort. Allons-nous appliquer la règle du droit commun parce que la famille adoptante habite La Réunion ? Allons-nous adopter le droit commun calédonien parce que les adoptants habitent Nouméa ?
On voit bien les risques de conflit de lois. Or, nous n'avons pas d'instruments pour les résoudre car le règlement des conflits entre le droit civil coutumier et le droit civil commun tel qu'il a été fixé par la loi organique ne porte que sur la période antérieure au transfert de compétence. Nous avons, avec l'article 9, une règle de conflit de lois internes : « Dans les rapports juridiques entre parties dont l'une est de statut civil de droit commun et l'autre de statut civil coutumier, le droit commun s'applique . »
Ce qui nous manque désormais, avec le transfert de compétence, c'est une règle de conflit plus englobante, plus précise sur les nombreux types de conflits de lois. Là encore, le Conseil d'État s'est prononcé en considérant qu'il appartenait au législateur organique de définir les principes des règles de conflits de lois. Cette reconnaissance de compétence du législateur n'est pas facile à mettre en oeuvre. Sinon, la frontière entre le droit commun et le droit coutumier c'est le lien personnel, le statut des personnes. Et là, je vous renvoie aux règles constitutionnelles en matière de reconnaissance de statut personnel.
Vous m'avez interrogé sur la permanence de la règle de droit et la subsidiarité en cas d'absence de normes coutumières. Je pense que l'on sortirait de l'esprit de l'Accord de Nouméa, confirmé par la décision de 2007 de la Cour de cassation qui a estimé que la coutume régissait l'ensemble du droit civil des personnes relevant du droit coutumier.
Néanmoins, en milieu urbain, quand le juge des tutelles est obligé de constater qu'une personne âgée ne parvient plus à se prendre en charge et que le droit commun imposerait une tutelle, il ordonne une curatelle ou une tutelle selon les règles du droit commun, même si la personne relève du statut civil coutumier. Le juge fait prévaloir la protection de la personne sur la règle de droit pure. Il écorne le principe de l'unité du droit coutumier. En milieu traditionnel, dans les villages et les tribus, la situation est différente car une tutelle de fait est assurée par le clan ou sa famille.
Des chercheurs dans le cadre du GIP droit et justice ont lancé une étude sur le droit coutumier, son intégration et ses rapports avec le droit commun. De son côté, le Sénat coutumier s'interroge - et je crois qu'il n'a pas encore répondu à la question - sur le fait de savoir s'il ne devrait pas écrire une partie de la coutume. C'est un débat qui anime tant les chercheurs que les personnes concernées et notamment les représentants des milieux coutumiers.
M. Guillaume Arnell . - Je vais devoir quitter cette réunion pour rejoindre la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable. Toutefois, je souhaitais vous exprimer mon grand intérêt pour votre intervention. Même si les situations sont différentes, cette attention portée à la terre et aux coutumes se retrouve dans d'autres territoires de la République.
M. Robert Laufoaulu . - La délégation à l'outre-mer envisage de mener une mission sur le foncier en Nouvelle-Calédonie. Chacun sait que les problèmes de 1984 et de 1988 trouvaient principalement leur origine dans des questions de revendications foncières. Comment voyez-vous ce déplacement ? Comment sera-t-il interprété par les différentes composantes de la société néo-calédonienne ?
M. Christian Belhôte . - Le sujet est extrêmement délicat et ma réponse n'engagera que moi.
C'est un sujet d'autant plus sensible qu'actuellement l'ensemble des composantes administratives et politiques de la Nouvelle-Calédonie ont pris la mesure des transferts de leurs compétences en droit civil. Il ne faudrait pas qu'un déplacement de représentants du législateur national soit perçu comme une intervention trop intempestive dans un domaine de compétence locale.
Il faut être prudent. Et pour être prudent en milieu calédonien, quelles que soient les communautés, il faut respecter le chemin coutumier. Suivre le chemin coutumier, c'est avoir des appuis sur place et bien expliquer, avant le déplacement, l'objectif de la mission.
La spécificité du problème foncier est liée aux compétences du Sénat coutumier. Je vous rappelle qu'il n'y a eu qu'une loi de pays en matière coutumière, celle qui régit les actes coutumiers. Ces actes sont très importants puisqu'ils constituent en quelque sorte le début du droit de la preuve en matière coutumière. L'acte coutumier est l'héritier de l'ancien procès-verbal de palabres. Il permet d'authentifier un accord entre les parties ou de constater une situation juridique. À part cette loi, le Sénat coutumier n'a pas eu à intervenir véritablement dans la législation contemporaine. Il est en général consulté, et même au-delà de ce qu'impose la loi organique. Il s'est rendu compte que, pour pouvoir affirmer sa légitimité, il devait être plus présent. Il s'est engagé sur un travail fondamental d'élaboration de la charte des valeurs communes kanak et, évidemment, il y a toute une partie sur la terre.
Vous intéressant essentiellement à la partie du droit des terres coutumières, il faudrait que vous vous assuriez auprès du Sénat coutumier que votre mission d'étude sera accueillie favorablement. Instruit par l'expérience des nombreux contacts que j'ai eus en milieu coutumier, je me permets de rappeler que l'information préalable permet d'obtenir une plus grande fluidité dans les échanges.
Le monde calédonien, dans son ensemble, est légaliste. On reconnaît l'autorité d'un élu de la République. Toutefois, il y a un certain nombre de formes à respecter, de précautions à prendre. Lorsqu'on a su les prendre, toutes les portes s'ouvrent. Il vous faut suivre le chemin coutumier.
M. Serge Larcher . - Le code civil s'applique en Martinique et dans les Antilles en général. Je ne dis pas qu'il n'y a pas de pratiques coutumières.
Vous avez évoqué rapidement la situation des femmes lors de la dissolution du lien matrimonial. Pourriez-vous nous donner des précisions sur la situation des femmes qui relèvent du statut de droit coutumier ?
M. Félix Desplan . - Pourriez-vous nous expliquer les raisons pour lesquelles la Nouvelle-Calédonie ne s'est pas saisie de certaines compétences en matière du droit de la propriété industrielle ?
M. Christian Belhôte . - La position des femmes en milieu coutumier s'est posée il y a peu et de façon très vive, en lien avec le droit pénal.
La modification de la loi organique, s'agissant du tribunal compétent en matière d'indemnisation des victimes, était justifiée par une réalité devenue insupportable, tant pour les juristes que pour les juges de Nouméa et pour les associations de femmes, qu'elles soient d'origine européenne ou issues du milieu coutumier.
En matière d'indemnisation, les femmes victimes de violences de toute nature se voyaient appliquer la réglementation de la coutume. Au-delà de la faute pénale, pour l'indemnisation des victimes, ce sont les intérêts civils qui s'appliquent, relevant de la coutume. On se trouvait parfois dans des situations où la femme victime en était réduite à devoir demander pardon à son agresseur parce que la règle coutumière l'imposait ou bien elle n'obtenait pour toute indemnisation qu'un billet de 500 XPF. Vous apercevez à nouveau cette grande division entre l'application du droit civil commun et du droit coutumier qui a motivé la modification de la loi organique.
L'article 25 de la loi organique n° 2013-1027 du 15 novembre 2013 a ainsi complété l'article 19 de la loi organique n° 99-209 du 19 mars 1999 relative à la Nouvelle-Calédonie : « Par dérogation au premier alinéa et sauf demande contraire de l'une des parties, après s'être prononcée sur l'action publique concernant des faits de nature pénale commis par une personne de statut civil coutumier à l'encontre d'une personne de même statut civil coutumier, la juridiction pénale de droit commun, saisie d'une demande de dommages et intérêts, statue sur les intérêts civils dans les conditions prévues par la loi .
« En cas de demande contraire de l'une des parties, prévue au deuxième alinéa, la juridiction pénale de droit commun ordonne le renvoi devant la juridiction civile de droit commun, siégeant dans les conditions prévues au premier alinéa, aux fins de statuer sur les intérêts civils. La décision de renvoi constitue une mesure d'administration judiciaire qui n'est pas susceptible de recours . »
Le grand chef Nidoïsh Naisseline lui-même a été le premier à se saisir de cette difficulté. L'initiative est donc venue du monde coutumier et il y avait un ferment social favorable.
J'ai assisté aux travaux des sénateurs coutumiers sur le socle commun. Ils s'interrogent sur les lois successorales, le statut et les droits des mères célibataires en milieu coutumier. Ce sont aujourd'hui des réalités qui ne peuvent plus être ignorées. Les sénateurs s'interrogent sur le fait de savoir si la coutume ne devrait pas évoluer et ménager une place spécifique à ces femmes qui sont dans une situation inconnue de la coutume mais qui se banalise.
J'ai évoqué l'importance des dévolutions patriarcales. Néanmoins, dans le monde mélanésien, parce qu'elles donnent la vie, les femmes ont une place essentielle. Dans les discussions en milieu coutumier, les femmes prennent toute leur place, et parfois même vigoureusement !
Les conflits de lois ont donné lieu à une étude de fond, théorique mais qui propose également des solutions pratiques, menée par Sandrine Sana Chaillé de Néré, professeur des universités de l'Université de Bordeaux en 2012. De la même façon que nous avons identifié la question des conflits de lois, nous avons perçu que la question de la propriété intellectuelle et industrielle était l'une des difficultés susceptibles d'émerger.
En effet, la Nouvelle-Calédonie est aussi un territoire où l'économique est prégnant. Le minerai, les recherches, les terres rares sont des sujets sensibles à ce droit.
Nous avions proposé une convention du Gouvernement avec l'INPI qui a effectué une mission sur place. La difficulté est née au moment où le Gouvernement de Nouvelle-Calédonie a voulu se saisir de sa compétence et a présenté la convention avec l'INPI comme une situation intermédiaire qui lui permettrait de prendre le temps de s'imprégner de ce droit très technique, tout en laissant à l'INPI national le soin de le régir momentanément. Le Conseil d'État est intervenu et a estimé que cette solution intermédiaire n'était pas juridiquement viable. Ou bien le Gouvernement se saisissait de sa compétence et modifiait les termes du code de la propriété et s'appropriait les règles de ce droit de fond, ou bien il ne s'en saisissait pas et le droit ancien s'appliquait.
Actuellement, nous sommes dans cette seconde situation. Comme le législateur calédonien n'a pas légiféré, c'est le droit commun ancien qui subsiste. Vous percevez l'anachronisme dans lequel nous sommes actuellement. Pour déposer un brevet, l'industriel calédonien doit s'adresser à l'INPI alors que la compétence est entre les mains du législateur calédonien. Cette anomalie risque de perdurer encore un certain temps.
Pour conclure, je vous invite à lire les avis du Conseil d'État qui dressent parfaitement le cadre juridique des effets et limites du transfert de compétences.
M. Thani Mohamed Soilihi, président . - Monsieur le secrétaire général, il me reste à vous remercier pour votre contribution importante à notre étude.
Audition de représentants
de la direction des affaires civile et du sceau
et de la direction des
services judiciaires du ministère de la justice
M. Thani Mohamed Soilihi, président . - Mes chers collègues, nous accueillons maintenant plusieurs représentants du ministère de la justice qui vont nous informer de la question foncière, et notamment de la situation de l'indivision, en Polynésie française.
Je signale que Madame Marie Walazyc a été l'une des deux magistrates chargées de la mise en place du tribunal foncier en Polynésie française. Si mes collègues n'ont pas d'observation complémentaire à formuler, je vous cède la parole.
M. Éloi Buat-Ménard, adjoint à la sous-directrice de l'organisation judiciaire et de l'innovation à la direction des services judiciaires (DSJ) du ministère de la justice . - Le sujet sur lequel vous nous interrogez se décompose en trois volets : le fond du droit, la création du tribunal foncier et les procédures applicables, qui se situent elles-mêmes à l'intersection de la question du fond et de la question de l'organisation judiciaire.
Avant de dresser un état des lieux du contentieux foncier en Polynésie française, je dois préciser que les données dont nous disposons ne sont pas parfaitement à jour car le ministère ne dispose pas d'un système d'information permettant un suivi statistique en temps réel. Le recueil s'opère une fois par an dans le cadre du dialogue de gestion. Une actualisation des données concernant le stock que je vais vous présenter est prévue en mars pour permettre le suivi du contrat d'objectifs signé en janvier 2015. À cette date, devant le tribunal de première instance (TPI) de Papeete, 1 378 affaires de terre pendantes sont enregistrées, soit 26 % du stock du contentieux civil global qui compte 5 266 dossiers. Les affaires de terre représentent 4 % du flux contentieux sur une année. Ces chiffres résultent de délais de traitement très long. La Cour d'appel connaît 40 à 60 affaires de terre par an, soit 7 % du flux global de 780 affaires civiles. Le stock est maintenu à un niveau raisonnable, c'est-à-dire apte à être résorbé dans un délai moyen pour ce type de dossiers particulièrement complexes. Le contrat d'objectifs signé en janvier 2015 ne prévoit pas de résorption complète du stock, qui serait illusoire et hors d'atteinte, mais vise à ramener le stock traité par le TPI à un étiage de 800 affaires, niveau incompressible pour des affaires dont la durée raisonnable de traitement s'élève à 55 mois.
Mme Marie Walazyc, chef du bureau du droit immobilier et du droit de l'environnement à la direction des affaires civiles et du sceau du ministère de la justice . - La répartition des compétences entre l'État et la Polynésie française résulte de l'article 13 de la loi organique du 27 février 2004. La compétence de la Polynésie française est de droit commun sur toutes les matières qui ne relèvent pas de l'État. En particulier, le droit des successions revient à l'État. Dans ce domaine s'applique le principe de spécialité législative avec une extension à la Polynésie française des mesures nouvelles par mention expresse et avec une possibilité d'adaptation locale par une loi de pays. La Polynésie est, en revanche, compétente pour fixer le régime de la propriété foncière, ce qui comprend notamment la publicité foncière, le cadastre, la conservation des hypothèques, le fichier immobilier et l'usucapion. Elle est également compétente en matière de procédure civile et d'obligations conventionnelles. La compétence de l'État comprend le régime légal de l'indivision, sauf les dispositions du code civil sur l'exercice en commun des droits indivis sur un bien qui reviennent à la Polynésie en vertu, précisément, de sa compétence en matière de contrats.
La diversité des régimes juridiques applicables dans les différents archipels a des racines historiques selon qu'ils appartenaient ou non au royaume de Tahiti et selon les modalités de prise de possession par la France. Dans les terres du royaume de Tahiti et de ses dépendances a été mis en place par l'administration française un régime d'enregistrement des terres en 1852. La première phase de revendication de propriété sur des terres a donné lieu à l'attribution de titres, appelés Tomite, qui se trouvent aujourd'hui à la conservation des hypothèques dépendant de la direction des affaires foncières (DAF) de Papeete.
Le cadastrage est pratiquement complet puisque 98,5 % de la surface du territoire est cadastré. Seuls manquent à l'appel certains îlots des Tuamotu de l'Est. La base géographique est suffisante pour commencer d'ores et déjà la rénovation et la mise à jour des données cadastrales. Un fichier informatique a été créé pour permettre l'accès au cadastre aux notaires et aux géomètres-experts. La DAF envisage également d'ouvrir l'accès gratuitement aux particuliers.
Le service de la publicité foncière tient à jour les fiches concernant les titres de propriété. Il convient de noter que le décret de 1955 relatif à la réforme de la publicité foncière applicable en France métropolitaine n'a pas été étendu à la Polynésie française, qui conserve donc le régime antérieur. Or, ce régime ne prévoit pas de constituer une fiche par bien immobilier ; il est par conséquent très difficile de reconstituer les chaînes de propriété d'un même bien. Il existe des fiches par propriétaire mais, dans certaines hypothèses, une même personne peut avoir plusieurs fiches à son nom car le lien n'est pas fait au moment de la publication.
Un autre obstacle réside dans le fait que n'est pas toujours pratiquée la transcription des titres de propriété à l'issue d'un partage judiciaire. En effet, cette transcription est de l'initiative propre des parties qui ne le font pas toujours, soit qu'elles sont mal conseillées, soit qu'elles n'en voient pas l'utilité en considérant que le jugement suffit, parfois aussi pour des raisons de coût. En outre, la DAF a accepté la transcription partielle des jugements de répartition des terres, c'est-à-dire une transcription uniquement par une des parties pour le bien qui lui revient sans répertorier les conséquences pour les biens des autres parties. Cette pratique aboutit à des erreurs dans la mise à jour du fichier immobilier et du cadastre. Elle complique l'opposabilité du jugement aux tiers en l'absence d'une transcription complète du partage. La DAF semble toutefois avoir mis un terme à cette pratique en supprimant les frais de transcription : qu'elle soit partielle ou intégrale, la transcription est désormais gratuite, ce qui lève l'obstacle financier.
L'identification des propriétaires pose des difficultés depuis l'époque des Tomite. Il est arrivé, en effet, que des personnes revendiquassent des terres sans être les vrais propriétaires. En l'absence de contestation, elles furent déclarées propriétaires et reçurent un titre. En outre, à l'époque des Tomite, le cadastre n'existait pas, si bien que les mentions portées sur le titre pour identifier le terrain étaient extrêmement vagues et sommaires. Il est dans certains cas impossible de retrouver la parcelle en question.
En outre, le nom patronymique n'existe pas dans la tradition polynésienne. Les changements de nom à divers moment de la vie sont une pratique traditionnelle courante. Nous avons connaissance de cas où une personne ne portait pas le même nom sur son acte de naissance et sur son acte de décès, ce qui complique encore le suivi des chaînes de transmission d'un bien. L'état civil a été institué en Polynésie par la loi du 11 mars 1852 qui imposait de recourir à un nom invariable et à tenir un registre. Mis en oeuvre à partir de 1856, l'état civil n'a pas été tenu avec rigueur et n'est en vérité fiable qu'à partir des années 1950. La DAF possède un service de généalogie mais il ne dispose que d'une base de données très incomplète car n'y figurent que les personnes nées en Polynésie française.
Mme Caroline Azar, chef du bureau du droit des personnes et de la famille à la direction des affaires civiles et du sceau du ministère de la justice . - En matière de gestion des indivisions, il convient de distinguer l'indivision successorale, au moment du règlement de la succession, et l'indivision conventionnelle, qui prend la suite une fois que les héritiers ont décidé de rester en indivision et doivent assurer la gestion du bien. Le régime de la première relève de la compétence de l'État, celui de la seconde entre dans le champ des attributions de la Polynésie française.
En matière d'indivision successorale, la première question qui se pose est celle de l'identification des héritiers. Le fonctionnement de l'indivision, en droit français, répond à la règle de l'unanimité avec un certain nombre de dérogations permettant d'exécuter des actes à une majorité des deux tiers. Mais si l'on ne connaît pas l'ensemble des héritiers, même pas leur nombre exact, aucune règle, ni d'unanimité, ni de majorité qualifiée ne peut s'appliquer. Il existe un certain nombre de dispositifs de droit commun permettant de pallier la défaillance d'un héritier, mais ces mécanismes ne peuvent pas s'appliquer si l'on ne parvient pas à identifier les héritiers. Compte tenu de cette faille, des solutions jurisprudentielles ont été développées par la Cour d'appel de Papeete. Elles consistaient à admettre une représentation par souches familiales, dont il était présumé qu'elles partageaient une communauté d'intérêt, ce qui permettait de lever le besoin d'identifier l'ensemble des héritiers. La Cour de Cassation a rejeté cette construction prétorienne en considérant que la représentation supposait un mandat donné par une personne. La méconnaissance pratique de l'identité d'un héritier ne peut servir de base pour reconnaître comme fondement de la représentation une communauté d'intérêt tacite au sein de la souche familiale. Le palliatif imaginé par la Cour d'appel de Papeete pour gérer l'identification des héritiers, première étape de la mise en place de l'indivision, a donc été repoussé. Le problème reste entier.
Mme Marie Walazyc . - S'agissant des indivisions conventionnelles, il est prévu que l'entrée en indivision nécessite l'unanimité des indivisaires. La gestion de l'indivision doit également respecter la règle de l'unanimité. Les indivisaires doivent fixer la durée de l'indivision, qui peut être déterminée ou indéterminée. La décision de désignation du gérant se prend aussi à l'unanimité. La règle de l'unanimité peut être écartée au profit d'une règle de majorité, mais seulement si les indivisaires font unanimement ce choix. C'est pourquoi plusieurs personnes que nous avons rencontrées au cours de notre mission sur place fin 2014 nous ont demandé un assouplissement des règles de gestion de l'indivision pour éviter le morcellement successif des terres en garantissant la possibilité d'une gestion à plusieurs et d'une exploitation économiquement viable.
L'indivision conventionnelle connaît les mêmes difficultés que l'indivision successorale en matière d'identification des héritiers et de représentations par souche. Les problématiques sont étroitement liées, bien que l'une relève du code civil et de l'État, tandis que l'autre dépend du Pays.
En Polynésie, contrairement au reste du territoire national, les partages successoraux sont quasi-systématiquement judiciaires. Il n'y a pratiquement aucun partage à l'amiable devant notaire. Pourquoi ce recours systématique à la voie contentieuse ? Cela rejoint le point précédent : les notaires ont beaucoup de mal à retrouver l'ensemble des héritiers et ils préfèrent limiter l'engagement de leur responsabilité en cas d'omission d'un héritier. Le partage judiciaire est ainsi largement favorisé, ce qui explique aussi le volume du contentieux d'affaires de terre en Polynésie, qui est très largement supérieur à ce que l'on peut connaître ailleurs. Pour mémoire, sur le reste du territoire, le volume du contentieux en matière de succession et de revendication de propriété ne représente que 2 % de l'ensemble du contentieux civil.
Les difficultés liées aux procédures contentieuses ne sont pas tant techniques que pratiques car la phase de mise en état du dossier est extrêmement longue. Les affaires soumises au juge ne posent pas véritablement de questions juridiques : il peut s'agir d'une sortie d'indivision et les règles sont claires et connues, ou encore d'une revendication de propriété où il faut apporter la preuve de sa possession et, de nouveau, les règles ne sont pas difficiles. Le véritable point délicat, c'est la multiplicité des parties en présence et le maillage territorial de la Polynésie. Le greffe est amené à délivrer les convocations sur tout le territoire polynésien. Or, les adresses ne sont pas toujours suffisamment précises. Les huissiers et les gendarmes, chargés de la communication sur les îles reculées, ont peine à toucher les personnes concernées. Les parties qui changent d'adresse en cours de procédure ne font pas toujours le nécessaire pour faire connaître leur nouveau lieu de résidence au greffe. L'adressage et la convocation des parties prennent donc du temps, d'autant plus que le juge a l'obligation de s'assurer que l'ensemble des parties concernées a été informé de la procédure.
Pour ces procédures, la représentation par avocat n'est pas obligatoire. Les parties peuvent se défendre seules devant le juge des terres. Cela pose problème, dès lors que toutes les parties ne sont pas nécessairement rompues à l'exercice de rédaction de conclusions.
Par ailleurs, le juge est souvent amené à se transporter sur les lieux pour comprendre et s'approprier la topographie et la situation. Or, les temps de transport sont longs et l'organisation des transports sur certaines îles peut prendre plusieurs mois entre la convocation des parties et la disponibilité des liaisons aériennes ou maritimes. Dans d'autre cas, le juge fait appel à des géomètres-experts pour établir les limites et proposer des partages. Outre le coût des expertises, qui peut être élevé compte tenu de la complexité des dossiers, leur durée est longue, en moyenne de deux ans.
Mme Caroline Azar . - Pour faciliter la recherche des héritiers et leur représentation, il peut être fait recours au curateur. La curatelle aux biens et aux successions vacants constitue une exception : la loi de 2006 en matière successorale s'applique en Polynésie française, à l'exception de ses dispositions sur les successions vacantes et en déshérence. En la matière, un décret du 27 janvier 1855 sur la curatelle continue de s'appliquer en l'absence de loi de pays spécifique. Dans les affaires de terre, le curateur exerce une mission de recherche d'héritiers. S'il ne parvient pas à les trouver, il joue un rôle de représentation des héritiers manquants. C'est un travail compliqué, compte tenu des difficultés d'adresse, et également de l'absence de notaires sur place dans maints endroits. Il existe un seul curateur en Polynésie qui doit rechercher 700 personnes par an. À cet égard, il y a bien un problème de moyens.
Mme Marie Walazyc . - Je précise que le curateur est rémunéré par le Pays et relève de la DAF. Il est appelé à déposer des conclusions devant le juge des terres.
La direction des affaires civiles et du sceau du ministère de la justice a décidé de missionner deux personnes en Polynésie en septembre 2014 afin de dresser un état des lieux des difficultés en matière foncière. La mission a conduit une semaine d'auditions des parties intéressées (personnalités politiques, magistrats, huissiers, géomètres-experts, notaires, avocats, professeurs de droit, association de juristes). Elle visait à évaluer la faisabilité juridique et technique d'une éventuelle adaptation du droit dans le respect des principes constitutionnels. À l'issue de la mission, Madame la Garde des Sceaux a décidé de créer un groupe de travail destiné à réfléchir aux modifications et aux améliorations de fond et de procédure susceptibles d'apporter des solutions à moyen terme. Installé en mars 2015, le groupe de travail a connu quelques difficultés initiales d'organisation. Hier, mercredi 20 janvier, un nouveau président du groupe a été nommé : le professeur Jean-Paul Pastorel en poste depuis dix ans à l'université de Polynésie française. Il est chargé de reconstituer un groupe de travail en lien avec les autorités polynésiennes et dans le cadre de la lettre de mission qu'avait à l'origine reçue Monsieur Pierre Moyer, magistrat honoraire. Il doit faire des propositions en matière de droit des successions, d'indivision et de procédure civile pour sortir des difficultés que je vous ai présentées et pour préparer l'installation du tribunal foncier en réfléchissant à la procédure qui serait applicable et à l'articulation des rôles entre l'État et la Polynésie française.
La commission de conciliation obligatoire en matière foncière instaurée en 1996 existe toujours et continuera à exister jusqu'à la mise en place du tribunal foncier. Il est obligatoire de passer devant elle avant de saisir le juge des terres. Un agent rémunéré par le Pays prépare la mise en état des dossiers pour la commission. Elle eut à connaître 3 807 requêtes entre 1998 et 2013. Le taux de conciliation, de l'ordre de 14 % sur cette période, est très faible. La difficulté principale est qu'il est difficile d'obtenir des accords valables car la conciliation ne se fait qu'entre les personnes mentionnées dans la requête déposée par le demandeur. La conciliation n'est bien souvent que partielle et n'empêche pas une saisine du juge des terres. En septembre 2014, 500 dossiers étaient encore en cours d'examen devant la commission. Même en cas d'échec de la conciliation, elle pourrait être utile pour mettre en état le dossier et ainsi accélérer le travail du juge. En réalité, d'après les informations recueillies par la mission, du fait de la sous-représentativité des parties concernées par la conciliation, il s'avère que cette mise en état est insuffisante pour faciliter la phase judiciaire.
M. Éloi Buat-Ménard . - Pour la mise en place du tribunal foncier, l'échéance fixée par le II de l'article 24 de la loi du 16 février 2015 n'est pas contraignante au sens où elle ne comporte pas de délai butoir. Le texte vise « la date d'installation effective » du tribunal foncier, date à laquelle est reportée l'abrogation de la commission de conciliation. Or l'installation effective suppose la publication du décret en Conseil d'État déterminant « les conditions de désignation et les attributions du commissaire du gouvernement de la Polynésie française dans le respect du principe du contradictoire » en application du dernier alinéa de l'article L. 552-9-1 du code de l'organisation judiciaire (COJ).
Ce même article prévoit une formation échevinée du tribunal foncier, qui sera composé d'un président et de deux assesseurs. Les assesseurs titulaires et suppléants sont des personnes qualifiées en matière foncière et proposées pour agrément à l'assemblée générale des magistrats de la Cour d'appel par un collège d'experts. Les membres du collège sont des personnalités ayant elles-mêmes acquis une compétence particulière en matière foncière et nommées par l'Assemblée de la Polynésie française. La composition, l'organisation et le fonctionnement du collège d'experts sont également fixés par délibération de l'Assemblée de la Polynésie française, conformément à l'article 58 de la loi organique du 27 février 2004. Une délibération n° 2009-61 du 18 août 2009 a fixé les règles régissant le collège d'experts en matière foncière. Les assesseurs sont choisis pour une période de trois ans renouvelable. Les conditions qu'ils doivent respecter sont assez classiques : être de nationalité française, âgés de plus de 23 ans, jouissant des droits civiques, civils et de famille et présentant des garanties de compétence et d'impartialité. Ce sont les dispositions de l'article L. 552-9-3 du COJ : on les retrouve pour la quasi-totalité des assesseurs non professionnels dans les différentes juridictions judiciaires. À défaut d'un nombre suffisant de candidats remplissant ces conditions, le tribunal foncier statue sans assesseur (art. L. 552-9-4 COJ).
Que reste-t-il à prévoir pour parfaire ce statut ? Même si cela n'est pas renvoyé directement à un décret d'application dans les dispositions législatives du COJ précitées, il pourrait être utile de préciser comment sont désignés les assesseurs une fois qu'ils ont été agréés et choisis par le collège. On pourrait procéder à une désignation par ordonnance de roulement prise par le Premier président, comme pour l'affectation des magistrats professionnels dans les différentes fonctions juridictionnelles, puisque l'on sait qu'ils sont proposés à l'assemblée générale de la Cour d'appel. Les conditions d'impartialité exigées pourraient également être précisées, en prévoyant par exemple la non-éligibilité des fonctionnaires de la DAF puisque les assesseurs doivent jouir d'un statut de tiers par rapport aux parties potentielles. Des conditions de résidence pourraient aussi être prévues, de même que l'exigence d'une déclaration d'intérêts ou d'une présentation du bulletin n° 2 du casier judiciaire, comme pour les autres assesseurs non-professionnels. La procédure de sélection pourrait aussi être précisée pour définir le contenu du dossier de candidature. Toutes ces précisions pourraient être utiles, même s'il faut reconnaître que le statut défini par les dispositions législatives est déjà assez fourni.
Les assesseurs siègent dans la formation de jugement. Rien de plus n'est précisé pour le moment. Le COJ mentionne simplement quelques modalités de l'exercice de la fonction : l'obligation de prêter serment, l'obligation de rester en fonction jusqu'à l'installation des successeurs mais pour une durée maximale de quatre mois, le fait qu'ils sont réputés démissionnaires en cas de refus de service, des causes de déchéance, des peines en cas de manquement aux devoirs de la fonction, une procédure de suspension. Ce sont également des éléments classiques du statut des assesseurs non-professionnels. Par ailleurs, l'article L. 552-9-7 du COJ prévoit une disposition nécessaire au regard du droit du travail : les employeurs sont tenus d'accorder à leurs salariés assesseurs au tribunal foncier les autorisations d'absence nécessaires pour qu'ils puissent siéger. Il pourrait être précisé les conditions dans lesquelles ces absences pourront être indemnisées. En matière de récusation, il n'y a pas de dispositions spécifiques pour les assesseurs du tribunal foncier. Les dispositions générales du COJ s'appliquent (articles L. 111-6 à L. 111-8).
Un autre organe nécessaire au fonctionnement du tribunal foncier est le commissaire du gouvernement de la Polynésie française. C'est l'objet principal du décret en Conseil d'État à prendre en application de la loi du 16 février 2015. La Chancellerie souhaite confier l'exercice des fonctions de commissaire du gouvernement à un fonctionnaire de la DAF. Ses compétences spécifiques et sa connaissance des dossiers permettront d'accélérer la mise en état des dossiers, qui est le but essentiel recherché avec l'institution de cette fonction. Il doit pouvoir délivrer tout élément utile à la bonne information du tribunal foncier en procédant à une forme d'instruction. L'inspiration vient du commissaire du gouvernement en matière d'expropriation, procédure qui n'est pas sans similarité avec le contentieux du tribunal foncier. Le but est aussi de parvenir à une parfaite synergie entre les institutions du Pays et le tribunal foncier car l'instauration de celui-ci est insuffisante et inapte à garantir, si ce n'est l'apurement, le traitement plus rapide et pérenne des affaires de terre.
Concernant la désignation du commissaire du gouvernement, le respect de l'impartialité et du principe du procès équitable pourraient être garantis par différents éléments. Tout d'abord, il conviendrait que le commissaire du gouvernement ne participe pas à la formation de jugement et n'assiste pas au délibéré. Cela paraît incontournable. Ensuite, ses attributions pourraient s'inspirer, comme je le disais précédemment, de celles du commissaire du gouvernement devant le juge de l'expropriation. Cette fonction est ordinairement assumée par le directeur des services fiscaux du département. Dans le cadre des affaires de terre qui impliqueraient le Pays, les fonctionnaires désignés pour agir devant le tribunal foncier comme partie au nom du gouvernement de la Polynésie française ne pourront être désignés pour assumer les fonctions de commissaire du gouvernement dans la même affaire. Enfin, pour le respect du contradictoire, expressément visé par la loi, il faut que l'ensemble des parties soit avisé des conclusions du commissaire du gouvernement. Une question demeure posée et demande à être expertisée plus avant : la nomination comme commissaire du gouvernement d'un fonctionnaire de la DAF porte-t-elle atteinte à l'autonomie de la Polynésie française garantie par l'article 63 de la loi du 27 février 2004 qui prévoit que le gouvernement de la Polynésie française dispose de l'administration de la Polynésie française. Cette articulation reste à expertiser. Nous souhaiterions que le groupe de travail se penche sur cette question.
La fixation des attributions du commissaire du gouvernement relève de l'organisation judiciaire et non pas de la procédure civile. Aux termes de la loi organique, cela relève de la compétence de l'État. C'est pourquoi il revient au décret en Conseil d'État d'y procéder. Si l'on conserve le parallèle avec le commissaire du gouvernement devant le juge de l'expropriation, on pourrait compter comme attribution du commissaire du gouvernement devant le tribunal foncier la notification de ses conclusions aux parties à l'instance, lesquelles devront contenir les éléments nécessaires à l'information de la juridiction. Il pourrait également être entendu par le tribunal, et pas seulement amené à déposer des conclusions écrites. Il pourrait également disposer de la faculté d'interjeter appel de la décision du tribunal foncier. C'est le cadre général qui est envisagé. Pour aller plus avant, il nous faudrait disposer d'un éclairage plus précis sur la procédure qui serait envisagée devant le tribunal foncier car l'organisation judiciaire n'est pas sur ce point complètement détachée de la procédure civile. Les questions de fond et de procédure s'imbriquent et il est nécessaire de les considérer de façon coordonnée pour calibrer au mieux les interventions respectives des différents acteurs. C'est pourquoi à ce stade il est difficile d'aller plus loin, par exemple dans la description des éléments susceptibles d'être transmis par le commissaire du gouvernement au tribunal foncier.
M. Thani Mohamed Soilihi, président . - Merci de votre éclairage qui nous offre un aperçu assez exhaustif de la situation. Il est prévu que la commission de conciliation obligatoire disparaisse au moment de l'installation du tribunal foncier, mais prévoyez-vous de rendre obligatoire la représentation par avocat dans les affaires de terre ? La procédure pourra-t-elle rester essentiellement orale ?
Mme Marie Walazyc . - Ce sont des choix qui relèvent de la procédure civile applicable au tribunal foncier. Par conséquent, il revient au Pays de trancher, notamment sur l'obligation ou non de représentation par avocat.
Mme Lana Tetuanui . - Merci d'être venu nous faire état de l'avancée du règlement de la question foncière en Polynésie. J'ai toujours dit tout haut ce que les autres pensaient tout bas. C'est une Polynésienne de pure souche qui vous parle. J'ai l'impression que la situation foncière est tout de même catastrophique. Le foncier est une compétence partagée entre l'État et la Polynésie française aux termes de l'article 18 de la loi organique. Le tribunal foncier prend trop de temps à se mettre en place. La presse s'en faisait encore l'écho ce matin. Il faut comprendre que l'attachement à la terre est aussi essentiel dans la culture polynésienne qu'en Nouvelle-Calédonie. L'arrivée du code civil et de l'état civil a été vécue comme une révolution culturelle. Il demeure nombre de problèmes d'identification des personnes et d'indivision.
Pourtant le décret en Conseil d'État que tout le monde attend n'est pas sorti. Heureusement que les Polynésiens sont un peuple calme ! Aujourd'hui, il faut avancer. Malgré les problèmes de généalogie et d'état civil, l'État doit accélérer l'installation du tribunal foncier. Il faut revenir à la vision du terrain à 20 000 km des bureaux parisiens. Des progrès ont été accomplis comme la numérisation du cadastre. En tant qu'élue, je suis cependant réservée sur son ouverture libre aux particuliers. Il serait préférable d'en restreindre l'accès aux maires et aux élus locaux pour éviter que des particuliers aillent scruter à la loupe les parcelles des autres et que de nouvelles dissensions n'apparaissent sur la place publique.
Mon cri, vous l'avez compris, c'est que l'État doit assumer ses responsabilités. Dans les documents budgétaires du projet de loi de finances (PLF) 2016 je n'ai vu aucune ligne dédiée à l'aménagement du tribunal foncier...
M. Éloi Buat-Ménard . - Pour au moins une des difficultés d'installation du tribunal foncier, le remède ne réside pas entre nos mains. Si le tribunal foncier est mis en place mais que le droit au fond n'est pas rénové et que la procédure n'est pas définie, il n'apportera pas plus de solution que l'actuelle formation spécifique du TPI. Or, sur un certain nombre de ces matières, c'est bien le Pays qui est compétent. S'il ne dispose pas de nouveaux outils, le tribunal foncier ne pourra pas faire plus que ce qui est fait actuellement. Les locaux sont identifiés et une expertise est en cours pour estimer le coût de leur mise en état. Nous avons déjà réfléchi à une rédaction du décret. Nous pourrions rapidement installer le tribunal mais si l'ensemble des questions connexes n'est pas concomitamment réglé alors nous allons au-devant d'une grande désillusion. C'est le sens de la constitution d'un groupe de travail dont la mission va bien au-delà de la simple organisation judiciaire, question que nous considérons bien évidemment avec une grande attention mais qui n'est pas la seule à devoir trouver solution. Nous devons à la Polynésie française d'agir avec le plus grand sérieux alors que de nombreux problèmes de fond, de procédure et d'organisation s'imbriquent très fortement. Pour ne pas décevoir la population, nous devons attaquer tous les problèmes de front, ensemble, en coopération avec le Pays. Dans l'intervalle, nous n'avions pas l'intention de laisser les choses en l'état, d'où la conclusion d'un contrat d'objectifs qui a permis, à droit constant, au cours de la phase transitoire, de renforcer les effectifs de la juridiction. Dès mars 2016, nous avons bon espoir de constater que cet effort aura porté ses fruits en permettant une baisse du stock d'affaires.
M. Thani Mohamed Soilihi, président . - Nous sommes intéressés par tous les éléments techniques que vous pourrez nous transmettre par écrit concernant l'application du contrat d'objectifs et les différents points que nous avons abordés ce matin. Je vous remercie de votre diligence.
Jeudi 7 avril 2016
Audition de M. Geoffroy Filoche, chercheur
à l'Institut de recherche
et de développement (IRD) co-auteur
du rapport sur les zones de droits d'usage collectifs, concessions et cessions
en Guyane française
M. Michel Magras, président . - Mes chers collègues, avant de saluer notre interlocuteur d'aujourd'hui, M. Geoffroy Filoche, et afin de faciliter la gestion des agendas de chacun, je vous informe que, pour l'instruction de notre étude sur les normes sanitaires et phytosanitaires applicables à l'agriculture dans les outre-mer, nous tiendrons des réunions d'audition les 28 avril, 12 et 26 mai et 2 juin prochains.
La journée du 12 mai sera particulièrement riche, avec deux visioconférences qui nous transporteront successivement, le matin, en Nouvelle-Calédonie, et l'après-midi en Guadeloupe, après la séance de questions au Gouvernement.
Qu'il s'agisse du volet numéro deux de notre étude sur le foncier dans les outre-mer, ou de nos travaux sur les normes, notre objectif est de conclure avant la suspension de nos travaux de cet été, fin juin ou début juillet, à des dates à définir avec les rapporteurs.
Notre cycle d'auditions sur les questions de titres de propriété et de combinaison des régimes juridiques coutumiers et du droit civil s'achève aujourd'hui avec l'audition de M. Geoffroy Filoche, chargé de recherche à l'Institut de recherche pour le développement (IRD), qui se trouve à Montpellier.
Spécialiste du droit de la protection et de la valorisation de la biodiversité, Monsieur Filoche est co-auteur d'une étude parue il y tout juste deux ans, en avril 2014, sur les zones de droits d'usage collectifs, concessions et cessions en Guyane française. Il va nous la présenter.
Après les droits coutumiers des collectivités du Pacifique, nous allons ainsi explorer aujourd'hui les droits fonciers des communautés amérindiennes et bushinengue.
Monsieur Filoche, je vous présente M. Thani Mohamed Soilihi, sénateur de Mayotte, qui est co-rapporteur et coordonnateur sur les trois volets de la problématique foncière, ainsi que M. Robert Laufoaulu, sénateur de Wallis-et-Futuna, également co-rapporteur sur cette thématique. M. Mathieu Darnaud, sénateur de l'Ardèche, troisième co-rapporteur, devrait arriver d'un instant à l'autre.
À moins que les rapporteurs ne veuillent faire des observations liminaires, je cède la parole à Monsieur Filoche.
M. Geoffroy Filoche . - C'est à mon tour de vous remercier de me donner la possibilité de m'exprimer aujourd'hui, en espérant que la présentation de ce rapport pourra être utile à la réforme du droit foncier en Guyane.
L'étude que je vais vous présenter est extrêmement fouillée et précise. Il serait assez rébarbatif d'entrer dans les détails. Je vous présenterai donc le contexte de l'étude tout en vous expliquant les contours de ce travail et vous soumettrai ensuite une brève présentation de la problématique et les principaux points du rapport, avant de laisser la place au débat et aux questions.
Il nous est tout d'abord apparu qu'il manquait une étude exhaustive sur la question des droits fonciers au profit des communautés amérindiennes ou bushinengue en Guyane, même s'il existe quelques études sectorielles ou des études de cas bien précises. Il nous semblait donc important d'amorcer cette tâche, vingt-cinq ans après la création des zones de droits d'usage collectifs (ZDUC), dispositif qui date de 1987, notamment au regard des changements juridiques et institutionnels que la Guyane a connus ces dernières années.
Il nous a paru important de mener cette étude avec un regard double, à la fois anthropologique et juridique. Trop souvent, les travaux qui sont menés sont monodisciplinaires. Or, en particulier en ce qui concerne l'articulation entre droit coutumier et droit étatique, un regard anthropologique et un regard juridique sont absolument nécessaires. Il faut croiser ces regards et essayer de comprendre comment le droit est vécu et interprété par les populations locales, et comment il est concrètement mis en oeuvre.
Le contexte de l'étude est assez particulier. Pour avoir noué au cours des vingt dernières années des relations avec les Amérindiens et les Bushinengue, nous avons eu la chance d'avoir des contacts avec un grand nombre de chefs coutumiers et de populations locales, ce qui a permis de travailler sur le terrain en toute confiance et de récolter le maximum de données intéressantes et exploitables.
Cette tâche a duré environ un an et a mobilisé quatre personnes. Damien Davy, anthropologue au CNRS, et moi-même, juriste à l'IRD, avons coordonné cette étude. Pour l'occasion, nous avons embauché deux personnes, une juriste et une anthropologue, pour nous assister dans la rédaction, la collecte des données et l'analyse des textes juridiques.
Nous avons rencontré environ deux cents personnes, surtout des chefs coutumiers, des habitants des communautés et bien entendu tous les acteurs institutionnels de Guyane, notamment les responsables des autorités déconcentrées ou décentralisées.
Nous avons voulu débuter le rapport par une brève partie historique afin de retracer l'émergence de la prise en compte de ces droits fonciers par la République française. Nous avons ensuite élaboré une partie anthropologique, ce qui n'avait jamais été fait, avec la description des villages, des communautés et des ethnies concernées, et les activités menées par les personnes sur ces zones et concessions. À chaque fois, nous avons essayé de rendre compte des problèmes que connaissent les communautés dans la jouissance de leurs droits.
Une valeur ajoutée de ce rapport est d'avoir cartographié ces zones, d'avoir représenté leurs frontières, que finalement peu d'acteurs connaissent précisément sur le terrain, et surtout d'avoir superposé les différents zonages juridiques et institutionnels avec ces territoires coutumiers.
Nous avons également élaboré une analyse juridique relativement précise, sans doute parfois un peu absconse - je m'en excuse - mais fournissant des réponses à des questions susceptibles d'intéresser les praticiens du droit.
Une spécificité du territoire de la Guyane est qu'il relève en quasi-totalité du domaine privé de l'État et qu'il existe aujourd'hui une volonté politique des collectivités territoriales - communes et nouvelle collectivité de Guyane - de se réapproprier le foncier Cela concerne quinze zones de droits d'usage collectifs, neuf concessions et trois cessions, qui couvrent 8 % du territoire guyanais, ce qui n'est pas rien.
La problématique de ce rapport porte sur le contenu des droits fonciers aujourd'hui reconnus par l'État français en Guyane au profit des communautés, et leur incidence sur les droits fonciers et les logiques coutumières. Ceci pose la question de la pertinence des droits fonciers actuels par rapport au développement d'une société guyanaise en pleine mutation.
Pour finir, je présenterai les principaux constats dressés par le rapport.
Il faut se rendre compte que la situation des populations amérindiennes et bushinengue résulte de leur inclusion très tardive dans le paysage juridique guyanais. Même si quelques traités ont été signés au 17 e siècle, relatifs aux populations autochtones, ce n'est qu'à partir des années 1960, avec la campagne de francisation, selon le terme de Jean Hurault, un des pionniers des études foncières sur la Guyane, que l'on a donné la nationalité française à ces populations amérindiennes et bushinengue mouvantes, qui allaient d'un territoire à l'autre et passaient les frontières. Un statut leur a été reconnu, des droits et des obligations leur ont été octroyés. Le caractère récent de cette évolution peut expliquer la relative sécheresse du paysage juridique, très peu de normes concernant ces populations.
Une autre raison de la rareté de ces dispositifs juridiques est la tentative de donner des droits spécifiques à ces populations différentes de la société française, tout en évitant des discriminations, positives ou négatives, contraires au droit français. C'est ce qui explique sans doute que ces droits soient assez vagues, et les pratiques variées sur le terrain.
Autre point important du rapport : la question foncière est politiquement extrêmement sensible en Guyane, et ce depuis les années 1980, quand l'Association des Amérindiens de Guyane française (AAGF), devenue en 1992 la Fédération des associations amérindiennes de Guyane (FOAG), s'est positionnée publiquement pour revendiquer des droits fonciers collectifs s'inscrivant dans le mouvement international de la revendication des peuples autochtones. On peut souligner que tous les représentants des organisations amérindiennes et bushinengue de Guyane ont été fortement influencés par les mouvements autochtones du bassin amazonien, dont je suis personnellement spécialiste pour le Brésil.
Il faut également relever une importante différence entre le droit écrit en vigueur et son utilisation par les acteurs locaux. Les outils sont parfois détournés de leur finalité. Ainsi, aujourd'hui, dans les zones forestières de Guyane, les zones de droits d'usage collectifs (ZDUC), prévues initialement pour assurer des droits d'usage - chasse, pêche, agriculture sur brûlis - sont utilisées pour construire des villages. Les populations de l'intérieur n'utilisent pas les concessions ou les cessions prévues pour cela. Ceci pose de nombreux problèmes, qu'on a essayé de résoudre dans le rapport en donnant une interprétation large de ce qu'est la subsistance et de ce qu'il est possible de faire dans ces ZDUC.
Une explication de la préférence donnée aux ZDUC, de l'aveu même des acteurs locaux, est l'obligation pour la communauté de créer une association de type loi 1901 ou une société commerciale pour obtenir une concession ou une cession foncière. Or, les communautés ne savent pas toujours comment utiliser ces dispositifs juridiques, et ont peur d'une déconnexion entre la communauté et ces structures possédant la personnalité morale.
En effet, les communautés se créent, se dissolvent, et la permanence des structures juridiques est difficilement compatible avec la fluidité de l'organisation politique.
Les concessions et les cessions peuvent donner des droits de propriété collectifs mais, en cas de cession de la terre, il peut y avoir division et individualisation de la propriété.
Il existe des cas, comme dans le village de Balaté, près de Saint-Laurent-du-Maroni, où des membres de la communauté, en désaccord avec l'association gestionnaire du foncier, demandent une parcellisation et une individualisation de la propriété privée.
Enfin, les zones de droits d'usage collectifs, surtout au sud du territoire, dans la forêt, sont des zones beaucoup plus vastes qui permettent de reproduire la dynamique traditionnelle d'occupation du territoire et de création de villages au gré des conflits qui peuvent naître au sein des communautés, d'une part, et de la pratique agricole du brûlis, façon la plus durable d'utiliser les sols pauvres guyanais, d'autre part.
Cette pratique nécessite un espace suffisamment grand pour créer de nouveaux terroirs agricoles et laisser reposer les anciens. C'est sans doute pour cela que les droits d'usage collectifs ont été privilégiés par ces populations.
Les différences entre le littoral et l'intérieur du territoire constituent également un sujet important. La pression démographique est très importante sur le littoral, et les zones octroyées aux communautés y sont plus petites, avec la menace d'une prochaine indisponibilité de nouvelles terres agricoles. Dans les communes de l'intérieur, au contraire, l'espace se prête à la création de nouveaux villages et de nouveaux terroirs agricoles, mais l'orpaillage illégal pose de gros problèmes en matière de sécurité et en matière sanitaire.
Je précise que se pose également aujourd'hui le problème de la prise en compte des cessions et droits d'usage collectifs par les documents d'urbanisme, notamment les PLU.
Enfin, les contours de la notion de subsistance, à la base de ces droits d'usage collectifs, sont incertains : que signifie-t-elle aujourd'hui, alors que les besoins des communautés vont grandissants, qu'il existe de plus en plus de liens entre les communes de l'intérieur et du littoral, et que 2007 a vu la création du parc amazonien de Guyane ?
Je vous remercie de votre attention.
M. Michel Magras, président . - Il m'appartient de vous remercier pour la qualité de cet exposé et pour nous avoir présenté une approche très intéressante de votre rapport.
M. Thani Mohamed Soilihi, rapporteur coordonnateur . - Je vous remercie pour votre éclairage.
La question de la prise en compte des droits spécifiques par les outils de planification nous intéresse. Ces ZDUC et les concessions sont-elles inscrites dans les différents documents de planification et d'aménagement - schémas d'aménagement régional, PLU, schémas miniers notamment ?
En second lieu, les communautés d'habitants peuvent-elles, en tant que telles, contracter et ester en justice ? Plus précisément, y aurait-il un intérêt à leur reconnaître la personnalité morale ? La possibilité dont vous avez parlé de se constituer en association ou en société est-elle suffisante ?
De façon plus précise encore - et je prends un exemple que nous avons récemment rencontré dans le Pacifique - pourrait-on transposer la notion de groupement de droit particulier local (GDPL) que l'on rencontre en Nouvelle-Calédonie ? Grâce à cette notion, les tribus kanak peuvent nouer des liens, notamment commerciaux, avec d'autres personnes régies par le droit civil classique, sans dispersion ou morcellement de la propriété coutumière. Cette notion pourrait-elle convenir au cas guyanais ?
Enfin, peut-on considérer que les différents régimes juridiques actuels tendent uniquement à la préservation d'un mode de vie ancestral ? Vous y avez plus ou moins répondu. Le droit ne transforme-t-il pas le rapport des communautés amérindiennes et bushinengue à la terre et à la forêt ? Le développement d'équipements et d'activités commerciales, dont l'exploitation de ressources naturelles, est-il freiné par l'état du droit, soit en raison de normes enchevêtrées et peu précises, soit parce que ce n'est pas l'objet poursuivi ?
M. Geoffroy Filoche . - La question des documents de planification est extrêmement complexe.
Comme nous avons voulu le montrer dans le rapport, cette question reste floue. Oui, ces documents de planification prennent en compte les ZDUC. Je pense notamment au schéma départemental d'orientation minière (SDOM), qui nomme ces zones et les place hors des zones exploitables.
Certains PLU situent notamment les ZDUC dans des zones naturelles, ce qui pose un problème d'exploitation par les communautés.
Cela me permet de rebondir sur votre question concernant l'utilisation des ressources naturelles. Celle-ci est-elle freinée par les dispositifs juridiques existants ? Tout dépend de la notion de subsistance et de son interprétation.
On a vu, notamment lors de nos entretiens avec les autorités déconcentrées de l'État, qu'une notion très restrictive de la subsistance domine aujourd'hui. Selon cette interprétation, la subsistance ne permet pas une exploitation économique des ressources, même en respectant certains seuils ou certains protocoles. Les ZDUC sont alors cantonnées à l'utilisation des ressources naturelles pour une consommation propre et ne permettent en aucun cas une vente de gibier ou de poisson à l'extérieur de la communauté.
La France pourrait cependant s'inspirer de l'exemple brésilien, où les deux sont possibles, mais selon des modalités différentes. Au Brésil, sur les terres indigènes, dès lors qu'il s'agit d'une consommation propre, la communauté s'organise comme elle l'entend. À l'inverse, dès lors que le but est de vendre à l'extérieur, il faut impérativement que la communauté élabore, en concertation avec un organisme étatique, un plan de gestion qui prenne en compte notamment l'état de la ressource et les méthodes de prélèvement. Nous avons essayé de démontrer dans notre rapport que cela permettrait de concilier un certain développement économique dont les communautés ont de plus en plus besoin, et une protection de l'environnement qui est extrêmement importante, à la fois pour l'humanité, mais aussi pour les communautés elles-mêmes.
S'agissant de la personnalité morale, on peut avoir là aussi différentes interprétations. Un de mes collègues du Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD), Philippe Karpe, pense que le dispositif de 1987, qui parle des « communautés d'habitants tirant traditionnellement leur subsistance de la forêt », leur donne des droits d'usage et leur confère une personnalité morale sui generis qui leur permettrait de passer des contrats, mais également d'ester en justice. À l'appui de cette interprétation, on peut citer la jurisprudence de la Cour de cassation, qui affirme que l'octroi de la personnalité civile n'est pas l'apanage de la loi mais qu'elle peut être reconnue en principe à tout groupement d'individus pourvu d'une expression collective pour la défense d'intérêts licites (arrêt Comité d'établissement de Saint-Chamond du 28 janvier 1954). D'autres décisions vont dans le même sens concernant des comités d'entreprise de groupes en 1990 ou des comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail.
En tant que chercheur, je serais curieux de voir comment un juge guyanais recevrait une requête d'une communauté d'habitants tirant sa subsistance de la forêt. Estimerait-il qu'il s'agit d'une personnalité juridique sui generis ? Penserait-il qu'il faut que la loi borne cette dernière ? Il est vrai que, contrairement à un comité d'hygiène et de sécurité où les membres sont nommés, où il existe des règlements intérieurs écrits, une communauté amérindienne ou bushinengue relève de l'ordre coutumier. On ne sait pas a priori qui y participe, ni comment les décisions sont prises.
Concernant votre question sur le GDPL, j'avoue ne pas assez bien connaître l'exemple néocalédonien pour vous répondre. C'est peut-être une piste à explorer et il serait intéressant que Philippe Karpe ou moi-même amorcions un dialogue avec les spécialistes de la question en Nouvelle-Calédonie.
M. Robert Laufoaulu, co-rapporteur . - Merci pour votre intéressant exposé. Comment les villages sont-ils organisés ? Quelle est leur structure et comment les conflits sont-ils réglés à l'intérieur de ces communautés - surtout les conflits fonciers ?
M. Geoffroy Filoche . - Aucun village n'est organisé de la même façon, selon son histoire et la présence ou non d'une association qui gère le foncier. Cela dépend s'il s'agit de villages mono-ethniques ou pluriethniques.
J'ai réalisé un travail de terrain fouillé dans la commune d'Awala Yalimapo, une commune kali'na mono-ethnique située sur le littoral guyanais, à la frontière avec le Surinam. Le mélange des structures traditionnelles coutumières et municipales est une réussite. On trouve dans cette commune un chef coutumier et des structures municipales. Ceci est rendu possible par le fait que la communauté kali'na tient aussi les rênes de la municipalité. Le maire et tous les adjoints sont kali'na et ont créé un outil extrêmement original sous la forme d'une « commission mixte commune-communauté », qui règle les éventuels conflits à propos des questions relevant du foncier traditionnel. Le chef coutumier et les autorités municipales décident de concert qui a le droit de s'installer sur telle parcelle, de créer un abattis ou de construire une maison. C'est souvent le chef coutumier qui donne son aval et l'équipe municipale qui, en fonction des contraintes d'urbanisme, étudie si le souhait du demandeur est réalisable.
Dans les endroits où existe un foncier traditionnel, il appartient au chef de village, généralement le chef de famille qui a fondé le village, de donner l'autorisation de bâtir une maison ou un abattis. Demander au chef de ce village cette autorisation relève davantage de la courtoisie que de l'obligation juridique. Quand le village s'agrandit et que surviennent des nuisances sonores ou des conflits pour savoir qui va s'approprier temporairement tel ou tel lopin de terre pour créer un abattis, c'est souvent le chef de village qui est sollicité et qui rend un avis - que les gens ne voudront d'ailleurs pas forcément suivre. Si le conflit n'est pas résolu de cette façon, un autre village est créé plus loin par la personne qui n'a pas envie de se soumettre à l'autorité du chef coutumier, d'où l'importance de disposer de zones suffisamment vastes pour répondre à cette pratique.
Il existe d'autres cas où le pouvoir coutumier est supplanté par le président de l'association gestionnaire, souvent dans le cadre des concessions. Il peut y avoir aussi des conflits entre chef coutumier et association gestionnaire mais - au moins dans les cas que nous avons pu rencontrer - les choses se passent souvent plutôt bien.
M. Mathieu Darnaud, co-rapporteur . - Vous avez répondu par anticipation à une partie de la question que je souhaitais vous poser. Nous avons observé un point commun sur l'ensemble des territoires de Polynésie, de Nouvelle-Calédonie ou même de Wallis-et-Futuna, qui rejoint ce que vous avez décrit. On y aspire aujourd'hui de plus en plus à une gestion plus individualisée des terrains. Ceci répond à une logique de projet à vocation économique, mais plus particulièrement à une logique personnelle. Nous avons vu en Nouvelle-Calédonie, dans la province Nord, que malgré l'étendue des territoires, cela pouvait poser problème parce qu'on passe d'une gestion collective à des aspirations individuelles, qui nécessitent un morcellement et de facto , pour les collectivités, des réponses en termes d'aménagement par rapport à ces problématiques.
Avez-vous le sentiment que la Guyane aspire également à aller dans ce sens, qui constitue souvent une caractéristique des nouvelles générations ?
M. Geoffroy Filoche . - Oui, je pense que c'est en effet ce qui est en train de se passer en Guyane. Il y a à cela différentes explications.
De plus en plus, les jeunes générations vont étudier soit à Cayenne, soit dans les grandes villes comme Saint-Laurent-du-Maroni ou Saint-Georges-de-l'Oyapock. Il existe une certaine déconnexion avec la vie traditionnelle, même si cela n'empêche pas les jeunes de revenir dans leur communauté. Du brassage plus important naissent de nouvelles aspirations individuelles chez ces jeunes. L'apparition de projets comme la création de villages destinés à accueillir les touristes encourage également ce mouvement, notamment dans le parc amazonien de Guyane, même si ces villages ou ces petites parcelles peuvent également être gérés de façon collective.
Je ne connais pas très bien les autres territoires de l'outre-mer français, mais chez les Amérindiens et les Bushinengue le clivage n'est pas aussi net entre collectif et individuel. Il existe certes un sentiment de propriété collective, mais cela ne signifie pas que toute la terre est gérée collectivement. On trouve une déclinaison de droits familiaux et de droits individuels à l'intérieur de ce terroir collectif. Cependant, par le passé, l'appropriation familiale ou individuelle de la terre était souvent temporaire. Le village restait cinq ans ou dix ans au même endroit, puis, lorsque la terre ne produisait plus autant, ou que les rapports avec les voisins devenaient conflictuels, on s'établissait ailleurs. Aujourd'hui, la pénurie de terres conduit à une plus grande sédentarité.
M. Michel Magras, président . - L'outil juridique existe : au départ, il s'agit de concessions et de cessions. La possibilité d'en faire un usage individuel ou commercial existe juridiquement. C'est donc un choix des communautés de continuer à vivre selon leur droit coutumier et de manière collective. Est-ce bien ce que l'on doit comprendre ?
M. Geoffroy Filoche . - On peut le dire ainsi, même s'il existe des évolutions. Si les outils juridiques existent, les gens ne les connaissent pas forcément et poursuivent leurs pratiques antérieures. Même si l'on note des évolutions, elles n'impliquent pas nécessairement l'utilisation des outils juridiques mis à leur disposition.
Nous constatons un véritable décalage entre le droit civil, étatique, et le droit coutumier.
M. Georges Patient . - Je n'ai pas eu l'occasion de lire votre rapport. J'espère pourvoir le parcourir prochainement.
Je suis maire d'une commune de Guyane dans laquelle vivent des populations amérindiennes et bushinengue. Il s'agit de Mana, qui était également naguère constituée de la commune d'Awala Yalimapo, dont j'ai également été maire.
Les zones d'usage sont aujourd'hui la manifestation d'une revendication identitaire plutôt qu'une réalité qu'on peut constater sur le terrain. Toutes ces zones d'usage sont situées dans des territoires communaux. Il s'agit parfois de populations autochtones, avec des maires de la même origine ethnique, comme à Camopi, ou partiellement à Awala Yalimapo, et sur les communes du fleuve, dont les maires sont bushinengue mais les populations issues de plusieurs communautés. Mana compte des populations amérindiennes, bushinengue, mais également d'origine créole - guyanaise ou haïtienne - et métropolitaines.
Sur ces communes du littoral, où existe une pluriethnicité, il est difficile de faire accepter par toute la population le fait qu'on réserve des zones uniquement à une catégorie. Je suis souvent confronté à cette situation. J'ai deux demandes de zone d'usage, et j'hésite à donner satisfaction.
Par ailleurs, le décret parle de populations qui vivent de cueillette, de chasse et de pêche. Or, les choses ont beaucoup évolué en Guyane, tout d'abord avec le RMI, puis le RSA. Il est difficile de dire, même pour les populations amérindiennes et bushinengue de l'intérieur, qu'elles ne vivent que de cueillette, de chasse et de pêche. Lorsqu'elles ont un problème, il est rare qu'elles se tournent vers le chef coutumier, qui n'a plus comme rôle que celui d'intervenir dans les manifestations culturelles et rituelles. Pour tous les autres problèmes, ces populations des zones d'usage s'adressent en priorité aux maires, et leurs demandes portent sur des éléments de modernité - eau, téléphone, éducation.
La difficulté d'intégration de ces populations se pose avec une certaine acuité ; elles sont confrontées, surtout dans l'intérieur, à des problèmes de suicide, qui ont donné lieu à une mission de deux collègues parlementaires, l'une pour le Sénat, la seconde pour l'Assemblée nationale.
La reconnaissance de ces populations en tant que peuples autochtones est leur principale revendication. Le mot même d'« autochtone » ne figure pas dans la Constitution française. Vous avez évoqué le Brésil : la situation y est différente puisque ce pays reconnaît les peuples autochtones. La France, pour l'instant, ne reconnaît pas cette qualité, la République étant une et indivisible. C'est donc le principal problème qui se pose, avec toutes ses conséquences en termes de foncier et de participation à la vie politique de ces différentes populations.
Ce sont les éléments que je voulais ajouter à tout ce que vous avez dit. On ne peut se cantonner au problème des zones d'usage quand on parle des populations autochtones. On doit considérer ce sujet comme un problème plus général d'intégration à la vie guyanaise et française.
M. Geoffroy Filoche . - Tout à fait.
M. Michel Magras, président . - Merci, cher collègue, pour ces observations d'homme de terrain et d'élu du territoire guyanais.
M. Michel Magras, président . - Y a-t-il des questions complémentaires ? Je n'en vois pas.
Monsieur Filoche, il m'appartient de vous remercier pour cet échange fort intéressant. Vous étiez le dernier à intervenir dans le cadre de cette série d'auditions qui ont agrémenté nos semaines depuis le mois d'octobre, et qui nous ont aussi permis de voyager - même si ce n'est pas le cas de tout le monde, ce qu'on peut regretter.
Toutes les personnes ayant apporté leur contribution à notre étude seront destinataires du rapport, qui devrait être examiné en réunion plénière le 23 juin.