II. FAVORISER LA MISE EN VALEUR DES TERRES EN CONTEXTE COUTUMIER
A. DES OBSTACLES ET DES APPRÉHENSIONS QUI FREINENT LA MOBILISATION DU FONCIER COUTUMIER
1. Des logiques coutumières peu propices à l'exploitation commerciale de la terre
a) Les zones de droits d'usage collectif (ZDUC) et les concessions au profit des communautés amazoniennes en Guyane
La Guyane se singularise par l'étendue du domaine forestier de l'État, mais aussi par la présence ancienne de populations amérindiennes et bushinenge . Bien que de culture différente, ces communautés sont assimilées et traitées ensemble par le droit français. Même si elles ne restent pas à l'écart des transformations de la société contemporaine, qui font aussi évoluer leur mode de vie, Amérindiens et Bushinenge ont traditionnellement vécu de façon assez mobile sur des espaces vastes où ils pratiquaient l'agriculture itinérante , la chasse, la pêche et la cueillette. C'est la reconnaissance de ces spécificités qui a justifié des dispositions particulières.
Après un premier essai en 1948, il faut attendre le décret n° 87-287 du 14 avril 1987 modifiant le code du domaine de l'État pour que soient octroyés des droits d'usage collectifs et mises en place des procédures de concession ou de cession de terrains domaniaux au profit des « communautés tirant traditionnellement leur subsistance de la forêt ». Ces dispositions sont élevées au rang législatif en 2005 et codifiées aux articles L. 272-4 et L. 272-5 du code forestier. Une dérogation propre à la Guyane est ainsi reconnue aux dispositions de l'article L. 241-1 du même code qui prévoyait qu'« il ne peut être fait dans les bois et forêts de l'État aucune concession de droit d'usage de quelque nature et sous quelque prétexte que ce soit. » 109 ( * ) On compte aujourd'hui 15 zones de droits d'usage collectifs ( ZDUC ), délimitées par arrêté préfectoral, 9 concessions et 3 cessions , qui couvrent environ 8 % du territoire guyanais .
Les deux traits essentiels qui distinguent les concessions et les ZDUC sont :
- la nature de la personne titulaire du droit, qui doit être une personne morale comme une société ou une association, dans le cas des concessions. Il y a donc une structure qui sert d'intermédiaire pour que les communautés d'habitants jouissent de la concession. Certaines craintes peuvent s'exprimer de voir le pouvoir coutumier supplanté par le président de l'association gestionnaire. Pour l'instant, la personnalité morale pleine n'a pas été reconnue aux communautés d'habitants de la forêt amazonienne, qui ne peuvent donc gérer directement que des ZDUC 110 ( * ) ;
- la durée et l'étendue du droit : elle est illimitée dans le cas des ZDUC mais le droit peut faire l'objet d'un retrait d'autorisation par arrêté préfectoral, ce qui ne s'est encore jamais produit ; elle est limitée et renouvelable sans tacite reconduction dans le cas des concessions, jusqu'à ce qu'elle débouche sur une cession, unique moyen d'obtenir un transfert de propriété. 111 ( * )
Les ZDUC , bien qu'elles réservent l'exclusivité des droits au bénéficiaire, ne permettent pas d'envisager un transfert de propriété individuel ou même collectif . Par rapport à la concession-cession, leur souplesse et leur simplicité de procédure se paient par une plus grande difficulté à défendre ses droits vis-à-vis des tiers et par l'impossibilité d'évoluer vers une maîtrise accrue du foncier. Les possibilités objectives de développement de projets économiques sur les ZDUC sont plus limitées. Leur création n'avait d'ailleurs pas pour objet d'aller au-delà de l'usage nécessaire à la subsistance afin de servir des fins commerciales.
Pourtant, c'est le dispositif des ZDUC que privilégient encore aujourd'hui les communautés . D'après M. Gérard Filoche, chercheur à l'Institut de recherche pour le développement (IRD), une explication de la préférence donnée aux ZDUC, « de l'aveu même des acteurs locaux, est l'obligation pour la communauté de créer une association de type loi 1901 ou une société commerciale pour obtenir une concession ou une cession foncière. Or, les communautés ne savent pas toujours comment utiliser ces dispositifs juridiques, et ont peur d'une déconnexion entre la communauté et ces structures possédant la personnalité morale. En effet, les communautés se créent, se dissolvent, et la permanence des structures juridiques est difficilement compatible avec la fluidité de l'organisation politique . » 112 ( * )
Dans les terrains compris dans une ZDUC ou faisant l'objet d'une concession la gestion du foncier repose sur des bases coutumières . Le chef de village, généralement le chef de famille qui a fondé le village ou son descendant direct, distribue la terre et donne l'autorisation de bâtir. Toutefois, les décisions peuvent être contestées. Ainsi, « quand le village s'agrandit et surviennent des nuisances sonores ou des conflits pour savoir qui va s'approprier temporairement tel ou tel lopin de terre pour créer un abattis, c'est souvent le chef de village qui est sollicité et qui rend un avis - que les gens ne voudront d'ailleurs pas forcément suivre. Si le conflit n'est pas résolu de cette façon, un autre village est créé plus loin par la personne qui n'a pas envie de se soumettre à l'autorité du chef coutumier, d'où l'importance de disposer de zones suffisamment vastes pour répondre à cette pratique. » 113 ( * )
Dans le cas de terres cédées à une personne morale représentant les intérêts de la communauté, la division en lots et l'individualisation de la propriété ne sont pas à exclure. On peut citer le cas du village de Balaté, près de Saint-Laurent-du-Maroni, où des membres de la communauté, en désaccord avec l'association gestionnaire du foncier, demandent des parcelles individuelles privées. On sort dès lors des logiques coutumières pour rejoindre le droit commun, ce qui peut constituer une aspiration des jeunes générations.
b) Le système foncier de la Nouvelle-Calédonie depuis l'Accord de Nouméa
(1) Propriété privée, propriété publique et terres coutumières
Le système foncier contemporain de la Nouvelle-Calédonie repose sur la loi organique n° 99-209 du 19 mars 1999 qui donne notamment une traduction aux principes et aux orientations arrêtées dans l'Accord de Nouméa du 5 mai 1998.
Extrait relatif au foncier de l'Accord de Nouméa « 1.4. La terre L'identité de chaque Kanak se définit d'abord en référence à une terre . Le rôle et les conditions de fonctionnement de l'Agence de développement rural et d'aménagement foncier (ADRAF) devront faire l'objet d'un bilan approfondi. Elle devra disposer des moyens suffisants pour intervenir dans les zones suburbaines. L'accompagnement des attributions de terre devra être accentué pour favoriser l'installation des attributaires et la mise en valeur. Les terres coutumières doivent être cadastrées pour que les droits coutumiers sur une parcelle soient clairement identifiés. De nouveaux outils juridiques et financiers seront mis en place pour favoriser le développement sur les terres coutumières, dont le statut ne doit pas être un obstacle à la mise en valeur. La réforme foncière sera poursuivie. Les terres coutumières seront constituées des réserves, des terres attribuées aux « groupements de droit particulier local » et des terres qui seront attribuées par l'ADRAF pour répondre aux demandes exprimées au titre du lien à la terre. Il n'y aura plus ainsi que les terres coutumières et les terres de droit commun. Des baux seront définis par le Congrès, en accord avec le Sénat coutumier, pour préciser les relations entre le propriétaire coutumier et l'exploitant sur les terres coutumières. Les juridictions statuant sur les litiges seront les juridictions de droit commun avec des assesseurs coutumiers. Les domaines de l'État et du territoire doivent faire l'objet d'un examen dans la perspective d'attribuer ces espaces à d'autres collectivités ou à des propriétaires coutumiers ou privés, en vue de rétablir des droits ou de réaliser des aménagements d'intérêt général. La question de la zone maritime sera également examinée dans le même esprit. » |
La combinaison des articles 6 et 18 de la loi organique de 1999 précitée permet de distinguer trois grands régimes de propriété en Nouvelle-Calédonie et de distinguer l'originalité des terres coutumières par rapport à la propriété privée et à la propriété publique.
D'après les données de l'Agence de développement rural et d'aménagement foncier (ADRAF), au 31 décembre 2015 , les terrains privés représentaient 16 % de la superficie de la Nouvelle-Calédonie, les terres coutumières 27 % et le domaine des collectivités 55 % . 114 ( * ) Une distinction s'impose entre les Îles Loyauté (Ouvéa, Lifou, Maré) qui sont constituées virtuellement en totalité de terres coutumières et la Grande Terre qui connaît les trois régimes et porte la totalité des terrains privés et domaniaux. 115 ( * ) La moitié des terres coutumières de Nouvelle-Calédonie sont comprises dans la Province Nord. L'essentiel des terrains privés sont situés sur la façade occidentale de la Grande Terre, très majoritairement dans la Province Sud, où se trouvent les zones les plus faciles à exploiter pour l'agriculture et l'élevage.
Les différents régimes de
propriété en Nouvelle-Calédonie
Article 6 En Nouvelle-Calédonie, le droit de propriété garanti par la Constitution s'exerce en matière foncière sous la forme de la propriété privée , de la propriété publique et des terres coutumières dont le statut est défini à l'article 18. Article 18 Sont régis par la coutume les terres coutumières et les biens qui y sont situés appartenant aux personnes ayant le statut civil coutumier. Les terres coutumières sont constituées des réserves, des terres attribuées aux groupements de droit particulier local et des terres qui ont été ou sont attribuées par les collectivités territoriales ou les établissements publics fonciers, pour répondre aux demandes exprimées au titre du lien à la terre. Elles incluent les immeubles domaniaux cédés aux propriétaires coutumiers. Les terres coutumières sont inaliénables, incessibles, incommutables et insaisissables. Article 43 L'État, la Nouvelle-Calédonie, les provinces et les communes exercent, chacun en ce qui le concerne, leur droit de propriété sur leur domaine public et leur domaine privé. Article 44 Le domaine de la Nouvelle-Calédonie comprend notamment, sauf lorsqu'ils sont situés dans les terres coutumières : les biens vacants et sans maître, y compris les valeurs, actions et dépôts en numéraire atteints par la prescription dans les délais prévus pour l'État, ceux des personnes qui décèdent sans héritier ou dont les successions ont été abandonnées. Il comprend également, sous réserve des droits des tiers et sauf lorsqu'ils sont situés dans les terres coutumières, les cours d'eau, lacs, eaux souterraines et sources. Article 45 Le domaine public maritime des provinces comprend, à l'exception des emprises affectées à la date de la publication de la présente loi à l'exercice des compétences de l'État et sous réserve des droits des tiers, la zone dite des cinquante pas géométriques, les rivages de la mer, les terrains gagnés sur la mer, le sol et le sous-sol des eaux intérieures, dont ceux des rades et lagons, telles que définies par les conventions internationales, ainsi que le sol et le sous-sol des eaux territoriales. Les îles qui ne sont pas comprises dans le territoire d'une province ainsi que le sol et sous-sol du plan d'eau du port autonome de la Nouvelle-Calédonie font partie du domaine public de la Nouvelle-Calédonie. Article 46 Sous réserve des compétences de l'État mentionnées au 3° du I de l'article 21 116 ( * ) , les provinces réglementent et exercent les droits d'exploration, d'exploitation, de gestion et de conservation des ressources naturelles biologiques et non biologiques des eaux intérieures, dont celles des rades et lagons, de leur sol et de leur sous-sol, et du sol, du sous-sol et des eaux surjacentes de la mer territoriale. Les provinces prennent, après avis du conseil coutumier concerné, les dispositions particulières nécessaires pour tenir compte des usages coutumiers. |
La propriété privée est régie par le code civil dans sa version applicable à la Nouvelle-Calédonie, le droit civil faisant partie des compétences transférées à la Nouvelle-Calédonie . Le transfert effectif a pris date au 1 er juillet 2013 . Ce bloc de compétence est maintenant cohérent en ce qu'il comprend l'ensemble formé du droit des personnes, du droit des biens et du droit des obligations. Cette compétence ne pourrait être limitée que par les exigences de garantie des libertés publiques qui demeurent du ressort de l'État.
En particulier, l'article 6 de la loi organique précité rappelle que le droit de propriété est protégé par la Constitution. Le rapport annexé à l'avis du Conseil d'État du 7 juin 2011 sur le périmètre du droit civil transféré précise les limites de la portée de la compétence régalienne de l'État qui « ne couvre pas l'ensemble des règles régissant la matière sur laquelle porte la liberté publique mais seulement celles des règles qui ont pour finalité d'assurer l'exercice de celle-ci. Ainsi, [...] pas davantage le droit de la propriété n'est-il couvert dans son ensemble : ce qui est garanti c'est le droit pour chacun à la propriété dont on ne peut être privé sans une juste et préalable indemnité . » Il faut en déduire que seuls les articles 544 et 545 du code civil demeurent entre les mains de l'État en sa qualité de garant des libertés publiques et ne peuvent être touchés par le législateur calédonien.
Principes fondamentaux du code civil en matière de propriété Article 544 : « La propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu'on n'en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements. » Article 545 : « Nul ne peut être contraint de céder sa propriété, si ce n'est pour cause d'utilité publique, et moyennant une juste et préalable indemnité. » |
Le principe d'indépendance des législations se traduit par la décorrélation partielle du droit des personnes et du droit des biens, si bien qu'une personne de statut civil coutumier peut être propriétaire d'un bien privé régi par le code civil. La réciproque n'est pas exacte : une personne de statut civil de droit commun ne peut exercer un droit de propriété sur une terre coutumière.
La propriété publique couvre les biens immeubles de l'État, de la Nouvelle-Calédonie, des provinces et des communes. L'État et les communes ne disposant que d'un domaine résiduel, ce sont la Nouvelle-Calédonie et les provinces qui sont les principaux propriétaires domaniaux .
La Nouvelle-Calédonie a reçu de l'État la majeure partie du domaine public et privé dont il disposait jadis, notamment la chaîne montagneuse centrale qui couvre environ la moitié du territoire de la Grande Terre. Elle dispose également des biens vacants et sans maître, ainsi que des successions en déshérence.
Le domaine des provinces est essentiel maritime : il couvre les rivages de la mer, les terrains gagnés sur la mer, les rades et lagons et le sous-sol des eaux territoriales. Surtout il comprend la ZPG. Pour la mobilisation du bord de mer à des fins économique, notamment touristiques, les provinces sont donc appelées à jouer un rôle essentiel.
(2) La règle des « 4i » entre protection et contrainte
Aux termes de l'article 18 de la loi organique de 1999, les terres coutumières , ainsi que les biens qu'elles accueillent dès lors qu'ils appartiennent à des personnes de statut civil coutumier, sont régies par la coutume. Elles ne relèvent donc pas du droit commun issu des règles du code civil, mais obéissent à un régime de propriété foncière propre que le législateur organique ne définit pas au-delà d'un principe fondamental, communément appelée la « règle des 4i ». En effet, les terres coutumières sont inaliénables, incessibles, incommutables et insaisissables .
Ces quatre termes renvoient aux expressions exactes retenues dans ce qui constitue le premier essai de définition juridique de la « propriété coutumière », un arrêté du Gouverneur du 22 janvier 1868 qui prévoyait que sur le territoire de chaque tribu serait délimité un terrain, la réserve, d'un seul tenant ou en parcelles, et que ces terres de réserve obéiraient aux quatre caractéristiques reprises par le législateur organique 131 ans plus tard.
Fondamentalement, les terres coutumières ne peuvent changer de titulaire légal, sous aucun motif que ce soit, ni volontairement par le biais de vente, d'échange ou de donation, ni de façon forcée pour faire droit à un tiers, par une saisie par exemple. Sans que la règle des « 4i » en reprenne la notion, l'imprescriptibilité des terres coutumières en dérive nécessairement. À la différence des usages polynésiens, qui reconnaissent une forme de prescription appelée « aitau » en tahitien, ou de la tradition mahoraise, qui consacre l'appropriation par la vivification des terres mortes, la coutume kanak ne connaît pas l'usucapion . Cette restriction protège les terres coutumières d'une appropriation privée, c'est-à-dire d'une conversion en bien privé régi par le code civil, que cela soit au profit d'un particulier ou d'un collectif, qu'il soit de statut civil de droit commun ou coutumier.
Ce statut encore plus protecteur que celui du domaine public, qui peut être déclassé ou transféré , n'impose pas cependant l'inexploitabilité des terres coutumières. Aux termes même de l'Accord de Nouméa, le statut ne doit pas être un obstacle à la mise en valeur des terres coutumières. Elles peuvent faire l'objet de culture, d'élevage, de constructions, de baux, d'implantations de sociétés selon des modalités spécifiques. L'utilisation personnelle et individuelle de la terre à des fins d'habitation, d'agriculture ou d'autres activités économiques est permise, en fonction de l'affectation des droits d'usage et de jouissance décidée par l'autorité coutumière qui maîtrise la terre. Cela peut bénéficier aussi bien à une personne de statut civil coutumier que de droit commun. 117 ( * )
Demeure la question de l'investissement sur terres coutumières et de la capacité du régime à offrir une garantie suffisante à une banque ou à une entreprise. Puisque les terres coutumières peuvent être louées, il faut admettre la possibilité de l'antichrèse 118 ( * ) par affectation des loyers de la terre ou des immeubles qu'elle accueille en paiement du capital et des intérêts de la créance. C'est compatible avec les 4i puisqu'il n'y a pas de transfert de propriété mais simplement une dépossession temporaire via l'affectation au créancier des revenus tirés de l'immeuble. 119 ( * ) Mais pour convaincre le prêteur, tout dépend de la solidité formelle et de la sécurité juridique du bail.
En revanche, les terres coutumières ne peuvent faire l'objet d'hypothèque , ce qui limite les capacités d'investissement en restreignant la prise de garantie. Cela réserve uniquement le cas d'un immeuble privé apporté en garantie hypothécaire à un investissement sur terre coutumière, ce qui revient à faire porter le risque sur la propriété privée. Les terres coutumières ne sont pas davantage susceptibles de faire l'objet d'une expropriation, pas même d'utilité publique .
Cette limite intrinsèque au développement des activités économiques et des équipements d'infrastructure sur les terres coutumières est renforcée par deux externalités négatives :
- la concentration des activités productives sur les terrains privés , qui entraîne un renchérissement du foncier tant dans les zones urbaines qu'en milieu rural ;
- l'imbrication fréquente sur une même zone de terres dont le statut juridique est fragmenté entre les trois régimes (domanial, civil et coutumier), qui complique la planification de l'urbanisme et la conduite de projets structurants à l'échelle du territoire.
(3) La notion de propriété coutumière au carrefour de la coutume et du droit commun
Ainsi résumée, la question des terres coutumières paraît certes inhabituelle, mais à tout le moins claire et distincte. Ce régime est l'expression d'un choix politique fort ; il s'accommode de contraintes de développement économique certaines, sans exclure une mise en valeur accrue par des moyens spécifiques respectueux du lien à la terre.
À l'examen, elle paraît beaucoup plus complexe et subtile. En premier lieu, le contenu de la coutume demeure mouvant et différencié selon les aires culturelles kanak . Il résulte à la fois de la mémoire des anciens et d'une réinvention réflexive moderne dans le sillage de la réaffirmation de l'identité kanak. En matière foncière, d'après les travaux des anthropologues, la coutume organise des faisceaux de droits d'administration, de gestion, de tenure, d'usage, de jouissance répartis, parfois délégués, entre les différentes unités sociales.
En second lieu, la définition et l'exercice de la coutume relèvent de plusieurs institutions superposées , toutes coutumières mais d'origines différentes : ancestrale (clan, palabres), coloniale (tribus, réserves) ou républicaine (GDPL 120 ( * ) , Sénat coutumier ).
En troisième lieu, les relations juridiques entre un titulaire de droits sur des terres coutumières et des tiers peuvent emprunter aux instruments du droit civil et du droit commercial . C'est ce mixte original entre terre coutumière et instruments de droit commun qui caractérisent les projets de valorisation économique sur terres coutumières dont vos rapporteurs ont pu prendre connaissance dans les trois provinces.
Enfin, la coutume ne dispose pas de la compétence de sa compétence : c'est le droit commun, en l'espèce la Constitution et la loi organique de 1999, qui en délimite le champ d'intervention. En matière foncière, cela veut dire que la coutume n'est pas compétente pour soumettre un terrain donné au régime des terres coutumières, de telle sorte que la constitution du « domaine coutumier » relève du législateur ou des personnes publiques de droit commun désignées pour le constituer.
En effet, outre les attributs essentiels de la coutume rassemblés dans « règle des 4i », l'article 18 de la loi organique de 1999 précitée fixe la consistance 121 ( * ) et le mode d'appropriation des terres coutumières. Il en ressort en particulier que le propriétaire de terres coutumières est un attributaire collectif (clan, tribu ou GDPL) dont le patrimoine foncier est constitué par l'intervention de la puissance publique constatant son lien à la terre . Cette attribution reconnaît le caractère coutumier de la terre en question.
Les difficultés d'apporter la preuve d'une propriété coutumière Lors d'une action en revendication, la qualité coutumière de la terre et le lien à la terre qui unit le clan porteur de la demande doivent être prouvés. Mais quelles preuves apporter ? La Cour de Cassation dans un arrêt récent du 21 mai 2014 illustre parfaitement les difficultés que doit surmonter le juge de la légalité lorsqu'il est appelé à se prononcer sur des revendications de droits coutumiers. En l'espèce était soumis à la Cour un arrêt de la cour d'appel de Nouméa qui avait débouté un chef de clan de sa revendication d'une parcelle qui venait d'échoir au légataire universel du propriétaire défunt et qui se trouvait contiguë à une parcelle plus grande attribuée au clan comme terre coutumière. Le clan estimait que son action en revendication coutumière s'assimilait à l'action en revendication de droit commun et était donc insusceptible de prescription extinctive. Il estimait qu'il n'avait pas à rapporter la preuve d'une possession, son action tendant à faire reconnaître le fond du droit. L'essentiel de son argumentation reposait sur l'idée qu'il existait une propriété coutumière originelle, antérieure à la propriété du code civil et qu'il revenait à la Cour de la constater. La Cour de Cassation a constaté, à la suite de la cour d'appel de Nouméa que le clan ne rapportait la preuve ni du caractère coutumier, au sens de l'article 18 de la loi organique, de la propriété revendiquée, ni d'une possession continue, publique, paisible et non équivoque, susceptible de fonder la prescription. Le clan a été débouté. |
Source : Cass., 3 ème civ., 21 mai 2014, n° 12-25.432 - Audition de M. Christian Belhôte, secrétaire général de la Première présidence de la Cour de Cassation, du 21 janvier 2016 (réponse écrite).
On touche là à toute l'ambiguïté mais aussi à l'originalité de ce qui paraît une solution juridique inventive à un problème d'essence politique qui engageait le destin commun de la Nouvelle-Calédonie.
En effet, à bien des égards les notions de « propriété coutumière » et de « propriétaire coutumier » semblent porter une contradiction interne, puisque :
- la coutume ne connaît pas stricto sensu la propriété, dont les démembrements classiques, abusus, usus, fructus ne trouvent pas d'équivalent coutumier net ;
- la terre coutumière n'est pas un bien, certainement pas du point de vue de la coutume, et difficilement du point de vue du droit civil pour lequel un bien est généralement défini par sa capacité à entrer dans l'échange et son aliénabilité ;
- les différents titulaires de droits fonciers sur terre coutumière ne disposent jamais des prérogatives entières d'un propriétaire, ni individuellement, ni collectivement.
La situation peut s'analyser comme un double enchâssement du régime des terres coutumières dans la coutume et dans le droit commun. Le droit constitutionnel et organique reconnaît à la fois la propriété privée et les terres coutumières, unifiées fictivement par la garantie d'un unique droit de propriété, dont le contenu est manifestement différencié. À ce niveau d'analyse, un dualisme légal inédit est déjà patent puisque la coutume dit le droit sur les terres coutumières tandis que le droit civil régit la propriété privée. Pour autant, si les régimes de propriété sont étanches, de telle sorte qu'un bien ne peut appartenir qu'à une seule des catégories, les terres coutumières bénéficiant de la protection supplémentaire de ne pouvoir être converties en propriété privée, force est de constater que le régime des terres coutumières est lui-même porteur d'une dualité puisqu'il est substantiellement défini à la fois par la coutume et par le droit commun.
Le congrès est ainsi compétent pour adopter des lois du pays portant sur le régime des terres coutumières et notamment sur définition des baux destinés à régir les relations entre les propriétaires coutumiers et les exploitants de ces terres. 122 ( * )
En effet, d'un côté, le propriétaire coutumier est une personne morale au sens du droit commun , reconnue en sa qualité de propriétaire sur le fondement de la loi organique. La terre coutumière lui est attribuée avec le bénéfice d'un titre garanti par les institutions de la République. Il peut contracter et ester en justice. Il fait office de propriétaire au sens classique lorsqu'il s'engage dans des rapports commerciaux avec des tiers. De l'autre, l'organisation et la gestion interne du collectif auquel est attribuée la terre relèvent des normes coutumières . Les faisceaux de droits fonciers traditionnels sont répartis entre les clans, entre les familles et à l'intérieur des familles par les autorités coutumières. Les litiges sont réglés sur le mode coutumier avant d'être éventuellement portés devant la formation coutumière du tribunal de première instance (TPI) de Nouméa, à moins que les faits en question répondent à une incrimination pénale 123 ( * ) .
C'est cette dualité que reflètent les notions à double face de « propriété coutumière » et de « propriétaire coutumier ». Le passage d'un référentiel juridique à l'autre n'est pas sans poser, dans des cas concrets, des difficultés épineuses. Il revient alors à la jurisprudence judiciaire de construire des solutions aux conflits de loi qui apparaissent afin de garantir la sécurité juridique des rapports de droit établis sur les terres coutumières.
2. Deux modèles contemporains de gestion du foncier coutumier aux effets contrastés
a) L'émergence de structures de gestion collective novatrices en Nouvelle-Calédonie
Pour mieux comprendre la situation juridique des terres coutumières et leur capacité à être mises en valeur, il convient de revenir sur les différents propriétaires coutumiers dont les modes de gestion foncière varient, sur le bilan de la réforme foncière menée par l'ADRAF et sur les essais de formalisation de la coutume. Lorsque ces trois points seront mieux appréhendés, il sera plus aisé de décrire les différents projets économiques développés sur les terres coutumières, ainsi que les instruments juridiques et financiers qui les portent.
(1) Clans, tribus et groupements de droit particulier local (GDPL)
Conformément à son article 18, les terres coutumières comprennent :
- les réserves, octroyées aux tribus à l'époque coloniale ;
- les terres attribuées aux GDPL , créés en 1981-1982 et qui rassemblent souplement des personnes de statut civil coutumier ;
- les terres attribuées à des clans au titre du lien à la terre .
Les premiers terrains comme relevant du statut coutumier sont les réserves, ainsi que leurs agrandissements successifs, mises en place après la prise de possession de 1853.
Les titulaires des premiers droits fonciers reconnus aux kanak sont les tribus . La personnalité morale leur est reconnue par l'arrêté du Gouverneur du 24 décembre 1867 . Le terme de « tribus » désigne à l'époque les grandes chefferies, que l'octroi de la personnalité juridique permet de rendre administrativement, pénalement et civilement responsables du fait d'autrui pour les actes commis dans leur district. 124 ( * ) Ainsi, pour les dommages commis par un de ses sujets, la tribu pouvait être condamnée collectivement, en particulier à la confiscation de ses terres.
Les arrêtés du 22 janvier 1868 relatif à la constitution de la propriété territoriale indigène et du 6 mars 1876 relatif au cantonnement des indigènes ouvrent la délimitation pour chaque tribu des réserves dont la surface tient compte de la qualité du sol et du nombre de membres de la tribu. L'utilisation de ces terres est encore plus strictement encadrée que dans le régime actuel, puisqu'elles ne peuvent faire l'objet d'aucun contrat de location. L'attribution des terres aux tribus a comme corollaire la libération des terres qui ne leur sont pas affectées et qui peuvent faire l'objet d'une appropriation privée et d'une exploitation par des colons.
Les Îles Loyauté sont déclarées dans leur quasi-intégralité réserves autochtones, de même que l'Île des Pins et les Îles Belep . Le contraste entre les îles et la Grande Terre s'explique par l'histoire différente des territoires, selon la politique menée pendant la période coloniale : les îles n'ont pas connu les mêmes déplacements de clans en fonction du cantonnement dans les réserves, si bien que la structure de la propriété et le régime coutumier ont été bien mieux conservés dans les îles, les préservant ainsi des tensions et des conflits entre clans kanak revendiquant les mêmes terres que connaît la Grande Terre . 125 ( * )
Progressivement , en fonction de critères socioéconomiques, les réserves sont agrandies : elles passent de 100 000 hectares environ en 1900 à 175 000 hectares en 1978, au début de la réforme foncière. Le processus de réforme foncière a privilégié entre 1978 et 1988 les attributions foncières à des tribus sous la forme d'agrandissement de réserve, puis à des clans. 33 500 hectares ont été attribués sur cette période d'après l'ADRAF. Les trois quarts environ des terres coutumières actuelles sont constituées par les réserves et leurs agrandissements.
C'est la délibération n° 116 du 16 mai 1980 qui a ouvert la possibilité, inédite jusqu'alors, de l'attribution directe de terres aux clans, sans passer par une délégation par le conseil des chefs à des clans de droits fonciers sur des terres attribuées aux tribus. La terre du clan placée sous l'empire de la coutume est la propriété commune des familles qui le composent, tandis que l'usage et la répartition des terres sont décidés par le conseil de clan. 126 ( * )
La montée en puissance progressive du clan et des GDPL , qui s'affirment progressivement à partir des années 1980 comme les titulaires des droits coutumiers sur les terres au détriment des tribus , constitue un tournant. Les premières attributions claniques ont de facto reconnu la personnalité juridique aux clans représentés par un chef de famille signataires des actes de cession transcrits à la conservation des hypothèques. Avant la publication des actes, les terres furent cadastrées. Les 9 500 hectares ainsi redistribués ne disposaient pas formellement, à la différence des réserves autochtones, de la protection de l'inaliénabilité, jusqu'à la loi organique de 1999. 127 ( * )
Mais il faut attendre deux arrêts identiques de la cour d'appel de Nouméa en 2011 pour tirer toutes les conséquences de cette pratique, conférer la pleine personnalité morale aux clans et redéfinir leur position par rapport à la grande chefferie.
Les attendus méritent d'être cités car ils éclairent les relations internes aux instances coutumières kanak. La cour considère que : « la grande chefferie a pour rôle essentiel d'assurer l'harmonie des clans [...], que cette fonction « politique » ne lui donne qu'accessoirement un droit à intervenir dans un litige foncier [...], que la grande chefferie n'est donc, en aucune façon, le détenteur de droits collectifs qui réserveraient aux clans un simple droit d'usufruit ainsi que l'avait conçu, un temps la doctrine coloniale du XIX ème siècle [...], que le clan est détenteur des terres et en assure la répartition entre ses membres [...], que la grande chefferie pouvant être issus de clans « accueillis » elle est souvent moins bien dotée que ne le sont les « Maîtres de la terre » (clans « terriens ») qui sont les seuls véritables propriétaires du foncier, les clans « accueillis » n'étant que leurs obligés en ce qu'ils tiennent des Maîtres de la terre les prérogatives qu'ils exercent en lien avec la terre [...] que, dans ces conditions, le clan, seul titulaire de droits fonciers, est seul à même d'en décider l'affectation [...], le clan détenteur des droits fonciers constitue la structure essentielle de la société kanak ; que le clan est le pilier autour duquel se déroule la vie sociale. » 128 ( * )
Pour concilier la reconnaissance des droits fonciers kanak, accompagnée de redistribution foncière avec les impératifs de développement économique et de mise en valeur, s'est progressivement constituée au cours des années 1980 une structure juridique originale à la jonction du droit civil et de la coutume : le groupement de droit particulier local (GDPL) . Les premiers textes législatifs qui le mentionnent datent de 1981 et 1982 mais sont aujourd'hui abrogés. Le GDPL prend véritablement son essor à partir de la loi référendaire n° 88-1028 du 9 novembre 1988 qui lui confère la personnalité morale et du décret n° 89-570 du 16 août 1989 qui encadre sa création.
L'établissement public foncier d'État, l'ADRAF, qui reprend la réforme foncière à partir de 1988, procède essentiellement à des attributions de terres au profit de GDPL. C'est la loi organique du 19 mars 1999 qui soumet formellement les terres de GDPL au régime des terres coutumières. Entre 1989 et 1999, cependant, aucune contestation de leur statut coutumier ne s'est élevée, en cohérence avec la nature du GDPL.
Le GDPL est défini simplement comme une personnalité morale immatriculée au registre du commerce, composée de membres de statut civil coutumier et représentée vis-à-vis des tiers par un mandataire . Sa création est très simple : il suffit d'adresser au président de la province une déclaration comportant l'objet du GDPL, son siège social, la liste de ses membres avec leur état civil et leurs signatures, ainsi que la désignation du mandataire. Les services de la province se chargent ensuite des formalités de publicité et de l'immatriculation.
Aucun texte ne régit le fonctionnement interne du GDPL, qui demeure une structure souple à base clanique ou polyclanique qui s'adapte à l'organisation coutumière spécifique à chaque secteur géographique. La cour d'appel de Nouméa a, dans le silence des textes, établi que le GDPL répondait pour son organisation et ses règles internes à la coutume et non au droit commun des groupements 129 ( * ) : « le GDPL n'est pas une personne morale de droit commun, sa formation et son objet, qui répondent au souci de remplir une fonction économique en milieu coutumier kanak, le rattachent à l'évidence au monde de la coutume. » 130 ( * )
Les conséquences sont importantes vis-à-vis des tiers : en matière de droit civil et commercial, les rapports du GDPL sont régies par la coutume avec une personne de statut coutumier et par le droit commun avec une personne de statut de droit commun . 131 ( * ) En particulier, un GDPL propriétaire d'une terre coutumière peut passer des contrats de droit commercial avec une société pour l'exploitation de cette terre, dès lors qu'il n'y a pas transfert de propriété du fonds ou de l'immeuble. Le GDPL constitue donc une passerelle essentielle, orientée vers la coutume en interne et vers le droit civil et commercial en externe.
(2) Le rôle pivot de l'ADRAF
L'ADRAF est un établissement public d'État à caractère industriel et commercial , créé dans le cadre des accords de Matignon et institué par l'article 94 de la loi n° 88-1028 du 9 novembre 1988. Elle est l'héritière d'une longue liste institutionnelle : un service du Territoire en premier lieu (1978-1982), puis l'office foncier établissement public de l'État (1982-1986) puis l'ADRAF établissement public territorial (1986-1988), et enfin l'ADRAF d'État actuel.
Cet établissement public participe dans les zones rurales et suburbaines à la mise en oeuvre de la politique foncière, d'aménagement et de développement rural dans chaque province de la Nouvelle-Calédonie . À cet effet, il peut procéder à toutes opérations d'acquisition et d'attribution en matière foncière et agricole, notamment pour répondre aux demandes exprimées au titre du lien à la terre. L'ADRAF attribue des terrains de son stock foncier qui provient en partie des opérateurs précédents et des acquisitions de terrains auprès des propriétaires privées et des collectivités.
En moyenne décennale, depuis 1989, l'ADRAF a attribué environ 1 500 hectares par an ; à ce jour, 97 000 hectares ont été attribués par l'ADRAF en terres coutumières, essentiellement à des GDPL . Cela a permis une extension importante des terrains de statut coutumier sur la Grande Terre. C'est pourquoi l'ADRAF fait aujourd'hui le constat d'un « équilibre atteint entre superficies des terres coutumières et celles des terrains privés » 132 ( * ) . Entre 1978 et 2014, au total près de 130 000 hectares ont été attribués en terres coutumières et « les tensions interethniques de la période des événements se sont globalement apaisées ». 133 ( * )
Cet instrument essentiel de redistribution des terres , accepté par toutes les parties, engage également des actions d'aménagement foncier et de développement économique par la mise en valeur des terres attribuées (désenclavement, aides à l'installation en habitat, rédaction d'actes et éventuelles médiations en cas de litiges coutumiers). L'expertise acquise par ses agents depuis 1988 est extrêmement précieuse et ne doit pas être dispersée.
Conformément aux dispositions de l' article 23 de la loi organique , l'ADRAF est transférable à la Nouvelle-Calédonie, à tout moment, par résolution du congrès votée à la majorité simple . Aucun calendrier n'est avancé pour le transfert de l'ADRAF, par lequel la Nouvelle-Calédonie prendrait, en contrepartie d'une dotation de compensation, la responsabilité du financement et de la gestion du personnel. Le transfert de l'ADRAF pourrait être l'occasion d'effectuer un bilan de son action et de redéfinir ses missions et ses priorités.
Dans une note au président du congrès de la Nouvelle-Calédonie du 25 février 2016, préparée à l'occasion de la mission sénatoriale, l'agence pointe la faible disponibilité foncière malgré d'importantes surfaces valorisables encore sous-exploitées . Les représentants de la chambre d'agriculture et du syndicat des éleveurs ont également insisté sur ce point, qui met le secteur agricole en difficulté comme en témoigne la diminution continue du nombre d'exploitations et de la superficie agricole travaillée.
Sur les terres coutumières en particulier, certains facteurs pèsent sur la mise en valeur : les litiges internes à la communauté kanak, la difficulté d'accès aux financements, l'absence de réseaux et les réticences à ouvrir le foncier. 134 ( * ) L'ADRAF note cependant que la valorisation des terres coutumières constitue un phénomène réel, principalement dans le domaine agricole , même si elle souffre d'un déficit d'image, parce qu'une partie des espaces disponibles est exploitée directement par les membres des GDPL, sans formalisation contractuelle, pour des cultures vivrières ou de l'élevage extensif. La réappropriation des terrains attribués prend parfois du temps car les bénéficiaires résident souvent depuis plusieurs générations ailleurs. La viabilisation des terrains nécessite aussi fréquemment des frais importants.
Par ailleurs, malgré le rééquilibrage entre terres coutumières et biens privés, les revendications foncières perdurent sous des formes renouvelées. L'ADRAF enregistre en moyenne 50 revendications par an. Elle fait à leur sujets les remarques suivantes : « alors que les revendications foncières des débuts de la réforme, liées à une demande de reconnaissance identitaire et de rééquilibrage étaient en général portées par des groupes importants (de type tribal ou polyclanique), elles sont aujourd'hui majoritairement portées par des groupes plus restreints de type clanique ou familial. Les nouvelles revendications se manifestent souvent à l'occasion de l'évolution des situations foncières (changement de propriétaire, naissance d'un projet, urbanisation des espaces,...). » 135 ( * )
La pression des revendications suscite dans certaines zones l'inquiétude de propriétaires privés en demande de sécurité foncière, notamment les professionnels agricoles en zone rurale. Outre que la résurgence ou la persistance de revendications peut constituer un frein à l'investissement, dans certains cas les propriétaires privés n'ont pas d'autre choix que de proposer à l'ADRAF leur terrain à la vente.
Or, l'ADRAF n'a plus aujourd'hui les moyens d'acquérir des terrains . Son financement qui devrait être porté à égalité par le ministère des outre-mer et le ministère de l'agriculture, n'est désormais plus supporté que par le premier. Le désengagement du ministère de l'agriculture est très critiquable car, en amputant son budget, il fragilise une structure dont il assure la tutelle et qui joue un rôle pivot dans l'équilibre de la Nouvelle-Calédonie. Réduire les dotations de l'agence est aussi une mauvaise manière de préparer son transfert, en sous-estimant à l'avance la compensation financière qui sera due par l'État.
Les attributions foncières de l'ADRAF ne peuvent plus désormais être menées que sur son stock. Or, l'agence dispose d'un stock dur d'environ 9 000 hectares qu'elle ne parvient pas à redistribuer en raison de conflits de revendication entre plusieurs clans qui perdurent, sans qu'une solution consensuelle ne pointe à l'horizon. Faute de moyens et à cause de ce stock de terres gelé, l'action de l'ADRAF demeure en stase, jusqu'à ce que de nouvelles orientations soient données à la politique foncière.
(3) La formalisation de la coutume
Plus que la rigueur contraignante des règles propres aux terres coutumières, c'est la relative incertitude née de normes orales et mouvantes qui peut effrayer et repousser l'investisseur privé en quête de sécurité juridique pour minimiser son risque économique. Ainsi que le remarque M. Christian Belhôte, secrétaire général de la Première présidence de la Cour de cassation qui a participé à l'accompagnement du transfert de compétences en droit civil et commercial au profit de la Nouvelle-Calédonie : « Le flou juridique qui prévaut dès qu'on évoque la question du droit applicable en terre coutumière fut incontestablement un frein au développement économique. Le caractère englobant du statut civil interroge l'investisseur sur la porosité de la coutume sur le droit contractuel. [...] À l'instar de nos anciennes valeurs morales européennes issues de cultures traditionnelles plus ou moins religieuses qui ont irrigué pendant longtemps notre droit, il est difficile de tracer les frontières autant géographiques que théoriques dans les coutumes kanak entre la règle de droit impérative, l'usage ou la simple habitude. » 136 ( * )
Progressivement depuis l'Accord de Nouméa, des initiatives sont venues esquisser les contours d'une formalisation de la coutume , qui passerait par son harmonisation, sa mise par écrit et la constitution de véhicules juridiques adaptés. Vos rapporteurs souhaitent mettre en avant, de ce point de vue, le travail du Sénat coutumier, l'émergence des actes coutumiers et les essais de cadastre coutumier.
L'article 2 de la loi organique du 19 mars 1999 crée un sénat coutumier et l'installe parmi les institutions de la Nouvelle-Calédonie comme le congrès et le gouvernement. Il s'agit d'une instance consultative hybride à la fois pleinement républicaine et ancrée dans son principe même dans le monde coutumier.
Paradoxalement, le sénat coutumier , destiné à permettre aux autorités coutumières de s'exprimer au sein du jeu institutionnel calédonien, n'est pas systématiquement l'émanation des grandes chefferies traditionnelles auxquelles il se superpose fonctionnellement sans toutefois exercer un quelconque pouvoir hiérarchique sur elles. L'institutionnalisation de cette structure coutumière crée deux modes de représentation du monde coutumier potentiellement concurrents : l'un installé par le législateur, l'autre reconnu par les pratiques traditionnelles. La légitimité effective du sénat coutumier dépend du lien qu'il parvient à maintenir avec les autorités coutumières traditionnellement reconnues . Selon les aires coutumières, cette légitimité des sénateurs est plus ou moins assise et leur autorité pour « dire le droit coutumier » plus ou moins contestée.
Pour répondre à cette ambigüité, le sénat coutumier multiplie les initiatives pour construire sa légitimité et pour trouver un point d'équilibre susceptible d'harmoniser progressivement la coutume. Il a ainsi engagé ces dernières années un travail d'identification du socle commun des valeurs kanak qui a abouti à la signature d'une charte le 12 avril 2014 , par les représentants des huit aires coutumières. Elle aborde de multiples aspects de la culture kanak qui peuvent éclairer le public. Sans dresser un corpus complet des règles, elle nous indique seulement les référents partagés qui se déclinent ensuite d'une aire à l'autre.
Quelques éléments de la Charte des valeurs kanak Tout Kanak a le statut de citoyen et la nationalité propre à la Nouvelle Calédonie, mais il est également par nature rattaché à une famille, une maison et à un clan. Il a, à ce titre, des droits et des devoirs. Les Kanak vivent leurs droits individuels dans le respect des principes et des droits collectifs portés par leurs clans et chefferies. La société Kanak est une société patriarcale qui fonctionne à partir d'une transmission masculine des droits, des pouvoirs et des responsabilités. L'homme a autorité sur la terre et la femme sur les enfants. La naissance implique la reconnaissance du lien de sang avec l'oncle maternel, mais l'enfant porte le nom du père et de son clan. C'est de la responsabilité du clan paternel de le maintenir en bonne santé physique et mentale, de l'habiller, de le nourrir, de l'éduquer et de lui donner une place dans la société. La donation coutumière d'un enfant, proche de notre adoption, correspond en général à un geste d'harmonie et de renouvellement d'alliance. Cet acte se fait sous l'autorité des parents et des chefs de clan. Le nom coutumier donné régulièrement à l'enfant lors de l'adoption permet la transmission de tous les droits de l'adoptant à l'adopté. |
Plus poussée et plus significative dans la pratique quotidienne, la formalisation des palabres coutumiers est rendue possible par leur transcription dans des actes coutumiers. Elle est essentielle pour sécuriser vis-à-vis des tiers le processus de décision traditionnel au sein des collectifs sociaux kanak, aussi bien clans et chefferies que dans les GDPL. Notre collègue Hilarion Vendegou, grand chef coutumier de l'Île des Pins, a insisté sur le rôle essentiel de l'acte coutumier pour consolider les décisions des chefs de clans en matière d'attribution de terrains ou de droits d'usage et mettre autant que possible les transactions avec les tiers à l'abri de contestations ultérieures.
L'acte coutumier , héritier du procès-verbal de palabre de la période coloniale, a été institué par la loi du pays n° 2006-15 du 15 janvier 2007 , l'unique loi du pays édictée en matière coutumière. Le palabre lui-même est organisé selon les usages de la coutume kanak. Il peut aboutir à une décision coutumière qui peut faire l'objet d'un acte coutumier.
La loi du pays précitée précise que l'acte coutumier est un acte juridique de nature conventionnelle, expression d'un « concours de volontés interdépendantes qui en détermine les éléments et les effets ». 137 ( * ) En matière de propriété coutumière, il revêt la qualité d'un acte authentique. Il peut produire des effets de droit à l'égard des personnes de statut civil tant coutumier que de droit commun et conférer des prérogatives sur terres coutumières. L'acte coutumier peut être sollicité par une personne physique ou morale ou requis par les textes en vigueur de Nouvelle-Calédonie. Créé pour répondre à la question de la preuve, il a vocation soit à constater une situation juridique, notamment en matière foncière, soit à rendre compte de l'accord des parties, parfois sur un arrière-fond litigieux.
Par ailleurs, vos rapporteurs ont été sensibilisés au projet de création d'un cadastre coutumier qui prenne en compte, à l'instar des servitudes que nous connaissons en droit commun, l'exhaustivité des droits de chacun. Pour les représentants du monde économique, c'est aujourd'hui « le vrai chantier à mettre en oeuvre ». En effet, « sur une même parcelle plusieurs clans ou familles peuvent s'estimer propriétaires de par la tradition orale. La difficulté pour un investisseur privé est d'identifier, sans aucun doute possible, le véritable propriétaire terrien, afin de sécuriser ses investissements et de ne pas créer un conflit coutumier. » 138 ( * )
La délibération n° 24/CP du 4 mai 2006 définit le cadre juridique du cadastre de Nouvelle-Calédonie. Elle prévoit notamment que les limites des terres coutumières sont reportées sur les plans cadastraux en concordance avec les actes administratifs qui les définissent. Si le travail cadastral est très abouti pour les terrains constructibles de droit commun, en revanche les limites des lots coutumiers n'apparaissent généralement pas . Ainsi des parcelles de 2 000 ou 3 000 ha sont répertoriées d'un seul tenant. Le bornage en milieu coutumier n'a pas encore ni la valeur ni la portée qu'on lui reconnaît en droit commun.
Pourtant, le point 1.4 de l'Accord de Nouméa prévoit que « les terres coutumières doivent être cadastrées pour que les droits coutumiers sur une parcelle soient clairement identifiés. » La complexité des droits reconnus aux divers occupants de la terre (clans terriens, clans accueillis, concessions coutumières diverses,...) est un obstacle certain. Toutefois, certains projets extrêmement significatifs du point de vue économique sur terres coutumières ont donné lieu par le passé à un cadastrage précis , comme la construction de l'hôtel Méridien sur l'Île des Pins . Même si ce type d'initiatives ne s'est pas encore largement diffusé, cet exemple montre que le cadastrage des terres coutumières est possible en précisant les droits et les lots de chaque famille.
Vos rapporteurs tiennent à signaler le projet de livre foncier coutumier des chefferies de Bayes , qui leur a été présenté par les représentants de l'aire Paaci Camuki. 139 ( * ) Il s'agit d'une expérimentation dans la commune de Poindimié . Commencé en 2014, ce chantier est arrêté à hauteur de 20 % de sa réalisation. La méthodologie est intéressante :
- au préalable, les autorités coutumières locales bénéficient d'une information aussi complète que possible sur le contenu du travail, sur leurs contributions et sur l'intérêt que pourrait représenter le livre foncier coutumier comme instrument de gestion foncière et comme outil de pacification sociale au sein des tribus ;
- ensuite, un travail d'enquête auprès des clans et des familles pour identifier les « terroirs » d'origine occupés par les clans terriens et les clans accueillis, les parcelles occupées par les familles et les espaces collectifs d'intérêt général ;
- puis, une validation par les autorités coutumières des résultats de l'enquête ;
- enfin, le relevé topographique et le bornage par des géomètres, qui fournit une cartographie précise susceptible d'être numérisée et conservée à la grande chefferie du district.
Ce type de travail ne peut manquer d'être long et coûteux à l'échelle d'un district. Faute de moyens suffisants, le travail n'a pu se poursuivre. L'ADRAF pointe cependant un autre type de difficultés : la mise en place du cadastre coutumier implique une prise de position par rapport à l'histoire. Certains voudraient un retour au passé visant à repositionner les clans qui seraient les « vrais » propriétaires terriens, mais il est impossible de définir un temps zéro du fait de l'importance des déplacements de population dus aux migrations et aux guerres précoloniales, ainsi qu'aux bouleversements engendrés par la colonisation. Le cadastre coutumier devrait plutôt favoriser une projection dans l'avenir fondée sur la constatation des droits fonciers coutumiers actuels.
b) Une absence de lisibilité et de sûreté juridique des droits fonciers à Wallis-et-Futuna
(1) Une régulation institutionnelle et coutumière déficiente
À bien des égards, le système foncier de Wallis-et-Futuna paraît déroutant et difficile à cerner . Sur le fond, on retrouve comme dans d'autres outre-mer une réticence du système coutumier vis-à-vis du modèle du droit civil. Déjà les débats au Sénat en octobre 1978 sur le projet de loi de modification de la loi statutaire de 1961 faisaient apparaître la crainte des ressortissants de Wallis-et-Futuna que l'État ne tente de porter atteinte à la propriété collective coutumière 140 ( * ) .
Il est certain que les terres y sont régies exclusivement et intégralement par la coutume . Il n'existe ni cadastre, ni livre foncier ; les limites des parcelles sont confiées à la mémoire. Tout l'édifice repose sur la transmission orale .
Pourtant, l'article 4 de la loi statutaire n° 61-814 du 29 juillet 1961 prévoyait que le régime domanial et foncier soit déterminé par décret. L'État avait envisagé de définir un cadre juridique pour l'exercice de la coutume en matière foncière avant de se raviser : aucun décret n'est paru et la disposition en cause du statut fut abrogée en 1978. De même, le droit de l'urbanisme prévu par la loi statutaire n'a jamais été mis en oeuvre, si bien qu' aucun texte ne régit les droits à construire ou les obligations de démolir . 141 ( * ) Dans le silence de la loi, c'est la coutume qui a continué à s'imposer, presque par défaut quoiqu'avec l'assentiment de la population, même si les pratiques de gestion foncière ont imperceptiblement changé.
On peut dire qu'il existe quatre catégories de terres à Wallis-et-Futuna : les terres claniques et familiales, les terres « privées », les terres léguées ou données à des institutions comme l'État et la Mission catholique, les terres communautaires par division et distribution desquelles sont issues les trois premières catégories.
Traditionnellement, il existait une forme de domaine foncier communautaire - le toafa à Wallis et les plateaux à Futuna - placé sous l'autorité de la chefferie qui pouvait autoriser les habitants à les cultiver. De même, les autorités coutumières pouvaient disposer des zones non cultivées ou des routes et accorder sur ces terres, qui ne faisaient pas l'objet d'appropriation, des droits de cueillette, d'affouage ou de construction.
Aujourd'hui, les terres ont quasiment toutes été distribuées par les chefferies aux familles ou aux individus . C'est pourquoi il est impropre de parler de terres coutumières à Wallis et à Futuna. Les terres familiales ou claniques peuvent rassembler des dizaines, voire des centaines de personnes. Dans la famille, c'est normalement l'aîné de la fratrie qui est chargé de l'allocation des parcelles entre les frères et les soeurs. À côté de ces terres familiales et claniques, il existe également des terres « privées » qui proviennent de redistributions plus récentes par la chefferie des terres communes à des individus . Le bénéficiaire possède presque tous les attributs d'un propriétaire au sens du droit civil. Une individualisation personnelle de la terre est donc en marche à Wallis-et-Futuna, même si le statut des terres demeure exorbitant du droit commun. Un enfant illégitime ne peut par exemple faire valoir aucun droit sur les biens fonciers du clan de son père. Une veuve perd son droit de propriété sur les biens fonciers de son mari décédé. 142 ( * )
Théoriquement, les chefferies peuvent procéder à une reprise de terre et à des attributions à des fins d'intérêt général. Cela a pu se produire lorsqu'une terre attribuée individuellement avait été laissée en friche sans aucune mise en valeur. Dans la pratique, cette faculté est devenue de plus en plus inopérante. On peut donc assimiler les terrains individualisés à des parcelles privées de statut coutumier sur lesquelles les propriétaires exercent un droit perpétuel et exclusif.
Le point essentiel qui distingue ces terrains de biens privés régis par le droit civil est l'inaliénabilité . En particulier, il est interdit à un étranger de posséder la terre , ce qui garantit que tous les biens fonciers demeurent dans les mains de la population locale. 143 ( * ) Cette règle coutumière est issue de l'interdiction de vendre une terre à un étranger édictée après l'évangélisation de 1837 par les Maristes. Elle figure à l'article 38 du code de Mgr Bataillon de 1870, qui autorise cependant la location des terres. La combinaison des articles 69 et 70 du même code semble rendre inopérante la prescription acquisitive. Elle préserve dans tous les cas les terrains des appropriations et des occupations illégales et interdit les revendications de terrains « où quelqu'un habite depuis son enfance ». Ce texte est un témoignage essentiel de l' imbrication entre la religion chrétienne et la coutume . Ce point est commun avec la Polynésie française où les premiers codes du Royaume de Pomare ont été rédigés par les missionnaires protestants.
Extraits du Code Bataillon (1870) 38. Il est interdit de vendre un terrain à un étranger venu par mer ; on ne pourra que le louer à l'année à celui qui veut demeurer dans l'île, comme aussi le droit d'y installer un magasin, si le roi le permet. 69. Il est interdit de s'approprier et de conserver illégalement le terrain d'un autre. 70. Un terrain où quelqu'un habite depuis son enfance, ou depuis le début de la religion, ne peut être revendiqué par un autre. |
Source : Archives de Wallis-et-Futuna - Le texte original a été écrit en wallisien par Mgr Bataillon ; la traduction est due à Mgr Poncet (1950)
De droit, l'assemblée territoriale est compétente pour prendre des délibérations en matière coutumière et foncière en vertu de l'article 40 du décret n° 57-811 du 22 juillet 1957 pris pour l'application de la loi-cadre Deferre de 1956. Précisément, le Conseil d'État, dans un avis du 10 novembre 2009, considère que l'assemblée territoriale peut prendre des délibérations en matière de constatation, rédaction et codification des coutumes, de cadastre, de biens et droits immobiliers régis par la coutume - notamment pour définir et constater des « droits coutumiers qui seront assimilés à des droits réels susceptibles de servir de base au crédit » - , de constitution et d'exécution des sûretés et d'aménagement du régime des biens et des droits fonciers. 144 ( * ) Ces prérogatives sont conformes à l'article 3 du statut de 1961 par lequel la France garantit aux populations le respect de leurs coutumes, tant qu'elles ne sont pas contraires à l'ordre public défini par les principes généraux du droit et le statut lui-même.
En pratique , la gestion du foncier ne relève pas de l'assemblée territoriale mais des autorités coutumières . Ces dernières règlent en particulier les litiges qui s'élèvent entre des familles qui ne parviennent pas à s'accorder. Les chefferies des trois royaumes d'Uvea, d'Alo et de Sigave, au cours de leur rencontre avec vos rapporteurs, ont confirmé qu'ils agissaient comme les « maîtres de la terre » et souhaitaient pleinement le rester.
Les élus territoriaux que vos rapporteurs ont rencontrés au cours de leur mission sur place se refusent à exercer la compétence foncière et reconnaissent pleinement l'autorité des chefferies en la matière , non sans souhaiter une évolution de la pratique coutumière. Il semble que l'assemblée territoriale n'ait découvert sa compétence ancienne que fortuitement des dizaines d'années après son inscription dans les textes. Cette confusion semble résulter du fait qu'au cours des premières années d'existence de l'assemblée, ses membres étaient tous des chefs coutumiers. Cette fusion temporaire des institutions coutumières et républicaines a masqué la réalité du droit. La séparation des instances n'a pas suffi à le faire appliquer.
Autre disposition qui est restée inopérante alors qu'elle était essentielle à l'équilibre du régime juridique du territoire, l'article 5 du statut de 1961 prévoyait l'instauration d'un tribunal de droit local compétent pour trancher les litiges coutumiers, en particulier sur le foncier . L'arrêté, pris seulement le 20 septembre 1978 pour le mettre en place, prévoyait une formation purement coutumière en première instance et un degré d'appel avec un juge professionnel auprès de la cour d'appel de Nouméa. L'opposition des chefferies sur ce dernier point a bloqué l'installation du tribunal de droit local et a rendu de fait le texte de 1978 caduc, de telle sorte que Wallis-et-Futuna manque d'une instance indépendante, remplissant toutes les conditions d'impartialité et disant le droit en matière foncière dans le respect de la coutume . Sur des territoires peu étendus et peu peuplés, il est toujours à craindre qu'un des juges soit lié à une des parties. Le problème n'est pas la coutume en elle-même mais qu'elle puisse être maintenue opaque et suspectée d'être réinterprétée en fonction des cas pour servir les intérêts d'une des parties.
En outre, la position des chefferies est rendue inconfortable lorsqu'elles veulent exercer leur droit « de haut domaine » et réaffecter certains terrains attribués à des projets d'intérêt général, tout en devant se prononcer sur les contestations élevées par les familles dépossédées, qu'elles aient ou non un lien avec la chefferie. D'après les témoignages recueillis par vos rapporteurs, il n'est pas rare de voir les décisions de l'autorité coutumière , si respectées en principe, contestées et privées d'effet par l'opposition de particuliers . C'est le cas dans l'affaire de l'aéroport de Vele à Futuna. L'agrandissement de la piste pour faciliter les liaisons aériennes est validé par l'État qui accepte de le financer. Le roi accorde solennellement les terrains nécessaires en bordure de piste lors d'une visite officielle de Jacques Chirac, alors Premier ministre. Les familles occupantes refusent de partir même après qu'elles ont bénéficié d'un rachat de leurs terres. Le projet est bloqué jusqu'à ce jour. Sur un projet d'équipement structurant et d'intérêt général, la plus haute autorité coutumière n'est pas assez forte pour imposer sa volonté. De surcroît, les crises de succession qui secouent les royaumes et en fragilisent l'équilibre social affaiblissent l'autorité coutumière et rejaillissent sur le traitement des problèmes fonciers. Il a également été rapporté aux membres de la mission que les chefs de village ( pule kolo ) et les chefs de district ( faipule ), qui règlent à leurs niveaux certains litiges fonciers, peuvent se voir contestés par la population si leurs décisions ne la satisfont pas.
Les instances de régulation coutumière souffrent donc d'une certaine faiblesse, qui n'est compensée par aucune régulation institutionnelle, faute de tribunal de droit local, faute de volonté de l'assemblée territoriale et faute d'implication d'un État sans doute trop timoré en la matière.
(2) Des revendications perpétuelles et des liens de droit instables qui paralysent l'activité
La clef du développement économique sur du foncier de statut coutumier est de disposer des bons instruments pour garantir la sécurité juridique des transactions et des investissements. De ce point de vue, les difficultés sont nombreuses à Wallis-et-Futuna.
Il faut relever d'abord la précarité des droits des locataires et des investisseurs extérieurs car les termes des accords et des baux, ainsi que le montant des loyers, sont révoquées ou modifiés à volonté sans préavis. En l'absence de texte protecteur cadrant les droits et les obligations du bailleur et du locataire, les installations ne peuvent être que précaires et les investissements limités à la mesure du risque d'éviction et de perte du fonds de commerce. La résiliation ad nutum des baux est particulièrement dissuasive.
Lorsqu'une entreprise s'installe sur le terrain d'une famille contre loyer ou compensation via des emplois, elle n'est pas à l'abri d'une contestation formulée par d'autres familles qui n'ont pas de droit direct sur le terrain en cause mais qui appartiennent au même clan que la famille propriétaire. Cette revendication reconventionnelle oblige en quelque sorte l'entreprise à s'acquitter d'un surloyer pour jouir paisiblement des lieux. La construction de bâti est parfois prise comme prétexte pour modifier les conditions de location fixées initialement . Certains entrepreneurs calédoniens qui souhaitaient s'implanter à Wallis-et-Futuna ont renoncé, quitte à perdre leur première mise de fonds, parfois en détruisant les entrepôts qu'ils avaient édifiés.
Les particuliers ne sont pas les seuls à rencontrer des difficultés. L'État a le plus grand mal à défendre ses propres biens fonciers de revendications, malgré ses titres et les dispositions du décret n° 57-811 du 22 juillet 1957 précité qui précise qu'aucune atteinte ne peut être portée aux droits immobiliers et aux servitudes dont bénéficiait l'État à cette date. L'Église catholique elle-même , malgré son rôle historique éminent, sa place centrale dans la vie quotidienne des habitants et le respect dont elle est entourée, doit affronter des contestations de ses implantations et des revendications sur les terres qu'elle occupe depuis le XIX e siècle . Des familles contestent les legs et les donations à la Mission catholique faits par leurs ancêtres et prétendent récupérer des terres à Lano, siège de l'évêché ou à Mala'etoli par exemple.
Les institutions publiques et religieuses sont notamment confrontées aux problèmes posés par le changement d'affectation ou la diversification de l'usage des terrains qui leur ont été donnés, légués ou concédés. Il leur est objecté par les descendants des anciens propriétaires que l'attribution ancestrale des terres dont elles bénéficient correspond à un usage strict et que toute modification de l'usage nécessite l'accord du propriétaire ou entraîne un droit de retour à son profit. Ainsi, un terrain avait été donné aux soeurs qui exerçaient comme infirmières à l'hôpital et avaient besoin de logements à proximité. Lorsqu'elles ont quitté cette activité les terrains sont retournés aux familles qui l'avaient donné à leur intention. L'interprétation de cette règle est excessivement rigoureuse et souvent contraire à l'intérêt général. C'est le cas par exemple lorsque l'on conteste l'installation d'une station de pompage sur un terrain de l'Église qui a donné son autorisation à l'implantation de cet équipement d'utilité publique, parce que le propriétaire du premier terrain pressenti pour l'accueillir refusait les conditions qui lui étaient offertes.
Est-ce la coutume qui pose ici véritablement problème ? Ne seraient-ce pas plutôt l'utilisation de la coutume et son interprétation en fonction d'intérêts particuliers ? La paralysie des investissements privés et des équipements d'intérêt général ne trouve-t-elle pas aussi sa source dans ces réactions individualistes, qui ne paraissent pas conformes à l'esprit de la culture polynésienne ?
Vos rapporteurs considèrent que coutume et modernité ne sont pas antagonistes et qu'il est possible de mener des projets porteurs de croissance et d'emplois sur du foncier coutumier . L'inaliénabilité des terres est sans doute un obstacle dans un contexte de droit civil pour mobiliser et mettre en valeur les terrains régis par la coutume. Cependant, l'exemple des terres coutumières de Nouvelle-Calédonie prouve qu'il est possible de contourner cet obstacle et de stimuler le développement économique, sans rompre le lien à la terre. Les terres redistribuées par les chefferies constituent un foncier propice à des investissements qui peuvent être sécurisés.
* 109 L'article L. 241-2 n'introduit qu'une dérogation au profit d'usagers dont les droits étaient reconnus à la date du 31 juillet 1827 par un acte du gouvernement ou une décision de justice définitive.
* 110 Néanmoins, à l ' occasion d ' un recours devant un juge, il n ' est pas exclu que soit reconnue la personnalité sui generis des communautés d ' habitants car la Cour de Cassation a pour jurisprudence constante que l ' octroi de la personnalité civile n ' est pas l ' apanage de la loi mais peut être reconnue en principe à tout groupement d ' individus pourvu d ' une expression collective pour la défense d ' intérêts licites (Cass., Comité d'établissement de Saint-Chamond , 28 janvier 1954).
* 111 D. Davy & G. Filoche, Zones de droits d'usage collectifs, concessions et cessions en Guyane française : Bilan et perspectives 25 ans après, avril 2014, pp. 101-103.
* 112 Audition de M. Gérard Filoche, chercheur à l'IRD du 7 avril 2016.
* 113 Ibid.
* 114 Reste 1 % des terres appartenant au stock de l'ADRAF ; cf. infra.
* 115 Les terres coutumières couvrent 19 % de la Grande Terre et les terrains privés, 18 %. Hormis une centaine d'hectares de terrains privés à l'Île des Pins, cette île et les Îles Belep, qui appartiennent à la Grande Terre, sont uniquement constituées de terres coutumières.
* 116 Défense nationale.
* 117 E. Cornut, « La valorisation des terres coutumières par celle du droit coutumier », in C. Castets-Renard & G. Nicolas (ed.), Patrimoine naturel et culturel de la Nouvelle-Calédonie - aspects juridiques , p. 145
* 118 Articles 2387 à 2392 du code civil.
* 119 E. Cornut, op. cit. pp. 150-151.
* 120 GDPL : groupement de droit particulier local.
* 121 La consistance vise le type de biens inclus dans une catégorie donnée, tandis que le périmètre vise l'ensemble des biens inclus dans cette catégorie ; en changeant la catégorisation d'un même bien, on change le périmètre de cette catégorie de biens mais on laisse inchangée sa consistance. La consistance des terres coutumières est fixée par la loi organique, mais le périmètre des terres coutumières varie avec les attributions effectives de terres réalisées par l'ADRAF.
* 122 Ce type de projet ou de proposition loi du pays doit être transmis au préalable au Sénat coutumier, conformément à l'article 142 de la loi organique de 1999.
* 123 CA Nouméa, 28 avril 2009.
* 124 P. Chatelain, « Le processus de restitution des terres et le régime des terres coutumières », in C. Castets-Renard & G. Nicolas (ed.), op. cit., p 156.
* 125 Les déplacements de clans existaient aussi dans la période précoloniale notamment du fait des guerres claniques fréquentes. L'ensemble des déplacements, précoloniaux et coloniaux, donne naissance à la problématique des relations entre clans terriens, maîtres de la terre qui accueillent, et clans accueillis, dont les droits sont plus précaires même si leur occupation de terrains concédés par le clan terrien est ancienne.
* 126 E. Cornut, op. cit. p. 142.
* 127 P. Chatelain, op. cit., p 158 et p. 161.
* 128 CA Nouméa, 22 août 2011, n° 10/531 et 532. Cf. E. Cornut, op. cit. p. 143.
* 129 Tels que les GIE.
* 130 CA Nouméa, 27 août 2012.
* 131 E. Cornut, op. cit. p. 148. En matière de droit du travail, qui est autonome par rapport au droit civil, le statut coutumier est écarté, si bien que dans ses relations avec ses salariés, le GDPL est tenu de respecter le droit commun. Cass. Soc., 10 février 2010, n° 08-70084.
* 132 Audition de l'ADRAF du 26 février 2016.
* 133 Ibid.
* 134 ADRAF, « Le foncier en Nouvelle-Calédonie », 25 février 2016, p. 3.
* 135 Ibid., p.4.
* 136 Audition de M. Christian Belhôte, secrétaire général de la Première présidence de la Cour de Cassation, du 21 janvier 2016 (réponse écrite).
* 137 Article 3 de la loi du pays n° 2006-15 du 15 janvier 2007.
* 138 Audition du 28 février 2016 avec les présidents des chambres consulaires de Nouvelle-Calédonie.
* 139 Audition des représentants de l'aire coutumière Paaci Camuki du 2 mars 2016.
* 140 J.O. Débats Sénat, séance du 12 octobre 1978, p. 2546.
* 141 En la matière, la délibération n°1/AT/67 du 28 juillet 967 portant règlement sur l'aménagement n'a jamais pu être appliquée. Cf. O. Aimot & A. Tamole, « Traitement coutumier des problèmes fonciers à Wallis » in Y. Sage (ed.), Gouvernance foncière dans le Pacifique Sud , pp. 50-51.
* 142 O. Aimot & A. Tamole, op. cit., pp. 53-54.
* 143 Il existe cependant des actes anciens d'acquisitions, d'échanges ou de donations, en particulier au bénéfice de l'État et de l'Église.
* 144 CE, avis, 10 novembre 2009 cité dans les remarques apportées par M. Victorin Lurel, ministre des outre-mer, le 19 mars 2014 en réponse au référé de la Cour des comptes sur la situation du territoire des îles Wallis et Futuna.