LA REVENDICATION DES ÉLUS LOCAUX : ALLER VERS UNE COPRODUCTION DES POLITIQUES PUBLIQUES QUI IMPACTENT LEUR TERRITOIRE
Votre délégation a la ferme conviction que le dialogue doit aussi impliquer l'association aux décisions . La simple concertation ne suffit pas ; il faut que les collectivités aient véritablement leur mot à dire et puissent infléchir les décisions de l'État. Comme le relevait à propos des régions notre ancien collègue Philippe Richert, ministre chargé des Collectivités locales entre 2010 et 2012, « Les collectivités ne peuvent se satisfaire des modalités de leur dialogue actuel avec l'État, principalement constitué d'échanges épistolaires ».
Cette exigence moderne, dans un État décentralisé, est aujourd'hui conditionnée par une réelle association des collectivités territoriales aux décisions prises par le pouvoir central. Aussi, c'est vers une coproduction des politiques publiques que doivent s'orienter les relations entre l'État et les territoires. Dans cette perspective, le Sénat , législateur et représentant des collectivités territoriales, a toute légitimité pour intervenir.
I. S'ORIENTER VERS UNE VÉRITABLE COPRODUCTION DES POLITIQUES PUBLIQUES ENTRE L'ÉTAT ET LES COLLECTIVITÉS TERRITORIALES
Votre délégation souhaite qu'il soit possible, sur de multiples sujets, de passer de la consultation ou encore de la concertation à la coproduction , c'est-à-dire, en définitive, de donner un pouvoir de décision aux collectivités territoriales. Elle est convaincue qu'il s'agit là avant tout d'un problème culturel qui nécessite, tant pour l'État que pour les collectivités territoriales, de rompre avec une longue tradition de subordination ou d'affrontement, et donc de changer les habitudes.
A. UNE NÉCESSAIRE RÉVOLUTION : SORTIR D'UNE CULTURE DE SUBORDINATION DES COLLECTIVITÉS TERRITORIALES FACE À L'ÉTAT
Spécificité culturelle française ou reliquat de l'Histoire, il semble difficile d'instaurer une relation équilibrée entre l'État et les collectivités territoriales. Les pouvoirs publics ne s'honorent pas de faire perdurer à l'égard des collectivités une culture de la subordination. Alors même que le dialogue est indispensable à une démocratie apaisée, il ne s'effectue en pratique ni d'égal à égal, ni dans un esprit de concertation. Pire, les collectivités sont souvent réduites à un rôle d'exécutant des décisions de l'État, quand elles ne sont pas purement et simplement en situation de compétences liées.
Auditionné par votre délégation, Philippe Richert observait : « Nous sommes dans une situation inédite, où l'État se veut décentralisé alors qu'il continue de décider pour l'ensemble des collectivités territoriales. La réalité de l'exercice des compétences par les collectivités territoriales, ce n'est pas la liberté d'exercice mais la délégation d'exercice ». Le président de l'ARF illustrait son propos à travers l'exemple de la politique tarifaire du transport ferroviaire : « alors que nous avons besoin de la liberté tarifaire pour pouvoir prendre en considération les situations différentes de nos usagers, nous restons prisonniers d'une politique tarifaire fixée par la SNCF, donc par l'État et non pas par la région. Or, l'esprit de la décentralisation, c'est de décider au niveau local et au plus près des réalités de terrain. De même, les régions sont les premières concernées mais n'ont pas leur mot à dire au sujet des dispositions relatives aux TER qui sont actuellement négociées à Bruxelles dans le cadre du paquet ferroviaire » .
Ce malaise général est partagé par les élus locaux, qui souffrent d'une insuffisante prise en compte de l'impact, pour leurs territoires, de l'ensemble des réformes parallèlement entreprises depuis près de dix ans : redéfinition de la carte judicaire, restructurations hospitalières, révision des implantations de la gendarmerie et de la police nationale, dématérialisation des procédures administratives, réduction de la fonction de conseil et d'assistance des services déconcentrés aux collectivités, réorganisation de l'administration territoriale de l'État, etc.
Votre délégation se doit aussi de relayer un sentiment qui est très souvent ressorti au cours de ses auditions : celui d'un certain mépris de l'État à l'égard des élus locaux . Comme poursuivait Philippe Richert : « le problème n'est pas tant le manque de dialogue, mais la perception même que l'État a des collectivités territoriales. C'est un problème profond, qui témoigne de la prééminence du pouvoir central et du fait que les élus locaux ne sont pas reconnus à leur juste valeur. De façon anecdotique, les règles du protocole dans nos territoires en témoignent : vous trouverez toujours, dans l'ordre, les représentants de l'État, les parlementaires et enfin, au dernier rang, les élus locaux. En quoi sommes-nous moins légitimes que les préfets ou les sous-préfets ? ». Une analyse partagée par Vanik Berberian, président de l'Association des maires ruraux de France (AMRF), dénonçait aussi : « Le protocole, qui fait systématiquement passer l'État devant les élus locaux, alors que ceux-ci représentent légitimement le peuple, démontre symboliquement la supériorité de l'État sur les collectivités territoriales ».
Si votre délégation partage ce sentiment, elle relève toutefois que les mentalités sont en train de changer . Par exemple, l'ancienne pratique qui voulait qu'un élu local doive être parlementaire pour peser face à l'État semble révolue. En témoignent les présidents de région Philippe Richert, Xavier Bertrand et Valérie Pécresse, qui ont choisi d'abandonner leur mandat de parlementaire.
Les situations d'incompréhension ou d'affrontement, telles que les associations d'élus peuvent les vivre aujourd'hui à travers leurs réseaux territoriaux, sont en fait révélatrices d'un État très centralisé et jacobin . C'est face à un problème d'ordre culturel que nous devons trouver des solutions. La question centrale est de savoir qui, dans notre pays, est détenteur de l'intérêt général ? Or la tradition française veut que l'intérêt général relève du seul Gouvernement et de l'État central.
Lors de son audition Philippe Richert estimait également que « la loi NOTRe, ne fait pas de la réorganisation de compétences entre l'État et les collectivités territoriales, mais de la réorganisation de compétences entre collectivités territoriales. Nous ne sommes pas dans le cadre de la décentralisation mais dans celui de la réorganisation territoriale ». C'est exactement l'analyse déployée par Bertrand Faure, professeur de droit public, durant son audition : « Le droit des collectivités territoriales est devenu un droit des relations entre les collectivités territoriales ». Au cours de cette audition, où il présentait avec Michaël Sibilleau, sous-directeur des finances au SGDSN, le rapport réalisé pour l'Institut Montaigne « Décentralisation : sortons de la confusion », le spécialiste des collectivités territoriales relevait également les contradictions du système de décentralisation à la française : « La décentralisation permet de lutter contre la complexité à condition de jouer le jeu de la décentralisation. En effet, la décentralisation n'a pas de sens si les départements ou les régions sont contraints d'édicter un schéma pour exercer une compétence qui leur serait attribuée, et que pour ce faire ils doivent consulter les autorités intéressées, élaborer le schéma en six mois et obtenir l'approbation du préfet. En France, on décentralise en centralisant, mais en jouant le jeu de la décentralisation, il est possible de réaliser des gains de simplification ».
Votre délégation partage ce constat. Elle remarque, en effet, que des compétences sont attribuées aux collectivités territoriales, mais que les moyens de les exercer ne leur sont pas accordés, puisque l'État reste décideur. C'est pourquoi votre délégation estime aussi qu'il est désormais temps de « changer de logiciel ». Philippe Richert l'affirmait : « Plus vous donnerez de liberté aux élus pour décider et plus ils se sentiront responsables. Or la permanence du bouclier protecteur de l'État produit un effet déresponsabilisant pour les élus locaux ». D'autant que le contexte politique doit nous inciter à la réflexion, ainsi que le faisait valoir le président de l'ARF : « Une remise à plat des relations entre les collectivités territoriales et l'État est nécessaire pour améliorer le fonctionnement de la République car la donne est en train de changer ». Selon lui, il faut désormais que les collectivités territoriales soient « en situation de codécision lorsque la compétence est partagée, et en situation de pleine décision quand elles ont le monopole de la compétence ».
Les collectivités, compte tenu des évolutions des quinze dernières années, détiennent elles aussi une part de l'intérêt général ; cette constatation doit dorénavant obliger l'État à recourir à la codécision , et non plus seulement à une concertation.