Troisième table ronde - L'Europe, un interlocuteur ambivalent
Animatrice de la table ronde - Véronique BERTILE - Ambassadrice, Déléguée à la coopération régionale dans la zone Antilles-Guyane
PREMIÈRE SÉQUENCE - L'EUROPE EN SOUTIEN DES ÉCONOMIES
ULTRAMARINES QUI CONSTITUENT UNE RICHESSE
Louis-Joseph MANSCOUR,
Député européen de la circonscription des outre-mer,
section Atlantique
Lors des dernières élections européennes, le taux de participation dans l'ensemble des outre-mer était de 11 %. La méconnaissance dont témoigne ce résultat est sans doute due à un certain nombre de facteurs tels que l'éloignement et le mode de scrutin. Les élus portent également une part de responsabilité dans cet état de fait. En effet, lorsque la situation est difficile, l'Europe est souvent mise en cause, tandis que les succès sont généralement attribués aux politiques locales. Ceci génère une incompréhension, voire une méfiance des populations d'outre-mer à l'égard de l'Europe.
L'Europe demeure méconnue dans nos territoires. Pourtant, elle nous accompagne au quotidien. En Martinique, la route sur laquelle je circule pour aller de Fort-de-France à l'aéroport est européenne. L'aéroport lui-même est européen.
Au-delà de l'article 349 du traité de fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), qui reconnaît nos spécificités et nous permet de bénéficier d'un certain nombre d'aides, plusieurs réponses sont apportées par l'Union européenne aux problématiques des territoires ultramarins, à travers la politique de développement régional et de cohésion notamment.
La politique européenne de cohésion est un instrument d'investissement puissant qui favorise la création d'emplois, la compétitivité des entreprises, la croissance économique et le développement durable dans les outre-mer. Pour la période 2014-2020, 3,7 milliards d'euros ont ainsi été mobilisés pour les régions ultrapériphériques (RUP) françaises, dont 650 millions d'euros pour la Martinique et 800 millions d'euros pour la Guadeloupe. Ces sommes ne sont pas négligeables, d'autant qu'elles ont vocation à produire un effet de levier.
Cependant, l'Europe peut aussi nous inquiéter. Dans son fonctionnement actuel, avec la crise des migrants, le problème du terrorisme et la menace d'un Brexit, l'Europe donne parfois le sentiment d'une incapacité à apporter des réponses aux peuples des États membres, à plus forte raison dans les outre-mer, pourtant confrontés à des difficultés nombreuses (en lien avec le RGEC, le secteur de la pêche, etc.), accentuées par un certain nombre de préjugés.
La Cour de justice de l'Union européenne vient de faire droit aux outre-mer, à travers son arrêt de décembre 2015 concernant Mayotte, d'une application exacte de l'article 349 du TFUE. Jusqu'ici, les interprétations restrictives de cet article ont conduit à des applications imparfaites, dans des territoires souffrant pourtant de nombreux handicaps. L'arrêt de la Cour de justice apporte aujourd'hui une clarification décisive et promet de faire évoluer la manière de penser les politiques européennes à destination des outre-mer. Si nous allons au bout de cette démarche, les rédacteurs de l'article 349 du TFUE auront fait une oeuvre utile.
Il nous faut cependant demeurer vigilants, alors que des voix s'élèvent pour remettre en cause la politique européenne de cohésion. La prise en compte des spécificités des RUP au sein de l'action européenne demeure plus que jamais nécessaire. Il en va de la survie du principe de solidarité inscrit dans les traités de l'Union européenne, ainsi que de la prospérité des territoires ultramarins.
En 1992, lors de la création des RUP, les États membres de l'Europe étaient au nombre de 12. Aujourd'hui, ils sont au nombre de 28. L'exercice est donc d'autant plus difficile. Du reste, la dotation aux RUP sur les fonds structurels européens a augmenté pour la période 2014-2020, dans un contexte de diminution du budget de l'Union européenne. La volonté de l'Europe de répondre à nos difficultés est donc réelle.
En conclusion, je profiterai de la présence de nombreux chefs d'entreprises dans cette assemblée pour leur adresser un message. Seuls 4,5 % des fonds du programme opérationnel (PO) ont été engagés à ce jour, ce qui laisse craindre un dégagement d'office des crédits non consommés en fin de période. J'invite donc les porteurs de projets à se rapprocher des collectivités et à présenter leurs projets, afin que les fonds mobilisés puissent être utilisés. Dans des temps aussi difficiles, un tel dégagement d'office ne serait pas acceptable.
Alain ROUSSEAU, Préfet, directeur général des outre-mer
Je m'attacherai à montrer que l'Union européenne demeure un partenaire, certes exigeant, mais très important pour les économies ultramarines.
Au plan financier, l'Union européenne intervient dans les territoires ultramarins au titre des fonds structurels et d'investissement européens. Dans ce cadre, les dotations du Fonds européen de développement économique et régional (FEDER) à l'ensemble des outre-mer représentent 25 % de l'enveloppe totale allouée à la France, soit une part beaucoup plus importante que celle représentée par les outre-mer dans la population nationale ou dans l'économie nationale. Les dotations du Fonds européen agricole pour le développement rural (FEADER) et du Fonds européen pour les affaires maritimes et la pêche (FEAMP) aux outre-mer représentent également 8 à 10 % du total national.
De ce point de vue, l'Union européenne ne constitue pas un interlocuteur ambivalent mais, au contraire, un interlocuteur bienveillant et à l'écoute des besoins des économies ultramarines. L'engagement européen au bénéfice des économies ultramarines est même en progression, en pourcentage comme en valeur absolue. À cela s'ajoutent des taux de cofinancement plus élevés et des dispositifs d'aides spécifiques aux outre-mer (aux grandes entreprises notamment).
La mobilisation des fonds européens s'accompagne néanmoins d'exigences fortes, sur le fond comme en matière de procédures et d'ingénierie des dossiers. Dans le cadre de la stratégie 2020, les dossiers doivent aujourd'hui être fortement orientés vers l'innovation, l'insertion des personnes éloignées de l'emploi et le développement durable, ce qui requiert un travail qualitatif de la part des porteurs de projets.
Les exigences de présentation des dossiers génèrent également un certain nombre de difficultés pour les opérateurs. À cet égard, compte tenu des risques de dégagement d'office, un soutien spécifique à l'ingénierie des projets pourrait être porté par les autorités de gestion. Il nous faut aujourd'hui traiter collectivement cette question.
L'acceptation par l'Union européenne, dans le cadre de l'article 349 du TFUE, de dispositifs spécifiques mis en oeuvre par l'État au bénéfice des économies ultramarines, fait, quant à elle, encore l'objet de discussions difficiles. La jurisprudence récente va néanmoins dans le sens de ces dispositions favorables à l'outre-mer. L'Europe reconnaît ainsi qu'il est rationnel et raisonnable de compenser, au moins en partie, les handicaps des outre-mer par des dispositifs spécifiques d'aides.
Une discussion s'est par ailleurs engagée récemment autour de la révision du règlement général d'exemption par catégorie (RGEC). Cette révision pourrait constituer une opportunité pour mieux faire valoir les intérêts des économies ultramarines. Pour cela, leurs surcoûts (liés à l'éloignement, à la taille des marchés, au stockage, etc.) devront cependant être mieux objectivés. Des travaux ont été engagés en ce sens par la DGOM, avec l'appui d'un cabinet d'études. Une étude complète devrait ainsi pouvoir être produite à l'horizon du mois de septembre 2016, en cohérence avec le calendrier de rédaction du nouveau RGEC. L'enjeu sera de mettre en évidence l'absence de surcompensation des surcoûts des outre-mer, pour permettre l'introduction dans le RGEC de dispositions permettant de prendre en compte l'ensemble de ceux-ci.
À ce jour, le dialogue avec Bruxelles sur cette question apparaît fructueux, avec des engagements pris par les plus hautes autorités de la Commission européenne et de l'Union européenne. Les discussions pourraient ainsi aboutir avant la fin de l'année 2016.
Bernard CHEMOUL, Directeur du Centre spatial guyanais au Centre national d'études spatiales (CNES)
Le Centre spatial guyanais (CSG) a été créé en 1964 par le Gouvernement français de l'époque, à l'initiative du Général de Gaulle. Le choix de la Guyane, territoire français, était alors dicté par la nécessité stratégique de se doter d'une capacité d'accès à l'Espace sous la souveraineté de la France et par les nombreux avantages qu'offrait cette région pour y développer cette activité. La position géographique de la Guyane, proche de l'équateur, son climat et la possibilité d'y bénéficier de grandes étendues de terrain, avec une façade maritime bien orientée permettant un développement des activités de lancement d'engins spatiaux en toute sécurité pour les populations, ont été des éléments déterminants dans ce choix.
Face aux grandes nations de l'espace, les États-Unis et la Russie, le développement d'une capacité indépendante d'accès à l'Espace ne pouvait se concevoir que dans le cadre d'une coopération européenne. Telle était la condition pour pouvoir rivaliser à armes égales avec ces grandes nations. Ainsi, dans les années 60 puis 70, les programmes européens Europa puis Ariane ont vu le jour.
Le programme Ariane a été proposé à l'Agence spatiale européenne (ESA) à l'initiative du Centre national d'études spatiales (CNES). Ce programme, dont on connaît aujourd'hui les succès retentissants avec ARIANE 5, est le fruit d'une coopération européenne exemplaire qui n'a fait que se renforcer au cours des décennies. Elle a permis de doter l'Europe d'une capacité stratégique de lancement dans l'espace couvrant tous les segments du marché des satellites, non seulement avec le lanceur lourd ARIANE 5 d'Airbus - Safran Launchers (ASL), mais aussi avec le lanceur russe de classe moyenne SOYOUZ et le petit lanceur VEGA de la société italienne ELV. Cette gamme de lanceurs est opérée par Arianespace, société privée créée à l'initiative du CNES, premier opérateur de lancement commercial au monde.
Le cadre européen de ce partenariat est celui de l'ESA, qui n'est pas tout à fait la même Europe que celle de l'Union européenne. La majorité des 22 membres de l'ESA font partie de l'Union européenne, mais d'autres pays comme la Suisse et la Norvège y jouent aussi un rôle significatif. Les pays membres de l'ESA contribuent à une part obligatoire, dépendante de leur PIB, finançant principalement les programmes scientifiques et ont la possibilité d'adhérer à des programmes optionnels en fonction de leur propre stratégie spatiale. Les programmes de développement de lanceurs font partie des programmes optionnels dans lesquels la France, l'Allemagne, l'Italie, l'Espagne, la Belgique et la Suisse sont des acteurs majeurs, entraînant avec eux une dizaine d'autres pays.
Cette coopération a aussi ses propres règles, qui différent en partie de celles de l'Union européenne. En particulier, les programmes de l'ESA imposent une règle contraignante de retour géographique, qui conduit à dépenser la contribution de chaque pays dans un programme quasiment en totalité dans son industrie propre.
Le CSG a été conçu et fondé par le CNES. Propriété du CNES de 70 000 hectares (soit 6 fois la taille de Paris), cette base a été mise à disposition de l'Europe en 1975, dès la création de l'ESA, pour en être le port spatial. Le CSG constitue ainsi la base de référence pour tous les lancements de l'Europe, dans le cadre de missions institutionnelles de surveillance, de recherche ou de sécurité, comme de missions commerciales.
L'ESA réalise tous les investissements nécessaires à la mise en service des systèmes de lancement exploités au CSG (ARIANE 5, SOYOUZ, VEGA), pour construire les pas de tir et les installations opérationnelles permettant la préparation des lanceurs et des satellites. Elle est, de fait, propriétaire de ces installations.
L'Europe de l'ESA contribue au financement du CSG dans le cadre d'un programme obligatoire. Ainsi, deux tiers des coûts de maintien en conditions opérationnelles du CSG sont financés par tous les pays membres de l'ESA et le tiers restant est à la charge directe de la France. Avec sa contribution à l'ESA, la France finance donc plus de 56 % des coûts de maintenance du CSG. Cette part augmente significativement, jusqu'à 67 %, si on prend en compte les coûts d'environnement du CSG, supportés directement par la France, par exemple pour assurer la sécurité du site.
Aujourd'hui, le CSG se présente comme une locomotive économique pour la Guyane, dont il constitue l'un des principaux relais de croissance. Le PIB de la Guyane est en fonction croissante de l'activité de la base, s'agissant notamment du nombre de lancements réalisés annuellement. Après une phase d'atonie dans les années 2003 à 2005, avec environ trois lancements par an, le CSG réalise actuellement 12 lancements par an, renouant avec ses plus hauts scores de la fin des années 2000.
De surcroît, un chantier majeur s'engage pour construire le nouvel ensemble de lancement de la future ARIANE 6, avec à la clé la possibilité d'effectuer 11 à 12 lancements par an auxquels il faudrait ajouter 3 à 4 lancements du lanceur VEGA-C, soit une cadence de 14 lancements par an au minimum.
Le CSG affiche donc des perspectives de forte activité sur plus de 10 ans, ce qui est particulièrement rare dans le monde industriel.
Le CSG est également une source d'emplois importante pour la Guyane. La base compte 1 700 salariés, dont 74 % sont en contrat local, issus du bassin guyanais et occupant des postes à tous les niveaux de technicité et de la hiérarchie. 30 % des personnels de la base sont des ingénieurs et cadres et 50 % de ces personnels sont originaires de Guyane. Ceci prouve que le système de formation en Guyane permet de répondre aux besoins de la base, en partie grâce à l'IUT de Kourou dont les formations sont adaptées aux métiers du CSG.
Le spatial représente 15 % du PIB de la Guyane et permet aussi de développer, par effet de levier, une économie indirecte importante, soutenant principalement les secteurs du transport, du tourisme, des services aux entreprises, du bâtiment, de l'énergie, du commerce et des services aux particuliers. Les données de l'Insee montrent ainsi que 9 000 emplois directs et indirects dépendent du spatial en Guyane, soit 15 % du volume d'emplois disponible sur le territoire.
Le CSG, à travers le CNES, est aussi un acteur de la dépense publique en Guyane, particulièrement attentif à ce que les entreprises de Guyane puissent aussi bénéficier des contrats passés pour l'exploitation de la base ou la réalisation d'investissements. Ainsi, lorsque les compétences existent dans le tissu guyanais, elles sont sollicitées. C'est le cas notamment pour l'entretien du domaine ou la sécurité, avec des sociétés largement implantées dans l'économie locale, ayant recours à de l'emploi local, investissant et développant des formations en Guyane. En outre, le CNES investit environ 50 millions d'euros par an pour la rénovation de ses installations et 40 % de cet investissement est confié à des sociétés guyanaises.
Enfin, le CSG constitue un attracteur de savoir-faire et d'expertises de premier plan. Du fait de la haute technicité des systèmes à mettre en oeuvre et à maintenir, le CNES, opérateur de la base spatiale, et Arianespace, opérateur de lancement, s'appuient sur des industries leaders à un niveau mondial dans leur domaine de compétences. Au-delà de leur activité pour le CSG, ces entreprises mettent à disposition leurs compétences pour les besoins du territoire, s'agissant notamment d'exploiter la station SEAS de télédétection gérée par la Collectivité territoriale de Guyane ou de développer des réseaux de télécommunications. Certaines d'entre elles développent aussi des services complémentaires ou des activités propres, créant une activité économique indépendante de la base spatiale en exploitant un savoir-faire unique qu'elles ont implanté en Guyane. La présence du CSG en Guyane y impulse ainsi une économie induite significative mais dont le volume demeure difficilement mesurable.
La réponse apportée aux besoins du CSG bénéficie par ailleurs au territoire guyanais. L'objectif de faire du CSG un site de lancement de premier plan mondial, attractif pour les clients satellites d'Arianespace, offrant des services compétitifs et donnant toutes les garanties de disponibilité et de sécurité à l'Europe pour les lancements institutionnels, a conduit nécessairement au développement d'infrastructures majeures et d'une capacité de formation répondant aux besoins de compétences, créant ainsi un environnement socio-économique propice au développement de l'activité spatiale en Guyane.
La haute technicité des installations et la nécessité de disposer sur place des techniciens capables de les opérer ont conduit à la fondation par le CNES de l'IUT de Kourou, pour développer des filières techniques en télécommunication, génie électrique et informatique industrielle répondant aux besoins du CSG.
Aujourd'hui, cet IUT propose des formations jusqu'en licence (Bac+3), qui constituent un tremplin vers les écoles d'ingénieur. De plus, le spectre des formations s'est élargi à d'autres filières dont le territoire a besoin comme le génie civil, la gestion des entreprises ou les carrières sociales. Les formations développées initialement pour le CSG répondent aussi aux besoins de nouveaux secteurs en développement en Guyane comme, entre autres, l'industrie minière, la potentielle exploitation pétrolière ou les énergies nouvelles.
L'implantation du CSG en Guyane a également donné l'opportunité de développer des infrastructures importantes (routes, ponts, port, aéroport), utiles à tout le territoire. Aujourd'hui, c'est la croissance démographique et économique de la Guyane qui pousse le besoin de renforcer ou moderniser ces infrastructures.
La production d'énergie suit la même logique. Le CSG consomme environ 20 % de l'énergie électrique produite en Guyane. Il est néanmoins capable d'être complètement autonome par sa propre production interne à partir d'énergie fossile. Dans le cadre de son développement, les besoins en consommation restent contenus à des augmentations limitées. Une réflexion s'engage par ailleurs sur les moyens à mettre en oeuvre pour réduire les consommations du CSG et implanter des productions alternatives durables, en accord avec les orientations des politiques de transition énergétique. Dans ce cadre, l'utilisation du solaire ou de l'hydrogène est étudiée et pourrait avoir un effet de levier pour des applications plus larges sur le territoire. À titre d'exemple, une production d'hydrogène liquide existe déjà au CSG pour le carburant des lanceurs. Une quantité significative de la production annuelle, environ 90 tonnes, est rejetée dans l'atmosphère parce qu'inutilisable pour nos lanceurs. L'idée serait de la récupérer pour la consommer en mobilité ou en production d'énergie électrique.
La compétitivité du CSG s'appuie aujourd'hui sur une réduction des coûts de fonctionnement, mais aussi sur une capacité à offrir des services innovants et variés à ses clients. À l'heure actuelle, ces orientations doivent s'appuyer sur un développement des moyens de communication numériques. Le CSG a besoin d'une capacité de communication à haut débit importante et sûre pour permettre des opérations de contrôle à distance des lanceurs à partir des usines situées en Europe, mais doit aussi pouvoir offrir aux nombreux missionnaires mobilisés par les campagnes de préparation des satellites et de lancement une capacité de travail équivalente à celle dont ils disposent dans leur propre site en Europe, aux États-Unis ou ailleurs.
Pour le CSG, la possibilité d'avoir une connexion directe par câble sous-marin avec l'Europe constituerait un facteur de compétitivité important. Le câble prévu par la Commission européenne entre le Portugal et le Brésil pourrait ainsi être doté d'une branche de dérivation pour connecter la Guyane. Un tel câble serait aussi au service de la Guyane. Il désenclaverait ce territoire et lui donnerait l'opportunité de développer une économique numérique indispensable pour sa croissance, avec des opportunités d'emplois à la jeunesse.
Le développement d'une offre touristique s'avère également important pour renforcer l'attractivité du CSG. Aujourd'hui, l'activité du CSG entraîne un tourisme d'affaires (très lié aux lancements) et un tourisme d'affinités (suscité par les nombreux salariés détachés par leur société-mère en Europe). Ces visites permettent d'impulser toute une filière structurée (hôtellerie, opérateurs touristiques, transport, restauration, etc.), exploitant le potentiel et le patrimoine touristique de la Guyane, dont le CSG lui-même fait partie. À cet endroit, il convient de mentionner que, grâce à la politique d'ouverture décidée par le CNES et l'ESA, le CSG est la seule base spatiale au monde ouverte au public et qui se visite gratuitement.
Enfin, le CSG est un site de travail où des équipes du monde entier interviennent durant plusieurs semaines. Il est donc important d'y offrir des conditions d'accueil satisfaisantes, avec un environnement sécurisé et une offre de soins de premier plan. Dans cette optique, le CNES, à la création de la base spatiale et de la ville de Kourou, a également fondé l'hôpital de Kourou. Actuellement, géré par la Croix-Rouge française, cet hôpital dispose d'un plateau technique des plus avancés. Il est évident qu'initialement conçu pour répondre aux besoins des salariés de la base et traiter les cas d'urgence induits par d'éventuels accidents au niveau des installations à risque, cet hôpital a évolué pour répondre aujourd'hui essentiellement aux besoins de la population du bassin des Savanes autour de Kourou, forte de plus de 35 000 âmes.
L'avenir du CSG est aujourd'hui lié au projet ARIANE 6. Pour répondre aux enjeux de compétitivité de l'industrie spatiale européenne, le conseil des ministres de l'ESA a décidée, en 2014, d'engager le programme ARIANE 6, dont l'objectif est le développement d'un nouveau système de lancement compétitif réduisant par deux les coûts de lancement par rapport à ARIANE 5, avec un premier vol prévu pour 2020. Le montant de ce programme avoisine les 3,4 milliards d'euros, dont 600 millions d'euros pour le développement des installations au sol.
Les investissements en infrastructures en Guyane pourraient être de l'ordre de 200 millions d'euros pour la construction du pas de tir et des installations opérationnelles. La maîtrise d'oeuvre de ce projet a été confiée au CNES. Le choix des industriels européens sera fait en poursuivant une logique de contractualisation dont l'objectif est double : d'une part, assurer le juste retour géographique en Europe requis dans le contexte des programmes ESA, avec un industriel répondant aux exigences calendaires, budgétaires et techniques du projet ; d'autre part, dans le cadre du retour français, assurer une présence significative des entreprises de Guyane, en application de la politique du CNES vis-à-vis des PME. Les entreprises du BTP de Guyane seront donc impliquées et largement sollicitées.
À l'heure où l'activité de la filière BTP marque le pas en Guyane, ce projet ARIANE 6 représente pour ces entreprises une opportunité, dans l'attente d'un rebond de l'activité, encore largement sous-tendue par la commande publique.
Ces chantiers donnent aussi l'occasion de développer des initiatives d'insertion pour l'emploi des jeunes, avec des objectifs ambitieux. Environ 800 personnes travailleront au plus fort de ces chantiers et nous prévoyons l'emploi d'environ 80 jeunes en insertion. Ces jeunes seront formés aux métiers du chantier, dans des fonctions variées et différents degrés de technicité, grâce à un partenariat avec le Groupement d'employeurs pour l'insertion et la qualification (GEIQ-BTP), association issue de la fédération du BTP. Le chantier de terrassement, qui vient d'être achevé, a déjà permis de former 12 jeunes. Leur formation a été assurée avec le soutien de l'État français et de la Commission européenne, dans le cadre du programme de soutien à l'emploi des jeunes IEJ, financé par le Fonds social européen (FSE).
Enfin, une initiative a été engagée pour favoriser l'emploi dans le bassin autour du CSG, afin de répondre aux besoins des chantiers, avec la création d'un service public pour l'emploi de proximité dédié au spatial, en partenariat avec la Direction du travail de Guyane (DIECCTE), dont certaines actions pourraient solliciter un soutien financier de la Commission européenne.
Depuis la création du CSG, la volonté affichée par le CNES a toujours été d'ancrer ce site stratégique dans son écosystème, afin que le spatial accompagne et soutienne la croissance de la Guyane, que la base spatiale bénéficie à la Guyane et que la Guyane se l'approprie. Ainsi, le CNES a créé sa propre mission Guyane, dotée d'un budget pour soutenir le développement économique et contribuer aux actions de proximité, en soutien des politiques sociales et culturelles. Cette mission agit depuis 2000 et a permis de soutenir la création de 3 900 emplois pérennes au travers de 3 000 projets.
Sur la période 2014-2020, des conventions ont été établies entre le CNES et 19 des 22 communes de Guyane, pour un montant de 11,2 millions d'euros, en soutien aux actions de proximité. Sur la même période, une convention spécifique au développement économique a été signée entre l'État, la Collectivité territoriale de Guyane et le CNES, pour un montant de 26,4 millions d'euros, dont 18,5 millions d'euros ont été réservés pour des projets en partenariat, éligibles aux programmes opérationnels du FEDER, du FEADER, du FEAMP, du FSE et de la Coopération Amazonie. Cette contribution du CNES abonde la part française nécessaire à la mise en place des fonds européens. Ainsi, tous les projets relevant de secteurs d'activité éligibles peuvent bénéficier de ce soutien. Néanmoins, ces aides ne sont accordées que si les projets répondent à l'une des priorités suivantes : création d'emplois pérennes, utilisation des technologies innovantes (dont les technologies spatiales), structuration de filières économiques (dont la filière bois), aide à la création ou à la modernisation d'entreprises, accès aux formations qualifiantes, désenclavement numérique ou géographique du territoire.
L'Europe est souvent vue comme une source de contraintes réglementaires, dont certaines sont indéniables. Cependant, l'Europe, grâce à ses investissements et les partenariats qu'elle a engendrés, a permis le développement de la filière spatiale en Guyane, jusqu'au plus haut niveau mondial. La Guyane bénéficie directement des perspectives offertes par ce secteur d'activités. Nous pouvons donc affirmer que l'Europe est porteuse de projets et, par conséquent, d'avenir pour ce territoire.
Le soutien direct de l'Union européenne au travers de ses programmes régionaux est aujourd'hui vital pour la Guyane. Dans le contexte de plus en plus difficile que rencontre la filière des lanceurs européens, l'Union européenne devrait également renforcer son soutien au CSG. Depuis le traité de Lisbonne, l'Espace est une prérogative de l'Union européenne. Une stratégie spatiale est en cours d'élaboration au sein de la Commission européenne. Le port spatial européen, infrastructure essentielle pour l'Europe, nécessite notamment une modernisation qui, au-delà du simple maintien indispensable de la capacité opérationnelle, pourra permettre un surcroît de performance, d'efficacité et de compétitivité. Un soutien renforcé de l'Union européenne au CSG constituera aussi un moyen efficace de soutenir l'économie et la croissance de la Guyane.
Louis-Joseph Manscour soulignait que l'Europe est présente lorsqu'il se rend à l'aéroport de Martinique. Moi aussi, quand je vais dans l'espace, c'est l'Europe.
Crédits photos : service Optique Vidéo CSG ESA/CNES/ARIANESPACE
Maryse COPPET, Avocat spécialisé en droit européen
Je suis arrivée à Bruxelles il y a près de 30 ans, à l'époque de l'Europe des 15, avec une volonté d'ouvrir les territoires de Guadeloupe, de Martinique et de Guyane.
De l'Europe des 15 à celle des 28, l'Europe nous a beaucoup aidés. Cependant, aujourd'hui, la pérennité de cette dynamique de soutien aux régions ultrapériphériques n'est pas certaine.
Avocate au Barreau de Bruxelles, je suis partie du constat qu'il était intéressant de travailler avec les collectivités territoriales d'outre-mer sur la conjonction des différents fonds existants, à travers une dynamique de la Commission européenne : l'Investissement territorial intégré (ITI). J'ai ainsi travaillé à la rédaction des programmes opérationnels (PO) de la Guadeloupe, de la Martinique et de la Guyane, en liaison avec la Commission européenne et les autorités de gestion, de façon à ce que les projets portés intègrent les différents fonds existants.
Certains programmes transversaux de l'Union européenne demeurent aujourd'hui largement méconnus dans les outre-mer. Tel est le cas notamment du programme Erasmus+. J'ai déposé un premier projet dans le cadre de ce programme sur le territoire de Marie-Galante. Ce programme autorise un préfinancement à 60 ou 80 %, pour accompagner des projets dans les secteurs de la formation et de l'éducation, pour le personnel territorial ou les écoles. Sur le territoire de Marie-Galante, 450 000 euros ont ainsi été accordés à un collège, pour travailler, en anglais, sur l'entreprenariat au sein du territoire. Alors que 80 % de nos jeunes de moins de 25 ans sont au chômage, cette thématique liée au développement territorial et à l'inclusion sociale est essentielle. 150 élèves se sont ainsi rendus au Portugal et au Danemark. De fait, le projet s'est appuyé sur le modèle danois de valorisation des jeunes. 100 personnes sont ensuite venues du Portugal et du Danemark pour clôturer cette session. Cette expérience a changé la vie des jeunes concernés. Ils ont ainsi découvert une Europe dynamique et faite de différences.
Le programme Pact of Islands porte quant à lui sur la dépendance énergétique des territoires insulaires. L'Europe demeure le plus important bailleur de fonds au monde. Tous les territoires insulaires bénéficient ainsi de financements. À travers ce programme, ils ont également la possibilité de travailler ensemble, pour trouver des solutions à leurs problématiques. Le 22 avril 2016, le directeur général de l'énergie était ainsi à Marie-Galante pour un sommet européen de l'énergie, en présence de la BPI et d'un certain nombre de bailleurs de fonds. Il s'est agi par ce biais de faire découvrir les atouts que représentent nos territoires pour l'Europe, au-delà des problématiques et des handicaps dont il est trop souvent question.
Le plan Juncker est également apparu constituer une opportunité pour les outre-mer. Des réunions ont été organisées pour cela avec le Secrétariat général à l'investissement français et la Commission européenne. Dans ce cadre, il s'est agi de mettre en avant la nécessité de permettre une combinaison entre les fonds européens destinés aux collectivités du bassin caribéen et les fonds européens de développement (FED) destinés à Cuba et aux îles environnantes. Nous travaillons aujourd'hui avec la Direction générale du développement (DG DEVCO), de façon à combiner les fonds FED et FEDER dans ces territoires.
Nos territoires doivent être des moteurs et non des handicaps pour l'Europe. Le dialogue entre nos collectivités et l'Europe doit précisément porter sur la valeur ajoutée que représentent nos territoires, autour d'exemples concrets.
Dans le cadre du plan Juncker, nos territoires pourraient permettre de démontrer le savoir-faire européen dans le bassin caribéen, en vue d'un déploiement dans les autres îles environnantes. Le projet de tramway de la Guadeloupe, soutenu par le Secrétariat général à l'investissement, a ainsi suscité l'engouement de Bruxelles. Au niveau des collectivités territoriales, la Banque européenne d'investissement (BEI) demeure cependant en position d'attente.
Le programme COSME permet également un accompagnement des entreprises. De multiples programmes existent ainsi, qui permettent de rencontrer de nombreux partenaires. Ces programmes nécessiteraient aujourd'hui d'être davantage mobilisés.
S'agissant des fonds de la politique de cohésion (FEDER, FEAMP et FSE), je souhaiterais profiter de cette conférence pour lancer un cri d'alarme. En effet, à ce jour, seuls 4,5 % des fonds ont été engagés dans le cadre du FEDER. Le dégagement d'office est ainsi quasiment certain.
Durant la précédente période de programmation, nous avions dû consacrer près de 100 millions d'euros au Mémorial ACTe de Guadeloupe pour éviter un dégagement d'office. Sans remettre en cause l'intérêt d'un tel projet, je souhaiterais que nos territoires puissent également se projeter vers l'avenir. Pour les jeunes et la population intermédiaire, il a été difficile d'accepter que 100 millions d'euros soient consacrés, sur une contribution nationale, à la mémoire de l'esclavage, alors que 80 % des jeunes de moins de 25 ans sont au chômage dans nos territoires.
Le fonds social européen (FSE) Emploi, quant à lui, ne fonctionne pas - le site Internet du FSE national n'ayant pas encore été mis en route.
En conclusion, les programmes européens, en dépit de leur complexité de mise en oeuvre, du fait de problématiques nationales et locales, existent et nécessiteraient d'être davantage mobilisés, d'autant que les financements pourraient être moindres dans le cadre de la prochaine période de programmation, à plus forte raison avec un dégagement d'office quasiment certain.
SECONDE SÉQUENCE - L'EUROPE ET LE PARADOXE DE MENACES DE PLUS EN PLUS
PRÉGNANTES QU'IL FAUT COMBATTRE
Franck DESALME,
Président de l'Association des moyennes et petites industries de
Guadeloupe (AMPI)
Les bienfaits de l'Europe dans nos territoires ont été évoqués. Cependant, la vision européenne ne va pas jusqu'au bout sur un certain nombre de sujets et de problématiques que nous rencontrons, dans le secteur industriel notamment.
La formation d'une union douanière, sur laquelle se fonde l'intégration, implique la définition d'une politique commerciale commune, amenant l'Union européenne à s'affirmer comme un acteur international.
Les perspectives et les défis sont néanmoins particuliers dans les secteurs canne-sucre-rhum, melons, élevage et production industrielle locale, ce qui nous conduit à plusieurs interrogations en termes de compétitivité et de concurrence.
L'octroi de mer, avec son mécanisme dérogatoire bâti sur des exonérations et des réductions d'impôt en faveur de la production locale, est accordé pour des périodes de plus en plus courtes. La durée d'octroi a ainsi été réduite de 10 à 5 ans.
Le placement de l'octroi de mer sous le règlement général d'exemption par catégorie (RGEC) vient par ailleurs contrarier l'efficience du dispositif. En effet, le cumul des aides perçues par les entreprises ultramarines dépasse les plafonds prévus par l'article 15 du RGEC, faisant peser un risque de remboursement des aides, avec en perspective une fragilisation des secteurs concernés.
Dans la filière canne à sucre, dont le rôle économique et social demeure vital dans les DOM, en Guadeloupe, en Martinique et à La Réunion notamment, la fin des quotas sucriers à compter du 1 er juillet 2017 se traduira par la suppression des deux plafonds actuels pour la production à l'export. Sous un régime libéralisé, les sucres bruts des DOM, dont l'accès au marché européen était protégé depuis 50 ans, se trouveront confrontés à une situation de concurrence frontale et défavorable.
La problématique devrait être similaire dans la filière du melon, avec une situation de concurrence défavorable.
Lorsque l'Union européenne tente ainsi de convaincre ses partenaires d'adopter ses propres solutions juridiques dans la gestion de leur commerce extérieur, pour garantir la prévisibilité de ses débouchés, elle pénalise ses frontières éloignées, déjà fortement exposées.
Il ne semble pas viable pour les productions des régions ultrapériphériques de se trouver en confrontation directe avec la promotion de normes internationales compatibles avec celles de l'Union européenne.
Il est donc plus que jamais nécessaire d'apporter des compensations financières aux surcoûts et aux préjudices que subissent les régions ultrapériphériques (RUP). Toutefois, il ne faudrait pas que ces compensations soient acceptées pour solde de tous comptes et amortissent le sacrifice de nos appareils de production.
Benoit LOMBRIÈRE, Délégué général adjoint d'EURODOM
Aucun système n'est jamais parfait et nous ne serions pas français si nous ne trouvions pas de défauts aux situations dans lesquelles nous sommes. L'Europe, comme la France, entretient probablement un rapport ambivalent avec les DOM. Les DOM semblent même parfois entretenir un rapport ambivalent avec eux-mêmes. À chacun ensuite d'apprécier les avantages et les inconvénients de chaque situation.
La séquence précédente a mis en évidence les avantages que les DOM tirent du fait de s'inscrire dans un ensemble européen. Alors que les difficultés financières et budgétaires sont fortes, en France comme dans les DOM, l'Europe, à travers la mutualisation des fonds et l'effort de solidarité qu'elle autorise, permet de continuer à alimenter nos territoires en capitaux. Le risque de dégagement d'office, quant à lui, n'est pas tant lié à l'Union européenne qu'à une absence, pour des raisons budgétaires, de contrepartie nationale (de la part de l'État et des régions).
Les exemples de défauts et d'ambivalences du système européen appliqué aux DOM sont nombreux. Il est, par exemple, interdit d'importer dans les DOM des couronnes d'ananas en provenance des autres pays de la Caraïbe. En revanche, rien n'interdit d'importer les ananas eux-mêmes, pour en planter les couronnes.
Quoi qu'il en soit, il n'existe pas, à Bruxelles, d'animosité à l'encontre des DOM. Tout au plus existe-t-il une méconnaissance de nos réalités et des logiques différentes. La logique de Bruxelles apparaît plus « métallique » et moins affective, avec des discussions autour de dossiers techniques. Il est ainsi plus facile d'y faire aboutir un dossier non consensuel mais bien préparé, qu'un dossier défendu avec passion mais mal préparé. Cette démarche plutôt « nordiste » diffère de celle dont nous avons l'habitude en France et dans les pays de culture latine.
S'agissant de la révision du règlement général d'exemption par catégorie (RGEC), l'objectif serait de faire en sorte qu'au-dessous d'un certain seuil certaines aides ne requièrent plus d'être notifiées à Bruxelles pour pouvoir être versées. Ceci pourrait permettre de libérer un certain nombre de fonctionnaires dans les régions, à Paris et à Bruxelles, pour un résultat équivalent - les refus opposés par Bruxelles demeurant extrêmement rares aujourd'hui. Toutefois, cette initiative se referme aujourd'hui comme un piège sur les DOM, car il leur est demandé d'objectiver les données justifiant l'intensité des aides versées. Or ceci se révèle extrêmement complexe.
La volonté de la Commission européenne n'est pas de nuire ainsi aux DOM mais d'instaurer un système de contrôle renforcé, en contrepartie d'une souplesse plus importante accordée. En réalité, la problématique est que, du fait d'une méconnaissance des DOM, les conditions de cette souplesse, imposées par la Commission européenne, deviennent contreproductives et inacceptables pour les DOM.
L'Europe n'est pas aujourd'hui hostile ni particulièrement bienveillante à l'égard des DOM. Son approche est essentiellement technique. L'enjeu serait donc de convaincre la Commission européenne que, sur le plan technique, nos demandes ne sont pas déraisonnables.
Pour cela, il conviendrait de dialoguer de manière plus fréquente avec nos interlocuteurs à Bruxelles. En effet, il ne saurait être reproché aux fonctionnaires et aux responsables politiques européens de ne pas nous connaître si nous ne les rencontrons jamais. L'objectif serait ainsi de mieux faire connaître et d'expliquer nos réalités.
Une réflexion nécessiterait par ailleurs d'être menée sur la place des RUP au sein de l'Europe. Des dispositifs dérogatoires existent aujourd'hui, qui offrent des possibilités très importantes. Cependant, certains des mécanismes mis en oeuvre à Bruxelles demeurent peu adaptés à nos réalités. Toutes les aides versées à des portions du territoire européen doivent faire l'objet d'une autorisation préalable de Bruxelles. À cet endroit, la crainte de Bruxelles est que de telles aides puissent générer une distorsion de concurrence, défavorable aux autres territoires européens. Cependant, tel n'est pas le cas avec les aides versées à nos territoires - une aide accordée à la Guadeloupe ayant peu de chance de menacer les autres régions européennes. Une réflexion plus générale nécessiterait donc d'être menée sur le cadre d'instruction de nos aides. Là encore, une approche démonstrative et technique devra être privilégiée dans les discussions.
Dans le cadre des discussions autour des accords commerciaux, l'enjeu serait également de développer, à Bruxelles, une meilleure connaissance des réalités de nos territoires.
Élie SHITALOU-SHEIKBOUDOU, Secrétaire général de l'Interprofession guadeloupéenne de la viande et de l'élevage (IGUAVIE)
Cette deuxième séquence vise à souligner le côté compliqué, difficile, voire « sombre » de notre relation avec l'Union européenne. Je note que nous devons ici assumer un rôle « d'accusateurs ». Cependant, tel ne sera pas mon propos, car l'Union européenne a reconnu puis consacré le rôle et la situation particulière des régions ultrapériphériques (RUP) via l'article 349 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE). L'Union européenne nous accorde des aides et un soutien sans faille, et les normes qu'elle nous impose font de nos productions les plus sûres au monde.
Pour autant, l'efficacité des aides européennes et les normes qui garantissent la sécurité de nos consommateurs sont aujourd'hui bousculées, du fait d'initiatives nombreuses de la Commission européenne.
Principalement trois types de productions sont vendus dans nos collectivités d'outre-mer au titre du marché européen : les produits purement européens ; les surplus de productions européennes (parfois vendus à perte et dégagés en outre-mer pour ne pas être détruits) ; les productions importées, issues des nombreux accords signés par l'Union européenne avec des pays tiers (dont les produits ne seraient souvent pas acceptés par des consommateurs européens continentaux exigeants).
Les productions purement européennes entrent en concurrence avec les productions « péyi », et c'est en soutien à ces dernières que les aides de type Programme d'options spécifiques à l'éloignement et à l'insularité (POSEI) ont été mises en place, considérant les surcoûts auxquels les producteurs ultramarins doivent faire face, du fait de l'éloignement, de l'étroitesse du marché local, etc.
La commercialisation des surplus de productions européennes, quant à elle, constitue un phénomène calamiteux pour les productions « péyi ». Ces dernières doivent ainsi faire face à des produits qui n'existent souvent pas sur leur territoire et défient, en prix, toute concurrence. Dans le secteur du poulet - viande la plus consommée dans nos territoires, avec 32 kilos par habitant et par an en Guadeloupe, contre 25 kilos par habitant et par an au niveau national -, les importateurs-distributeurs rentabilisent leur activité sur des produits nobles, comme l'escalope, et vendent à perte les autres pièces plutôt que de les détruire. En Guadeloupe, le carton de 10 kilos de cuisses de poulet est ainsi vendu à 9,99 euros. Sur le marché de Rungis, le kilo de cuisses de poulet est vendu à 1,53 euro. Le coût de revient du poulet standard à l'entrée à l'abattoir est quant à lui légèrement supérieur à 1 euro le kilo. Le prix de vente des surplus sur nos territoires est ainsi inférieur au coût de revient des produits. Dans ce contexte, en dépit des aides, comment maintenir une production sur nos territoires ? Comment maintenir une filière, alors que tous les métiers associés, de l'élevage jusqu'à la transformation, pâtissent d'une telle concurrence ?
La production « péyi » doit désormais aussi faire face à la concurrence massive des produits issus des accords passés par l'Union européenne, les fameux Accords de partenariat économique (APE).
En pratique, beaucoup des pays signataires de ces accords se trouvent en zones tropicales. Les produits qu'ils importent sur le marché européen entrent donc en concurrence directe avec les produits ultramarins tels que la banane, les sucres spéciaux, ou encore le rhum. En outre-mer, ce sont également les produits d'élevage et la viande issus de ces accords qui entrent en concurrence directe sur les marchés intérieurs.
Par ailleurs, si les règles européennes en termes de marquage des produits destinés à la consommation sont très strictes, elles le sont beaucoup moins lorsque les produits subissent un traitement ou une transformation sur le sol européen. Il suffit donc de reconditionner des poulets brésiliens pour qu'ils obtiennent le label « origine Union européenne ». Cela revient à tromper le consommateur qui s'imagine consommer, en toute sécurité, des poulets nés, élevés, abattus et transportés selon un cahier des charges européen, alors qu'il n'en est rien.
Dans nos territoires d'outre-mer, l'arrivée de ces importations n'est pas isolée : il s'agit de pratiques massives, destructrices de nos marchés et déstabilisatrices de nos filières contraintes par les normes européennes (avec des importations de poulet en Guyane à moins de 1,29 euro le kilo).
Arrivent aussi sur le marché européen, et donc celui de nos territoires, des productions dites « bio », qui correspondent non pas au « bio » européen mais à un cahier des charges spécifique aux pays ayant négocié un accord commercial avec l'Union européenne. Ce « bio » est parfois produit avec des substances non autorisées pour les producteurs « bio » européens.
Par ailleurs, il demeure très complexe de produire en végétal « bio » dans nos collectivités d'outre-mer, mais aussi d'y faire de l'élevage avec des aliments « AB », nécessairement importés et extrêmement chers. Les normes européennes imposées dans les filières agricoles sont drastiques et nécessaires pour une production de qualité et selon un modèle agricole et environnemental raisonné. Néanmoins, elles rendent nos productions particulièrement anticoncurrentielles face aux productions des pays hors Union européenne, qui envahissent nos marchés sans être soumises aux mêmes règles.
Je ne donnerai qu'un seul exemple, celui des produits vétérinaires et phytosanitaires. Nous rencontrons des difficultés pour utiliser des molécules phytosanitaires ou des produits vétérinaires adaptés à nos climats tropicaux, puisque les normes européennes visent essentiellement des produits soumis à un climat continental. Le manque d'hiver et de gel - qui permet de lutter naturellement contre les parasites - nous oblige à l'utilisation de produits phytosanitaires et de pratiques environnementales plus complexes et plus coûteux qu'en Europe continentale.
Nous sommes également confrontés à un choix de produits extrêmement limité. Nos besoins ne sont ainsi couverts qu'à 30 %, contre près de 80 % en Europe continentale. Ce déséquilibre s'explique par l'adaptation nécessaire des produits à nos climats, qui impose des coûts de recherche aux firmes propriétaires de brevets. Pour ces dernières, l'investissement est souvent prohibitif face au ratio entre, d'une part, le coût engagé pour la recherche et la demande d'exploitation de produits adaptés et, d'autre part, la rentabilité et le bénéfice potentiel d'une production réduite au marché local ultramarin concerné.
Face aux exigences de la production européenne, il nous faut composer avec des produits vétérinaires ou phytosanitaires adaptés à un environnement climatique différent du nôtre. Or, ces derniers reposent sur une charge microbienne et parasitaire ne prenant pas en compte notre environnement chaud et humide toute l'année et comportant des souches microbiennes spécifiques.
Nous devrions pouvoir nous tourner vers nos voisins régionaux pour rechercher des réponses à nos particularismes. Nous trouverions dans ces pays des réponses efficaces en termes de produits vétérinaires, de races de reproducteurs et de produits phytosanitaires adaptés. Cependant, les produits que ces pays utilisent, et grâce auxquels ils accèdent à nos marchés dans des conditions de concurrence faussées, nous sont le plus souvent interdits, car ils ne sont pas reconnus sur le territoire de l'Union européenne - le processus de reconnaissance demeurant particulièrement coûteux.
Parce que nous sommes confrontés à un climat tropical, à un marché à la taille critique insuffisante et à d'autres spécificités liées à l'éloignement de nos territoires, l'Europe nécessiterait d'inventer pour nos régions des instances, des moyens et des procédures spécifiques, parfois simplifiées, qui nous permettraient de réduire nos coûts et d'utiliser l'expérience de pays similaires dont les marchés nous seraient enfin accessibles.
Nous attendons aujourd'hui de l'Europe qu'elle fasse le diagnostic de cette situation et qu'elle en tire des conclusions, pour nos productions comme pour les consommateurs européens. Cette démarche pourrait déboucher sur une remise en question des normes auxquelles sont soumises les productions ultramarines, à commencer par les normes phytosanitaires, afin de restaurer des conditions économiques plus concurrentielles dans nos territoires exigus, situés en zone tropicale et confrontés à des risques permanents. À défaut, cette démarche nécessiterait de conduire à une obligation faite à nos concurrents d'une réelle conformité de leurs productions envoyées massivement sur le marché européen avec les normes européennes, qu'elles soient sanitaires ou phytosanitaires. Outre la protection du consommateur européen, c'est la survie et le développement de nos filières et de nos activités agricoles qui en seraient préservés et garantis.
Édouard BOURCIEU, Conseiller commercial à la Représentation en France de la Commission européenne
Je souhaiterais tout d'abord remercier la Délégation sénatoriale à l'outre-mer pour son invitation et l'initiative de cette conférence. Je suis d'autant plus sensible à cette invitation que, si je travaille depuis bientôt quinze ans au sein de la Commission européenne sur les questions commerciales, j'ai commencé ma carrière à Fort-de-France, où j'étais en charge des études économiques de l'Insee sur les départements français d'Amérique (DFA).
Je suis également très heureux d'entendre, lors de cette journée, que les commentaires sur les relations entre l'Europe et les DOM sont nuancés, bien que l'intitulé de cette table ronde fasse état de « menaces » à « combattre ».
Je crois en la nécessité de mettre en avant la richesse que représentent les outre-mer pour l'Union européenne. La politique commerciale européenne doit aujourd'hui pouvoir s'appuyer sur la présence de ces territoires auprès d'un certain nombre de partenaires commerciaux. Inversement, ceux-ci doivent pouvoir considérer la politique commerciale européenne comme une source d'opportunités. Un besoin de compréhension et de reconnaissance mutuelles apparaît ainsi.
Après avoir privilégié une logique défensive jusque dans les années 90, la politique commerciale européenne a évolué vers une logique plus offensive et proactive, pour saisir les opportunités de la mondialisation. L'enjeu serait aujourd'hui d'inscrire pleinement les outre-mer dans cette logique.
Dans un monde où les évolutions sont très rapides, avec de nouveaux acteurs et concurrents émergeant à l'échelle globale, la politique commerciale européenne fait face à de nouveaux défis.
Alors que l'Organisation mondiale du commerce (OMC), censée constituer une enceinte privilégiée pour porter les ambitions de ses membres en matière de développement commercial, est aujourd'hui largement bloquée, on observe une multiplication des accords commerciaux régionaux et bilatéraux. Dans ce contexte, il est important de faire en sorte que l'Europe ne soit pas marginalisée. Pour cela, l'Europe développe aujourd'hui le programme de négociations bilatérales le plus ambitieux au monde.
La politique commerciale européenne poursuit ainsi deux objectifs essentiels. Le premier se trouve être de conforter l'Europe dans son rôle de première puissance commerciale mondiale. L'Europe demeure le premier partenaire commercial de plus de 80 pays, quand les États-Unis et la Chine ne jouent ce rôle respectivement qu'auprès d'une vingtaine et d'une quinzaine de pays. Cependant, le poids relatif de l'Europe dans les échanges internationaux diminue. Pour conserver son influence et établir un certain nombre de règles dans le cadre la mondialisation (sur les questions sociales et environnementales, sur les questions énergétiques et d'accès aux matières premières, sur le comportement des entreprises d'État, sur la loyauté de la concurrence, etc.), l'Europe doit donc s'engager avec ses partenaires commerciaux.
Le second objectif de la politique commerciale européenne se trouve être de contribuer à la relance et à la consolidation de la croissance et de la création d'emplois en Europe. Dans les années à venir, 90 % du surcroît de demande au niveau mondial proviendra du reste du monde et non du coeur de l'Union européenne. Il est donc essentiel que l'Europe renforce ses liens avec les principales zones de croissance à l'échelle mondiale. C'est dans cette optique que des accords commerciaux ont été et continuent d'être négociés. À titre d'exemple, l'accord signé avec la Corée du Sud a permis d'augmenter de 70 % les exportations européennes vers ce pays, au marché jusqu'ici très difficilement accessible.
Les DOM sont éminemment concernés par cette dynamique, notamment dans les Amériques où des considérations géographiques doivent être prises en compte. Des accords de libre-échange ont déjà été négociés avec le Mexique, le Chili, les 15 pays du CARIFORUM, les pays d'Amérique centrale, le Pérou, la Colombie et l'Équateur. Un accord extrêmement ambitieux a également été conclu avec le Canada, qui reste encore à mettre en oeuvre. Un partenariat transatlantique est également en cours de négociation avec les États-Unis, de même qu'avec les pays du Mercosur. Le continent américain est ainsi appelé à être quasi intégralement couvert par des accords de libre-échange avec l'Union européenne.
Dans ce cadre, la prise en compte des intérêts des DOM constitue une obligation, inscrite dans le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) et déclinée par la Commission européenne dans une communication au Conseil et au Parlement en 2012, avec un focus particulier sur les relations extérieures, en matière de politique commerciale notamment.
Cette prise en compte commence par un effort de consultation et de dialogue. Le manuel pour les études d'impact de la Commission européenne indique que les problématiques des outre-mer doivent être analysées en détail. Le rapport intermédiaire de l'étude d'impact réalisée sur les négociations du partenariat transatlantique a ainsi fait l'objet d'un appel à commentaires, ouvert à toutes les parties prenantes. La partie de ce rapport traitant des outre-mer n'étant pas encore satisfaisante, il est très important que les représentants de ces territoires fassent part de leurs commentaires et observations. Une réunion sera pour cela organisée à Bruxelles le 30 mai 2016. Des commentaires pourront également être adressés par Internet. L'enjeu serait ainsi de faire en sorte que les intérêts offensifs et défensifs des DOM soient correctement pris en compte.
Beaucoup de réunions ont déjà été organisées à Bruxelles autour de ces sujets et les portes de la Commission européenne demeurent grandes ouvertes aux représentants des outre-mer.
Pour intégrer les intérêts des outre-mer dans les accords commerciaux de l'Union européenne, il importe de considérer les sensibilités, fragilités et contraintes particulières des économies ultramarines. Le sucre et la banane font ainsi l'objet d'un traitement particulier. Peuvent être introduits dans les accords commerciaux : une libéralisation restreinte, l'utilisation de contingents tarifaires, des clauses de sauvegarde, des périodes de transition, des exclusions spécifiques, etc. Par ailleurs, un soin est systématiquement apporté à la préservation des instruments spécifiques aux DOM tels que l'octroi de mer. De même, les exigences à l'égard des biens et services importés en Europe ne sont jamais diminuées ou remises en cause, s'agissant notamment des règles s'appliquant aux produits phytosanitaires.
La prise en compte des intérêts défensifs des outre-mer nécessite toutefois que la Commission européenne en soit informée à temps. Récemment, dans le cadre d'un accord déjà conclu entre l'Union européenne et le Vietnam, une difficulté est apparue pour La Réunion, sur le segment des sucres spéciaux. Les négociations ont alors dû être rouvertes pour permettre la définition d'un contingent particulier. Pour être efficacement prises en compte, ces situations doivent pouvoir être signalées en amont, notamment par l'intermédiaire du Gouvernement français.
Les accords commerciaux doivent également permettre de porter les intérêts offensifs des outre-mer. Dans le cadre de l'accord négocié avec le Canada, des discussions ont été menées avec Saint-Pierre-et-Miquelon pour trouver des solutions à l'érosion des préférences de ce territoire. Cependant, les discussions avec les autres territoires d'outre-mer ont été limitées. Or des opportunités auraient pu être exploitées à cet endroit, sur le marché du sucre notamment.
En conclusion, les objectifs stratégiques de la politique commerciale européenne doivent se décliner au niveau local, au bénéfice de chaque territoire. Cette politique peut ainsi être considérée, non pas comme une source de menaces, mais comme une source d'opportunités. Notre dialogue nécessiterait d'être renforcé sur ce point.
DÉBAT AVEC LA SALLE
Véronique BERTILE, modératrice . - Je propose de donner la parole à la salle.
Franck DESALME, président de l'Association des moyennes et petites industries de Guadeloupe (AMPI) . - Nous acceptons le principe des accords commerciaux. Cependant, nous ne souhaitons pas en être les figurants. Nos territoires doivent être les porte-avions de l'Europe et leurs problématiques doivent être prises en compte dans les accords conclus.
En Guadeloupe, dans le secteur de la minoterie, nous recevons une aide de l'Union européenne pour nos matières premières, en compensation de l'éloignement. Cependant, pour faire du commerce dans la zone, avec l'île de la Dominique ou en Haïti, il nous faut restituer cette aide, en conformité avec les accords en vigueur. Notre compétitivité s'en trouve alors fortement remise en cause, alors même que nous observons des navires venus d'Europe livrer de la farine en Haïti.
L'enjeu serait de faire en sorte que nos territoires puissent être acteurs des accords commerciaux, pour développer leurs industries et créer de l'emploi.
Paradoxalement, l'Europe nous apporte aujourd'hui des moyens pour développer nos infrastructures et réaliser des investissements, tout en restreignant nos possibilités de faire du commerce dans notre bassin le plus proche.
Véronique BERTILE, modératrice . - La dernière table ronde de cette conférence sera précisément consacrée à la coopération régionale.
Franck DESALME, président de l'Association des moyennes et petites industries de Guadeloupe (AMPI) . - Les évolutions du cadre européen nécessitent généralement du temps. Or, ce temps n'est pas toujours compatible avec celui des entreprises. Nous avons déjà évoqué la problématique de la restitution des aides. Une augmentation des quotas requiert cependant une analyse des échanges durant les années antérieures. En l'absence de telles références, nous sommes dans une situation de blocage.
Édouard BOURCIEU, conseiller commercial à la Représentation en France de la Commission européenne . - Ces contradictions doivent effectivement être exprimées à Bruxelles, auprès de la DG Agriculture notamment.
Plus généralement, le développement des échanges avec les pays du bassin caribéen demeure un objectif fondamental. C'est précisément en ce sens que le CARIFORUM a été constitué. Des structures ont été mises en place, avec des comités devant impliquer les représentants des départements français d'Amérique (DFA). Après 5 ans de mise en oeuvre du CARIFORUM, force est néanmoins de constater que le chemin à parcourir reste important, tant pour développer les exportations françaises vers les pays caribéens que pour favoriser l'accès des productions de ces pays aux DFA.
Michel MAGRAS, président de la Délégation sénatoriale à l'outre-mer . - Vous avez souligné, Monsieur Bourcieu, que la référence à des « menaces » dans l'intitulé de cette table ronde pouvait paraître excessive. Cependant, nos échanges rendent compte de la réalité de certaines de ces menaces.
L'Union européenne a conclu un accord avec les pays d'Amérique centrale et d'Amérique du Sud sur la banane. Le choix a ainsi été fait d'ouvrir le marché européen à la banane de ces pays, tout en assurant une compensation financière aux secteurs de Martinique et de Guadeloupe. Cette logique est compréhensible. Néanmoins, en tant que parlementaire, je m'interroge sur la possibilité de construire un développement économique durable dans ces territoires sur la base de compensations financières.
Dans le cadre des accords avec le Vietnam, un contingent de 20 000 tonnes de sucre a été octroyé à ce pays. Ne pouvant ainsi espérer concurrencer les producteurs français sur le marché du sucre blanc, les producteurs vietnamiens se sont naturellement orientés vers le marché des sucres spéciaux - 20 000 tonnes de sucres spéciaux représentant près d'un cinquième des importations en provenance de La Réunion.
La nécessité d'un dialogue a été évoquée. Cependant, encore faudrait-il que, dans le cadre du mandat donné par le Gouvernement français à la Commission européenne pour rédiger les accords, les problématiques ultramarines soient bien listées. Qui contrôle aujourd'hui, en cours de rédaction des accords, que ces problématiques sont bien prises en compte ? Qui est en mesure d'alerter les parlementaires si tel n'est pas le cas ?
Le terme de « menaces » n'est pas excessif. Nous pouvons comprendre la politique de libre-échange menée par l'Europe. Cependant, l'Europe, comme la France, oublie trop souvent qu'elle n'est pas que continentale. Des territoires ultramarins sont associés à l'Europe. Ils devraient être mieux pris en compte dans le processus de rédaction et de mise en place des accords. Afin que les protections ou compensations nécessaires puissent être mises en oeuvre, il faudrait pouvoir faire le point avant la signature des accords.
Édouard BOURCIEU, conseiller commercial à la Représentation en France de la Commission européenne . - Je souhaitais insister sur l'importance de voir aussi les opportunités offertes par la politique commerciale européenne.
Dans le cadre de l'accord commercial avec le Vietnam, le contingent de 20 000 tonnes de sucre représente 0,1 % du marché total du sucre en Europe. Ce contingent a semblé pouvoir être digéré au niveau européen, au regard des intérêts offensifs servis par ailleurs par un accord avec le Vietnam. Pour les sucres spéciaux, un quota spécifique de 400 tonnes a pu ensuite être renégocié. Je regrette simplement que cette problématique n'ait pas pu être identifiée en amont de la conclusion de l'accord.
Du reste, si l'Europe est plutôt dans une posture défensive vis-à-vis du Vietnam sur le marché du sucre, elle privilégie une posture très offensive sur ce marché vis-à-vis du Canada, des Philippines, du Japon ou des États-Unis, avec des opportunités considérables à la clé.
Véronique BERTILE, modératrice . - Dans cette offensive vis-à-vis des grands marchés, il conviendrait cependant de ne pas oublier l'intérêt des petits marchés que sont les économies insulaires ultramarines.
Édouard BOURCIEU, conseiller commercial à la Représentation en France de la Commission européenne . - Nous avons beaucoup de raisons d'être offensifs dans ces négociations, y compris dans l'intérêt des petits producteurs.
Louis-Joseph MANSCOUR, député européen de la circonscription des outre-mer, section Atlantique . - Nos produits, qu'il s'agisse de la banane ou du sucre, sont des produits européens. Nous ne devrions donc pas rencontrer de telles problématiques.
Le problème est que, le plus souvent, ces accords commerciaux sont négociés dans une « nébuleuse » dont nous ne savons rien. Nous cherchons ainsi des éléments sur les accords commerciaux négociés avec les États-Unis, sans pouvoir les trouver. Ni le Gouvernement français ni la Commission européenne ne sont capables de nous fournir ces éléments. Cette situation n'est pas acceptable.
Gérard BLOMBOU, président de l'Interprofession guadeloupéenne de la viande et de l'élevage (IGUAVIE) . - L'Europe procure un certain nombre d'avantages aux économies ultrapériphériques. Cependant, compte tenu des accords également passés par l'Europe avec les pays d'Afrique, Caraïbes et Pacifique (ACP), les territoires ultrapériphériques, au vu de leur situation économique et sociale, rencontrent des difficultés pour concurrencer leurs proches voisins.
Véronique BERTILE, modératrice . - Tel était le sens de la question posée par Monsieur Desalme.
Ibrahim MOUSSOUNI, chef du bureau des politiques européennes du ministère des outre-mer . - Dans le cadre des négociations européennes sur les accords commerciaux, le ministère des outre-mer reste très vigilant et intervient systématiquement dans les discussions interministérielles. Nous demandons ainsi que les outre-mer soient pris en compte dans les études d'impact, qu'un monitoring de l'impact des accords sur les économies ultramarines soit prévu et que des clauses de sauvegarde soient introduites dans les accords (permettant, le cas échéant, la taxation des produits entrant dans l'Union européenne, voire la fermeture des marchés). Néanmoins, la Commission européenne demeure mandatée pour négocier au nom des États membres. Le résultat n'est donc pas toujours à la hauteur de nos espérances.
Au fil des négociations, nous nous efforçons de faire appel à l'ensemble de nos interlocuteurs au niveau local pour trouver des arguments. Cependant, les délais sont parfois extrêmement courts.
Élie SHITALOU-SHEIKBOUDOU, secrétaire général de l'Interprofession guadeloupéenne de la viande et de l'élevage (IGUAVIE) . - Je souhaiterais solliciter nos parlementaires en leur faisant une suggestion. Les secteurs du porc, du poulet et de l'oeuf sont aujourd'hui en crise en Guadeloupe, avec des productions ne pouvant être commercialisées du fait de la concurrence de produits importés aux prix largement inférieurs. En 2015, durant la crise de la filière porcine en Bretagne, un arrêté avait été pris pour limiter la promotion de produits à bas prix. Une décision similaire pourrait être prise dans nos territoires, pour éviter de déstructurer le comportement des consommateurs au détriment des filières locales.
Benoit LOMBRIÈRE, délégué général adjoint d'EURODOM . - Le métier des producteurs de nos outre-mer demeure de produire. Il ne leur appartient pas de rédiger des fiches et des notes sur la situation réelle de leur marché à l'échelle mondiale. Néanmoins, l'idéal serait effectivement que les acteurs de nos territoires contribuent à faire remonter des données chiffrées - ce à quoi EURODOM concourt, avec le ministère des outre-mer.
Du reste, il convient de noter que la Commission européenne ne respecte pas son engagement à produire des études d'impact spécifiques aux régions ultrapériphériques (RUP) pour chacun des accords commerciaux conclus.
En pratique, les accords commerciaux de l'Union européenne conduisent souvent à une ouverture des marchés des pays tiers pour l'industrie européenne, en contrepartie d'une ouverture du marché européen pour les productions agricoles de ces pays. Dans les RUP, et quasi exclusivement dans les RUP, ces accords débouchent alors sur une concurrence frontale entre les productions agricoles des pays tiers et les productions locales. À cet égard, des études d'impact nécessiteraient réellement d'être menées.
Par ailleurs, certaines clauses figurent bien dans les accords commerciaux pour protéger les productions des RUP. Cependant, concrètement, leur mise en oeuvre demeure complexe. Un changement de code d'importation peut ainsi permettre de contourner une exclusion. Lorsqu'un pays d'Amérique du Sud a récemment dépassé largement son quota de bananes, la Commission européenne, sollicitée pour suspendre l'accord commercial correspondant en vertu d'une clause de sauvegarde, a mis en avant une condition supplémentaire d'incidence sur les prix. Des études d'impact en amont permettraient d'éviter de nombreuses discussions de cet ordre dans le cadre de la mise en oeuvre des accords.
Véronique BERTILE, modératrice . - Je propose de conclure cette table ronde.