B. ÉVALUER LE RISQUE EN AMONT ET RENDRE EFFICIENTS LES MÉCANISMES DE PROTECTION EN AVAL
1. Sécuriser le périmètre des mandats de négociation et obtenir l'exclusion des sucres spéciaux
Même si vos rapporteurs espèrent une issue heureuse des négociations avec le Vietnam pour contingenter les sucres spéciaux, ils ont conscience qu'il ne s'agit que la première d'une rude série de batailles à mener. C'est pourquoi ils souhaitent émettre une série de recommandations pour protéger plus efficacement et de façon pérenne les économies sucrières des RUP qui ne pourront soutenir une ouverture commerciale massive. Ces préconisations sont rassemblées dans une proposition de résolution européenne que vos rapporteurs s'apprêtent à déposer au vu des dysfonctionnements qu'ils ont constatés à l'occasion des négociations de l'accord de libre-échange avec le Vietnam.
En premier lieu, il paraît indispensable de rappeler que les traités commerciaux ne sont que des instruments au service des populations et non une fin en soi. À ce titre, ils ne doivent ni entrer en contradiction avec le droit communautaire, ni mettre en péril l'action publique au sein de l'Europe. Aux termes de l'article 207 du TFUE, « il appartient au Conseil et à la Commission de veiller à ce que les accords négociés soient compatibles avec les politiques et règles internes de l'Union ». La Commission et les États membres doivent par conséquent garantir la cohérence des politiques agricole, régionale et commerciale de l'Union européenne. En particulier, les effets des mesures de soutien à l'égard des RUP pour compenser leurs handicaps structurels et valoriser leurs avantages comparatifs n'ont pas à être annulés par une ouverture commerciale insoutenable pour leurs producteurs.
C'est pourquoi vos rapporteurs recommandent au Gouvernement d'exercer la plus grande vigilance dans la définition du mandat de négociation de la Commission européenne , lors de l'ouverture de nouvelles négociations afin que la préservation des intérêts vitaux des économies des RUP soit prise en compte dès l'origine.
Une fois le mandat accordé, la Commission agit seule. Les réunions des comités de politique commerciale et les informations transmises aux États membres restent trop peu fréquentes et lacunaires pour que les autorités nationales soient en mesure d'exercer le parfait suivi des négociations. Un renforcement de l'information des États membres, notamment des Parlements nationaux , par les services de la Commission au cours des tractations, surtout avant que ne soit conclu un accord politique de principe avec la partie tierce, paraît indispensable.
En outre, il n'est plus tolérable que la Commission européenne néglige le travail d'évaluation en amont et manque à ses obligations en ne produisant pas d'études d'impact précisant les conséquences potentielles pour les RUP des accords commerciaux qu'elle négocie. Ainsi que la direction générale du Trésor l'a confirmé à vos rapporteurs, les études d'impact réalisées ex ante par la Commission ne prévoient en effet pas de volet spécifique pour les RUP . Par exemple, bien qu'une étude d'impact globale ait été réalisée en 2009 dans la perspective d'un accord avec l'ASEAN, le rapport final de juin 2009 et le papier de position de 2010 ne contenaient aucune disposition spécifique pour les RUP. De même, le papier de position de mai 2013 sur l'accord avec le Vietnam ne contenait pas de dispositions sur les RUP.
Le désintérêt de la DG Trade pour les productions ultramarines sensibles dont témoigne cette lacune d'évaluation prospective l'amène au cours des négociations à sous-estimer les risques encourus par les RUP et à accorder des concessions exorbitantes aux pays tiers à leur détriment. Il faut alors une mobilisation en urgence de tous les acteurs concernés pour tenter d'arracher à la volée d'ultimes arbitrages moins défavorables. Ces acrobaties périlleuses sont d'un succès très incertain et nourrissent légitimement l'émoi et la colère du public dans des territoires dont on ne veut pas entendre la souffrance.
Il revient aux États membres, et en particulier à la France, d'exiger de la Commission européenne qu'elle évalue systématiquement les conséquences sur les RUP des accords commerciaux qu'il lui revient en propre de négocier, en particulier en menant des études d'impact préalables, afin de disposer d'une vision prospective des effets induits. Cela ne représente pas une charge démesurée dans la mesure où il est envisageable de cibler certaines productions stratégiques comme le sucre, le rhum, la banane ou la pêche. Ce travail préparatoire facilitera la conception de mesures de sauvegarde et de mécanismes stabilisateurs mieux calibrée.
Pour apprécier clairement les enjeux, il convient de rappeler que le marché européen des sucres spéciaux suscite de nombreuses convoitises , car leur valorisation est supérieure à celle des sucres blancs issus de la canne. Les pays concurrents des RUP françaises appartiennent à deux catégories :
- les pays à bas coûts , dont les règles sociales, environnementales et sanitaires se révèlent très inférieures aux standards européens ;
- les pays dont les caractéristiques économiques et sociales se rapprochent plus sensiblement des normes européennes comme l'Australie ou les États Unis mais qui bénéficient de fortes économies d'échelle grâce à des surfaces de culture et des capacités de production industrielle bien plus grandes que les DOM.
Face à ces deux types de concurrents, l'industrie sucrière des RUP pâtit d'un déficit de compétitivité irrattrapable, car il est structurel. Il serait certes pertinent de rendre contraignantes les normes de production environnementales inscrites dans les différents accords globaux de partenariat avec les pays tiers, mais cela ne règlerait pas la question centrale du coût du travail . Même une modération salariale extrême ne suffirait pas à résorber les écarts abyssaux de coût de main d'oeuvre avec les pays du premier groupe. En outre, par rapport aux pays développés du second groupe, les gains de productivité dans les RUP plafonnent car ils sont désormais limités par la disponibilité de la canne et le maintien de sa richesse en sucre, facteurs qui dépendent largement des contraintes intangibles que sont la géographie des territoires et le climat.
Afin de compenser ces désavantages comparatifs, il n'existe qu'une seule voie possible : il faut adopter comme ligne directrice, pour toute négociation future d'accords commerciaux de l'Union européenne, le principe de l'exclusion des sucres spéciaux sur l'ensemble des lignes tarifaires de la nomenclature douanière qui les concernent.
2. Améliorer le suivi des importations et rendre opérationnels les mécanismes de protection
Il convient de coupler une meilleure évaluation des risques et sécurisation du périmètre des mandats de négociation en amont avec le renforcement des dispositifs de contrôle et de sauvegarde en aval .
La première étape serait de clarifier la nomenclature douanière relative aux sucres, spécifiquement de la ligne 17 01 99 90 qui est particulièrement floue et attrape-tout dans sa définition 20 ( * ) . Elle couvre potentiellement une grande variété de produits différents. Il n'est pas facile de caractériser a priori ce qui est exporté vers l'Union européenne sous ce code. En fonction des pays de provenance, ce n'est pas exactement le même type de produits qui est écoulé par ce canal sur le marché européen. La réticence des pays tiers à exclure ou à sévèrement contingenter cette ligne tarifaire, y compris l'Afrique du Sud, indique assez clairement qu'il s'agit d'un vecteur suffisamment souple pour commencer à prendre des positions sur le marché des sucres spéciaux sans aller d'emblée à la confrontation directe.
Pour protéger l'industrie sucrière de La Réunion et de la Guadeloupe, il convient de pouvoir identifier précisément la teneur des importations afin de prévenir le risque de contournement de la réglementation et d'éviter d'encourager la fraude. La réforme de la nomenclature douanière facilitera également le contrôle du respect des contingents d'importation qui doit être amélioré pour que les procédures de sauvegarde ne restent pas éternellement lettre morte. Les mécanismes actuels ont prouvé leur inefficacité en l'absence de statistiques précises et de remontées d'information régulière de la Commission aux États membres.
D'après le secrétariat général aux affaires européennes, les États membres ne reçoivent actuellement de la Commission qu'un rapport de suivi annuel. Une transmission plus régulière d'éléments sur les données d'importations assurerait une meilleure réactivité des États membres en cas de menace pour le marché européen. Pour prendre un exemple, les données douanières d'importation de bananes sont disponibles quasiment en temps réel sur la base de données « surveillance » de la Commission. Toutefois, l'interface ne permet pas d'extraire des données agrégées sur une période donnée. Il est par conséquent très difficile pour les États membres et les professionnels d'assurer un suivi fin et de réagir rapidement en cas de hausse anormale des importations de bananes.
Dans le secteur du sucre , les statistiques douanières , consolidées mensuellement au niveau communautaire, sont publiées avec un délai de 5 à 6 semaines suivant la date de la réalisation des opérations. En application des règlements (CE) n° 376/2008 et n° 951/2006, des certificats sont délivrés par les États membres aux importateurs de denrées provenant de pays tiers, leur permettant de bénéficier de droits de douane réduits. Les États membres communiquent à la Commission de façon hebdomadaire les quantités de sucre pour lesquelles des certificats ont été délivrés. Ces documents partagés entre toutes les autorités responsables permettent d'effectuer un suivi régulier des importations et d'anticiper les flux à venir. Ils ont d'autant plus utiles, d'après le ministère de l'agriculture, qu'à ce jour, il n'existe pas de source de données suffisamment complète et accessible pour remplacer les certificats, dans la mesure où les systèmes d'informations douaniers nationaux ne sont pas directement accessibles aux autorités agricoles des États membres.
Pourtant, la Commission souhaite supprimer les certificats à l'importation et l'exportation sur un certain nombre de produits. Il existe ainsi une incertitude sur le maintien des certificats après la suppression des quotas sucriers en 2017. Vos rapporteurs estiment que cette simplification administrative apparente ne doit pas entraver le suivi du marché du sucre au moment même où il se libéralise à la fois à l'intérieur de l'Union européenne via la transformation de l'organisation commune de marché et à l'extérieur avec l'accélération et l'approfondissement de l'ouverture commerciale.
Il serait au contraire souhaitable que la Commission généralise la transmission aux États membres de données consolidées et harmonisées par son service statistique Eurostat sur l'évolution des flux commerciaux sur des produits sensibles concernés spécifiquement par une clause bilatérale de sauvegarde . Pour le suivi des clauses concernant l'automobile de l'accord commercial avec la Corée du Sud, elle transmet déjà ce type d'informations sur une base bimensuelle tant aux administrations nationales qu'aux industriels du secteur. La comparaison vaut dans la mesure où le sucre est aussi important pour l'emploi et les revenus des RUP que l'automobile l'est en Europe continentale. Ce n'est pas un traitement de faveur qui est donc requis pour les outre-mer mais la simple équité.
Les données douanières pourraient être utilement complétées par la création d'un observatoire des revenus pour la filière de la canne . Ce dispositif qui concernerait aussi bien les planteurs que les sucreries et les distilleries permettrait de remédier aux difficultés de déclenchement des mesures de sauvegarde en apportant rapidement des preuves irréfutables d'une déstabilisation de l'économie des RUP liée à l'afflux d'importations de sucre de pays tiers sur le marché européen. Il serait beaucoup plus difficile dans ce cas aux services de la Commission de refuser l'activation des sauvegardes.
Par ailleurs, vos rapporteurs jugent que les mécanismes de stabilisation actuels doivent être refondus pour :
- garantir leur permanence au-delà des dix ans prévus actuellement ;
- fixer à l'avance des seuils d'alerte clairs ;
- rendre automatique la suspension des avantages concédés en cas de franchissement de ces seuils.
Enfin, même si vos rapporteurs considèrent que les compensations financières a posteriori ne peuvent pas remplacer une politique ambitieuse de développement économique et social pour les RUP, ils estiment indispensables de réévaluer la maquette du Programme d'options spécifiques à l'éloignement et à l'insularité (POSEI) arrêtée en 2007. Depuis cette date, plusieurs accords commerciaux désavantageux voire directement préjudiciables pour les productions ultramarines ont été conclus sans que les fonds communautaires les prennent en compte. Il est temps que soit reconnu et dûment compensé par le POSEI l'aggravation du risque et des différentiels de compétitivité résultant de l'accumulation des contingents à droits nuls octroyés à des pays tiers sur des productions stratégiques des RUP.
Il n'y aura néanmoins pas de véritable protection et soutien aux RUP si, en complément des compensations financières des préjudices subis et du maintien de barrières douanières, une réflexion approfondie n'est pas engagée sur l'impact des normes communautaires sur les productions ultramarines. Leurs principaux concurrents régionaux aussi bien à l'export vers l'Europe que sur leur propre marché local tirent, en effet, profit de normes sociales, sanitaires et environnementales plus lâches. Ceci doit amener à interroger l'effectivité des contrôles du respect des normes de commercialisation européennes par les importations de pays tiers, d'une part, la pertinence de normes édictées le plus souvent sans considération pour les caractéristiques propres des RUP, d'autre part. Votre Délégation sénatoriale à l'outre-mer entend apporter sa contribution à cette réflexion sur les normes applicables aux productions ultramarines, question qu'elle a inscrite à son programme de travail pour l'année 2016.
* 20 Cf. la définition des lignes tarifaires au TARIC ci-dessus p. 29.