L'EXPÉRIENCE MOBIDIX : RETOURS SUR L'EFFICACITÉ DE DIFFÉRENTES MODALITÉS D'IMPLICATION CITOYENNE
M. Alain Rallet, économiste, professeur émérite de sciences économiques, université Paris-Sud. Je vais vous présenter une expérimentation que nous avons menée sur les transformations des comportements de mobilité sur le plateau de Saclay.
Ce plateau, situé à une trentaine de kilomètres au sud de Paris, est une zone high tech qui connaît actuellement d'importants problèmes de congestion. L'offre de transports y est, en effet, particulièrement déficiente, sans espoir d'amélioration dans un proche avenir, alors que 25 000 personnes y travaillent déjà, rejointes dans les prochaines années par 50 000 autres.
La situation semblant bloquée et le mécontentement augmentant, il est apparu nécessaire de trouver des alternatives aux solutions classiques.
Nous avons ainsi essayé de tester sur cette zone la capacité de construire des solutions et des services collectifs, d'améliorer la qualité des déplacements, et de diminuer les problèmes de congestion et de pollution à partir d'interactions individuelles. Il s'agissait, en fait, de voir dans quelle mesure l'agrégation de petits gestes individuels pouvait se transformer en une solution collective.
Il est tout d'abord apparu nécessaire de changer nos représentations. Cet aspect est extrêmement important. Dans le discours actuel sur les villes intelligentes ou smart cities , la ville est proposée comme un système de flux qu'il s'agit d'optimiser, grâce à la technologie numérique : des capteurs sont ainsi disposés un peu partout dans les zones urbaines et permettent, par l'intermédiaire d'une capacité de traitement de big data , d'adresser aux individus des prescriptions de navigation, dans une vision quelque peu orwellienne. Dans ce discours, les individus n'ont qu'un rôle passif. Ils sont avant tout considérés comme des sources de problèmes, des créateurs d'externalités négatives qu'il s'agit de discipliner par des systèmes de taxes ou des règlementations.
Nous proposons de passer de cette vision à une autre, qui est celle des citoyens intelligents ou « smart citizens ». L'idée n'est plus alors de rendre intelligents les systèmes d'informations mais bien les individus, c'est-à-dire de leur donner la capacité d'interagir de façon à améliorer la qualité des déplacements, grâce à leur coordination. La technologie le permet, notamment par l'intermédiaire des plateformes numériques. Le principal problème rencontré alors est celui de l'impuissance collective : les individus aimeraient améliorer la qualité de leurs déplacements et contribuer à la réduction de la congestion et de la pollution mais, ne sachant pas comment faire, ils se résignent individuellement et apparaissent comme des êtres passifs alors même qu'ils ne le sont pas.
Le noeud de la question est donc de parvenir à surmonter ce sentiment d'impuissance collective. Nous avons, pour ce faire, décidé de tester différents dispositifs, grâce à une application que nous avons développée sur smartphones et sur ordinateurs afin d'éviter les biais technologiques.
Nous avons recruté cent cinquante participants et leur avons demandé de nous indiquer pendant un mois les gestes individuels qu'ils effectuaient au quotidien, parmi ces trois propositions : être pris en voiture par quelqu'un ou prendre quelqu'un en voiture, décaler ses horaires de quinze minutes dans un sens ou dans l'autre, changer de mode de transport. Ils devaient en outre, grâce à des smileys , indiquer pour chaque geste la qualité de leur déplacement telle qu'ils la ressentent sur une échelle de 1 à 5.
Grâce à cette application, nous avons pu mesurer l'efficacité de certaines incitations sur l'activité de déclaration. Nous avons notamment testé l'impact de la capacité à mesurer la valeur collective dégagée par ces gestes individuels. Sur de courts trajets, chaque geste n'a que peu de valeur : prendre quelqu'un dans sa voiture correspond à un gain de deux ou trois euros. Mais, l'agrégation de ces petits gestes dégage pourtant une grande valeur collective qui, si l'on est capable de la mesurer et de l'adresser en retour aux individus, peut les inciter à développer leurs gestes individuels. Il s'agit en fait d'une sorte de quantification du collectif ou « quantified commons » - par opposition à la quantification de soi ou « quantified self ». Nous avons testé cela à travers deux indicateurs : un concernant l'économie de CO 2 réalisée, l'autre la qualité des déplacements ressentie collectivement sur le plateau de Saclay. Cela s'est avéré très efficace : chaque fois que nous avons introduit ce genre d'incitation, nous avons constaté une augmentation immédiate de l'activité sur la plateforme.
Nous avons également testé des incitations individuelles, sous forme, par exemple, d'un nombre de points gagnés par la déclaration de tel ou tel geste : cela n'a eu aucune efficacité.
Nous avons, en outre, introduit la compétition interindividuelle : « vous êtes cette semaine 31 ème en termes de déclaration de gestes individuels sur le plateau de Saclay ». L'effet de cette mesure a été catastrophique puisque cela a fait diminuer l'activité de façon extrêmement importante.
Nous avons, par ailleurs, introduit des effets de groupe, en donnant des résultats par entreprise, par exemple, ce qui s'est traduit par une augmentation très importante de l'activité.
Nous avons enfin testé des incitations monétaires (les premiers gagnant 150 euros, les autres 50 euros, etc .), qui ont eu un effet très délétère.
Il s'agissait là, pour certains, d'effets attendus. Ainsi, il a été largement montré, à de nombreuses reprises, que le fait d'introduire dans un cadre coopératif des éléments de compétition interindividuelle ou des incitations monétaires diminuait très fortement l'implication des individus.
Nous avons, en outre, constaté que les dispositifs ayant le mieux fonctionné concernaient la capacité donnée aux individus de mesurer la valeur collective produite par leurs gestes individuels et les effets de groupe, dans une logique de petite communauté reposant sur la confiance et rendant possible les interactions individuelles.
Cet aspect est souvent négligé par les start-ups qui développent des applications dans ce domaine et qui, soumises à des contraintes de levées de fonds, visent immédiatement l'audience maximale, noyant ce faisant le cadre de la confiance dans une échelle beaucoup trop large. C'est, selon nous, l'une des raisons fondamentales pour lesquelles ces expériences échouent les unes après les autres.
PROPOS CONCLUSIFS ET
PRÉSENTATION DU LIVRE VERT
DE L'
EPTA