C. UNE OPPOSITION REVENDIQUÉE A L'OCCIDENT
1. Une nouvelle posture idéologique
Depuis le début du troisième mandat de Vladimir Poutine et plus encore depuis la crise ukrainienne, la Russie tend à adopter une posture idéologique dans laquelle elle se présente comme la gardienne des valeurs traditionnelles face à un monde euro-atlantique jugé décadent.
Cette dimension était déjà présente dans le discours que Vladimir Poutine prononce le 19 septembre 2013 devant le Club Valdaï. Il y évoque les « valeurs fondamentales de la Russie » et dénonce le laxisme et la déchéance morale d'un Occident qui aurait renoncé à ses valeurs chrétiennes et son identité culturelle, notamment par la reconnaissance de droits aux minorités.
Ainsi la Russie veut incarner une autre civilisation, une sorte de « troisième voie entre occidentalisme et islamisme » 17 ( * ) . Cette idée d'une exception russe est celle du néo-eurasisme , courant de pensée qui plonge ses racines dans la tradition slavophile et qui est incarné par des personnalités comme le théoricien Alexandre Douguine et l'économiste Sergueï Glaziev. Après avoir été « occidentaliste » dans les années qui ont suivi la fin de la guerre froide, la Russie se détourne aujourd'hui d'un Occident qui l'a déçue et humiliée pour se recentrer sur son identité et ses valeurs.
Ce mouvement s'appuie sur l'église orthodoxe dont les réseaux pénètrent le monde politique et les milieux d'affaires (Vladimir Iakounine, président des chemins de fer russes en est l'une des principales figures) et s'étendent jusqu'en Europe et aux Etats-Unis. L'influence politique de l'orthodoxie a notamment été à l'origine de la revalorisation de la mémoire de l'époque tsariste et de la Russie blanche, comme l'ont montré les commémorations du centenaire de la Première guerre mondiale. Elle explique aussi l'adoption de mesures conservatrices (lois sur la protection de la famille et de la religion) et les prises de position du régime en faveur de la défense des chrétiens d'Orient.
Sous l'impulsion du Patriarcat de Moscou, la présence de l'Eglise orthodoxe tend à progresser dans l'espace public, au sein d'institutions comme l'armée et l'école. Néanmoins, la pratique religieuse des Russes demeure limitée, l'orthodoxie apparaissant avant tout comme un marqueur de l'identité russe .
Le pouvoir mobilise ce courant religieux selon ses besoins, de la même manière qu'il encourage la nostalgie de l'époque soviétique , très répandue au sein de la société russe, qui regrette la sécurité dont elle profitait alors et la considération dont jouissait le pays au plan international. C'est en ce sens, que, pour Vladimir Poutine, la disparition de l'URSS a représenté « la plus grande catastrophe géopolitique du XX ème siècle ».
La victoire de la Russie à la fin de la deuxième guerre mondiale , Grande guerre patriotique au cours de laquelle sont morts 26 millions de Russes, est célébrée comme un moment fort de l'histoire du pays, le 9 mai étant devenu la fête nationale russe. Ce culte de la victoire russe contre le fascisme ne souffre aucune contradiction, comme en témoigne l'instauration récente d'une loi mémorielle pénalisant toute critique à l'égard de l'action de l'URSS durant cette guerre. Le régime puise ainsi dans un fonds mémoriel hétéroclite pour faire vibrer la fibre patriotique et oeuvrer au rétablissement de la dignité de la Russie et de la fierté du peuple russe .
Le discours politique russe considère volontiers les situations actuelles à travers le prisme de l'histoire . Au plus fort de la crise ukrainienne, le gouvernement ukrainien est ainsi qualifié de « fasciste » par les médias officiels alors que certains groupes néonazis ayant participé à Maïdan sont présentés comme les héritiers de l'armée de libération de l'Ukraine qui s'est rangée aux côtés d'Hitler et a combattu l'Armée rouge pendant la deuxième guerre mondiale. « L'Histoire revient toujours » affirme ainsi M. Alexeï Pouchkov, président de la commission des affaires étrangères de la Douma, lors d'un entretien avec vos rapporteurs.
Par ailleurs, l'invocation d'une essence russe explique l'importance accordée par la Russie à la notion de « russki mir » (« monde russe ») qu'elle aurait comme mission de défendre, par-delà ses frontières . Il s'agit d'un concept flexible , qui englobe aussi bien les citoyens russes (détenteurs d'un passeport russe), les russes « ethniques » (mais ressortissants étrangers), les russophones (anciens citoyens de l'URSS susceptibles de revendiquer un attachement à la Russie, comme les Gagaouzes de Moldavie). Déjà invoquée lors de la guerre de Géorgie et mise en avant pour justifier l'annexion de la Crimée, la protection des russophones constituerait un autre projet pour l'étranger proche , concurrent de celui d'Union eurasiatique et dont le potentiel de déstabilisation est important.
2. Une attitude provocante qui combine « hard power », « soft power » et manoeuvres diplomatiques
Depuis la crise en Ukraine, la Russie adopte ostensiblement un positionnement hostile à l'encontre de l'Occident, multipliant les provocations et les déclarations de défiance.
Elle se livre ainsi à de nombreuses démonstrations de force, sur son territoire et aux frontières de l'OTAN et de l'UE , dans une logique classique de hard power . Les vols aériens à long rayon d'action se sont ainsi intensifiés. Des manoeuvres de grande ampleur sont régulièrement conduites. Des exercices mobilisant plus de 80 000 hommes, 12 000 unités de matériel et d'armement, 64 bâtiments de combat, 15 sous-marins et 220 avions et hélicoptères se seraient déroulés en mars 2015 dans plusieurs régions russes, dont la région militaire ouest.
Les vols d'aéronefs russes dans les espaces aériens de pays européens , y compris de bombardiers stratégiques, se multiplient, des incursions de sous-marins russes dans les eaux territoriales d'Etats voisins ayant aussi été relevées.
Entrent également dans le registre du hard power les déclarations de Vladimir Poutine au président de la Commission européenne, M. José Manuel Barroso, le 1 er septembre 2014, selon lesquelles la Russie était en mesure de prendre Kiev en deux semaines, ou encore son arrivée au sommet du G20 en Australie en novembre 2014 sous l'escorte de quatre navires de guerre de la flotte russe du Pacifique 18 ( * ) .
Ces manifestations rappellent que la Russie continue à appréhender le monde et les relations internationales à travers le prisme des rapports de force.
Enfin, ce qu'on peut juger inquiétant, elle n'hésite plus désormais à brandir la menace d'un recours à l'arme nucléaire , comme elle l'a fait en Crimée en mars 2014 mais aussi ultérieurement à l'encontre du Danemark.
Ce comportement de la Russie, s'ajoutant aux violations du droit international dont elle s'est rendue coupable en Ukraine, a eu pour conséquence l'adoption de mesures visant à renforcer l'OTAN et surtout à rassurer les alliés orientaux inquiets pour leur sécurité.
Les mesures de réassurance de l'OTAN et à l'est de l'Europe La crise ukrainienne conduit à un recentrage de l'OTAN sur sa mission de défense collective. * Au sommet de l'OTAN de Newport des 4 et 5 septembre 2014 , les Alliés ont ainsi décidé : - l'augmentation de leurs budgets de défense avec l'objectif de 2 % du PIB et de 20 % consacrés à l'investissement. Depuis le sommet, plusieurs pays ont pris des mesures en ce sens, notamment la Pologne, la Roumanie, l'Allemagne ou les pays nordiques ; - l'adoption d'un plan d'action pour la réactivité (« Readiness action plan ou RAP ») qui comprend un ensemble de mesures d'assurance et d'adaptation visant à accroître la réactivité et la flexibilité de l'emploi des forces de l'OTAN. Ce plan prévoit notamment une intensification et une augmentation de la taille des exercices (tel que l'exercice de grande ampleur Trident Juncture , qui se déroulera cet automne en Méditerranée avec 30 000 hommes, alors que la plupart des exercices antérieurs ne dépassaient pas 5 000 hommes). Il recouvre également un renforcement de la force de réaction de l'OTAN ( Nato reaction force, NRF ), dont le volume doit passer de 13 000 à 40 000 hommes, avec la création en son sein d'une force opérationnelle à très haut niveau de réactivité (Very high readiness joint task force ou VJTF) , baptisée Spearhead (« Fer de lance »), dotée de 5 000 hommes, capable de se déployer en quarante-huit heures et censée répondre à des crises rapides à l'est ou au sud. L'accent est aussi mis sur les forces navales permanentes, la création de petits centres de commandement locaux (de l'Estonie à la Bulgarie) et l'amélioration de la logistique, de manière à favoriser des redéploiements rapides . Néanmoins, n'est pas remise en cause l'exclusion du stationnement de forces de combat permanentes dans l'Est de l'Europe - conformément à l'Acte fondateur OTAN-Russie -, ni de forces nucléaires sur le territoire des « nouveaux » membres. La police du ciel des pays baltes et de l'Islande a en outre été renforcée. Il en est de même de la police maritime dans la mer Baltique. * Il faut évoquer également des mesures nationales , comme le déploiement des équipements de l'équivalent d'une brigade blindée américaine, qui vont être répartis dans une demi-douzaine de pays d'Europe centrale et orientale - Estonie, Lituanie, Lettonie, Pologne, Roumanie et Bulgarie. 250 véhicules sont concernés, ce qui reste modeste. C'est néanmoins la première fois que les Etats-Unis vont installer du matériel dans ces pays. La France a participé à ce type de mesures avec un engagement d'avions en Pologne, puis le déploiement d'une compagnie blindée ayant participé à différents exercices. |
Parallèlement, la Russie recourt de plus en plus aux techniques de soft power , s'appuyant sur des relais d'opinion et réseaux d'influence en Europe (mouvements, partis, personnalités, organes de presse...). Elle entretient ainsi des relations étroites avec certains partis populistes, d'extrême-droite ou eurosceptiques.
Elle possède aussi d'importants moyens de communication à l'étranger . Il en est ainsi de la chaîne russe d'information continue Russia Today (RT) , diffusée en anglais, français, arabe et espagnol, à laquelle est alloué un budget annuel de 350 millions de dollars. Elle tente aussi de prendre le contrôle des médias de pays voisins, comme elle l'a fait récemment en Moldavie. Par ailleurs, l'Agence Rossia Segodnia (« Russie d'aujourd'hui ») est chargée depuis 2013 d'encadrer l'activité des médias officiels russes à l'étranger.
Au-delà de cette stratégie mêlant intimidation et influence, Moscou cherche aussi par son action diplomatique à mettre à mal la cohésion des pays occidentaux . En témoignent ses initiatives en direction de la Hongrie (qui a accueilli Vladimir Poutine en février 2015, malgré la consigne de gel des contacts bilatéraux avec la Russie), de Chypre (avec laquelle la Russie a récemment signé un accord de coopération militaire qui lui octroie des facilités portuaires) ou encore de la Grèce, dont elle soutient le gouvernement Tsipras contre les mesures d'austérité imposées par l'UE et les institutions financières internationales.
Moscou a également cherché à se rapprocher de l'Italie, l'Espagne et l'Autriche, pays sceptiques sur l'efficacité des sanctions.
Ce climat pesant dans lequel s'inscrivent actuellement les rapports entre la Russie et les pays occidentaux a fait dire à certains observateurs que nous serions entrés dans une nouvelle ère de guerre froide avec ce pays.
La propagande anti-occidentale et la campagne de désinformation menées par les médias russes ne font qu'aggraver ce climat de tensions et contribuent à répandre une image très négative de l'Occident dans la société russe . Selon un récent sondage 19 ( * ) , cette image s'est sensiblement dégradée depuis la crise ukrainienne : 31 % des Russes seulement ont une vision positive de l'UE en 2015, contre 63 % en 2013. Concernant les Etats-Unis, la proportion d'opinions favorables en 2015 est tombée de 51 % à 15 % entre 2013 et 2015.
3. L'accélération du pivot asiatique
La dégradation de ses relations avec l'Europe et les Etats-Unis conduit la Russie à se rapprocher davantage de l'Asie et en particulier de la Chine.
Cette orientation n'est pas nouvelle . Elle est liée à la volonté de la Russie, depuis une dizaine d'années, de profiter du dynamisme de la zone Asie-Pacifique pour développer la Sibérie orientale et l'Extrême-Orient russe et de diversifier ses débouchés énergétiques, ainsi qu'au constat d'un ralentissement économique en Europe.
Néanmoins, ce rapprochement s'est nettement accéléré depuis la crise ukrainienne. Il est volontiers mis en scène et appuyé par une intense campagne de communication.
Une nouvelle impulsion a ainsi été donnée au partenariat sino-russe , qui s'est traduite par une succession de rencontres entre les présidents russe et chinois (plus d'une dizaine depuis 2013).
La Chine a apporté son soutien à la Russie face à la crise financière liée aux sanctions que celle-ci a dû affronter au plus fort de la crise ukrainienne. La banque centrale chinoise a ainsi débloqué 150 milliards de yuans (24 milliards de dollars) en octobre 2014 pour aider la banque centrale de Russie à soutenir le rouble. Elle s'est également abstenue, avec les autres BRICS, lors du vote de l'Assemblée générale des Nations-Unies condamnant l'annexion de la Crimée.
De nombreux accords intergouvernementaux ont été passés entre les deux pays (pas moins de 38 ont ainsi été signés le 14 octobre 2014 à l'occasion d'une visite du chef du gouvernement chinois en Russie). Moscou a affiché l' objectif d'un doublement rapide de ses échanges commerciaux avec la Chine , à 200 milliards de dollars en 2020 contre 89 milliards en 2013.
Et ce tout particulièrement dans le domaine énergétique, la Russie souhaitant diversifier ses débouchés. Son objectif est que la Chine représente 25 % de ses ventes d'hydrocarbures en 2020 contre 5 % actuellement 20 ( * ) .
C'est ainsi qu'a été conclu en mai 2014 un important contrat de fourniture de gaz russe entre Gazprom et China National Petroleum Corporation (CNPC), d'un montant estimé à 400 milliards de dollars, qui impliquera la construction d'un très coûteux gazoduc (« Force de Sibérie ») sur 4 000 kilomètres entre les gisements de Sibérie orientale et le nord-est de la Chine. Un autre accord, signé le 9 novembre 2014 entre la Chine et la Russie portait sur la construction d'un gazoduc Altaï, alimenté par les gisements de Sibérie occidentale, ceux-là même qui approvisionnent l'Europe, et qui est censé permettre une diversification des débouchés de la Russie. Deux importants contrats portant sur la livraison de pétrole ont également été passés par Rosneft avec CNPC et une autre entreprise chinoise.
Les annonces de grands projets d'infrastructures se sont multipliées , la Russie souhaitant attirer les investissements chinois pour moderniser ses infrastructures et son industrie. Est ainsi envisagée la reconstruction de la ligne ferroviaire Magistrale Baïkal-Amour (BAM), longue de plus de 4 500 kilomètres, qui doit contribuer au développement économique de la Sibérie orientale et de l'Extrême-Orient russe, en même temps qu'il facilitera l'exportation de ressources naturelles russes vers la Chine. Un autre projet est la construction d'une ligne TGV sur 7 000 kilomètres entre Moscou et Pékin (via Kazan), qui remplacerait le Transsibérien et réduirait le temps de trajet entre les capitales à deux jours, contre six actuellement.
Ce rapprochement sino-russe s'étend également au domaine militaire , les deux Etats menant désormais des exercices navals conjoints, y compris dans des zones non habituelles, à l'image de celui organisé en mai 2015 en Méditerranée. La Russie a par ailleurs annoncé qu'elle livrerait à la Chine des armements perfectionnés qu'elle n'avait jamais exportés comme les systèmes de défense aérienne S400.
La dimension tactique de ce rapprochement fortement médiatisé est évidente dans le contexte actuel. Mais au-delà de l'annonce de ces grands projets, on constate une réorientation réelle de l'économie russe en direction de la Chine , sous l'effet des sanctions occidentales.
Privé de capitaux occidentaux, le système bancaire russe se tourne de plus en plus vers les banques chinoises.
Ce mouvement s'inscrit dans une dynamique de remise en cause d'un ordre économique mondial, façonné par les pays occidentaux et qui est contesté par la Chine et les BRICS.
La Russie et la Chine sont ainsi convenues en 2014 de promouvoir l'utilisation de leurs monnaies nationales respectives (rouble et yuan) dans leurs échanges commerciaux, à la place du dollar, marquant leur volonté d'une plus grande autonomie à l'égard des marchés occidentaux . Dans le même esprit, elles ont décidé la création d'une agence de notation commune, indépendantes des agences anglo-saxonnes.
Participe également de cette démarche l'initiative sino-russe tendant à renforcer la souveraineté numérique des Etats , c'est-à-dire leur contrôle sur les activités en ligne se déroulant sur leur territoire, au détriment de l'Internet et des intérêts américains.
* 17 Thomas Gomart.
* 18 « Les sanctions contre la Russie ont-elles un effet dissuasif ? », Céline Marangé, étude de l'IRSEM n° 37, janvier 2015.
* 19 Sondage publié le 10 juin 2015 par l'institut américain Pew Research Center.
* 20 « La Chine au secours de la Russie », M. Alexis Toulon, Problèmes économiques n° 3108, mars 2015.