D. LA CROISSANCE DES MIGRATIONS ENVIRONNEMENTALES

Confrontées à la détérioration de leur environnement, les sociétés humaines n'ont que deux réponses possibles : soit agir sur les causes de la détérioration, soit agir sur ses conséquences en s'adaptant en permanence aux nouvelles situations engendrées par celle-ci.

En pratique, les réponses empruntent le plus souvent des éléments de chacune des options : une stratégie d'atténuation et une stratégie d'adaptation. Pour autant, Nikolaus von Bomhard estime que la réponse humaine la plus probable, dès lors que les conditions environnementales ne pourront pas connaître une amélioration avant une période très longue, qu'elles excèderont la capacité des sociétés à s'adapter et renforceront les disparités dans la distribution des richesses sera de projeter leur existence future vers des zones géographiques offrant ou supposées offrir des meilleures conditions de vie. « Dans une perspective historique, l'émigration a toujours été une stratégie de survie pour échapper aux situations désespérées. Aussi, il est possible aujourd'hui que des détériorations sévères de l'environnement, particulièrement dans les régions à forte croissance démographique, entraîne une pression migratoire croissante. Et cela constituera une menace pour les autres sociétés 52 ( * ) ».

a) Le changement climatique : un des facteurs explicatifs des migrations

La question des migrations environnementales présente sur la scène internationale depuis les années 70 est liée au débat sur l'adaptation au changement.

Les causes des déplacements des populations restent les mêmes : la dégradation de l'environnement de vie, que ce soit par la violence ou la misère. Les changements climatiques sont susceptibles d'accélérer, à l'échelle d'une génération, cette dégradation : élévation du niveau des mers, fonte des glaciers, désertification et stress hydrique, détérioration des écosystèmes, raréfaction des ressources naturelles, baisse de la production agricole, évènement climatique extrêmes.

Les effets du changement climatique ne sont uniformes ni dans le temps ni dans l'espace. Si les catastrophes naturelles peuvent avoir des conséquences immédiates et directes sur les déplacements de population, les effets des changements à plus longue échéance, comme la désertification, l'élévation du niveau des mers ou la raréfaction des ressources naturelles, induisent des conséquences moins directes et immédiates sur les populations affectées, jusqu'à et y compris des troubles sociaux et à la violence attribuables au changement climatique.

De manière générale, il est difficile de quantifier le phénomène dans la mesure où le lien entre la dégradation de l'environnement et la décision de se déplacer reste difficile à établir de manière directe : le changement climatique est souvent l'un des facteurs - mais pas le seul- qui entre en compte dans la décision de quitter son foyer. Il n'existe donc pas de consensus sur la mesure de l'ampleur des déplacements de population trouvant leur cause dans le changement climatique.

Bien évidemment, l'attribution d'une part du changement climatique aux activités humaines donne à cette question une dimension nouvelle et dans des proportions inédites puisque le problème ne fait que s'aggraver.

b) Une quantification difficile

S'agissant des estimations quantitatives, de nombreux chiffres ont été évoqués, qui restent pour la plupart au stade de prévisions et traduisent mal la réalité d'un phénomène complexe.

Déplacés environnementaux chaque année

Source : IDMC - Disaster-related displacement risk : measuring the risk and addressing its drivers, mars 2015

Le Haut-Commissariat aux réfugiés estimait en 2005 qu'environ 24 millions de personnes dans le monde étaient déplacées en raison des inondations, des famines et d'autres catastrophes environnementales. Selon l'Office fédéral allemand des migrations, en 2010, les inondations ont provoqué le déplacement de 15 millions de personnes en Chine et de 11 millions de personnes au Pakistan. Selon les estimations de l'IDMC, 8,1 millions de personnes ont été déplacées par des catastrophes brutales en Afrique au cours de la seule année 2012.

L'observatoire sur l'étude des déplacements de population (IDMC) 53 ( * ) estime à 27,5 millions le nombre de personnes ayant quitté leur foyer en moyenne chaque année entre 2008 et 2013 en raison de facteurs écologiques. Pour 2013, l'Asie est le continent le plus touché (87 % des déplacements) mais également le Sahel et les États insulaires d'Océanie et des Caraïbes. Les États de l'OCDE ne sont pas épargnés, notamment le Japon et les États-Unis.

François Gemenne, chargé de recherche au CEDEM (Université de Liège) indique qu'au cours des cinq dernières années, entre 2008 et 2012, 142 millions de personnes ont été directement déplacées par des catastrophes naturelles. En 2012, plus de 30 millions ont été brutalement déplacées par des inondations, des ouragans ou des sécheresses, très souvent en Asie du Sud et du Sud-Est.

L'élévation du niveau de la mer au même titre que les changements de fréquences et d'intensité des tempêtes, les changements de phénomènes de pluies, les hausses de températures et les changements de la chimie atmosphérique contribuent à ce phénomène. 54 ( * )

Déplacés environnementaux par cause

Source : IDMC - Disaster-related displacement risk : measuring the risk and addressing its drivers, mars 2015

Les déplacements sont plutôt internes - limités au territoire d'un pays - qu'internationaux, notamment en raison des obstacles posés aux passages des frontières. Ces quarante dernières années, le nombre de personnes déplacées par des catastrophes naturelles a augmenté de 60 %, selon les calculs de l'IDMC 55 ( * ) . Dans le monde, à la fin 2014, les conflits avaient déplacé 38 millions de personnes dans leur propre pays, et 19,3 millions de déracinés intérieurs l'étaient à cause d'une catastrophe naturelle 56 ( * ) .

c) Des prévisions inquiétantes

Plus inquiétant, 13 des 33 pays classés comme « fragiles » et « en situation de conflit » par la Banque mondiale souffraient aussi en 2014 d'une proportion significative de « nouveaux déplacements » causés à la fois par un conflit et un fléau naturel. Le changement climatique semble jouer ici un rôle et ne cessera même d'aggraver la situation : selon un rapport de la Brookings Institution 57 ( * ) , dans un futur proche, le changement climatique conduira à « des mouvements de populations de grande ampleur » , pour lesquels « les pays en développement paieront le plus lourd tribut » .

L'absence d'une définition consensuelle de la notion de déplacés climatiques a pour conséquence des estimations très variables selon les études et la méthodologie retenues de 150 millions (ONU) à 212 millions (Myers) et jusqu'au milliard ( Christian Aid ).

Selon le dernier rapport du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC), une augmentation du niveau des mers de 50 cm (qui a de fortes chances de se produire avant la fin du siècle) forcerait 72 millions de personnes à se déplacer. Avec une montée des eaux de 2 m, ils seraient 187 millions.

L'Organisation internationale des migrations (OIM) estime que le nombre de déplacés environnementaux pourraient atteindre 200 millions d'ici à 2050. Selon les prévisions du Haut-Commissaire adjoint pour les réfugiés, 250 millions de personnes d'ici 2050 pourraient être contraintes de quitter leur foyer en raison de catastrophes naturelles et des effets du dérèglement climatique.

Il est encore plus difficile d'estimer les impacts des changements environnementaux sur les trajectoires migratoires et les possibles stratégies d'adaptation.

Les pires crises humanitaires causées par des catastrophes naturelles ou des conflits en 2010

Certaines études, notamment réalisées pour le compte de l'exécutif américain, appellent à considérer les migrations comme une stratégie d'adaptation au changement climatique dans les pays développés 58 ( * ) .

L'analyse stratégique américaine des déplacés climatiques

La récente feuille de route sur l'adaptation au changement climatique du Département américain de la défense considère que « les migrations humaines ne sont pas une option à écarter. Il existe un consensus parmi les gouvernements, y compris leurs institutions habituellement en charge de l'analyse des traditionnelles menaces pour la sécurité pour considérer que le changement climatique est et aura un effet remarquable sur les migrations humaines ». Pour Sandra Fatoric ( The Center for Climate and Security), les pays développés et non pas seulement ceux en développement devraient sérieusement envisager les migrations comme une option viable d'adaptation au changement climatique. Or la littérature sur cette matière est minimale pour ne pas dire inexistante.

Selon la Quadrennial Homeland Security Review (QSHR) de 2014, deux des cinq plus importantes menaces auxquelles sont confrontés les États-Unis sont le faible niveau de préparation des organisations qui devront faire face avec l'immigration et les catastrophes naturelles, toutes deux exacerbées par le changement climatique. « Il devient de plus en plus coûteux de répondre aux catastrophes naturelles, dont les conséquences dépendent de plus en plus de facteurs comme le changement climatique et la vétusté des infrastructures » 59 ( * ) . L'exemple le plus emblématique d'un défi en termes de migration humaine en réponse à un évènement climatique s'est déroulé dans le Golfe du Mexique. En 2005, l'ouragan Katrina qui s'est abattu sur la Louisiane et le Mississippi a entraîné le déplacement permanent de 100 000 à 300 000 résidents, et des dommages d'un montant avoisinant les 34 milliards de dollars 60 ( * ) .

Ces phénomènes peuvent également avoir des conséquences au niveau sécuritaire, notamment en termes de gestion des flux de populations et de traitement de ce phénomène par les Etats touchés.

En 2009, sur la base de plusieurs scénarios concernant les déplacements liés au changement climatique, une étude financée par l'Union européenne concluait que le changement climatique affectera un nombre croissant de communautés et deviendra un facteur croissant des migrations. Dès lors, il est important de se préoccuper de cette question à un niveau politique 61 ( * ) .


* 52 Towards Mutual security, Fifty Years of Security Conference - 2014, Vand en Hoeck & Ruprecht GmbH & Co. KG, Gottingen p 310

* 53 Internal Displacement Monitoring Centre

* 54 Sandra Fatoric Briefer Migration as a climate adaptation strategy in developed nations , , 25november 2014, The Center for Climate and Security, page 2

* 55 IDMC : The Internal Displacement Monitoring Center

* 56 IDMC global-overview-2015-people-internally-displaced-by-conflict-and-violence http://internal-displacement.org/publications/2015/global-overview-2015-people-internally-displaced-by-conflict-and-violence

* 57 Brookings Institution Climate Change and Internal Displacement octobre 2014 - http://www.brookings.edu/~/media/research/files/papers/2014/10/un-idps-climate-change/climate-change-and-internal-displacement-october-10-2014.pdf

* 58 Sandra Fatoric " Briefer Migration as a climate adaptation strategy in developed nations , 25  novembre 2014, The Center for Climate and Security

* 59 The 2014 Quadrennial Homeland Security Review, http://www.dhs.gov/sites/default/ files/publications/qhsr/2014-QHSR.pdf

* 60 Couch, C., Leontidou, L., Petschel-Held, G.,. Urban sprawl in Europe: landscapes, land-use change and policy. Blackwell, Oxford. 2007

* 61 Each-for Environmental Change and Forced Migrations Scenarios, D.3.4. Synthesis Report 2009.

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