B. LE JOUET À L'ORIGINE D'INJONCTIONS IDENTITITAIRES QUI PEUVENT AFFECTER L'ÉGALITÉ ENTRE LES SEXES
1. Une différenciation qui limite les chances de « vivre ensemble » pour les hommes et les femmes de demain
Quel modèle de société voulons-nous transmettre à nos enfants ? C'est la question qui a été soulevée lors de la table-ronde du 27 novembre 2014, au cours de laquelle Brigitte Grésy insistait sur l'enjeu démocratique du sujet en discussion. Ainsi qu'elle l'a alors martelé, la lutte contre les stéréotypes, particulièrement quand ils touchent à l'enfance, vise à former les futurs citoyens (hommes et femmes) d'une société d'égalité entre hommes et femmes . Or, la séparation des filles et des garçons encouragée par les jouets crée selon elle l'illusion d'une complémentarité des rôles et des compétences des hommes et des femmes, qui va de pair avec la notion de hiérarchie et est en contradiction avec le principe d'égalité .
Il a été démontré précédemment que les jouets créent des univers de jeux distincts pour les filles et les garçons, les premières étant davantage tournées vers l'intérieur et vers des activités domestiques, les garçons étant orientés vers le risque, la performance et l'extérieur. Il a été également relevé qu'au sein de cet univers, hommes et femmes ne se rencontrent pas - ce qui d'ailleurs, cela a été remarqué, n'est pas conforme à la société réelle dans laquelle vivent les enfants.
Pour notre délégation, cette dichotomie peut contribuer à renforcer - ou à susciter - des inégalités que l'on retrouvera plus tard dans les comportements des hommes et des femmes, tant dans la sphère intime que professionnelle.
Cette situation, selon Brigitte Grésy, prive les enfants d'un terrain commun qui leur permettrait de jouer ensemble et n'incite pas au « vivre ensemble » 19 ( * ) .
2. Une assignation à la réussite et à la compétition chez les petits garçons/à la docilité et au conformisme chez les petites filles porteuse d'inégalités dans les rapports entre hommes et femmes
Les jouets sont l'un des facteurs de l'élaboration de l'identité de l'enfant . Or celui-ci peut subir à travers les jouets et jeux des formes d'injonctions susceptibles d'orienter fortement son identité en devenir.
L'incidence des assignations véhiculées par les jouets sur l'intériorisation des comportements reste sous-estimée ; or nos interlocuteurs ont insisté sur l'importance immense du rôle socialisateur des jouets : ils se sont accordés sur ce point, particulièrement pendant la période des 5/12 ans au cours de laquelle l'enfant teste l'impact de ses comportements sur et par rapport aux autres.
Tous ont également insisté sur le fait que ces stéréotypes invitent les enfants à développer à travers les jeux des goûts, aspirations, aptitudes, compétences et pratiques différenciés.
Les jouets étiquetés « garçons » permettent par exemple de faire appel à l'esprit d'équipe, au courage et à la combativité et la compétition : c'est finalement tout un rapport au monde qui pourra être réinvesti dans leur vie future. Sur le plan des compétences, les petits garçons apprennent les rouages de la conduite automobile et donc notamment le repérage dans l'espace, la prise de risques (notamment par la valorisation de la vitesse et des prouesses automobiles).
Comme le faisait observer notre collègue Corinne Bouchoux lors de notre réunion du 20 novembre 2014, ce constat pose aussi la question de l'épanouissement des garçons qui ne sont pas à l'aise dans la compétition et les performances et dont les goûts les portent vers des activités qualifiées par les pairs de féminines (discussion, activités d'intérieur).
Par ailleurs, selon Brigitte Grésy, les différentes compétences stimulées par les jouets pour garçons leur permettront, entre autres avantages, de développer des aptitudes mathématiques qui auront des conséquences sur leurs orientations scolaire et professionnelle.
Inversement, Brigitte Grésy a relevé que les jouets pour filles s'appuient sur des aptitudes verbales ; ce sont des jeux d'imitation qui « favorisent des comportements conformistes », qui « étouffent la créativité des petites filles » et qui « dérivent leur énergie » vers l'apparence, le « fait de servir » et vers l'« utilisation de la séduction pour obtenir ce qu'elles veulent ».
En d'autres termes, les filles et les garçons n'apprennent donc pas la même chose à travers le jeu et ne développent pas les mêmes compétences . Celles que développent les garçons grâce aux jouets sont davantage orientées vers l'habileté que celles des filles, moins stimulées que les garçons par les jouets qui leur sont offerts. À cet égard, l'exemple du talkie-walkie mentionné par Astrid Leray le 20 novembre 2014 est significatif : là où le talkie-walkie pour garçons existe en deux modèles, l'un pour trois ans, l'autre plus sophistiqué, à partir de six ans, il n'existe qu'un modèle pour fille, de base, avec un seul bouton, contrairement aux appareils pour garçons. Un tel jouet ne sollicite pas les compétences techniques des filles.
Le façonnage des filles ainsi à l'oeuvre pourrait contribuer, selon Brigitte Grésy, à un manque d'ambition, d'assurance et de prise de risque et à un sentiment d'illégitimité qui, accompagné du « syndrome d'imposture » caractérisant de trop nombreuses femmes, sont susceptibles d'affecter leur vie professionnelle.
Les stéréotypes implicites liés aux jouets justifient une interrogation sur leurs conséquences, à terme, sur les relations entre garçons et filles et, partant, sur le modèle de société que ces relations sont susceptibles de préfigurer.
3. Une limitation du champ de l'orientation professionnelle des filles
Pour Brigitte Grésy, ces assignations différenciées préparent des inégalités professionnelles et renforcent la ségrégation professionnelle qui caractérise déjà le marché du travail : « S'esquisse ainsi un monde où hommes et femmes sont complémentaires dans la différence et la hiérarchie (patron et secrétaire, médecin et infirmière) et où les inégalités de sexe fortement essentialisées permettent la complétude : aux hommes la connaissance et la direction ; aux femmes le soin et l'assistance ».
Cette analyse est confortée par Anne Dafflon Novelle qui, au cours de la même table ronde, a distingué ainsi des différences entre hommes et femmes qui, s'exprimant dans le monde professionnel reflété par les jouets, se trouvent renforcées et amplifiés par ceux -ci.
Ainsi, dans l'univers du jouet, alors que les hommes peuvent exercer de très nombreux métiers, relevant d'activités très diversifiées et valorisées souvent pour leur technicité ou le risque qu'elles impliquent (aventure, conquête spatiale, pompier, police, construction, métiers scientifiques...), les femmes sont cantonnées à quelques activités très stéréotypées, peu variées et moins prestigieuses (enseignement, soins, essentiellement aux enfants, services - caissière, hôtesse de l'air, secrétaire, coiffeuse, esthéticienne -) dont certaines vont de pair avec une « représentation particulière de son corps » (mannequin, chanteuse, danseuse...).
Les jouets produisent donc une « limitation des champs professionnels féminins aux métiers se situant dans le prolongement des activités maternelles, domestiques et esthétiques traditionnelles ».
Le message qui semble en découler est que les filles n'ont pas à acquérir de compétences professionnelles pointues, car elles peuvent travailler dans des domaines où elles exercent des qualités féminines qu'elles auraient naturellement.
Ces représentations sont, comme on l'a dit plus haut, d'autant plus choquantes qu'elles sont anachroniques : les jouets représentent très souvent les femmes dans la sphère domestique, alors que près d'un actif sur deux en 2011 est une femme...
Le métier de médecin tel qu'il est illustré par les jouets est très intéressant à analyser, dans la mesure où il semble, d'après les photographies des catalogues et boîtes de jouets, exercé essentiellement par des garçons ; les filles sont plutôt infirmières. Pourtant les femmes sont majoritaires en écoles de médecine et le seront bientôt dans la profession ; inversement il existe des hommes infirmiers. La réalité sociale est donc étouffée sous les stéréotypes.
Ainsi, les stéréotypes véhiculés par les jouets dépassent les inégalités observées dans la vie professionnelle réelle. Par exemple, Mona Zegaï a fait observer le 20 novembre 2014 qu'un pompier sur huit était une femme, selon les statistiques du ministère de l'Intérieur, mais que les jouets et la littérature jeunesse ne reflétaient pas cette réalité.
De même, certaines panoplies et déguisements tiennent compte de la féminisation croissante de la profession de médecin, tandis que d'autres continuent à distinguer les médecins (garçons) des infirmières, présentées comme leurs assistantes.
* 19 Les espaces de jeu pour filles et garçons proposés par Lego au salon Kidexpo de 2014, précédemment évoqués, ont confirmé ce point : filles et garçons, séparés dans des espaces distincts matérialisés par des codes couleur évidents, ne jouaient pas ensemble.