B. LES AUTORITÉS COUTUMIÈRES
1. Le pouvoir coutumier : des autorités issues de la tradition intégrées à l'organisation institutionnelle
Le rôle éminent des autorités coutumières à Wallis et à Futuna renvoie à la place que le statut ménage à la coutume. Au-delà des aspects institutionnels, la coutume structure la vie sociale et économique.
L'article 3 de la loi du 29 juillet 1961 rappelle la prise en compte de cette spécificité : « la République garantit aux populations du territoire des îles Wallis et Futuna [...] le respect de leurs croyances et de leurs coutumes en tant qu'elles ne sont pas contraires aux principes généraux du droit et aux dispositions de la présente loi ».
Le territoire est partagé entre trois royaumes : Uvéa qui recouvre l'île de Wallis ainsi que Sigave et Alo à Futuna. Sous réserve des différences d'organisation, chaque royaume est dirigé par un roi, assisté d'un Premier ministre et de ministres. L'État verse ainsi une dotation annuelle aux rois pour couvrir leurs frais ainsi qu'une indemnité aux ministres et chefs coutumiers.
L'organisation des trois royaumes et des chefferies Les trois royaumes disposent d'un monarque, non désigné par voie héréditaire mais élu par les familles aristocratiques. Chaque roi nomme les chefs de district. Le royaume d'Uvéa est placé sous l'autorité d'un souverain, le Lavelua . L'accession au trône ne se fait pas de père en fils mais résulte de compromis et d'accords entre familles princières et dignitaires du royaume. Le roi peut également être destitué par ceux qui l'ont nommé. Le précédent Lavelua , dont le règne s'est étendu sur 49 années, a su restaurer toute l'autorité d'une fonction alors déconsidérée par une série de crises intervenues au cours de la première moitié du XX ème siècle. Le Lavelua joue un rôle d'arbitre et gouverne, aidé par un Premier ministre et des ministres. Il est assisté d'un Premier ministre, le Kalaekivalu et de six ministres. Il nomme en outre les chefs - Faipule - des trois districts de l'île qui ont eux-mêmes autorité sur les chefs des villages - Pule kolo - au nombre de vingt. Ces chefs sont plébiscités ou démis parmi les alikis (familles nobles d'origine tongienne) lors d'assemblées des villageois dites fono , réunies dans une case commune appelée fale fono . Futuna, quant à elle, se partage entre le royaume d'Alo -le plus grand car il comprend également l'île d'Alofi- et celui de Sigave. Les rois, le Tuigaifo à Alo et le Keletaona à Sigave connaissent des règnes brefs. Leurs faits et gestes sont soumis à la surveillance des membres de leur conseil, issus des familles princières. La tradition -qui semble souffrir quelques entorses- veut qu'ils ne s'expriment pas directement dans les assemblées mais seulement par le truchement d'un porte-parole. Source : ministère des outre-mer |
Chaque royaume se compose de villages : vingt villages - répartis en trois districts (Hihifo, Hahake et Mua) - au sein du royaume d'Uvéa, neuf villages pour le royaume d'Alo et six pour celui de Sigave. S'il n'existe aucune élection municipale - en raison de l'absence de communes au sein de la collectivité -, la participation de la population aux affaires collectives n'est pas inexistante. L'administrateur supérieur le soulignait en indiquant que « ne pas avoir de communes n'est pas un archaïsme », les affaires du village étant directement administrées par l'assemblée des habitants qui peut désigner mais aussi démettre les chefs coutumiers.
Ce constat peut être étendu aux rois. Si le précédent Lavelua , Tomasi Kulimoetoke II, a régné de 1959 - soit avant l'entrée dans la France - à 2007, son successeur, Fapiliele Faupala, rencontré par la délégation, a été démis de ses fonctions. Après six ans d'un règne controversé, le roi d'Uvéa a été destitué par les chefferies le mardi 2 septembre 2014.
La destitution de Fapiliele Faupala Depuis le 25 juillet 2008, Kapelipe Faupala exerçait la fonction de Lavelua succédant ainsi à Tomasi Kulimoeteke dont il fut le Premier ministre. Le 1 er septembre 2014, la décision du Lavelua de démettre de leurs fonctions son Premier ministre - le Kalaekivalu - et son maître de cérémonie ont provoqué un tollé au sein de la grande chefferie et des chefferies de l'île. Dès le lendemain, les trois chefferies de l'île s'accordent pour destituer le roi. Les raisons de fond de cette crise tiennent à l'érection sur les terres de la chefferie du sud (Mua), et sans l'accord de celle-ci, d'un centre marial et d'une chapelle monumentale. Cette construction, conduite par la chefferie du centre, a provoqué une crise majeure au sein de la grande chefferie dont la conséquence a été la destitution du Lavelua et la démission symétrique du Kivalu. La période de désignation d'un nouveau roi, généralement de plusieurs mois, se clot par la remise de la racine de kava, signe traditionnel de la désignation et de l'allégeance au nouveau roi. Contrairement à la répartition des fonctions ministérielles, la fonction royale peut échoir à un prince de l'île, sans considération géographique. Pendant ce temps, la grande chefferie gère les affaires courantes. Il est de coutume, en cas de défaillance du Lavelua , par décès, démission ou destitution, que le Kalaekivalu mène l'action de la chefferie en lieu et place de ce dernier. Dans le cas présent, le Lavelua ayant démis le Kalaekivalu la veille de sa destitution, et même si cette destitution n'est pas admise par certains, le Mahé Fotuaika , ministre de l'environnement et des affaires maritimes, a été désigné comme porte-parole officiel de la grande chefferie, le Kalaekivalu ne gardant qu'une légitimité coutumière, ce qui a pour effet de bloquer le paiement de ses indemnités par l'État. Source : ministère des outre-mer |
La réussite du statut de 1961 tient au fait qu'il ne s'est pas traduit par la coexistence du pouvoir coutumier à côté du pouvoir républicain mais par l'intégration des autorités coutumières au sein des institutions mises en place par la République.
Les limites des royaumes correspondent à celles des circonscriptions et chaque conseil de la circonscription, présidé par le roi, comprend des membres désignés suivant la coutume.
Les autorités coutumières sont également représentées au sein du conseil territorial qui « assiste » l'administrateur supérieur. Présidé par ce dernier, le conseil territorial est composé des trois rois, vice-présidents de droit - ou de leurs suppléants nommés par l'administrateur supérieur sur proposition des titulaires - ainsi que de trois membres nommés par l'administrateur supérieur après accord de l'assemblée territoriale.
Le conseil territorial n'exerce qu'une fonction consultative sur la gestion des affaires locales. Vos rapporteurs ayant assisté à une réunion du conseil territorial, ils ont pu mesurer l'influence de cette instance où les rois ne sont pas présents mais s'expriment par la voix de leur Premier ministre respectif. Comme l'indiquait l'administrateur supérieur devant les autorités coutumières, le conseil territorial est mentionné au sein de la loi du 29 juillet 1961 avant l'assemblée territoriale et si ses avis ne lient pas juridiquement l'assemblée territoriale, l'opposition du conseil territorial fragilise le texte que le conseil serait amené à rejeter. La légitimité du conseil territorial reste forte parce qu'il n'est pas, contrairement au sénat coutumier en Nouvelle-Calédonie, une création ex-post .
2. Les incertitudes sur la place future de la coutume : le frein à l'évolution institutionnelle
Le statut des îles Wallis et Futuna est adopté par le Parlement en 1961 au terme de débats parlementaires extrêmement courts et consensuels 14 ( * ) . La loi du 29 juillet 1961 traduit en fait une forme de « contrat de libre association » liant les Wallisiens et les Futuniens à la France. Par référendum, à rebours de la décolonisation des années 1960, ces derniers ont choisi librement de devenir français sans que le territoire n'ait jamais été colonisé par la France. Le protectorat devient territoire d'outre-mer, ses habitants accédant à la nationalité française et au droit de vote. Ils peuvent dès lors participer aux scrutins nationaux et se voient attribués un représentant à l'Assemblée nationale et un autre au Sénat.
Cette démarche volontaire engagée par les rois, a été largement inspirée et soutenue par Monseigneur Poncet, évêque de Wallis-et-Futuna, qui, grâce à sa connaissance de la langue locale, a servi d'intermédiaire. Les termes de l'adhésion à la République ont été négociés par Jacques Soustelle, alors ministre en charge de l'outre-mer au sein du gouvernement dirigé par Michel Debré.
Les délégations de votre commission des lois qui se sont déplacées dans l'archipel depuis 1985 ont toutes souhaité évaluer l'adéquation du statut de 1961 aux attentes locales. Nos collègues et anciens collègues ont toujours conclu au fort attachement exprimé par la population et ses représentants à l'équilibre arrêté en 1961, estimant que la réforme du statut n'était pas vue localement comme une priorité.
En 2004, nos collègues Jean-Jacques Hyest, Simon Sutour et notre ancien collègue Christian Cointat relevaient que « la prise en compte des traditions de l'île a sans doute été le meilleur gage de la pérennité du statut jusqu'à ce jour » et qu' « elle explique également la prudence avec laquelle toute modification du statut peut être envisagée même si certaines évolutions sont parfois souhaitées » 15 ( * ) .
Pourtant, la question d'une modernisation du statut est lancinante. Elle est posée en 1989 à la suite de la visite de M. Michel Rocard, alors Premier ministre, à travers la constitution d'une commission au sein de l'assemblée territoriale. Au cours des années 2000 et 2001, une commission d'études et de propositions, réunie à plusieurs reprises sous l'autorité de l'administrateur supérieur, n'aboutit pas davantage à une véritable évolution statutaire, les autorités coutumières préférant une concertation sur l'application du statut et la répartition de toutes les compétences qu'il prévoit. De même, les états généraux de l'outre-mer de 2009 envisagent une proposition de réforme visant à instituer une plus grande autonomie de l'assemblée territoriale ainsi que la redéfinition de ses compétences. Cependant, les autorités locales, consultées par le Gouvernement, ne donnent pas suite à cette proposition d'évolution.
Notre collègue Christian Cointat dressait, en 2013 à l'occasion de son avis budgétaire, ce constat : « À plusieurs occasions, la réflexion sur l'avenir institutionnel n'a pas abouti, essentiellement à cause des réserves des autorités coutumières sur un possible affaiblissement de la place reconnue à la coutume dans le statut de 1961 » 16 ( * ) .
La coutume exerce effectivement une influence déterminante dans la pratique institutionnelle, les autorités coutumières ayant des revendications qui excèdent le cadre strictement légal de leurs compétences. Le rapport d'information de nos anciens collègues en 1993 notait que « le juge unique a été maintes fois saisi de demande tendant à la modification de ses jugements pourtant devenus définitifs » 17 ( * ) . L'actuel président du tribunal de première instance a fait part à vos rapporteurs d'une demande similaire : pour Pâques, le Lavelua lui a fait savoir, par l'entremise de son porte-parole, qu'il souhaitait la libération des prisonniers puisqu'il leur avait accordé sa grâce 18 ( * ) .
Les membres de l'assemblée territoriale, élus au suffrage universel, aspirent légitimement à des pouvoirs plus étendus, ce qui signifierait un amoindrissement de ceux de l'administrateur supérieur et la fin de la tutelle administrative. Ce voeu traduit une volonté de rééquilibrage, non pas tant envers l'État qu'envers les autorités coutumières qui, en fait, ont vu leur pouvoir conforté par le statut de 1961. En 1993, nos anciens collègues Jean-Marie Girault, Bernard Laurent, Michel Dreyfus-Schmidt et Camille Cabana observaient déjà que « la coutume joue également un rôle politique qui, dans une certaine mesure, fait ombrage à la classe politique et explique peut-être, au moins pour partie, mais sans que cela soit jamais exprimé, les différentes demandes de révision du statut qui se sont manifestées ».
Au cours de la période récente, notre ancien collègue Christian Cointat appellait de ses voeux une réflexion sur l'avenir institutionnel qui puisse, sans remettre en cause le principe d'une conciliation entre principes républicains et traditions locales, aboutir à une réforme du statut. Il a noté, à maintes reprises, les fragilités constitutionnelles de la loi du 29 juillet 1961 au regard des articles 72 et 74 de la Constitution.
Certes, l'assemblée territoriale est élue au suffrage universel et détient des attributions effectives comme l'exige le principe de libre administration décliné à l'article 72 de la Constitution et conforté par les règles d'autonomie prévues à l'article 74. Cependant, elle reste pour l'exécution de ses délibérations formellement soumise à une tutelle administrative, née du pouvoir d'approbation que détient l'administrateur supérieur, qui paraît, malgré l'usage éclairé qui peut en être fait par les titulaires successifs de cette fonction, difficilement s'accommoder des exigences constitutionnelles.
À ces considérations juridiques s'ajoute l'évolution des rapports de force au sein du pouvoir coutumier. Ce mouvement a connu son paroxysme en 2005 avec la grave crise politique qui a éclaté à l'occasion de la condamnation judiciaire pour homicide du petit-fils du Lavelua . Pour échapper à la justice, ce dernier s'est réfugié au palais royal, provoquant de fortes dissensions au sein des familles aristocratiques tiraillées entre le devoir de solidarité familiale et le respect de la légalité républicaine. Après une tentative de destitution du roi menée par l'administrateur supérieur, un médiateur envoyé par le Gouvernement a finalement maintenu sa reconnaissance de l'autorité du Lavelua en place.
Cet épisode a laissé des traces. Les partisans du strict respect de la coutume doivent désormais compter avec les tenants d'une lecture réformatrice de la coutume. Sans pouvoir, en un délai si court, percevoir toutes les arcanes de la coutume, vos rapporteurs ont pris conscience que des mouvements de fond traversent les autorités coutumières et qu'en tout état de cause, la coutume abrite une diversité de sensibilités qui ne se laisse pas réduire à une interprétation monolithique.
* 14 En première lecture, le Sénat a adopté à l'unanimité le projet de loi, après avoir adopté l'unique amendement déposé par notre regretté collègue Henri Lafleur visant à préciser la répartition des pouvoirs de l'administrateur supérieur et du Haut-Commissaire pour le Pacifique résidant à Nouméa.
* 15 Rapport d'information de MM. Jean-Jacques Hyest, Christian Cointat et Simon Sutour, précité.
* 16 Avis n° 162 (2013-2014) de M. Christian Cointat, au nom de la commission des lois, 21 novembre 2013. Cet avis est consultable à l'adresse internet suivante : http://www.senat.fr/rap/a13-162-3/a13-162-3.html
* 17 Rapport d'information de MM. Jean-Marie Girault, Bernard Laurent, Michel Dreyfus-Schmidt et Camille Cabana, précité.
* 18 La loi du 29 juillet 1961 ne prévoit aucun pouvoir de grâce pour les rois, ce dernier étant réservé au Président de la République par l'article 17 de la Constitution.