CHAPITRE 1 : DES FACTEURS INTERNES PEU PROPICES À UNE STRATÉGIE EXTÉRIEURE INTERVENTIONNISTE

Les questions de politique intérieure occupent aujourd'hui une place déterminante dans la définition de la stratégie extérieure des États-Unis. La sensibilité des dirigeants à l'opinion publique y est forte, une opinion lassée par des engagements militaires lourds au cours de la décennie précédente et touchée fortement par les conséquences de la crise économique et financière de 2008. L'opinion publique américaine revendique un recentrage de l'action publique sur les défis intérieurs 3 ( * ) .

La réponse à la menace extérieure, déterminante au lendemain du 11-septembre 2001, n'est plus au premier rang de l'agenda assigné aux dirigeants. La reconstruction économique et sociale des États-Unis s'y est substituée depuis l'élection du Président Obama.

I. UNE OPINION PUBLIQUE LASSÉE PAR UNE DÉCENNIE DE GUERRES ET RÉTICENTE À TOUT ENGAGEMENT EXTÉRIEUR

L'opinion publique américaine est lassée par une décennie d'engagements extérieurs en Afghanistan et en Irak. Cette « war fatigue » justifie la promesse du candidat Obama dans la campagne présidentielle de 2008 de mettre fin à ces deux conflits. Elle explique sa prudence dans la gestion des crises, spécialement au Moyen-Orient, sa retenue et sa volonté d'éviter tout engagement des troupes américaines. De ce point de vue, il continue à être soutenu par une large fraction de l'opinion publique, ainsi que le montrent plusieurs sondages, et par un nombre important de membres du Congrès, au sein du camp démocrate, mais aussi au sein du camp républicain, notamment dans la fraction « libertarienne » (Rand Paul) et du Tea party . Les critiques de ses hésitations et atermoiements, principalement dans le camp républicain, chez les partisans d'une ligne plus classique et plus interventionniste, portent peu. Celles des « unilatéralistes » et des « néo-conservateurs » qui ont inspiré les engagements de la période George W. Bush, essaient de les justifier et de fustiger les conditions dans lesquelles s'est effectué le retrait d'Irak, reviennent dans le débat actuel sur la poussée des djihadistes de l'EIIL, mais restent peu audibles. Certains observateurs considèrent même que cette « war fatigue » s'est muée en « world fatigue » exprimant une déception sur l'utilité des engagements, les coûts de l'assistance et la déresponsabilisation des acteurs les plus concernés et de fait un « néo-isolationnisme ».

A. LES STIGMATES D'UNE DÉCENNIE D'ENGAGEMENTS MILITAIRES EXTÉRIEURS

Les conflits d'Irak et d'Afghanistan ont été très coûteux pour les États-Unis, tant en vies humaines que sur le plan économique.

1. Les coûts de la guerre en Irak

Du 20 mars 2003, début des opérations militaires, au 15 décembre 2011, retrait des forces américaines, 4 490 morts et 32 241 blessés ont été décomptés dans les rangs américains 4 ( * ) (4 806 morts pour l'ensemble des troupes de la coalition et plus de 36 000 blessés) auxquels il faudrait ajouter environs 3 400 personnels des sociétés militaires privées.

La durée de l'opération a eu pour conséquence un emploi massif des réservistes et une augmentation de la durée des rotations.

Au-delà de ces données brutes, de nombreuses études ont montré les impacts psychologiques et psychiques de ces engagements sur les soldats concernés et notamment les réservistes. Ainsi une étude publiée par « The Journal of the American Medical Association » portant sur 88 235 soldats dont la moitié de réservistes engagés dans le conflit irakien entre 2005 et 2006, indique que « pour 20 % des professionnels et 42 % des réservistes, un suivi psychologique s'impose . » Elle note également que 25 % des sans-abris sont d'anciens militaires. L'étude souligne que beaucoup de vétérans sont laissés à eux-mêmes une fois rendus à la vie civile, il n'y a pas de véritable politique de suivi et d'assistance.

En termes économiques, Linda Bilmes et Joseph Stiglitz ont estimé en 2008 à 3 000 milliards de dollars le coût global du conflit 5 ( * ) incluant les dépenses budgétaires, y compris les dépenses futures, au titre des pensions, et les coûts économiques. D'après le Watson Institute for International Studies de l'université de Brown, le bilan économique pourrait représenter 6 000 milliards de dollars d'ici à 2053 en incluant les intérêts d'emprunts et les pensions aux anciens combattants : 1 700 milliards pour le coût budgétaire de la guerre, 490 milliards de pensions aux anciens combattants et 4 000 milliards au titre des intérêts cumulés sur les emprunts pour l'Irak à l'horizon 2053.

Selon le périmètre des estimations, entre 190 000 6 ( * ) et 500 000 7 ( * ) personnes auraient perdu la vie dans ce conflit.

Les coûts apparaissent exorbitants pour une large partie de l'opinion par rapport aux bénéfices réalisés , d'autant qu'ils se cumulent avec les conditions troubles qui ont conduit à l'engagement des opérations, notamment l'existence ou non d'armes de destruction massive et des interrogations de plus en plus vives sur la déstabilisation de la région qu'elle aurait accentuée (équilibre en chiites et sunnites, développement de l'islamisme radical, atteintes à la démocratie et aux droits humains...), affaiblissement de l'image des États-Unis.

2. Les coûts de la guerre en Afghanistan

De novembre 2001, début des opérations militaires à aujourd'hui, 2 329 morts et 19 803 blessés ont été décomptés dans les rangs américains 8 ( * ) (1 121 morts pour l'ensemble des troupes de la coalition et plus de 10 000 blessés) auxquels il faudrait ajouter environ 2 800 personnels des sociétés militaires privées.

La durée de l'opération a eu pour conséquence un emploi important des réservistes et une augmentation de la durée des rotations. On observe les mêmes traumatismes que pour les combattants en Irak.

En mai 2012, le Center for Strategic and International Studies indiquait que le coût direct de la guerre d'Afghanistan pour le budget des États-Unis s'élevait à 642 milliards de dollars 9 ( * ) . Il faudrait y ajouter des coûts indirects (pension, charges de la dette...).

L'estimation du nombre total des victimes est difficile à établir, mais probablement au-delà de 80 000.

Si l'intervention est moins contestée dans son fondement en raison du lien avec les attentats du 11-septembre et la traque finalement couronnée de succès d'Oussama Ben Laden, elle n'a pas permis d'éradiquer complètement l'action des Talibans et des doutes subsistent quant à la capacité des Afghans à assurer seuls la sécurité. Le bilan est donc mitigé dans l'opinion publique.

3. Des entreprises coûteuses

2,5 millions de membres des forces armées américaines ont été déployés dans les opérations en Irak et en Afghanistan . Plus de 1,5 millions ont déjà quitté le service actif et sont éligibles au bénéfice des prestations médicales et d'invalidité pour les anciens combattants. Linda Bilmes de l'Université Harvard relève que ces anciens combattants sont très malades. Un tiers présente des problèmes de santé mentale. Le taux élevé de traumatismes crâniens, la nécessité d'une prothèse et les troubles musculo-squelettiques, pèsent lourd sur le budget des Anciens Combattants. Les coûts des soins médicaux et d'invalidité chez les vétérans de l'Irak et de l'Afghanistan vont augmenter. Ils vont dépasser les 970 milliards de dollars à l'horizon de 2053. On comprend dès lors toute l'attention dans l'opinion publique et au Congrès sur les traitements réservés aux vétérans, la révélation par la presse que les délais excessifs d'attente pour obtenir des rendez-vous médicaux dans les établissements relevant de l'administration des anciens combattants ont conduit à la démission, le 30 mai 2014, du secrétaire en charge, le général Shinzeki.

Une étude du Watson Institute for International Studies de l'université Brown, publiée en 2011 indiquait que le coût cumulé des guerres d'Irak et d'Afghanistan représentait 3 700 milliards de dollars (comprenant les dépenses du budget fédéral et les futures dépenses au titre des pensions et des frais médicaux ou d'invalidité des vétérans). Son étude a été réévaluée à 4 000 milliards en 2013. Il conviendrait d'y ajouter les coûts des intérêts d'emprunt contractés pour couvrir les dépenses évalués de 1000 milliards de dollars si l'échéance est fixée à 2023, 7000 milliards pour une échéance à 2053 10 ( * ) .

Une large partie de l'opinion publique considère, à tort ou à raison, que la situation économique et financière dégradée des États-Unis est la conséquence de dix ans de guerres inutiles.


* 3 Le Pew Research Center a publié en décembre 2013 une étude sur les perceptions de l'opinion américaine vis-à-vis du rôle des États-Unis dans le monde et de la puissance américaine. Il en ressort qu'un nombre croissant d'Américains considèrent que la puissance et le prestige des États-Unis sont en déclin. Une majorité considère que leur pays est trop impliqué dans la résolution des problèmes mondiaux et préfèrerait que Washington se préoccupe davantage des problèmes intérieurs. http://www.people-press.org/files/legacy-pdf/12-3-2013%20APW%20VI.pdf

* 4 Département de la Défense : http://www.defense.gov/news/casualty.pdf

* 5 Linda Bilmes et Joseph Stiglitz « The Three Trillion Dollar War: The True Cost of the Iraq Conflict» . W.W. Norton 2008

* 6 Étude du Watson Institute for International Studies de l'université Brown - http://costsofwar.org/article/us-and-allied-killed-and-wounded

* 7 Estimation établie par la revue scientifique américaine Plos Medecine en partenariat avec des universitaires américains et le soutien d'experts du ministère irakien de la Santé,

* 8 Département de la Défense : http://www.defense.gov/news/casualty.pdf

* 9 http://csis.org/files/publication/120515_US_Spending_Afghan_War_SIGAR.pdf

* 10 http://costsofwar.org/article/economic-cost-summary

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