AVANT-PROPOS
« Changer le monde », cette ambition autrefois réservée à la philosophie ou à l'action politiques, n'est-elle pas aujourd'hui clairement revendiquée, de Palo Alto à Mountain Views, par les « institutions » du web ? C'est en tout cas la motivation que se prêtent les patrons du net, leurs collaborateurs ou les créateurs de « start-up ».
Ce qui relevait autrefois de la pensée et de l'éthique, à savoir transformer ou améliorer notre condition, ressortirait désormais de l'invention et de la technologie !
Certes, il faut prendre pareille assertion avec le recul que ne permet pas encore la jeunesse du net et de ses principaux acteurs. Mais elle traduit plus qu'un changement de perspective. C'est d'une autre vision du monde que prétendent en effet s'inspirer les Apple, Amazon, Facebook et plus encore Google dont les laboratoires travaillent à une « humanité augmentée ». Mais c'est aussi à la remise en question de notions associées à nos démocraties libérales, comme le respect de la vie privée, que l'on est en train d'assister.
À l'augmentation exponentielle des capacités intrusives de l'État et de ses services de renseignement vient s'ajouter une volonté constante de « rester en contact », « d'évaluer la performance », bref de limiter la vie sociale à l'immédiat et au mesurable accentuant encore le risque d'obsolescence de l'homme pointé par le sociologue allemand Günther Anders voici plus d'un demi-siècle.
L'intime, le travail et plus encore le temps, qui constituent les bases de notre civilisation, seront de plus en plus mis en cause par ce que Lewis Mumford appelait « l'idéologie de la machine » si nous ne prenons pas la peine de redéfinir ce que nous considérons comme les conditions et les critères du « développement humain. » Le changement ne saurait être considéré comme sa propre fin : seule la personne, son épanouissement, sa liberté doivent être regardés pour telle, ce qui implique tout aussi bien la cohésion de la société dans laquelle elle vit que la préservation de l'environnement dont elle dépend.
Or, plus la technologie nous permet de savoir de choses sur le monde, plus l'idée que nous pouvons nous en faire se trouble. N'est-ce pas d'ailleurs ce paradoxe que les fondateurs de l'Internet voulaient, au nom « d'une cause commune », aider à dépasser avant que ne l'emporte dans les années 90 une logique de l'appropriation privée des données et de concentration des médias supports ?
Au-delà des enjeux économiques et de souveraineté, des questions posées sur les réformes de la gouvernance du système Internet, de l'analyse des ambitions des États et des principaux acteurs, au-delà même d'un plaidoyer pour que l'Europe se dote d'une véritable stratégie afin de reconquérir une souveraineté numérique aujourd'hui écornée, ce rapport est d'abord une invitation faite aux responsables politiques comme aux citoyens à reprendre leur destin technologique en mains. Plus que jamais, ce sont des « valeurs » qui doivent guider nos choix et pas la seule logique des marchés, le lobbying des puissants ou la fascination pour l'innovation. Ainsi devons-nous, par exemple, affirmer et expliciter le droit au contrôle et au libre partage de ses données par le citoyen ! Ainsi devons-nous travailler à faire du web une économie de services plutôt qu'un outil de marketing !
Le numérique constitue sans doute une formidable opportunité. Mais outre le fait qu'il ne se développe pas sans nourrir de nouveaux rapports de force ou créer de nouvelles inégalités, son expansion doit rester soumise à la volonté démocratique et s'inspirer d'une idée de l'homme sur laquelle il ne saurait être question de transiger. Sans l'adhésion à cette éthique renouvelée, comment croire que les capitaines d'industrie disposant de milliards d'informations renonceront à les concentrer plus encore dans le seul but d'accroître leur influence, leur performance et leur richesse ? Sans de fortes convictions (et de sérieux contrôles) comment espérer que les patrons des services de renseignement s'interdiront d'accroître encore leur capacité de surveillance et leur puissance ? Le « nouveau scientisme », cette foi irrésistible dans la bonté et la beauté des processus numériques, constitue le meilleur allié des capteurs de pouvoir ou d'influence que secrète toute société. Et si l'abus qu'ils ont été susceptibles de faire d'une technologie de la communication, comme l'affaire Snowden l'a par exemple démontré, ne saurait justifier une défiance systématique à son encontre, elle devrait suffire à convaincre tout esprit avisé de se garder des naïvetés et des utopies qui pullulent autour du web. L'homme ne doit jamais faire l'économie de savoir ce qu'il veut et d'en décider collectivement. C'est à quoi ce rapport prétend modestement contribuer !
Gaëtan Gorce
Président de la mission