CONCLUSION
M. Jean-Pierre Sueur , président de la commission des lois . - Je remercie Mme la ministre Axelle Lemaire d'avoir accepté de conclure nos travaux. Je vous félicite pour votre nomination. Vous étiez très engagée à l'Assemblée nationale afin de faire adopter une proposition de loi que le Sénat a votée, qui donne au juge français la compétence pour intervenir dans le cadre du TPI. Espérons qu'elle sera examinée à l'Assemblée nationale ! Trop de propositions de loi d'origine sénatoriale s'égarent en chemin de l'Assemblée, ce qui représente un gâchis de temps et d'énergie.
Je remercie les 25 intervenants. En dépit de la complexité des sujets, nul n'a cédé à la polémique et le climat, tout au long de la journée, a été serein. Le sens de l'écoute a prévalu. Il est bon assurément que tous les acteurs concernés soient consultés avant le vote d'une loi.
Nous avons discuté des rapports entre la vie privée et l'intimité, sous de nombreux aspects, techniques, juridiques, scientifiques, civilisationnels. Sans doute faut-il une loi à ce sujet.
Je suis persuadé qu'une loi sur le renseignement est également nécessaire. Le contrôle de l'utilisation des données par les services de renseignement n'est pas assez poussé. Il ne faut pas céder pour autant à l'angélisme. Pour arrêter Mohamed Mérah, avant qu'il ne commette ses horreurs, il aurait fallu procéder à des écoutes ! Les mêmes qui déplorent les écoutes réclament aux services de renseignement d'agir ! Certes, il ne faut harponner que ce qui est nécessaire, mais on ne sait pas toujours ce que l'on cherche ! C'est pourquoi il faut renforcer le cadre législatif du renseignement.
Il faut aussi une loi sur le numérique et le respect des droits. Je sais que vous préparez cette loi indispensable, mais complexe, car le numérique ne connaît pas de frontières. Qu'est-ce qu'une loi de la République française peut poser comme contraintes et obligations en ce domaine ? En attendant un cadre mondial, il faut que l'Europe agisse. En Europe, certaines idées ne doivent pas prévaloir, telles celles qui affirmeraient la seule compétence de l'instance de régulation du pays où l'opérateur a son siège. Défendons les prérogatives de la CNIL pour le citoyen français. Vous avez été choisie, parce que c'est une loi difficile à faire. Nos débats seront publiés. Votre propos va nous éclairer, Madame la Ministre. (Applaudissements)
Mme Axelle Lemaire,
secrétaire d'état auprès du ministre de l'économie,
du redressement productif et du numérique, chargée du
numérique
Mme Axelle Lemaire, secrétaire d'État auprès du ministre de l'économie, du redressement productif et du numérique, chargée du numérique . - Vous venez de révéler mon ADN ! Il est vrai, que j'étais très engagée sur le texte sur la CPI, en effet. Je vois un point commun avec le sujet qui nous occupe aujourd'hui : il s'agit de protéger les droits de l'homme et les libertés fondamentales. Je défendrai l'inscription de ce texte à l'ordre du jour à l'Assemblée nationale.
Félicitations à tous, pour vos interventions riches - que j'ai suivies sur Twitter - et votre état d'esprit serein, même si je puis regretter que ce colloque n'ait pas pu avoir lieu avant l'examen de la LPM. Il importe de souligner les vertus du travail collectif, voire collaboratif, en amont du processus décisionnel.
Un scoop d'abord : dans un bureau, à Palo Alto, il a été décidé cet après-midi que le statut des nouveaux utilisateurs de Facebook ne serait plus visible par défaut, il ne serait donc consultable que pour leurs amis. Merci à Facebook ! Le politique ne servirait donc plus à rien ? Trêve de plaisanterie ! Quel est alors le rôle du politique dans un monde sans frontières ? La concurrence entre les systèmes de droit prévaut. La compétitivité dépend des choix du législateur. Faut-il accepter le sentiment de dépossession, bien réel, vécu par nombre de nos concitoyens ? Ou bien alors, comme je le crois, s'efforcer de définir au niveau européen des positions communes, centrales ? L'Europe a, à cet égard, un rôle crucial à jouer.
Ce dimanche se tiennent les prochaines élections européennes : c'est là que tout se joue.
Les choses ont évolué rapidement : la Cour de justice de l'Union européenne a censuré il y a quelques jours la directive relative à la conservation des données de connexion, qui l'eût cru ? Cette décision dont nous rêvions, c'est la Cour de justice de l'Union européenne qui l'a prise à notre place. C'est aussi cela, l'Europe concrète, où la France doit faire entendre sa voix. Nous attendons avec impatience les débats relatifs au nouveau projet de directive.
Le numérique entraîne un bouleversement potentiel de nos valeurs. Nous avons en Europe et en France une forte tradition de protection des droits. 1789 a inventé l'individu libre et souverain ; la France était également pionnière en 1978 ; elle a toujours su s'adapter aux évolutions technologiques. Je ne l'oublie pas, quand j'entends que la France serait en retard.
J'étais au Brésil lors de la ratification du Marco civil da Internet par la présidente Dilma Roussef : ce pays n'avait tout simplement pas de cadre législatif en la matière ! Il n'empêche que le droit français doit se moderniser : ce sera l'objet du projet de loi sur le numérique.
L'affaire Snowden, distillée semaine après semaine par les journalistes, a profondément changé les choses. Le modèle que nous avons construit est plus pertinent que celui de la notion anglo-saxonne du notice and consent, qui est celui de la NSA.
La loi de 1978 a instauré le contrôle par l'État des données personnelles des individus. L'étape suivante a introduit un contrôle partiel du secteur privé. L'échelle actuelle des grands traitements de données est tout autre. La quantité des informations échangées, avec les objets connectés, change complètement la donne.
Auparavant, les renseignements dépendaient du nombre d'hommes. Les taxis jouaient un rôle crucial ! Cette époque est révolue : les possibilités techniques sont devenues sans limites. Les États-Unis ont décidé de stocker tout internet, « au cas où »...
Les valeurs que nous voulons promouvoir font l'objet de débats depuis la nuit des temps. Il faut adapter ces questions, posées dès l'ère présocratique, à l'évolution des technologies. Benjamin Franklin disait qu'un peuple prêt à sacrifier un peu de sa liberté pour plus de sécurité finit par perdre l'une et l'autre.
Les Français ne sont pas ce peuple. Ils sont très attachés à leurs libertés et au débat public. Faut-il revoir ces valeurs ? Je ne le crois pas. Elles sont fondamentales. La liberté d'expression sur les réseaux sociaux doit-elle primer sur le droit à l'oubli ? Quelle égalité entre les usagers quand le numérique permet de rendre des services personnalisés ? Quel est le sens de l'ordre public lorsque l'État n'a plus le monopole de l'exercice de la violence légitime, face à des acteurs domiciliés fiscalement aux Bermudes, ou situés dans le cyberespace ? Les réponses à ces questions, nous les connaissons.
Le numérique est facteur de progrès ; il libère l'individu - il ne consiste pas à jouer à Candy Crush toute la journée...Je suis pour un numérique de l'inclusion, qui donne à chacun le pouvoir d'agir. Je ne crois pas à la dépossession. L'outil numérique est un levier d'autonomisation des individus et une force économique.
Oui, il faut moderniser le cadre juridique du renseignement. Donnons-nous les moyens de collecter des données viables, adaptées aux menaces qui pèsent sur notre pays. Point de transparence à tout prix, mais des outils efficaces, dans le cadre du droit. J'ai lu avec attention le rapport annuel de la délégation parlementaire au renseignement. Il est opportun de légiférer. La France doit compléter son arsenal législatif, sans mélanger toutefois le renseignement, la sécurité d'une part et le numérique, l'innovation, la protection des données personnelles, d'autre part, car cela ajouterait à la confusion, et je ne suis pas ministre de la défense.
Le contrôle du juge a été présenté, lors du débat sur la loi de programmation militaire, comme l'ultime rempart contre l'arbitraire. C'est une idée très anglo-saxonne. En France, nous avons la CNIL, que personne ne critique, en tant qu'autorité indépendante, sauf ceux qui l'ont qualifiée, l'année dernière « d'ennemi de la Nation ». Elle protège nos libertés. La CNCIS fonctionne aussi correctement. Tout n'est pas parfait, mais respectons notre tradition française. Ne nous lançons pas, par conséquent, dans un exercice de « copier-coller » législatif.
Que recherchons-nous ? L'essentiel, en matière de numérique, réside dans la confiance, qui passe par la connaissance du rôle de chacun. Qui fait usage de quelle donnée et à quelle fin ? Prenons le commerce électronique, qui rencontre un grand succès en France : la confiance des consommateurs a été gagnée par l'instauration légale de mécanismes efficaces, de statuts clairs, pour garantir la sécurité des transactions et éviter les fraudes. La certitude de ne pas être écouté, ébranlée par l'affaire Snowden, doit être retrouvée.
Dans le même esprit, le champ d'intervention de la puissance publique doit être renforcé, là où c'est nécessaire, afin de garantir l'application de la loi française aux acteurs français : c'est tout l'enjeu de la fiscalité applicable au numérique, de la territorialisation des dispositifs relatifs aux données. Le cloud * ( * ) , à cet égard, est un outil formidable, qui ne doit pas être dévoyé pour contourner la loi française, plus protectrice que d'autres pour les données personnelles.
État, CNIL, CNCIS : tel est le triangle institutionnel équilibré qui garantit les libertés en France, avec le législateur et le juge. M. Gorce plaide pour une réappropriation du politique.
Le débat aura lieu. Je serai heureuse de représenter le Gouvernement lors de la discussion de sa proposition de loi sur les données biométriques. Nous nous interrogeons sur les rôles respectifs des AAI, du juge et du politique.
Deuxième volet : la question technologique.
L'individu est souvent considéré comme un produit commercial par les grandes plateformes du numérique. Il faut casser ce monopole de l'information, permettre à chacun de s'approprier les outils, développer les architectures distribuées, soutenir les solutions libres, le marché des tiers intermédiaires de confiance où les Français occupent une bonne place. Oui, la protection à la française peut être source d'attractivité économique, d'innovation. Il existe en outre des modèles alternatifs, respectueux de la vie privée : celui de l'économie collaborative, fondée sur les prestations et non sur la vente d'espaces publicitaires par exemple.
Réfléchissons aux nouvelles façons d'exercer des droits, loin de l'utopie de la propriété individuelle des données privées. Celles-ci deviennent un bien commun, dont la valeur ne peut être captée au seul profit de quelques acteurs économiques : elles doivent être partagées, mais aussi maîtrisées par les individus.
L'open data est-il incompatible avec la protection de la vie privée ? Je ne le crois pas. Là aussi, il faut délimiter des frontières juridiques claires. L'open data n'est pas le big data. Il faudra un débat public : je plaide pour que la directive européenne soit transposée dans le projet de loi numérique. La commercialisation des données risque de flouter, à terme, la frontière entre données privées et données publiques.
Beaucoup ressentent, je l'ai dit, un climat de dépossession face au numérique. Creusons toutes les pistes de réappropriation de cet outil. Le débat perdure depuis la naissance de la République, car il pose au fond la question de l'idée que la France se fait d'elle-même, en tant que Nation ouverte sur le monde, ouverte à l'innovation.
Posons des questions. Le temps de la concertation viendra bientôt. La loi ne pourra pas tout : elle n'a vocation qu'à mobiliser l'éventail le plus large possible d'outils au service de tous, et de la croissance. ( Applaudissements )
M. Jean-Pierre Sueur , président de la commission des lois. - Merci pour votre propos. Nous sommes à votre disposition pour travailler avec vous. Il faudra en effet deux lois. Il faudra plaider auprès du Premier ministre pour leur inscription à l'ordre du jour. Nous aurons le temps d'y revenir. Merci à tous. ( Applaudissements )
* * Cf. glossaire, p. 69