B. LES ENJEUX DE LA MAÎTRISE DU TEMPS (EXTRAITS DU RAPPORT DE 2001)
La définition et la mise en oeuvre des politiques temporelles ont un objectif majeur, global et transverse : la qualité de la vie pour tous.
La maîtrise des temps conditionne nos différents droits et tout spécialement le droit à la ville.
C'est en cela que la réflexion active et décisionnelle sur les temps contribue à la modernité sociale. Ainsi comprise, une politique des temps vise :
1. L'équilibre entre temps de travail et temps hors travail
Nous avons toujours eu une approche très instrumentaliste du temps de travail : au service de l'emploi, de l'efficacité, de la richesse économique. Aujourd'hui, nous devons être à la recherche de l'équilibre avec les autres temps (en Suède, on est dans l'inversion : le temps hors travail est privilégié).
Cette recherche d'équilibre débouche sur des conflits qu'il faut résoudre. Temps de travail, temps social, temps de loisirs, temps familial, temps civique, temps pour soi sont non seulement compatibles mais utiles, complémentaires et nécessaires. Il nous faut aujourd'hui négocier entre temps de travail et temps de culture, temps d'éducation et temps de formation.
Hier, le premier temps était déterminant, exclusif ; aujourd'hui, il n'est plus que l'un d'entre eux.
2. L'égalité homme femme
Nous partons d'un constat simple : le temps partiel, le chômage, l'infériorité des salaires, l'infériorité hiérarchique professionnelle concernent principalement les femmes alors même qu'elles ont un niveau d'études supérieur. De surcroît, leur taux d'accès à la formation professionnelle continue est moindre. Parallèlement, le travail domestique demeure très largement féminin 22 ( * ) .
Il en résulte un sentiment d'injustice, une perte de bien-être social. La société ne tire pas profit du niveau d'éducation des femmes, pas plus que celles-ci sur le plan personnel ; les enfants subissent à leur tour les conséquences des conditions de travail de leur mère. Cette égalité concerne donc le travail mais également les services, le temps hors travail avec tout ce qui peut faciliter et rendre compatibles le temps familial, parental, personnel.
3. La concordance des temps
Un premier défi nous sollicite : comment adapter les services publics - et tout spécialement leurs horaires - aux évolutions de la société ?
Comment rapprocher le temps des uns et le temps des autres ?
Ceci est vrai des équipements de quartiers comme des services culturels : que se passe-t-il si le temps libre de leurs agents correspond à celui des usagers potentiels ?
Recherche de concordance du fait de l'évolution de la nuit : la rupture entre le jour et la nuit n'a plus la brutalité d'hier. La nuit se banalise. En effet, le temps de la nuit est tout à la fois un temps de travail, de loisir et de repos : comment les faire vivre en un même lieu, simultanément ? 23 ( * )
Une concordance est à rechercher entre les horaires de transport et ceux des écoles, entre les trajets longs (TGV) et les trajets courts (omnibus). Concordance, c'est-à-dire correspondance, afin de réduire les effets de la désynchronisation.
Ces recherches impliquent directement l'espace et participent à son attractivité, à sa qualité.
L'acteur économique y demeure particulièrement sensible.
4. L'égalité des personnes
Si la plus grave des inégalités demeure celle qui se rapporte à l'espérance de vie, nous voyons bien les inégalités qui proviennent des différences de temps de loisirs, de culture, d'éducation, de formation.
Le temps de transport et ses conditions influencent également la santé des personnes.
Quant au temps civique, il n'est pas le même pour tous. Tout le monde n'est pas à égalité pour choisir ses horaires, accéder à tel ou tel service, travailler volontairement à temps partiel.
Les personnes les moins fortunées continuent d'être les plus éloignées de leur travail et rencontrent donc le plus de difficultés pour la garde et l'accompagnement de leurs enfants.
La conciliation d'une activité professionnelle avec une vie familiale équilibrée ne va pas toujours de soi. À titre d'exemple, demandons-nous si les horaires des hommes et des femmes de ménage dans nos administrations sont acceptables.
Certains peuvent concilier leurs temps et d'autres pas, or chacun y a droit, au nom de la qualité de la vie, au nom de l'égalité. C'est tout l'enjeu de la politique des temps.
Fracture sociale, fracture informatique et fracture temporelle se cumulent. L'organisation du temps procède de l'intérêt général.
5. La création de temps communs dans la ville
La population a besoin de pouvoir se retrouver. Une ville vit d'affectif, d'émotion, de liesse, de souvenir, de recueillement. Elle a besoin pour cela de grands rendez-vous. C'est affaire de politique événementielle culturelle, sportive, patrimoniale, de politique festive, d'inaugurations, de portes ouvertes, de journées découvertes... que ce soit à l'échelle d'une tour HLM, d'une rue, d'un quartier, de la ville, de l'agglomération ou de la région.
C'est affaire de civisme : en respectant les jours de mémoire patriotique, en participant aux rendez-vous sociaux et politiques.
C'est affaire de service : décidant, par exemple, d'un jour de la semaine où toutes les administrations sont ouvertes aux mêmes heures.
Le thème du temps est inséparable d'un projet politique, d'un modèle de civilisation urbaine à construire. Transversal, il n'omet pas la dimension économique. Il convient de ne pas céder aux emportements de l'instant ou aux lois du marché pour appréhender au mieux la demande de temps.
Le temps doit devenir objet d'un projet politique, qui lui-même ne peut être que collectif.
La connaissance des besoins de temps, des demandes de temps en est le socle. 24 ( * )
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Comment faire pour être au plus près des aspirations des personnes de manière égalitaire, en fonction de leurs modes de vie et des mutations de la société ? Le rapport de 2001 faisait référence à l'agence des temps de Poitiers, créée en mars 2001 25 ( * ) et au projet « Maison du temps et de la mobilité du Territoire de Belfort »
Votre rapporteur terminait ses travaux en 2001 par des « suggestions de chantiers » : « temps et aménagement de la ville », « temps des femmes et temps des hommes », « temps et enfants », « temps et personnes âgées », « temps des services publics », « temps et déplacements », « temps et commerce », « temps et processus décisionnel ». Finalement, en réfléchissant sur « le temps des villes », nous cherchons à mieux profiter de la ville.
Au cours de la première décennie de ce siècle, nombreuses sont les collectivités territoriales qui s'investissent dans la démarche temps, par la création de « bureaux des temps », d'» agences des temps », de « missions temps »...
L'Institut des Villes confiera à Jean-Yves Boulin, chercheur au CNRS et spécialiste du sujet, la rédaction d'un ouvrage de synthèse - Villes et politiques temporelles (2008) qui fera le point « des initiatives prises en France et en différents pays européens, explicitant les enjeux et les objectifs des politiques temporelles mises en oeuvre, les motivations des protagonistes, les méthodes et les outils utilisés, la portée et les limites de ces politiques . 26 ( * ) »
De nouvelles pratiques, des rencontres et des publications enrichissent le champ des politiques temporelles qui sont et seront tout aussi incontournables que légitimes. Un excellent réseau se crée sous forme d'association : Tempo Territorial 27 ( * ) .
Plus récemment un excellent ouvrage - Urgences temporelles, l'action publique face au temps de vivre (2013) - propose un bilan actualisé des politiques publiques conduites principalement par les collectivités territoriales 28 ( * ) . Il nous met en face de « la capacité des habitant-es à maîtriser leurs temps » , et de la responsabilité des décideurs. Les auteurs en appellent à l'urgence d'une régulation publique de tous les « générateurs de rythmes ».
Dans sa contribution, Dominique Royoux, président de l'association Tempo Territorial écrit très justement que la compréhension du fonctionnement de nos sociétés passe par « une analyse de l'espace scandé par des rythmes multiformes, la désynchronisation, la recherche de la simultanéité des pratiques et de la mutualisation d'équipements, l'accessibilité différenciée 29 ( * ) ».
Ces approches contemporaines des temps, fruits d'initiatives libres et décentralisées, humanistes et qualitatives, pragmatiques et frappées du bon sens, ont une même filiation.
* 22 En 1999, les femmes consacraient journellement 3h48 au travail domestique (3h49 en 1986), contre 1h59 pour les hommes (1h51 en 1986). Enquête Emploi du Temps 1986/1989.
* 23 Le cycle de sommeil du citadin a évolué : les Français s'endorment en moyenne à 23h, au lieu de 21h il y a cinquante ans. Des médiateurs de la nuit ont été institués dans un certain nombre de villes.
* 24 Fin de l'extrait du rapport de 2001 : le temps des villes, Edmond Hervé, rapport à Mme Nicole Péry et M. Claude Bartolone.
* 25 La DATAR avait pris l'heureuse initiative de créer un groupe de réflexion « Temps et Territoire », qui travaillait avec le service recherche et développement de la Communauté d'Agglomération de Poitiers.
* 26 Villes et politiques temporelles, Institut des villes, Documentation Française, 2008. Alors président de l'Institut des Villes, votre rapporteur avait initié ce travail et sait gré à son successeur, Bruno Bourg-Broc, maire de Châlons-en-Champagne, d'en avoir assuré la continuité.
* 27 Cf. Annexe 4.
* 28 Urgences temporelles, l'action publique face au temps de vivre, Dominique Royoux, Patrick Vassallo, Syllepse, 2013.
* 29 Op. cit., page 107.