APRÈS-MIDI

PROPOS INTRODUCTIFS

Pr Agnès Buzyn, présidente de l'Institut national du cancer (INCa). Merci de nous avoir donné l'occasion d'exprimer le point de vue de la cancérologie, qui peut être légèrement différent de celui de la génétique constitutionnelle, longuement débattu ce matin, et qui a peut-être été anticipé par le deuxième Plan cancer.

Le deuxième Plan cancer avait en effet choisi de mettre comme axe majeur de travail la médecine personnalisée. C'était à l'époque, dans l'idée des rédacteurs, que la génétique somatique des cancers allait guider les traitements, allait les personnaliser et donc qu'il fallait s'organiser pour rendre accessible à tous les patients du territoire cette médecine personnalisée. Je vous remercie de m'avoir donné l'opportunité d'ouvrir cette table ronde sur l'organisation des soins puisque cela a été pensé dès le deuxième Plan cancer en 2007, tant en termes d'organisation que de structures. Nous pouvons être fiers collectivement de cette initiative qui nous est maintenant enviée dans le monde entier. Elle a en effet permis de structurer l'accès aux thérapeutiques ciblées via ce qu'on a appelé les plateformes de génétique moléculaire.

Pour ceux qui ne sont pas familiers de l'organisation de la cancérologie, le Plan cancer avait bien vu venir le fait que des traitements allaient cibler des anomalies moléculaires spécifiques de la tumeur de patients. Il est vrai que le terme de médecine personnalisée est probablement trop fort. Nous en sommes plutôt au stade de la médecine de précision, stratifiée, puisque des patients ayant des tumeurs qui présentent les mêmes types d'anomalies sont accessibles aux mêmes traitements. Mais pour qu'ils puissent bénéficier de ces traitements ciblés, il fallait mettre en place des tests compagnons accessibles sur des plateformes et de qualité.

L'Institut national du cancer en 2007 a commencé à identifier 28 centres ou laboratoires de génétique somatique, souvent des laboratoires qui faisaient de la génétique constitutionnelle, ce n'est pas forcément séparé. Il a organisé via des financements dédiés, le fait que tous les patients dont la tumeur pouvait bénéficier d'un traitement ciblé, puissent faire l'objet d'un envoi de leur prélèvement sur la plate-forme de génétique moléculaire, par le laboratoire d'anatomopathologie où se situerait leur prélèvement. Que ces patients soient traités dans le secteur privé ou public, l'INCa finance donc avec un budget PLFSS (279 ( * )) les tests compagnons et l'envoi des prélèvements par les anatomopathologistes. Il les rétribue pour l'organisation que représente le transport des fragments de biopsie.

Actuellement ces plateformes fonctionnent à un niveau accéléré. Il y a actuellement 17 thérapeutiques ciblées accessibles sur le territoire, qui ont une autorisation de mise sur le marché pour certains cancers exprimant certaines anomalies moléculaires, et ont donc besoin de tests compagnons. En 2012, plus de 60 000 nouveaux patients ont eu au moins un test de génétique moléculaire de leur tumeur sur ces plateformes, et ce nombre est en constante augmentation puisqu'on identifie régulièrement de nouvelles anomalies moléculaires spécifiques. Il faut donc implémenter les plateformes avec ces nouveaux tests, en anticipation des traitements en développement et sur le point d'obtenir une autorisation de mise sur le marché. C'est un phénomène d'amélioration continu, dynamique, et en constante expansion.

La structuration française est unique au monde, puisque tous les patients du territoire, où qu'ils soient traités, ont leur tumeur testée pour la présence d'une éventuelle anomalie génétique. Cela concerne les cancers colorectaux, du poumon, les leucémies, les cancers du sein. On prévoit, à l'évidence, une augmentation de ces tests dans les années à venir.

Nous avons cependant plusieurs enjeux pour le développement de cette médecine personnalisée. Les tests les plus anciens vont devoir à un moment donné être considérés comme des tests de routine et rentrer dans le droit commun de la une tarification. Actuellement il s'agit d'une tarification via une Mission d'intérêt général (MIG), ou par l'INCa quand les tests sont très nouveaux et s'implémentent sur les plateformes. Il va falloir que des tests rentrent dans le droit commun, soient évalués, bénéficient d'un tarif et puissent être accessibles dans des laboratoires de ville. En parallèle, il faut que nous gardions notre capacité à implémenter la nouveauté, l'innovation sur ces plateformes, et la difficulté devant laquelle nous nous trouvons est le séquençage et en particulier l'apport du séquençage à haut débit.

En effet, jusqu'à présent, l'organisation permet de réaliser un, deux, trois tests par tumeur, des tests unitaires, alors que des tumeurs vont nécessiter la recherche de X anomalies, peut-être dix ou vingt anomalies à terme, pour accéder aux médicaments à venir. Et bien évidemment il faut être en capacité de séquencer le génome des tumeurs de ces patients qui en auront besoin. Nous sommes en train d'organiser ce changement d'échelle stratégique, qui va nécessiter une organisation en termes de bio-informaticiens, et nous accompagnons à l'Institut national du cancer cette reconversion, cette évolution obligatoire des plateformes de génétique moléculaire, de façon à pouvoir absorber, je dirais ce « tsunami » d'identification de nouvelles cibles d'anomalies moléculaires, et ce « tsunami » de nouvelles molécules que nous voyons arriver : au dernier congrès américain de l'Asco , American society of clinical oncology , on a repéré plus de 900 molécules de thérapies ciblées en développement au niveau des essais de phase 1 ou 2. Ce qui veut dire que si 10% de ces molécules arrivent sur le marché, nous allons devoir absorber 90 ou 100 nouveaux médicaments ciblant des anomalies spécifiques dans les années à venir. Nous accompagnons cette structuration en équipant les plateformes en capacité de séquençage. Nous sommes le seul pays au monde à disposer d'une telle organisation et cela est cité en exemple dans tous les congrès.

Nous devons ne pas rater le tournant du séquençage haut débit, et nous devons également maintenant, et je pense que ce sera l'un des objectifs du 3ème Plan cancer, adapter la façon dont nous faisons de la recherche clinique. Jusqu'à présent celle-ci était adaptée à une ou deux nouvelles molécules de chimiothérapie qui arrivaient sur le marché, et obligeaient à faire des essais de phase 3 randomisés sur des milliers de patients pour juger de l'efficacité d'un traitement. Si nous avons à absorber l'arrivée de 90 nouvelles molécules en cancérologie dans les cinq ans qui viennent ciblées sur de petites populations de patients, il va falloir repenser notre modèle d'essais cliniques et d'évaluation du médicament.

La médecine personnalisée, que j'appelle la médecine stratifiée ou de précision, car nous sommes encore loin de l'individualisation des traitements et nous nous adressons à des sous-groupes de patients, nécessite un accompagnement et une évolution très dynamique de la façon dont nous structurons le paysage des soins, pour adapter ce paysage à l'innovation. Au-delà de ces traitements personnalisés, ou de précision, nous avons la sensation à l'INCa que la médecine devant être appelée personnalisée, doit être beaucoup plus vaste que le fait simplement d'accéder à des thérapeutiques ciblées. Nous pensons qu'elle doit être une prise en charge individualisée, prenant en compte des facteurs de génétique constitutionnelle pour ce qui concerne la prévention, l'addiction à certains toxiques comme le tabac ou l'alcool, et que cette génétique constitutionnelle guide, via des niveaux de risque particuliers, les dépistages organisés. Au-delà d'une individualisation des traitements ciblés, la médecine personnalisée de demain, que nous souhaitons tous, va vers une individualisation des prises en charge et de la prévention au traitement. Je pense que le 3ème Plan cancer proposera cette mise en oeuvre.

M. Didier Tabuteau, conseiller d'État, responsable de la chaire santé de l'Institut d'études politiques de Paris (IEP). Je vais dans ce propos rapide repartir des travaux d'une commission que nous avions réunie à l'Office de prospective en santé qui s'était en partie interrogée, travaillant à l'horizon 2025, sur les conséquences de la médecine personnalisée. Je me bornerai à présenter quatre séries de réflexions sur la possible évolution du système de santé, qui sont apparues à l'occasion de ces échanges.

La médecine personnalisée, cela rejoint ce qui a été dit en conclusion de l'intervention précédente, comprend bien sûr les traitements ciblés, mais également toute la médecine anticipée, les possibilités de prévention ou de médecine prédictive dans leurs applications. Mais la médecine peut être également regardée comme personnalisée par la connexion, la capacité de suivre en permanence et d'individualiser le traitement ou le suivi d'un patient, notamment à travers le télé-suivi ou la télésurveillance. Nous avions considéré l'ensemble des mécanismes faisant que la prévention ou la prise en charge peuvent être totalement adaptées à la personne, à l'individu.

Cette médecine ou cette façon de prendre en charge a bien des avantages, puisqu'elle s'adapte à la personne et met la singularité de l'individu au coeur du système de santé, ce qui, au-delà des effets médicaux, s'inscrit dans le processus d'affirmation du droit des personnes.

Elle invite à s'interroger sur quatre impacts possibles pour le système de santé :

Le premier est l'impact organisationnel ou économique. Si ces thérapeutiques restent à la marge, très spécialisées, localisées, elles ne modifieront pas le fonctionnement du système quand elles s'y intègreront. En revanche, si cette approche de la médecine concerne progressivement de 5, 10, 30 % du système de santé, elle produira des bouleversements considérables. Avec l'inquiétude de certains économistes de la santé sur ses coûts. Un modèle de médecine orpheline aux hyper-coûts justifiés par son application à un nombre restreint de patients va-t-elle se développer ? Ou au contraire, va-t-il permettre de partir du modèle économique des maladies rares et le transformer en modèle économique de droit commun, l'ensemble du système fonctionnant sur cette base avec des conséquences importantes sur les essais cliniques, la tarification des produits et des prestations ?

Cette première interrogation conduit à se demander, et je crois que c'est aujourd'hui qu'il faut le faire, si l'assurance maladie doit continuer à tarifer systématiquement des produits, ou si elle doit entrer dans une réflexion sur des tarifications de protocoles, ou même de résultats thérapeutiques. Cette interrogation est en germe. Elle n'est pas encore très concrète aujourd'hui, mais je crois qu'elle mérite attention. On peut également s'interroger sur l'équilibre entre les surcoûts liés à ces thérapeutiques, et les gains qu'elles permettront, puisqu'elles ont un effet de sélectivité leur permettant d'être efficientes pour le système de santé.

La deuxième conséquence touche l'organisation du système elle-même. Cette médecine se traduit inévitablement par une hyperspécialisation de l'offre de soins et incite à la création de centres nationaux, ou en tout cas très spécialisés. Elle pose la question de l'évolution des plateaux techniques et du système hospitalier dans son ensemble. Là encore, si elle devient une part significative de l'activité médicale, elle peut conduire à une restructuration considérable du système hospitalier et même du système de soins.

Le parcours de soins sera infiniment plus complexe dans une médecine hyperspécialisée du fait de la personnalisation des thérapeutiques ou des processus de prise en charge. Cela se traduira par l'émergence d'un besoin accru de GPS médical, difficile à organiser dans notre système peu régulé, mais aussi par la tentation d'autres acteurs plus ou moins bien intentionnés de tenir ce rôle d'accompagnement par le coaching ou le conseil à des fins purement économiques. On voit des initiatives fleurir dans ce domaine.

La troisième série d'interrogations concerne l'évolution des acteurs du système de santé. Il y aura émergence de pôles de compétences, comme les centres d'analyses de génétique cités tout à l'heure, mais aussi bien d'autres systèmes imaginables. Pour les thérapeutiques les plus complexes et les plus liées à la personne, on peut s'interroger sur la façon dont la séquence prise en charge-soins-élaboration des produits- administration au patient, s'organisera. Respectera-t-on toujours une séparation franche entre les entreprises pharmaceutiques, celles de dispositifs médicaux, et les prestataires de soins ? Cela mérite attention.

Dans cette réflexion sur les acteurs, il faut prendre en compte l'indispensable éclosion de nouveaux métiers de la santé. Des techniciens, ingénieurs, informaticiens du vivant, généticiens non-médecins, devront voir le jour. Déjà, certains centres universitaires témoignent de leur intérêt pour des cursus de formation de ce type. L'évolution de la formation en santé est nécessaire pour adapter le système aux transformations que cette médecine personnalisée pourrait susciter.

Enfin, sur un plan plus juridique ou administratif, cette médecine remet en cause des frontières traditionnelles, les distinctions prévention-soins, actes-produits, médicaments-dispositif médical. Ces distinctions vont voler en éclat si j'en crois les perspectives scientifiques et médicales ouvertes par ces thérapeutiques et les pratiques qu'elles permettront. Or, ce sont ces frontières qui structurent notre organisation administrative et juridique. Le code de la santé publique ou de la sécurité sociale, s'appuient sur ces concepts traditionnels pour les définitions, les processus d'autorisation, de contrôle, d'évaluation. Il y aura un effort à faire pour dépasser ces clivages, ces frontières traditionnelles. Ce ne sera pas simple car nous y sommes habitués. Il faudra donner un statut juridique ou administratif à des pratiques beaucoup plus complexes que celles auxquelles nous étions habitués, et c'est toujours difficile.

J'évoquerai pour terminer quatre risques, car ces processus sont à la fois porteurs d'espoirs thérapeutiques, d'avancées en termes d'efficience pour le système de santé, mais ils comportent des risques dont certains ont été évoqués ce matin. Ils nous étaient également apparus, et je les reprends rapidement.

Le premier est le risque de l'illégalité. Ces processus vont conduire à la banalisation et la dissémination des centres utilisateurs et détenteurs de données sensibles. Les transferts d'informations multiplieront les risques d'atteinte au secret des données médicales. L'évolution globale du système conduit à cette profusion des risques d'atteinte au secret médical. Cela n'est pas propre à la médecine personnalisée, mais compte tenu de la nature particulière de ces données, ce risque mérite d'être encore souligné.

Le deuxième risque est celui de la surveillance. Cette médecine peut engendrer, cette fois en toute légalité, un véritable Big Brother médico-génétique. Les connaissances et données médicales produiront un dispositif par lui-même potentiellement dangereux. La médico-surveillance, avec ses avantages thérapeutiques, est un système de surveillance supplémentaire dans une société, et mérite attention en termes de préservation des libertés publiques et individuelles. Il vaut mieux s'organiser, juridiquement, administrativement, politiquement, au début du processus, que de se lancer tardivement à sa poursuite.

Le troisième enjeu est celui de l'anxiété. Nous sommes dans un système où notamment les perspectives fantasmées ou réelles de la génétique génèrent une espèce d'hypocondrie collective dangereuse pour le bien être de l'individu, mais également pour le fonctionnement de la société, le fonctionnement du système d'assurance maladie et du système de santé. Dans le rapport précité, nous nous étions posé la question de la façon dont le suivi des personnes pourrait retentir sur l'évolution des prises en charge, et nous voyons d'ores et déjà poindre une « automédication génétique » suscitée par des sites internet, qui est inquiétante.

Le dernier risque est la tentation de développer une assurance maladie conditionnelle. Plus le comportement individuel, le suivi personnel en temps réel de la prévention sera possible, étayé scientifiquement, diffusé publiquement, plus la tentation pourra exister dans un contexte économique toujours difficile, de lier la prise en charge aux risques connus et aux comportements des patients. Cette assurance maladie conditionnelle, qui n'est pas inexistante, était jusqu'à présent extrêmement restreinte. Le droit des affections de longue durée (ALD) permet depuis longtemps de subordonner la prise en charge à 100 % à des conditions d'observance et de comportement et de la supprimer si elles ne sont pas respectées. Mais en pratique ce n'est pas utilisé. La médecine personnalisée et la médecine génétique font renaître avec une acuité nouvelle ce risque. Or dans un contexte économique difficile, on commence à voir dans le monde des initiatives encore isolées de systèmes d'assurance maladie introduisant le lien entre le comportement et la prise en charge, ce qui est porteur de très profondes inégalités sociales et socioculturelles. Si elles ne sont pas prohibées, ces pratiques se développeront.

Ces questions, compte tenu de leur impact sur le système de santé, supposent une pédagogie, des décisions publiques, collectives, anticipées. Et je me réjouis tout particulièrement des journées de travail organisées sous votre égide.


* ( 279 ) Projet de loi de financement de la sécurité sociale.

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