PROPOS INTRODUCTIFS

Pr Axel Kahn, directeur de recherche à l'INSERM, membre de l'Académie des sciences et du Conseil scientifique de l'OPECST. Comme l'a dit M. le vice-président Jean-Sébastien Vialatte, la médecine a toujours tenté d'être personnalisée, c'est-à-dire de s'adapter à la nature du malade, et cela fait bien longtemps que l'on prend en compte l'âge du malade, sa situation. Est-ce une femme enceinte ? Un vieillard malade ? Y a-t-il une pathologie particulière ? On prend en compte l'insuffisance rénale pour les doses de médicaments, des incompatibilités, le diabète, etc.

Par conséquent, ce qui nous intéresse aujourd'hui, c'est de voir en quoi cette personnalisation a changé, non point de nature, mais de possibilité d'efficacité, ce qui a modifié la nature, avec l'introduction de l'outil génétique.

Effectivement, il est possible de donner plusieurs définitions de la « médecine personnalisée ». Je commencerai par le sens le plus strict du mot, le traitement le plus personnalisé possible. Et à ce stade, il peut lui-même être divisé en deux grandes catégories de propos. Premièrement, il s'agit de proposer le traitement qui est le mieux adapté aux mécanismes d'une maladie donnée, et deuxièmement, en dehors de la personnalisation, il faut essayer de prévoir les effets, bénéfiques ou maléfiques du médicament.

Tout d'abord, le traitement lié aux mécanismes des maladies. On sait depuis très longtemps qu'une maladie donnée, un cadre pathologique, peuvent résulter d'un grand nombre de mécanismes biochimiques, et il paraît de ce fait parfaitement logique que chacun de ces mécanismes puisse bénéficier, si le traitement n'est pas symptomatique, d'un apport médicamenteux tout à fait idoine et spécialisé. Le domaine dans lequel cela est pratiqué depuis fort longtemps est celui du cancer. Les proliférations tumorales peuvent être liées à des mutations de gènes multiples, et toucher, suivant la nature du phénomène déclenchant, soit la tumeur, soit son aggravation ; le traitement doit être naturellement modifié. Cela fait très longtemps qu'on a pris en compte les récepteurs hormonaux, et aujourd'hui les études sont très diversifiées.

De même, plusieurs mécanismes peuvent entraîner des maladies cardiovasculaires : une artériosclérose, une hypertension artérielle, des insuffisances rénales, et chacune d'entre elles mérite d'être traitée de manière idoine. En ce sens, tout ce qui permet de mieux adapter un traitement à la nature, aux mécanismes de la maladie, est un incontestable progrès de la médecine.

De la même manière, dans le champ des progrès, on peut émettre la possibilité de bien mieux prévoir qu'auparavant les effets délétères des médicaments, mais également des mécanismes qui joueront sur la dose efficace. Il existe des métaboliseurs plus ou moins rapides des médicaments, et par exemple, connaître ces déterminants va permettre d'adapter la dose du médicament à la rapidité de son élimination, de son métabolisme, de sa modification, etc. En ce domaine, la médecine personnalisée se situe dans la continuité de la volonté d'être de mieux en mieux adaptée à la réalité d'un malade, toujours pris dans sa globalité. Cela peut être considéré comme un très grand progrès médical.

Il existe une autre définition, que vous avez abordée, qui est de considérer que la médecine personnalisée, c'est la prédiction de l'effet des médicaments, et que de la prédiction de l'effet des médicaments on peut plus généralement s'orienter vers la prédiction de la survenue des maladies, c'est-à-dire passer de la médecine personnalisée à proprement parler à la médecine prédictive. Je n'aime pas le terme « prédictive » qui évoque Madame soleil, mais c'est le terme consacré. J'aurais préféré la médecine de « prévision », puisqu'on essaie de prévoir la survenue des maladies.

Cette médecine prédictive, il en a été fait état plusieurs fois dans ces lieux, dans les travaux de l'Office parlementaire, quand il s'est agi de traiter des tests génétiques. Mais bien entendu, et cela vient d'être souligné, les perspectives offertes aujourd'hui par la généralisation à un faible coût du séquençage du génome, ou au moins de la partie la plus significative du génome, l'exome -sans doute pour une centaine ou quelques centaines d'euros d'ici quelques années-, modifie très certainement le paysage, et mérite qu'on s'y arrête.

Je me focaliserai sur le phénomène de généralisation, voire de très grande diffusion, de la connaissance par les personnes de leurs déterminants génétiques individuels. Nous sommes à peu près tous persuadés que dans une dizaine d'années, cela fera partie des informations qui seront chargées sur le téléphone portable, et pourra ainsi être présenté dans les consultations médicales pour un traitement informatique idoine pour les paramètres qui n'auront pas été déjà analysés.

Le séquençage du génome va incontestablement permettre d'affiner considérablement, les déterminants génétiques des maladies en général, comme outil de recherche, comme outil d'épidémiologie moléculaire, comme outil de meilleure compréhension des différents mécanismes pouvant entraîner une maladie. Il s'agit là d'un outil extraordinairement précieux et nous en attendons tous des progrès.

Je voudrais surtout m'attarder sur les conséquences en termes de santé individuelle et de santé publique de la diffusion de cette méthode. Il faut être franc : il est très difficile aujourd'hui de se faire une idée claire de ce que cela donnera, tant en termes d'amélioration des paramètres de santé, de possibilités de mieux prendre en compte les maladies, qu'en termes d'impact sur l'évolution des dépenses de santé.

Chaque fois que le séquençage du génome permettra de déterminer des anomalies génétiques, qui sont des déterminants forts de la susceptibilité à une maladie qu'il est possible de traiter préventivement ou d'éviter facilement, on peut imaginer que ce sera un progrès incontestable, et tel est le cas de plusieurs situations. Je pense par exemple à l'hémochromatose. Déterminer une hémochromatose permet tout simplement de proposer à quelqu'un d'être donneur de sang régulier et d'éviter que le fer ne s'accumule, et par conséquent de tomber malade.

Mais en réalité, dans l'immense majorité des cas, les déterminants génétiques ne sont pas des déterminants de pénétrance forte, mais de pénétrance extrêmement faible. Il n'empêche que ce sont des renseignements extrêmement importants d'un point de vue scientifique, pour autant le bénéfice individuel en est aujourd'hui incertain. Quel bénéfice une personne, individuellement, peut-elle tirer de la notion qu'elle a un déterminant qui intervient dans 3 %, 4 % ou 10 % de la pathologie ? C'est évidemment incertain. La question qui se pose et que vous discuterez est la suivante : cela pourra-t-il dans le futur être utilisé pour déterminer des agrégats de risques assurantiels ? J'étais il y a quelques jours devant une assemblée d'assureurs justement pour traiter ce point qui est d'une extraordinaire importance pour le futur, et notamment, la place de la solidarité dans les politiques publiques.

Dans certains cas, l'apport est incontestable, dans de très nombreux cas, le renseignement scientifique est tout à fait évident et précieux, et l'avantage individuel est incertain. Quand bien même l'avantage serait tout à fait évident, parce qu'il serait possible de proposer des traitements préventifs, ou en tout cas une hygiène de vie permettant de diminuer un risque auquel on est sensible, il reste une question majeure qu'il ne faut jamais oublier : entre la connaissance de la certitude d'un risque et la modification des pratiques pour éviter la manifestation de ce risque, se trouve un immense écart. On sait que la voiture est extrêmement dangereuse, il n'empêche, on roule en voiture et on a des accidents. On sait que fumer donne le cancer de la vessie, du poumon et bien d'autres maladies, et on a énormément de difficultés à diminuer l'usage du tabac. On sait que manger trop, notamment certains aliments qui rendent obèses, provoquent des maladies cardiovasculaires, il n'empêche que dans nos pays, un problème de cet ordre demeure.

Ainsi l'idée selon laquelle une multiplication extraordinaire des connaissances des susceptibilités sur une base génétique, aboutira très facilement à une modification très généralisée des modes de vie, est sans doute illusoire, quand bien même cette information sera importante. Cela mérite qu'on y travaille plus, mais reste sans doute totalement illusoire.

En termes de dépenses de santé, de la même manière, il est tout à fait impossible de prédire ce que seront les conséquences de la généralisation de ces pratiques, puisque d'un côté, il peut être beaucoup moins onéreux en effet d'éviter qu'une maladie ne survienne par des dispositions ad hoc plutôt que de la soigner. D'un autre côté, médicaliser des risques relatifs de manière tout à fait généralisée peut représenter un surcoût de santé.

En outre, vous l'avez dit, et c'est tout à fait important, généralement la médecine prédictive et la médecine personnalisée amèneront dans le champ économique l'industrie pharmaceutique à se reposer la question de ses modèles, puisque, à terme, la subdivision de tout champ pathologique en un très grand nombre de sous-domaines, chacun justifiable d'un traitement particulier, marque la fin presque généralisée du modèle de blockbuster sur lequel l'industrie pharmaceutique reposait jusqu'à présent. D'un côté, cela permet de réhabiliter des médicaments qui n'auraient pas démontré leur efficacité dans le champ pathologique qui est global, de l'autre, cela diminue le champ d'utilisation d'une drogue donnée, et par conséquent, pose des problèmes de rentabilité généralisée. C'est une question sur laquelle il faudra se pencher. Nous n'avons pas de réponse aujourd'hui.

En définitive, je crois en effet que le champ ouvert aujourd'hui, par cette possibilité totalement bénéfique d'améliorer l'abord thérapeutique des patients, en déterminant le ou les médicaments les mieux adaptés à un mécanisme donné, en évitant leurs effets délétères, en disposant dans un bon nombre de cas de la possibilité d'intervenir avant que la maladie ne survienne, sont réellement des progrès sinon des triomphes de la médecine. Comme toujours, il faut se garder des idéologies et des illusions. L'illusion selon laquelle on pourra connaître tout dans l'avenir est tout à fait folle.

En réalité, et je terminerai par ce point : il est bon de se rappeler qu'aujourd'hui 30 % de la morbidité est liée à des conduites à risques, lesquelles sont liées à une réaction psychologique à un environnement psychologique, socio-économique, etc. Certains pensent que les conduites à risques sont également génétiquement déterminées. Tel n'est point mon avis très largement. De ce point de vue, je termine par une affirmation qu'un généticien est en situation de rappeler : un gène ne code jamais un destin. L'idée selon laquelle un gène code un destin est une idée fausse, qui procède d'une méconnaissance du gène. Un gène code des propriétés d'une cellule, ou, si l'on connaît parfaitement le jeu des gènes travaillant ensemble, les propriétés d'un organisme. Aussi le destin est-il la résultante d'un être vivant qui dispose de propriétés données, confrontées à un environnement qui lui n'est pas génétiquement déterminé.

Pr André Syrota, président-directeur général de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), président de l'Alliance nationale pour les sciences de la vie et de la santé (AVIESAN). Le concept de médecine personnalisée est d'abord apparu aux États-Unis dans les années 2000, mais en fait, la réalité qu'il recouvre est déjà plus ancienne. Cette médecine personnalisée, qu'on appelle aussi maintenant plutôt la médecine stratifiée, la taylor-made medicine ou la médecine sur mesure, est issue du transfert progressif vers la clinique des progrès scientifiques et technologiques qui ont été observés à partir des années quatre-vingts. Ces progrès sont issus de la recherche académique, et pas de la recherche provenant des grandes compagnies pharmaceutiques.

Parmi ces progrès des connaissances, des méthodes et des outils, on peut citer les techniques d'analyse biologique, le séquençage déjà évoqué, mais aussi l'immuno-analyse, l'hybridation moléculaire, la spectrométrie de masse, qui ont engendré d'abord la génomique, puis dans son sillage toutes les omiques liées à la lecture, de plus en plus rapide, de plus en plus complète, du vivant à l'échelle atomique, à l'échelle moléculaire, à l'échelle cellulaire. On a eu aussi les évolutions d'imagerie in vitro, in vivo , avec les résolutions spatiales, temporelles qui n'ont fait que croître. S'y sont ajoutées les avancées de la numérisation, de la bio-informatique, les micro-nanotechnologies, qui permettent de réaliser des analyses biologiques de plus en plus détaillées sur des surfaces de plus en plus réduites, les bio-puces, mais aussi d'enregistrer, de conserver, de transférer, de croiser, de grandes quantités biomédicales, le big data , ou encore de cibler, avec une extrême précision la thérapie, nano-médicaments, etc. Puis, sont venus ce qu'on a appelé autrefois le génie génétique, la biologie de synthèse, nourrissent les biothérapies géniques, les biothérapies cellulaires, la production de tissus, d'organes, de biomatériaux, dans une approche régénérative.

Les conséquences de toutes ces évolutions scientifiques et technologiques sur la médecine ont été évidemment extrêmement importantes. On a découvert la complexité intrinsèque du vivant qui a fait sortir, maintenant depuis longtemps, du paradigme « un gène - une protéine - une maladie ». Plus on comprend le fonctionnement normal et pathologique des gènes, des cellules, des tissus, des organes, plus on constate la très grande diversité de leurs altérations, et donc de leur protection ou de leur réparation. En d'autres termes, la médecine devient individualisée parce que le vivant est individualisé. Le corollaire de cela, est que la découverte de nouvelles cibles, de nouvelles voies de signalisation, de leur modification au cours de telle ou telle pathologie, ouvre chaque fois des perspectives nouvelles pour les malades. Cette recherche, c'est essentiellement une recherche académique.

Chaque patient possède un patrimoine génétique particulier qui peut le prédisposer à certaines maladies. On a évoqué la baisse importante du coût du séquençage, (pour le génome entier on atteindra moins de 1 000 euros par patient très rapidement. On pourra identifier pour chaque individu des gènes, ou des combinaisons de gènes, susceptibles d'augmenter ou de diminuer des facteurs de risques pour des pathologies fréquentes ou des pathologies rares. Ces tests sont techniquement possibles, dès la naissance, mais également au stade foetal, voire avant, si on est capable de détecter les cellules embryonnaires qui circulent précocement dans le sang maternel.

Chaque patient possède un environnement spécifique, lequel, croisé à son génotype, présentera ou non une augmentation des facteurs de risques dans le déclenchement des pathologies. On sait bien que les maladies les plus fréquentes, les maladies inflammatoires, cardiovasculaires, tumorales, neurologiques, émergent à la rencontre d'un terrain génétique favorable et d'influences externes du milieu liées aux pratiques de vie : l'alimentation, la sédentarité, les addictions, la profession, etc. Donc la personnalisation implique la prise en compte de cette dimension environnementale. Aujourd'hui, on parle de nutrigénomique, qui analyse l'alimentation sur la santé via le métabolisme des macronutriments. Un autre sujet se développe aussi, notamment aux États-Unis, l'étude de l'exposome, qui consiste à prendre en compte le maximum de données environnementales, qu'on croise à la génétique.

Enfin, les pathologies elles-mêmes sont mieux caractérisées qu'autrefois. Il existe aujourd'hui de nombreux sous-types qui n'empruntent pas les mêmes voies de signalisation moléculaire et cellulaire ; autrement dit ce sont des maladies différentes. Des consortiums internationaux réunissent désormais des cohortes de grande taille sur chaque type de maladie, qui mettent en évidence des dizaines, voire des centaines de profils

Il existe aussi une nouvelle nosographie qui se dessine, même pour des maladies considérées apparemment comme simples, je pense par exemple à l'asthme. Il en va de même pour les traitements. Tous les patients, le Pr Axel Kahn l'a expliqué, ne répondent pas de la même manière à un médicament, que ce soit en terme d'efficacité ou d'effets secondaires, et les traitements ne sont pas forcément adaptés à tous les sous-groupes de leurs pathologies cibles.

La pharmaco-génomique est aussi en train de bouleverser les analyses d'innocuité, de tolérabilité, d'efficacité, là encore, dans le sens d'une plus grande précision et de personnalisation, de même que le pronostic de réponse au traitement est considérablement affiné pour un patient donné.

Outre la conception du médicament, son administration est aussi en train de changer. C'est le principe du ciblage thérapeutique, qui permet d'administrer le médicament au bon endroit, au bon moment, avec les bonnes doses, chez le bon malade. Or ces paramètres sont variables selon la personne et sa pathologie.

Les débats et les échanges de cette journée vont permettre de préciser les enjeux scientifiques, technologiques et cliniques que je viens d'esquisser. Et l'on comprend que la médecine personnalisée évoluera toujours à la frontière entre les connaissances les plus récemment acquises et leurs applications cliniques dans le système de soins.

J'aimerais souligner quelques défis et enjeux de cette médecine personnalisée sur les plans éthique, économique et sociétal. Au niveau éthique, il ne s'agit pas seulement de comprendre avec une précision croissante les mécanismes du vivant, puisqu'on peut désormais intervenir sur eux. L'humanité gagne en savoir, elle gagne en pouvoir : corriger des gènes, produire des tissus, restaurer des organes, poursuivre ou interrompre un développement embryonnaire.

Le vivant est de plus en plus scruté, maîtrisé, artificialisé, et la personne humaine n'échappe pas à cette tendance d'ores et déjà avec le diagnostic prénatal, le diagnostic préimplantatoire, le Pr Axel Kahn a fait allusion aux tests génétiques, tout cela pose de nombreux problèmes. Les patients sont-ils correctement informés de la signification des biomarqueurs, notamment lorsque leur interprétation est probabiliste ? Existe-t-il des limites à l'intervention selon la nature des maladies, ou des handicaps, dont on identifie un risque ? Les données médicalisées personnelles, qui sont désormais faciles à stocker et à transférer numériquement, disposent-elles de garanties suffisantes en matière de confidentialité et de respect de la vie privée ? Les systèmes de protection publique, la sécurité sociale, ou privés, les assurances et les mutuelles, risquent-ils d'exercer des pressions pour vérifier l'existence du diagnostic ou du pronostic sur la santé de l'individu, et cela parfois même avant sa naissance ? On voit que chaque médaille a son revers, et que la médecine personnalisée ne peut être réduite à sa promesse de bien-être.

Sur le plan économique, les progrès de la médecine expérimentale moderne ont notamment été fondés sur la découverte de médicaments à très large spectre. Par exemple, autrefois les vaccins, les antibiotiques ont été à leur manière les premiers blockbusters de l'industrie pharmaceutique. Le développement de nouveaux traitements coûte de plus en plus cher, avec un délai de mise sur le marché de plus en plus long, et une probabilité de succès de plus en plus difficile à estimer d'avance. Le blockbuster assurait un certain équilibre dans le portefeuille des molécules détenues par un industriel, et pour les systèmes de santé publique, les traitements à large spectre permettaient de faire facilement accéder tous les citoyens à un même niveau de soins. La médecine personnalisée va à l'encontre de la logique du grand nombre. Elle consiste au contraire à subdiviser la population générale de patients en groupes, en sous-groupes, de plus en plus réduits, afin de choisir les traitements les plus adaptés à chaque profil. Quel sera dès lors le modèle de retour sur investissement, notamment pour les sociétés pharmaceutiques et biotechnologiques, qui travaillent sur des traitements de niche ? Les thérapies les plus avancées coûtent des dizaines, des centaines de milliers d'euros par an. Comment financera-t-on leur accès ?

L'ascension de la médecine personnalisée n'est donc pas séparable d'un questionnement de fond sur l'économie de la recherche industrielle et de la santé publique, et du rapport entre la recherche académique et la recherche industrielle. Je ne vais pas m'attarder sur les fermetures de centres de recherche d'industries pharmaceutiques. AstraZeneca vient encore d'annoncer il y a deux jours 5 000 suppressions d'emplois, sans parler d'autres sociétés dans le même cas.

Sur les plans sociaux et sociétaux, la médecine personnalisée soulève d'immenses espoirs chez les patients. Pour soi, pour les proches, chacun souhaite évidemment bénéficier d'une médecine de pointe, où la qualité de la prévention, la précision du diagnostic, l'efficacité du traitement, seront optimisés. Le niveau d'information du grand public est désormais élevé. Les médias ne manquent pas de couvrir les percées médicales et les découvertes scientifiques. L'INSERM d'ailleurs y concourt, je crois, largement.

Les associations sont très investies aux côtés de la recherche, et parfaitement au fait des promesses cliniques que recèlent les avancées biomédicales. Ainsi on ne compte pas moins de 475 associations de malades au sein du Groupe de réflexion avec les associations de malades de l'INSERM, (GRAM), intéressé par cette médecine personnalisée. Les attentes sont donc fortes, chez les patients et leurs familles. Cela pose un autre problème celui de la démocratisation de la médecine personnalisée dans des systèmes de soins qui, théoriquement, ont des objectifs égalitaires. La médecine dite de masse n'était pas parvenue à réduire toutes les inégalités d'accès aux soins, mais ne court-on pas le risque, avec la médecine personnalisée, de voir l'émergence d'une médecine plus dédiées aux riches qu'aux autres ?

Toujours au plan sociétal se pose la question de la frontière entre le soin et le confort. Les pathologies les plus invalidantes font évidemment l'unanimité, mais la personnalisation, et la précision du diagnostic génétique, par exemple, pourront concerner, non pas seulement de grandes maladies, mais aussi de simples caractères du phénotype, pas forcément considérés comme des anomalies ou des maladies. Par exemple, un trait physique ou un trait cognitif. La médecine personnalisée risque-t-elle d'opérer un changement de paradigme, en ajoutant aux vocations préventives et curatives de la médecine déjà évoquées, des dimensions régénératives, ou, pourrait-on dire, « amélioratrices » ? Comment s'articulera l'équilibre entre l'offre et la demande d'intervention sur ces plans ?

Il nous faut aujourd'hui anticiper toutes ces questions éthiques, économiques, sociétales. C'est la condition pour ne pas briser l'élan prometteur de la médecine personnalisée, et pour s'assurer qu'elle deviendra progressivement la routine médicale des sociétés de demain. Les percées scientifiques ont toujours perturbé, voire déstabilisé nos systèmes de pensée et leurs modes d'action. C'est probablement nécessaire pour les faire évoluer, mais la responsabilité nous revient de préserver, au cours de cette mutation nécessaire, un équilibre collectif à long terme.

Pour conclure, du point de vue d'un responsable d'un organisme public, jamais autant de perspectives ne se sont ouvertes dans la recherche biomédicale. Le concept de médecine personnalisée s'est imposé par les avancées de la recherche fondamentale. Jamais autant de possibilités de création d'entreprises ne se sont offertes. Or tous les pays avancés font le même constat : à nous de saisir les opportunités, c'est-à-dire d'être aussi capables de financer ces recherches et de continuer à être attractifs pour les jeunes chercheurs, notamment, les post-doctorants. Ce n'est pas simple. Nous étions lundi à Lyon pour la mise en place du Comité stratégique de filières des industries et technologies de santé. Il y a des espoirs ; il faut qu'on soit à même d'y répondre.

Page mise à jour le

Partager cette page