B. RECEVABILITÉ FINANCIÈRE ET INITIATIVE PARLEMENTAIRE

Si l'irrecevabilité prévue par l'article 40 de la Constitution présente un « caractère absolu » selon le Conseil constitutionnel, il n'en demeure pas moins qu' elle doit être conciliée avec l'initiative parlementaire - qui s'exprime à travers l'initiative des lois et le droit d'amendement.

Ce souci de conciliation a toujours guidé le Sénat et, en particulier, sa commission des finances, dans la mise en oeuvre du contrôle de la recevabilité des amendements parlementaires et des propositions de loi . C'est la raison pour laquelle ont été élaborées une jurisprudence et des pratiques qui permettent de respecter, autant que faire se peut, l'initiative des sénateurs.

1. Le « caractère absolu » de l'irrecevabilité financière

Dans sa décision du 14 juin 1978 36 ( * ) , le Conseil constitutionnel a souligné le « caractère absolu » de l'irrecevabilité prévue par l'article 40 de la Constitution , dont il a déduit l'exigence selon laquelle les initiatives parlementaires devaient faire l'objet d'un « contrôle de recevabilité effectif et systématique » 37 ( * ) .

Dans ces conditions, le plein exercice du contrôle de la recevabilité financière des amendements parlementaires et des propositions de loi vient limiter les risques d'inconstitutionnalité susceptibles de peser sur ces derniers . En effet, comme l'indiquait Jean-Louis Pezant, devenu par la suite secrétaire général de l'Assemblée nationale et membre du Conseil constitutionnel, « le Conseil [constitutionnel] intervient comme juge d'appel en dernier ressort des décisions des organes parlementaires compétents en matière de recevabilité » 38 ( * ) .

Par conséquent, une initiative parlementaire irrecevable qui n'aurait pas été censurée au cours de la procédure législative pourrait être sanctionnée par le juge constitutionnel ; toutefois, conformément au principe du « préalable parlementaire », le Conseil constitutionnel n'examine la conformité d'un amendement ou d'une proposition de loi à l'article 40 de la Constitution que si l'exception d'irrecevabilité a été soulevée devant la première assemblée qui en a été saisie .

Pour autant, le juge constitutionnel a clairement indiqué qu' en l'absence d'un contrôle effectif et systématique de la recevabilité des initiatives parlementaires, le principe du « préalable parlementaire » ne saurait lui être opposé 39 ( * ) .

Il faut noter que la question de la recevabilité financière des amendements parlementaires figure régulièrement parmi les moyens soulevés lors des saisines du Conseil constitutionnel 40 ( * ) , ce qui montre bien que l'absence d'un contrôle de la recevabilité effectif et systématique ferait peser une menace réelle d'inconstitutionnalité sur les initiatives parlementaires.

Dans la mesure où l'irrecevabilité prévue à l'article 40 de la Constitution apporte une limitation à l'initiative des lois qui appartient aux parlementaires, en vertu de l'article 39 de la Constitution, ainsi qu'au droit d'amendement de ces derniers, consacré à l'article 44 de la Constitution, celle-ci doit faire l'objet d' une application mesurée, permettant la conciliation des exigences découlant des dispositions constitutionnelles précitées . Aussi le Conseil constitutionnel a-t-il d'ores et déjà admis sa compétence pour contrôler que l'irrecevabilité financière n'ait pas été appliquée de manière abusive 41 ( * ) .

2. Respecter, autant que possible, l'initiative parlementaire

C'est dans ce même esprit, tendant à concilier l'irrecevabilité financière et l'initiative parlementaire , que la commission des finances du Sénat applique l'article 40 de la Constitution.

Ainsi que cela était indiqué précédemment, les modalités du contrôle de la recevabilité financière sont déterminées librement par chaque assemblée 42 ( * ) . Dans ce cadre, le Sénat et, en particulier, sa commission des finances se sont appliqués à développer une jurisprudence, mais également des pratiques, qui permettent de respecter l'initiative parlementaire .

a) Le doute profite toujours à l'auteur de l'amendement

L'article 40 de la Constitution interdit strictement les initiatives parlementaires ayant pour effet de créer ou d'aggraver une charge publique. Toutefois, dans certains cas, une incertitude peut exister s'agissant des conséquences financières de l'amendement ou de la proposition de loi , soit parce que plusieurs interprétations peuvent être faites de l'initiative concernée, soit parce ce que son caractère coûteux n'est pas évident.

Dans de tels cas, il est d'usage que la solution retenue par le juge de la recevabilité financière soit la plus favorable à l'auteur de l'initiative . Aussi, lorsque cela est possible, seule est admise l'interprétation plaidant en faveur de la recevabilité de l'initiative et, en cas de doute quant aux conséquences financières de celle-ci, la recevabilité est considérée comme acquise, conformément au principe selon lequel le doute profite à l'auteur de l'amendement .

b) La base de référence du contrôle de la recevabilité

En outre, suivant une pratique constante pour l'application de l'article 40 de la Constitution, l'incidence financière de l'initiative parlementaire s'apprécie par rapport à la base de référence la plus favorable à cette initiative .

Il peut s'agir, selon les cas, du droit existant - lui-même largement entendu - ou du droit proposé à la discussion parlementaire, qui peut également intégrer les intentions formelles du Gouvernement. Ces différents éléments sont développés ultérieurement dans le présent rapport.

c) L'oubli du gage dans un amendement réduisant les ressources publiques

L'article 40 de la Constitution prohibe toute diminution des ressources publiques ; toutefois, à la différence de la création ou de l'aggravation d'une charge publique, cette diminution peut être « gagée » par l'affectation d'une recette nouvelle afin de la compenser (cf. infra ).

L' absence de gage a, en principe, pour conséquence d'entraîner l'irrecevabilité d'une initiative parlementaire tendant à réduire les ressources publiques. Malgré cela, afin de favoriser l'initiative sénatoriale, la commission des finances s'attache, au moment du dépôt et avant sa diffusion, en cas d'oubli du gage, à alerter l'auteur de l'amendement ainsi que la direction de la séance et formule une proposition de gage . Cette procédure a permis, à de nombreuses reprises, d'éviter que ne soient déclarés irrecevables des amendements de sénateurs.

Il est procédé de même lorsque le gage retenu n'est pas approprié, par exemple lorsqu'il n'est pas affecté à la personne publique dont il est proposé de diminuer les ressources.

d) Le rôle de conseil de la commission des finances

Enfin, de manière à se prémunir contre une déclaration d'irrecevabilité de leurs amendements, les sénateurs ont la possibilité, en amont du dépôt, de consulter le président de la commission des finances, qui intervient alors en tant que conseil . En pratique, les sénateurs peuvent prendre attache avec le service de la commission des finances en charge de l'instruction de la recevabilité financière ; ce dernier est à la disposition des parlementaires pour expliciter les conditions et principes du contrôle de la recevabilité financière, voire pour les assister dans l'élaboration d'une rédaction de leur initiative conforme à l'article 40 de la Constitution.

3. Un taux d'irrecevabilité modéré

Les statistiques mettent en évidence un taux modéré d'irrecevabilité des amendements sénatoriaux, aussi bien au regard de l'article 40 que de la LOLF .

Ainsi, entre 2007 et 2013, sur un total de 41 160 amendements sénatoriaux déposés :

- 1 460 amendements ont été déclarés irrecevables au titre de l'article 40 de la Constitution, soit un taux d'irrecevabilité de 3,5 % ;

- 181 amendements ont été déclarés irrecevables au titre de la LOLF, soit un taux d'irrecevabilité de 0,4 %.

Au total, depuis l'institution d'un contrôle a priori de la recevabilité financière des initiatives sénatoriales, le taux d'irrecevabilité a été, en moyenne, proche de 4 % . A titre de comparaison, ce taux s'est élevé à 5,2 % à l'Assemblée nationale au cours de la XIII e législature.

Le faible taux d'irrecevabilité des amendements au Sénat peut tout d'abord s'expliquer par une bonne « appropriation » des règles de la recevabilité financière par les sénateurs ; à cet égard, je rappelle que celles-ci trouvaient déjà à s'appliquer avant la mise en place du contrôle a priori . En outre, à chaque fois que cela est possible, les contacts en amont du dépôt entre la commission des finances et les auteurs des amendements litigieux permettent de limiter les cas d'irrecevabilité .

Tableau n° 1 : Statistiques sur la recevabilité financière des amendements sénatoriaux

Amendements sénatoriaux

Article 40

LOLF

Amendements irrecevables

Taux d'irrecevabilité

Amendements irrecevables

Taux d'irrecevabilité

2007-2008

5 725

185

3,2 %

-

-

2008-2009

7 991

374

4,7 %

-

-

2009-2010

8 004

250

3,1 %

30

0,4 %

2010-2011

7 880

325

4,1 %

41

0,5 %

2011-2012

2 950

111

3,8 %

48

1,6 %

2012-2013

8 610

215

2,5 %

62

0,7 %

Source : commission des finances du Sénat (données de la direction de la séance au 29 novembre 2013)


* 36 Cf. décision du Conseil constitutionnel n° 78-94 DC du 14 juin 1978, op. cit .

* 37 Cf. décision du Conseil constitutionnel n° 2006-544 DC du 14 décembre 2006, op. cit .

* 38 Jean-Louis Pezant, « Le contrôle de la recevabilité des initiatives parlementaires. Eléments pour un bilan », Revue française de science politique , n° 1, 1981.

* 39 Cf. décision du Conseil constitutionnel n° 2006-544 DC du 14 décembre 2006, op. cit .

* 40 Cf. décision du Conseil constitutionnel n° 2012-654 DC du 9 août 2012 .

* 41 Cf. décision du Conseil constitutionnel n° 75-57 DC du 23 juillet 1975 .

* 42 Cf. décision du Conseil constitutionnel n° 78-94 DC du 14 juin 1978, op. cit .

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