B. LES RELATIONS ENTRE LES DÉCLARANTS ET TRACFIN DOIVENT ÊTRE AMÉLIORÉES
1. Pour un retour d'expérience
Tracfin est alimenté par des déclarations de soupçon des professionnels assujettis à l'occasion des relations d'affaires entre ceux-ci et leurs clients. Une partie très majoritaire des signalements émane des banques et intermédiaires financiers.
Le devenir des déclarations de soupçon, une fois transmises à Tracfin, échappe aux déclarants. Cette situation peut être nuancée lorsque le Procureur de la République est saisi, Tracfin pouvant alors en informer les déclarants. En ce cas, toutefois, le retour d'information s'arrête là, les suites réservées à la saisine du Procureur, ainsi que le déroulement de l'enquête et ses aboutissements n'étant pas connus d'eux.
Dans tous les cas où la justice n'est pas mobilisée, les déclarants sont tenus dans l'ignorance de l'exploitation faite de leurs signalements.
Ces solutions sont sans doute dictées par la considération de certains principes qui peuvent s'opposer à la divulgation d'informations sensibles.
Sans doute doit-on, en outre, relever que Tracfin organise des rencontres avec les professions soumises à l'obligation de déclaration, pour échanger sur les différents aspects du dispositif de signalement.
Mais ces échanges portent sur des points d'intérêt généraux et pas sur les dossiers singuliers transmis par les assujettis.
Or, il pourrait être utile que ceux-ci soient mis à même de jauger la pertinence de leurs déclarations, ne serait-ce que pour envisager les suites à réserver aux relations d'affaires nouées avec les clients qu'ils ont pu être amenés à suspecter.
Par ailleurs, ce serait certainement une source de motivation pour les déclarants qui jouent le jeu de savoir que la procédure appliquée par eux n'est pas vaine.
Sans négliger que la communication de Tracfin doit s'inspirer du devoir de respecter les règles de secret qui peuvent s'appliquer, tant du point de vue fiscal que du point de vue judiciaire, il faudrait rechercher les moyens de concilier ces règles avec les avantages d'un retour d'information en direction des déclarants.
Il faudrait envisager, à tout le moins, que chacun puisse, après certains délais, disposer d'une information sur les suites réservées aux signalements et sur les résultats des procédures consécutives.
On pourrait également signaler aux déclarants la levée du soupçon dans les cas où celle-ci a été, de fait, prononcée.
2. Un recueil d'informations au potentiel à parfaire
Tracfin est destinataire d'un nombre de déclarations de soupçon en forte expansion, en particulier depuis 2009.
Graphique n° 2 : Activité déclarative des professionnels depuis 2005
Source : rapport d'activité Tracfin 2011
En six ans, le volume des déclarations a doublé et 2012 confirme cette tendance puisque plus de 26 000 déclarations auraient été transmises.
Les transmissions émanent principalement des professionnels assujettis (95 %), le reliquat provenant des institutions publiques ou de l'initiative de particuliers.
a) Ouvrir Tracfin aux lanceurs d'alerte
Sur ce dernier point, Tracfin indique ne pas exploiter ces informations qui sont, le cas échéant, transmises aux autorités compétentes (la DGFiP en particulier, pour celles qui concernent la fraude fiscale). On peut comprendre ce choix en raison du contexte juridique qui prévaut. Par ailleurs, au vu du rôle de Tracfin, qui est principalement un rôle de tri et d'aiguillage, il n'y a pas lieu de considérer que l'adoption d'une attitude entièrement passive face aux signalements adressés par des non-profesionnels équivale à un blocage susceptible d'entraîner des pertes d'informations irrémédiables.
Il n'empêche que l'identité de l'organisme comme point de référence du système de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme pourrait sortir quelque peu brouillée par une inclination à se fermer aux aviseurs non mentionnés par les textes auxquels Tracfin peut offrir des garanties qu'ils sont peut-être moins susceptibles de trouver ailleurs : un guichet capable de résoudre les questions d'orientation vers des procédures a priori diverses, une protection des sources, un point d'ancrage pour les procédures subséquentes...
Les questions soulevées par la reconnaissance des aviseurs sont difficiles en ce qu'il faut concilier un certain réalisme qui, au vu des affaires récentes sur des fraudes massives, mais aussi sur le crime organisé, appelle à les considérer comme utiles à l'application des lois et les principes, voire un certain esprit, qui s'opposent à des dévoiements pouvant déboucher sur une culture de la délation. La législation française a progressé ces dernières années mais elle reste partielle.
En particulier, les transmissions d'informations spontanées relatives à la criminalité économique et financière ne sont pas entourées du dispositif unifié qu'il faudrait.
Pour ce qui est de Tracfin, il pourrait être opportun d'élargir l'assujettissement aux déclarations de soupçon aux employés des professionnels concernés.
b) Sanctionner les faits d'entrave
Les professionnels assujettis participent très inégalement au mécanisme qui, rappelons-le, prévoit une obligation de déclaration de soupçon.
Lors de son audition par la commission d'enquête du Sénat sur l'évasion fiscale internationale, Mme Maryvonne Caillebotte, alors directrice des affaires criminelles et des grâces, avait indiqué que les professions soumises à obligation de déclaration « ont quelque fois certaines difficultés - le mot est faible - à respecter cette obligation légale ».
Tableau n° 3 :
Analyse détaillée de l'activité déclarative des professionnels depuis 2008
Source : rapport d'activité Tracfin 2011
Les professionnels du secteur financier sont à l'origine de 92,6 % des déclarations, ce qui est mentionné comme un indice de conformité du secteur. Cette dernière appréciation est toutefois à nuancer (cf. infra) .
De leur côté, les professions non financières sont globalement peu répondantes (7,4 % du total des transmissions).
Alors que les transactions immobilières occupent une place significative dans les signalements du secteur bancaire, les professionnels de l'immobilier s'abstiennent globalement de s'adresser à Tracfin en dépit du pic modeste (33 déclarations) observé en 2009.
La participation des avocats est encore plus hésitante. En réalité, elle est telle qu'on doit plutôt évoquer un blocage de leur part, qui est évidemment plus que paradoxal s'agissant de professionnels du droit. Le secret doit, à l'évidence, être respecté dans un certain nombre de situations correspondant à celles où un avocat intervient pour défendre un prévenu dans le cadre d'une procédure pénale, en raison des principes essentiels qui doivent alors s'appliquer, au vu des sanctions encourues notamment. Relevons, toutefois, que le procès pénal peut voir des avocats défendre les intérêts publics ou se prévaloir de cette défense pour le compte de l'administration fiscale ou de la partie civile qu'ils représentent, situations qui, demain, pourraient se démultiplier dans des contentieux déclenchés par des associations. Mais il est vrai qu'il reste rare qu'un avocat s'emploie à démontrer la culpabilité fiscale de ses clients et qu'il est difficile de fonder une telle demande sociale compte tenu de sa mission dans le procès pénal.
Pour autant, les avocats agissent dans d'autres types de relations de conseil qui les apparentent à de plus ordinaires professionnels. Dans ces relations, ils ne diffèrent guère des notaires ou des banquiers qui, de leur côté, sans que ce constat puisse équivaloir à une certification générale de leurs pratiques de signalements, n'arguent pas de considérations de principe pour faire obstacle à une règle nécessaire au combat contre une atteinte injustifiable à l'ordre public.
La réticence des avocats doit donc être surmontée par eux, sauf à ce que cette profession accepte collectivement d'être soupçonnée, ce qui serait à la fois injuste pour la plupart des professionnels, et grave.
Le volume des signalements transmis par les commissaires aux comptes, en augmentation, reste étonnamment faible au vu des missions qui sont les leurs et qui les conduisent à analyser en profondeur une partie considérable de l'activité économique à travers la certification des comptes.
On pourrait être tenté d'expliquer le très petit nombre de leurs signalements par l'existence d'un filtre exercé en amont par les experts comptables. Mais eux-mêmes, s'ils apparaissent plus actifs, ne sont qu'une source faible d'alimentation de Tracfin.
Finalement, parmi les professionnels du droit, seuls les notaires semblent se mobiliser , leurs déclarations ayant augmenté de l'ordre de 700 en quelques années, pour un quasi-triplement.
Des données quantitatives sur les déclarations, il faut faire ressortir, en outre, une certaine variabilité dans le temps.
Quand celle-ci se manifeste par une progression régulière des déclarations, on est tenté d'y voir la traduction d'une mobilisation des professionnels qui, de surcroît, peut être analysée comme correspondant à une forme de normalisation.
On peut en déduire que l'assiette des risques de fraude fiscale est aujourd'hui mieux cernée quand, dans un passé encore proche, elle a été négligée.
Dans ces conditions, il n'est pas douteux que nombre des transactions frauduleuses encore passibles d'un traitement fiscal au pénal ont pu se dérouler en toute impunité.
Quand la variabilité des signalements ressort comme plus erratique (une hausse une année, une baisse la suivante), ce profil est le plus souvent associé à des professionnels qui ne sont pas mobilisés. Elle renforce alors ce dernier constat.
c) Sécuriser les déclarations des entreprises financières
En ce qui concerne la répartition des déclarants du secteur financier, les banques et établissements de crédit occupent la première place (15 582 signalements en 2011). La part des déclarations bancaires dans le total a chuté depuis 2007 (de 90 à 73 %) du fait d'une progression plus forte des déclarations effectuées par d'autres assujettis et non d'un recul de leurs pratiques déclaratives.
Toutefois, celles-ci, qui auraient pu être rapidement stimulées par l'élargissement de l'obligation de signalement intervenue en 2009, semblent ne l'être que progressivement.
Quant aux banques, Tracfin estime que les données déclaratives font ressortir des motifs de perplexité.
Les enquêtes réalisées par l'ACP sur les départements de banques privées de plusieurs établissements sous supervision ont donné lieu à des constats mitigés qui ont pu déboucher sur des sanctions.
Par ailleurs, en dépit des réponses des banques questionnées par votre rapporteur qui font valoir les efforts de structuration du contrôle interne, des interrogations restent en suspens :
- l'indépendance des personnes en charge du contrôle n'est en rien assurée, celles-ci se trouvant simples salariés des établissements sans statut protecteur ; cette situation devrait être corrigée et a minima , il conviendrait de doter ces employés d'un statut de « salarié protégé ». L'histoire récente a démontré que des contrôleurs intègres pouvaient subir des licenciements secs, jetant ainsi la suspicion sur l'indépendance effectivement accordée aux personnes en charge du contrôle ;
- les auditions de votre commission ont également mis en évidence une forme d'existentialisme des vigilances, soit que leurs flux se trouvent transitoirement sensibles aux contrôles conduits par les superviseurs dans la période qui les suit, soit que les dirigeants des banques manifestent une sensibilité très variable aux risques mentionnés par la réglementation (c'est tout particulièrement le cas, semble-t-il, pour le risque-pays) ;
- pour ce dernier, la décharge de responsabilité sur les banques prévue par la quatrième directive anti-blanchiment n'augure pas d'une pratique satisfaisante, pas plus que l'absence de listes de personnes particulièrement exposées ne favorisera une normalisation des conduites ; l'Etat devrait donner l'exemple en produisant des listes plus réalistes des pays non coopératifs, mais aussi des pays considérés comme ne disposant pas de régimes de supervision équivalents et devant de ce fait être particulièrement surveillés.
L'élargissement de l'obligation de déclaration de soupçon L'article L 561-15 du code monétaire et financier traduit l'extension de l'obligation de déclaration de soupçon au domaine du blanchiment de fraude fiscale décidée dans le cadre des travaux internationaux sur le blanchiment. L'obligation de déclaration au titre du blanchiment porte dorénavant aussi sur les sommes ou opérations dont ils savent, soupçonnent, ou ont de bonnes raisons de soupçonner, qu'elles proviennent d'une fraude fiscale lorsqu'il y a présence d'au moins un critère défini par décret. Le décret mentionné (décret n°2009-874 du 16 juillet 2009) fournit la liste des critères qui doivent guider la vigilance des assujettis et les déterminer à effectuer les déclarations prévues. L'économie du dispositif pose problème, en ce sens que la portée normative de l'obligation de déclaration de soupçon en ressort conditionnée au constat qu'un des critères énumérés y est engagé dans les aspirations à signaler. Or, ces critères s'apparentent plutôt à une sorte d'inventaire des pratiques les plus souvent constatées dans les affaires de blanchiment de fraude fiscale, à visée pédagogique, qu'à un corpus de règles pouvant fonder une obligation. La casuistique dont procède le décret introduit un élément d'incertitude et peut limiter excessivement le dispositif. Dans les faits, les grands établissements de crédit, dans le cadre du dialogue tripartite entre eux, Tracfin et l'ACP, semblent adapter des lignes directrices renforcées par rapport à ce qu'implique le code monétaire et financier, constat qui n'équivaut pas à celui d'une conformité toujours satisfaisante de leur part. |
L'augmentation des déclarations motivées par un doute sur l'environnement fiscal des opérations paraît continue.
Source : rapport d'activité Tracfin 2011
Il n'en reste pas moins que le motif fiscal ne représente encore qu'une faible proportion des déclarations (11,5 %). Il ne faut pas emblématiser cette statistique, puisqu'aussi bien elle est tributaire de choix conventionnels qui peuvent conduire à mettre en évidence plutôt une motivation générale qu'une motivation spécifique.
Mais certains éléments conduisent à envisager une tendance à la sous-déclaration de la part du secteur financier.
En premier lieu, certains professionnels de secteurs, pourtant reconnus comme présentant d'importants risques de blanchiment, sont très peu actifs.
Si la progression des signalements des changeurs manuels est notable, les compagnies d'assurance (et les intermédiaires) qui gèrent des actifs d'une importance financière considérable, sont très loin d'être aussi concernés que les banques (environ 6 % des déclarations adressées par celles-ci). Par ailleurs, les signalements des assurances sont en baisse.
Cette situation conduit à recommander que ces entreprises fassent l'objet d'un audit systématique de leur conformité.
La situation des sociétés d'investissement et des sociétés de gestion de portefeuilles n'est pas plus satisfaisante .
On sait pourtant que ces entités peuvent réunir des risques particuliers, du fait des difficultés d'une supervision de leurs opérations qui, au demeurant, ne semble s'intéresser à ces professionnels qu'inégalement. En outre, le très fort intuitu personae qui empreint parfois leurs relations d'affaires renforce les risques. La faible activité déclarative de ces professionnels ne peut donc qu'inquiéter.
Le manquement systématique de certaines professions à leurs obligations, de même que les manquements constatés à l'occasion de l'examen de dossiers individuels, paraissent ne pas provoquer de réactions particulières, sinon, dans le premier cas, une déploration qui reste assez vaine.
Cette impunité n'est pas admissible. Dès lors que le législateur est intervenu pour poser des obligations claires et jugées conformes à nos principes de droit les plus élevés, il est profondément anormal que dans un domaine qui concerne directement des intérêts publics essentiels, la soustraction à des règles d'ordre public soit sans suites.
Au demeurant, certaines évolutions rendent en pratique ces carences intenables. Il faut rappeler les initiatives prises par le Département de la Justice des États-Unis d'imputer une responsabilité pénale aux établissements bancaires et financiers accueillant des avoirs dissimulés au fisc des États-Unis, en dehors d'ailleurs, apparemment, de tout élément d'intentionnalité, et d'étendre cette responsabilité aux « facilitateurs » de cette évasion fiscale. Il faudra, certes, concilier cette prétention avec la souveraineté nationale. Mais il serait pour le moins paradoxal que des justiciables nationaux se montrent plus respectueux d'une loi étrangère que d'une loi interne au motif que les autorités domestiques auraient accepté de composer avec leur mauvais-vouloir.